Introduction1
p. 7-26
Texte intégral
1Cet essai se propose d’explorer certains aspects caractéristiques et encore peu frayés du processus de création, dans l’œuvre entière d’Albert Cohen, écrivain polygraphe. Si l’on peut s’accorder, à partir de leurs expressions littéraires, sur les buts variés poursuivis par les autobiographes, les œuvres d’écrivains qui se sont essayés à des genres divers se proposent en apparence des fins plus secrètes ; de même, la posture de l’écrivain, médiatisé par ses personnages dans le roman ou masqué par les « rationalisations »2 dans ses œuvres théoriques, est plus difficile à cerner. Quelles sont les fonctions de l’écriture plurielle pour son auteur et pour autrui, et quels chemins emprunte-t-elle pour les remplir ? Il nous semble que ce chemine ment est d’ordre mythobiographique : il s’élance du « mythe personnel »3 tel qu’il s’exprime dans l’œuvre, pour rejoindre des figures mythiques collectives, sans jamais cesser de tisser, entre l’un et les autres, entre la parole qui force le passage et l’œuvre qui se construit, un jeu de va-et-vient et d’interactions. L’écriture aide ainsi simultanément à se (re)construire et à livrer à autrui une image de soi acceptable, voire admirable. Ce processus de création, où interagissent les premiers modèles héroïques et archaïques de l’enfant et les représentations mythiques élaborées de l’écrivain4, n’est pas propre au seul Albert Cohen ; cet essai se propose donc aussi comme un modèle expérimental susceptible de procurer des outils méthodologiques pour la lecture d’autres mythobiographes, esquissée dans la conclusion. Pour ceux-là, l’œuvre constitue une autogenèse et le masquage d’une permanente tentation autobiographique qui, lorsqu’ils y cèdent, montre la parenté de ses contours avec d’autres genres auxquels ils s’étaient adonnés jusqu’alors : tous laissent voir, dans leurs thématiques, leurs schèmes, leurs scénarios, leurs images obsédantes et le jeu de leurs signifiants, le même « mythe personnel » et d’identiques figures mythiques auxquelles ils s’identifient ou auxquelles ils identifient les forces qui les combattent, eux-mêmes et le monde réconcilié qu’ils désirent.
2Les outils herméneutiques d’un tel projet s’imposent d’eux-mêmes, puisqu’il s’agit de mettre en relation une cohérence fantasmatique et sa reprise mythique, elle-même destinée à traduire une éthique et une esthétique revendiquées : la psychanalyse littéraire5 sert de point d’appui constant à cette recherche du « mythe personnel ». Si, à une première lecture, les scrupules6 et bosses du texte alertent l’interprète et commencent, une fois réunis, à le mettre sur des pistes, la taille de ce corpus contraignait à une méthode de prélèvement mauronienne, au repérage des images, structures, motifs obsédants, de l’infralexical à l’intertextuel.7 Restait à organiser le prélèvement dans des catégories, des schèmes à la fois intellectuels et perceptifs, ce que permet la critique thématique.8 L’étude qui lui succède confronte la littéralité des mythes à leur reprise littéraire et aux réseaux inconscients étudiés auparavant, afin de montrer quels liens ils tissent pour l’écrivain avec la réalité et avec son monde intérieur. Cette deuxième étude est essentiellement organisée selon les figures mythiques auxquelles sont identifiés personnages, narrateur autobiographique et monde extérieur hostile.
3S’il n’existe pas de sens au bois dormant antérieur à la lecture, le sujet de l’écriture, dont nous avons entrevu les contours brouillés, est omniprésent : Dédale, indissociable du labyrinthe, est aussi l’envers du Minotaure emprisonné et déchaîné, figure de l’inconscient sauvage qui emplit les souterrains de son désir dévorant. Le labyrinthe, représentation de l’ingéniosité humaine et des méandres obscurs de sa psyché, est l’image d’une œuvre bifrons, qui réclame un solide fil d’Ariane9 pour être parcourue. Elle est, en effet, tout entière traversée de désirs contradictoires manifestés à travers les personnages, les voix et modes, les structures locales ou globales, la figuration (ou son absence), les évitements divers et les acquiescements ambivalents à des codes collectifs, esthétiques ou moraux. Aussi serait-il hors de propos d’évacuer le visage de l’écrivain présent dans toutes ses instances 10 : la clôture sémiotique s’entendra comme clôture textuelle séparant l’œuvre de la biographie. Mais il serait peu pertinent de séparer celui qui écrit de sa production et de prétendre qu’il existe, soit un « inconscient du texte »11, soit des « structures formelles inconscientes d’un texte ».12 La mythobiographie ne coupe pas le scripteur de son œuvre, dans la mesure où, rappelons-le, elle s’intéresse à ce qui est décelable du processus de création au sein du texte, c’est-à-dire à l’expression littéraire et littérale d’investissements psychiques singuliers. Cela ne signifie évidemment pas identifier l’auteur avec ses personnages, mais étudier comment ces derniers, avec tous les autres aspects de l’œuvre, jouent leur partition dans une polyphonie qui forme un « espace transactionnel »13 entre le fantasme, le moi et le monde. Le visage de l’auteur se dessine dans l’œuvre non comme un pôle fixe que le texte masquerait, mais comme une structure dynamique de création toujours en train de se révéler, à la manière d’un processus photographique, en ce qui concerne l’inconscient, et d’une figure prophétique, pour ce qui est du versant mythique. Faut-il ajouter que l’entreprise mythobiographique ne prétend pas à davantage qu’à cette mise en relation, et encore moins à constituer le dernier (ou le premier) mot de l’œuvre ?
4Le choix de l’œuvre entière d’Albert Cohen s’est imposé pour diverses raisons. La première est que les récurrences, les thèmes insistants, une dualité évidente dans tous les aspects de l’œuvre, la stéréophonie ainsi instaurée entre le singulier et l’universel, imposaient de trouver une méthode de lecture qui, tout en exposant la richesse de cette écriture, ait une visée unificatrice et permette de lui donner sens. Une autre est que, parmi les travaux réalisés sur Cohen, qui se sont notablement enrichis et diversifiés, peu prenaient en compte l’œuvre entière ni ne se penchaient délibérément sur l’immense et incessante entreprise de brouillage qu’elle constitue, à laquelle se heurte toute tentative de compréhension globale. Au brouillage de la biographie s’ajoute en effet celui de la genèse de l’œuvre et des différences génériques.
5Albert Cohen s’est constamment opposé à servir quelqu’entreprise biographique que ce soit hors de son œuvre. L’édition de « La Bibliothèque de la Pléiade » comporte en conséquence une chronologie détaillée, établie avec l’aval de l’auteur, et non une véritable notice biographique, comme il est d’usage. Mme Bella Cohen, veuve de l’écrivain, fait part indirectement de son embarras devant cette absence dans l’introduction de son ouvrage Autour d’Albert Cohen14 (qui apparaît comme une succession objective d’informations biographiques). À ceux qui, inquiets devant les approximations, voire la désinformation concernant la vie de l’auteur, la pressent d’écrire une biographie « sérieuse », elle oppose un refus, en déclinant modestement pour elle-même ce travail qui, dit-elle, excéderait ses forces et ses capacités, sans en offrir pourtant la possibilité à d’autres : « Aucun contemporain ne peut échapper à la subjectivité, et une biographie rédigée actuellement ne saurait donc être “sérieuse” ».15 N’est-ce pas confondre le chercheur avec le journaliste ? En revanche, concernant les témoins disparus, seuls seront disponibles, dans le domaine public, les documents que l’auteur aura souhaité laisser : subjectivité certes légitime, que nulle confrontation, nul recoupement ne pourront mettre en doute... Des ouvrages biographiques sur Albert Cohen ont pourtant été publiés16, non sans susciter des rectifications de Mme Bella Cohen, d’une importance inversement proportionnelle au sérieux de l’ouvrage. Ainsi la biographie d’Albert Cohen s’écrit-elle en deux temps : dès l’abord, la dualité s’impose, et la contradiction.
6La pudeur de l’homme se double de celle du créateur qui refusait tout aussi catégoriquement que soient connues les sources et les étapes de sa création ; seul l’état définitif du texte lui semblait mériter la lecture. Au point que « La Bibliothèque de la Pléiade » publie Belle du Seigneur ; en 1986, sans notes, ni variantes. Chrystel Peyrefitte confirme, dans la Préface, « la destruction systématique [par Cohen], de son vivant, des différents états dactylographiés de son œuvre, puis des jeux successifs d’épreuves [...]. De même, et a fortiori la destruction ultérieure de ses notes et papiers manuscrits, expressément notifiée de son vivant, et pas seulement en privé ».
7Or, si Albert Cohen a relativement peu publié, il a beaucoup écrit : l’écrivain dicte à Anne-Marie Boissonnas, en treize mois et demi d’un travail étalé sur quatre ans, dix mille pages des différentes versions de Belle du Seigneur. Il ne reste à peu près rien non plus des manuscrits de la période d’intense production littéraire, qui datent essentiellement des périodes 1925-1929 et 1935-1939. Plus surprenant encore : alors que ses œuvres sont éditées depuis peu dans « La Bibliothèque de la Pléiade », certains textes pourtant publiés en leur temps dans des revues n’y figurent pas.’17 L’apparat critique est d’une minceur qui confine à l’inexistence. Cette volonté de brouiller les pistes, respectée par ses exécuteurs testamentaires, révèle aussi un désir de méconnaître le temps du réel, de le figer pour sortir de la succession chronologique et entrer dans le temps du désir, du fantasme ou du mythe.
8Le double refus de l’homme et de l’écrivain de voir étalées au grand jour sources biographiques et étapes de la genèse, ce désir constant que l’œuvre apparaisse dans son splendide isolement et son achèvement, conduisent le critique à la considérer comme le lieu biographique par excellence, en même temps qu’à déplacer avec l’auteur l’espace de la question, et à la centrer dans l’œuvre même, lieu d’une autogenèse. En outre, ce masquage-exhibition – qui se manifeste en miroir dans une thématique essentielle au sein de l’œuvre romanesque – instaure une relation originale entre l’auteur et son lecteur ; centrée sur la séduction, elle apparaît comme un enjeu essentiel du dispositif d’esquives et d’attraction mis en place à destination d’un lecteur désiré-redouté. Ce jeu est créateur de la fiction du moi à travers la construction d’une fiction de l’autre – qui pourrait se révéler un alter ego.
9En mai 1930, lorsque Albert Cohen donne à Gallimard le manuscrit de Solal, il a bientôt trente-cinq ans et quelques succès considérables, un avenir prometteur dans le monde des Lettres18 et un poste au B.I.T. (Bureau international du travail) grâce à la recommandation de Jacques Rivière auprès d’Albert Thomas. Il s’essaie au théâtre, avec Ézéchiel, qui se joue à la Comédie-Française en 1933, pour dix représentations ; les camelots du roi chahutent la générale, mais la pièce est un triomphe. Puis la bassesse s’en mêle et on peut lire dans Le Rempart, sous la plume d’un certain Georges-Michel, ces mots surprenants : « Sous le pseudonyme d’Albert Cohen, M. Adolf Hitler a eu l’astuce de faire représenter à la Comédie-Française un acte intitulé Ézéchiel ». Rire des Juifs, à l’époque où Hitler vient de prendre le pouvoir, fut critiqué par les bonnes âmes et les Juifs eux-mêmes. Albert Cohen est provocateur, orgueilleux et veut, comme le souligne Gérard Valbert, tenter « la caricature de la caricature, dans le but de ridiculiser l’agresseur ».19 L’incompréhension des siens et la montée de l’antisémitisme accentuent le repli. L’échec de la première version de Belle du Seigneur. ; en 1938, mettra définitivement fin à la période brillante, avant que les publications des années 1968-1972 ne braquent à nouveau sur lui le feu des projecteurs.
10En effet, en mai 1938, Albert Cohen donne son manuscrit de quelque mille pages à Gallimard, qui lui demande de réduire son texte de moitié. L’écrivain tente de le scinder en deux parties, le résultat n’est pas viable ; le manuscrit de janvier qui se terminait à Agay, est rendu illisible par les annotations. Il décide alors, pour l’ouvrage qu’il intitule Mangeclous, de conserver uniquement les chapitres sur les Valeureux, puis, à quatre jours de l’échéance, ajoute quelques pages avec Ariane, Adrien et les Deume, tout en annonçant un prochain roman intitulé Belle du Seigneur, ce n’est plus seulement la chronologie mais la composition même de ses ouvrages et l’ordre de leur publication qui paraissent échapper au romancier.
11Lorsqu’en 1968, l’auteur remet le manuscrit de Belle du Seigneur à Claude Gallimard, l’histoire se répète : trop long, trop touffu. La décision est inverse de celle de 1938 : Albert Cohen coupe les chapitres concernant les Valeureux, les rassemble dans le volume du même nom qui paraît l’année suivante. Le roman Belle du Seigneur, annoncé en 1938 sur la deuxième de couverture de Mangeclous, est enfin édité, telle que nous le connaissons, trente ans plus tard. De quelle hardiesse, combien innovant aurait paru ce roman en 1938, avec son cadre historique : la montée de l’antisémitisme, la dévalorisation du rôle moral de la Société des Nations (S.D.N.), les impérialismes à l’œuvre et les ambitions sionistes sonnant comme un espoir et une affirmation avant l’Holocauste ! Qui sait si, pour une part, les mentalités n’en auraient pas été changées ? Les monologues déployés d’Ariane, personnage féminin alors très moderne, les audaces d’un style flamboyant et les fantaisies valeureuses bien plus accordées à l’actualité que dans le ajoute quelques pages avec Ariane réouvert un bel avenir de romancier devant Albert Cohen. Sans nul doute, un romancier atteint à l’universel par l’ancrage dans un moment social et politique qu’il a su transformer en microcosme emblématique. L’œuvre n’est pas hors du temps : l’accueil de ses contemporains fait à jamais partie de l’imaginaire de la lecture. Belle du Seigneur appartient au temps de sa gestation, mais le livre est reçu trente ans plus tard : tout en fut changé.
12Les effets de brouillage sur la genèse de l’œuvre sont volontaires. En ce qui concerne les refus éditoriaux et leurs conséquences décisives sur l’œuvre – elle apparaît en effet découpée en quatre livres, alors qu’il existe, après Solal, un seul manuscrit, certes remanié mais tronqué à deux reprises – nous ignorons la teneur du dialogue avec Gallimard, mais il n’est pas sûr qu’Albert Cohen ait été très combatif. De fait, nous verrons que l’éditeur confirme, par son refus, les analyses de l’auteur concernant la littérature occidentale et ses normes. Nous ignorons quelle est la part du désir d’échec ou du raidissement orgueilleux, lorsque l’auteur accepte cette mutilation. L’écrivain a, pour sa part, toujours affirmé qu’il n’avait écrit qu’un seul livre, d’une même coulée.
13Ces divers brouillages sont accentués par les tragédies personnelles et collectives : la mort des femmes aimées, celle de la mère au tournant de l’œuvre, et les atrocités nazies.20 Les souffrances et l’urgence de l’Histoire le détournent du roman, vers le journalisme et l’action politique.21 Mais, en 1942, à Londres, alors qu’il est engagé dans un journalisme de combat, la mort de sa mère survient : il est difficile de mesurer l’effondrement intérieur qui en résulte. De santé fragile, avec tous les signes psychosomatiques qui font entrevoir un conflit psychique (asthme, accès successifs de dépression et d’exaltation), Albert Cohen ne parvient pas à en faire le deuil22, d’autant moins que cette mort redouble l’Holocauste : initiatrice au judaïsme, la mère en devient l’incarnation ambivalente, corps fantasmatique et spirituel. Au corps maternel fantasmé par le fils se mêle ainsi secondairement un imaginaire du corps juif très particulier. Dévoratrice, exclusive, excessive, la Mère provoque en lui une ambivalence puis un clivage entre la « bonne » et la «mauvaise» imago maternelle qui marque toute l’œuvre. Sa mort éveille chez l’écrivain, fils parfois négligent voire honteux, un sentiment d’abandon et de culpabilité, qui fait apparaître l’aveu autobiographique comme un refuge.23
14L’écriture a désormais besoin d’une légitimation morale : il lui faut rendre justice à la Mère et aux Juifs, et ce seront les deux séries d’articles publiés dans La France libre dans les années de guerre : « Chant de mort » et « Jour de mes dix ans », qui, peu remaniés, deviendront par la suite Le Livre de ma mère et Ô vous, frères humains.24 Le roman lui semble alors faire futilement insulte au réel. Mais ce serait une erreur que de croire à une séparation des genres.
15On s’accorde en général sur leur alternance si l’on se fonde sur les dates d’édition et de réédition25, mais les dates de production ouvrent deux périodes distinctes et successives : une dizaine d’années jusqu’en 1938, pour l’essentiel de l’œuvre non autobiographique, et la durée de la Seconde Guerre mondiale pour dire les deuils de la biographie. Il faut attendre probablement 1952 pour que Cohen retravaille le matériau romanesque et autobiographique amassé et récupéré, essentiellement pour le recomposer et le remanier. Dans cette troisième phase, qui est aussi celle de la majorité des publications, aucun des processus créateurs n’est donc plus clairement séparé. L’autobiographie devient susceptible de porter des investissements imprévus et débordant les lois du genre, de même que le roman, nous l’avons vu, est le lieu privilégié mais masqué des conflits de la biographie.
16Mieux vaudrait donc parler, selon la terminologie de Philippe Lejeune, « d’espace autobiographique »26 qui n’est réductible à aucun des deux genres : il forme une écriture « stéréographique »27, où chacun est mutuellement garant non de la conformité biographique mais du relief de l’image. Parfois, l’autobiographie elle-même est écrite selon ce principe : pensons à celle de Philip Roth, dont le premier tome s’appelle Les Faits et le second, Tromperie…28 et qui ne manque pas de provoquer le critique en faisant parler son double, un certain Philip : « J’écris de la fiction, on me dit que c’est de l’autobiographie, j’écris de l’autobiographie, on me dit que c’est de la fiction, aussi puisque je suis tellement crétin et qu’ils sont tellement intelligents, qu’ils me disent donc eux ce que c’est ou n’est pas. » Lui s’en désintéresse, d’une phrase qui convient aussi à Albert Cohen : « Le temps qu’un romancier de talent29 atteigne trente-six ans, il a renoncé à traduire l’expérience en fiction – il impose sa fiction à l’expérience. »
17Bornons-nous aux points essentiels de ce brouillage des genres : les deux sujets de l’autobiographie, l’écrivain-fils et l’écrivain-juif forment les deux mythes fondateurs de l’autogenèse d’Albert Cohen. Non qu’ils soient mensongers, du moins au moment où il écrit. Ils relèvent d’un désir de sortir du temps : l’écrivain refuse un langage qui inscrirait dans le présent et dans l’action. Le présent est voué à une sorte d’éternité répétitive, l’anamnèse est opérée à travers des présentâtes enfantins où l’écriture retrouve son caractère magique : « Maintenant c’est moi à dix ans [...]. Maintenant, c’est quelques jours plus tard... » Ou encore à travers une invocation : « Ô mon passé... » suivie d’une énumération litanique : toutes les sensations et les objets du passé semblent sortir de la lettre « o » qui les contiendrait comme le signe matriciel de la complétude. L’imparfait employé ailleurs pour la narration, la volonté délibérée de rappeler et multiplier fébrilement les souvenirs pour retarder la mort et la rupture, tout exprime le désir de produire par l’écriture un dispositif de réparation psychique, la création d’un temps mythique grâce auquel le paradis de l’enfance sera à jamais le refuge protégé de l’Imaginaire’30, dont l’emprise s’accentue. Naît ainsi un avant et un après la chute : l’œuvre se rapproche de la Genèse même.
18L’autobiographie est aussi le siège d’une généralisation du sujet, à la différence du roman où l’on peut parler de « partage d’un fantasme entre plusieurs personnages ».31 Or, cette extension du je est propre à la voix du moraliste ou du prophète : l’auteur utilise sa propre expérience pour l’emblématiser, du particulier infère le général et se prend comme premier article d’une Loi universelle. Ce mythe de soi qui est un miroir à deux faces, à usage privé et public, lui permet de ressaisir son identité en la figeant dans le double regard porté sur elle. Regard d’autant plus figé que cette re-fondation de soi s’est faite sous l’emprise des deuils et que la distance à soi est absente de l’autobiographie ou peu s’en faut : amertume, ironie, style imprécatoire ou lyrique montrent que les prophètes n’ont guère d’humour, trop occupés à ériger leur parole en vérité.
19Enfin, s’il n’est pas mensonger, le propos le plus fondateur n’est pas nécessairement vrai non plus : en ce qui concerne le traitement réservé à la Mère, fondamental dans l’œuvre, le passage de l’autobiographie au roman produit sur le lecteur un effet surprenant. « Que ma mère soit morte, c’est en fin de compte le seul drame de ce monde », lui dit l’autobiographie.32 Mais ce même lecteur se trouve, dans Solal, devant une « créature larvaire », qui meurt sans provoquer un mot de regret du personnage et à peine une phrase de l’auteur, au sein d’un univers romanesque où les personnages principaux sont tous dépourvus de mère. Sans doute doit-on chercher la réponse dans la dédicace des Valeureux33, « Hommage à ma mère morte », où il faut entendre le double sens : il n’y a pas eu d’hommage à la mère vivante...
20Le roman, avec des stratégies différentes, de projections, de déplacements, de dédoublements, use de plus de détours et de masques pour ériger les mêmes mythes messianiques, qui s’opposent aux figures mythiques occidentales de l’amour et de l’argent, Don Juan et le Veau d’or, tous d’essence païenne. La complexité des investissements romanesques, la multiplicité de ses voix – de l’humour à la vaticination, en passant par tous les nénuphars de la déliaison – le rôle de la composition, les (dés)équilibres de toute nature, la liberté des langages : tout permet de ruser avec la représentation que le moi se donne à lui-même et offre aux autres. De plus, ce que l’on sait du processus créateur par les carnets d’Anne-Marie Boissonnas montre que la première élaboration est étroitement autobiographique : « Le roman était une chronique du vécu. Par la suite, reprenant le premier jet, il brodait, masquait, retranchait ou développait, déguisait, amplifiait ; bien entendu, dans d’autres pages, l’écrivain laissait libre cours à son imagination. » Malgré la naïveté de cette vision de la création où s’utiliseraient séparément le matériau biographique et l’invention, il apparaît que l’effort romanesque réside d’abord et surtout dans le détachement de la tentation autobiographique. Les diverses difficultés qu’a rencontrées le roman ont accentué la volonté de sortir du temps historique : Solal, de la fin du premier roman à la fin du dernier, ne vieillit pas. L’œuvre romanesque commence où l’œuvre autobiographique veut arrêter le temps : au départ du paradis. Elle met en scène l’attraction ambivalente de Solal pour les deux mondes, Orient juif et Occident chrétien, le clivage du personnage entre deux identités : sa fidélité à l’origine et son inscription sociale et amoureuse dans le monde occidental. Cette dualité insupportable entre et en chacun de ces deux pôles exprime de multiples manières le regret de l’enfance, monde antérieur à la découverte de la séparation des sexes, univers sans coupure de « l’enfant merveilleux », que Solal et l’écrivain tentent de pérenniser.
21Mais si Cohen brouille les cartes, c’est aussi pour ne jamais perdre la main. L’intervention répétée d’un narrateur qui ne se différencie du scripteur par aucune précaution particulière mais s’en réclame au contraire, fait apparaître narration et personnages comme autant de bons plaisirs d’un montreur omnipotent. Ainsi admoneste-t-il ses personnages ou leur donne-t-il des conseils, qu’il étend parfois au lecteur’34, les regardant avec un œil paternel et narquois, compatissant et caustique. Les ingrédients du romanesque se voient alors désignés comme des moyens de fascination qui ouvrent au lecteur un espace miroitant où créateur et créatures confondent leurs reflets, où le récit prend des allures de conte oriental narré par une Schéhérazade qu’éblouirait son propre pouvoir d’invention. À peine laisse-t-il la bride aux personnages qu’il la reprend vigoureusement : « Ces deux dernières histoires, vigoureusement propagées par Mangeclous, étaient peut-être fausses. »35 Ainsi, la vision d’un auteur à qui, pour une grande part, sa création échappe, est démentie par le narrateur lui-même qui semble nous dire : « Regardez-moi, j’écris cela, ce pourrait être autre chose. Qu’importe ? Je vous éblouirai toujours ».
22Face à cette attitude magique par laquelle l’auteur, divin Méliès, déclare avec insistance personnages et fils narratifs comme arbitraires, le lecteur se fait soupçonneux : à la maîtrise proclamée de l’écrivain sur ce qu’il écrit, chacun sait, depuis Freud, quel crédit accorder.36 Derrière le bluff orgueilleux se cache un enjeu d’une autre nature. Ce désir d’éblouir – d’aveugler ? d’hypnotiser, comme Gorgô ? – est le témoignage d’une dénégation à mettre en rapport avec cette autre, son « je n’ai pas d’inconscient » volontiers répété. Comme si tout se jouait en pleine lumière, entre sa toute-puissance, la preuve aveuglante de son pouvoir qu’est l’œuvre, et l’éblouissement du lecteur : position divinement opaque de Fauteur, pour quel lecteur maternel-adorant ? Qui s’aveugle ici et pourquoi ?
23L’auteur dénie, en effet, avec la même constance avoir la moindre maîtrise sur sa création. En 1938, Cohen avertit le lecteur de la place croissante qu’ont occupée les Valeureux : « En commençant, j’avais l’intention de leur mesurer la place. [...] Mais ils se sont fourrés partout. Et ces valets sont devenus maîtres du jeu. Et les trois ou quatre chapitres sont devenus quarante ou cinquante ». (M, p. 225)
24L’écriture se dit gouvernée, « commandée », et l’écrivain, partagé lui aussi entre les Valeureux, qui représentent le monde de l’origine céphalonienne, et Solal, son représentant déchiré dans le monde occidental, ne parvient que très difficilement à choisir. Peut-être alors faut-il relire les coupures éditoriales comme l’acquiescement à un clivage intérieur immaîtrisable.
25Au sein du roman, le personnage de Solal est difficilement discernable de l’auteur : même séparation intérieure entre deux mondes, même ambivalence37 à l’égard des Juifs, même oscillation entre les genres (textuels et sexuels) et les investissements affectifs, goût du déguisement et obsession de la mort semblables... Solal ne se différencie pas non plus du romancier dans sa conception de la littérature : « Et alors que t’est-il resté ? La danse indifférente et royale qui prétend que rien n’est sauf Solal. Ne nie pas que tu es un grand poète mais de vie, pas de mots. Pas un petit bonhomme qui se gratte l’esprit et en éprouve un petit spasme solitaire lorsqu’il a assemblé des mots nobles... » Jamais, dans aucun des regards que les critiques et les journalistes lui ont demandé de porter sur son œuvre, Cohen n’a désavoué Solal : s’il ne se confond certes pas avec un être de papier38, il ne s’en désolidarise pas.
26Ainsi, le roman et l’autobiographie font-ils naître de leur espace commun un monstre littéraire, une chimère : cette personne-personnage, sujet-objet de l’écriture, qui ne cesse jamais de participer du même « mythe personnel » et d’aspirer à la même métamorphose mythobiographique.
27Le brouillage de la poétique s’inscrit lui-même dans une confusion entre réalité et fiction. Albert Cohen, homme d’action et diplomate, vit dans l’urgence, parle en prophète et croit que son verbe peut balayer tous les obstacles et convaincre les diplomaties, dont l’inertie est le principe. Il devient alors Solal, un personnage de roman, s’adressant aux grands de ce monde pour les convaincre. Que la parole, plus prophétique que politique, soit capable de créer ou du moins d’infléchir le réel, se ht dans les interactions entre réalité et roman. La mission de former une « Légion juive » lui est confiée par Chaïm Weizmann, dont il devient en l’affaire le représentant personnel, en même temps qu’il est chargé de mission pour l’Agence juive à Paris : dans Mangeclous, les Valeureux annexent Weizmann. L’auteur envoie le livre au chef sioniste qui l’apprécie. Mais en même temps, l’écrivain presse le chef politique d’agir : lui, il trouve des appuis en France, au gouvernement et dans l’armée, mais c’est avec les autorités sionistes que la situation se détériore. L’homme se retrouve alors dans la situation déjà vécue en France, qui consiste à combattre pour la cause juive en dépit des Juifs. Situation des prophètes en vérité ! Dans le réel comme dans le roman, tragique et comique sont liés : les télégrammes se multiplient en direction de Weizmann, figure paternelle que Cohen admire, en qui il a confiance mais dont il obtient peu : c’est Solal qui sera à la place du chef sioniste et les Valeureux à celle de Cohen, télégraphiant, trépignant d’impatience dans leur hôtel genevois, et imaginant mille ruses et détours pour obtenir une action rapide et efficace.39 Il est intéressant de constater que l’auteur qui stigmatise la force, le meurtre, la violence sous toutes ses formes, comme contraires au processus d’humanisation de l’homme qui caractérise selon lui le judaïsme, ce même homme prône la création d’une armée et devient un chef de guerre : autre Moïse, meneur de son peuple contre les armées de Pharaon, il réclame ordres en hébreu, hymne et drapeau, sur lequel il souhaite que soient « brodées les lettres qui symbolisent les Dix Commandements, gloire de notre peuple et raison de sa durée ». La Loi morale n’est jamais loin de l’écriture, ni de la mère, que la broderie n’est pas sans évoquer discrètement.40
28La fiction envahit parfois totalement le réel : Albert Cohen quitte Paris avec sa famille pour Bordeaux en mai 1940 et décide de s’embarquer en juin pour l’Angleterre. Le roman décide de son sort : le chaos règne, il est impossible d’obtenir un visa. Par chance, le consul débordé a lu et admiré Solal : c’est à l’auteur qu’il accorde un visa sans l’avis réglementaire de l’ambassade, et un titre de transport le lendemain, dans un chaos pire encore. L’histoire à laquelle il doit de faire venir sa femme, également dépourvue de visa, sur le bateau le lendemain, est digne des Valeureux. Sans doute n’eut-il pas le loisir de la réflexion. C’est bien ce qui donne son intérêt à la phrase que voici : « Ma femme est folle et une de ses folies est la peur de la mer. » Le recours à la folie, la peur de la mer, la dépendance absolue envers lui-même ainsi obtenue... voilà qui ne manque pas de susciter nombre d’échos dans l’œuvre. La vision d’une femme très belle, folle et haïssant la mer, méduse le capitaine qui oublie le visa et répond dans un bel élan de solidarité masculine : « Soyez tranquille, je suis champion de lutte gréco-romaine. » L’on voit ici le recours au délire au sein du réel pour l’infléchir (attitude semblable à celle de Solal et des Valeureux dans le roman, et à celle du narrateur de l’autobiographie), la Mère sous toutes ses graphies et le désir d’emprise : belle thématique qui couvre l’œuvre entière ! Tout l’épisode est d’ailleurs marqué du sceau du romanesque, jusqu’au chauffeur de taxi, espagnol, réticent pour le premier voyage (le trajet était long de cent kilomètres) et qui en fit trois, le dernier tout seul pour aller chercher la chatte Timie. Celle-ci a effectué aussi le voyage littéraire de l’autobiographie au roman, en gardant, rare privilège, son nom.
29En Angleterre, représentant de l’Agence juive pour la Palestine auprès des gouvernements étrangers, toujours citoyen suisse, il est neutre, engagé, étranger à toutes les nations, solitaire et solidaire. Cette position lui convient bien : le prophète est au-dessus, au-delà, et lié aux hommes.
30Nul parapet, cela se confirme, entre réel et imaginaire, vie et écriture. L’homme est sa fiction, l’œuvre crée aussi l’homme : il est sauvé parce qu’écrivain, mais c’est en écrivain qu’il se sauve, racontant une fiction qui aspire elle-même la folie dans le réel. L’auteur se définit par son refus de choisir, son refus de trancher, de (se) séparer. L’importance des contradictions, la dualité qui travaille le texte dans tous ses aspects, les dédoublements qui servent de masques pour dire la vérité de l’auteur, tout forme une entreprise d’écriture supposant à la fois une esthétique du brouillage et une identité des réseaux d’images romanesques et autobiographiques, à configurer dans leur cohérence fantasmatique.
31Cependant, la question est oiseuse de savoir qui, des fantasmes, des mythes ou des dieux, a créé les Sphinges qui interrogent aux carrefours. Qu’il nous suffise pour l’instant de nous dire que c’est la poule scrupuleuse41 qui, avec les petits cailloux du chemin, fabrique la coquille de l’œuf critique. Car la distance de la poule à la Sphinge est salutairement incommensurable...
Notes de bas de page
1 Nous utiliserons dans cet ouvrage les abréviations désormais couramment utilisées pour les œuvres d’Albert Cohen. J’indique en outre l’édition à laquelle renvoie la pagination, immédiatement avant l’abréviation Paroles juives, Édition G. Crès et Cie, Paris et Éditions Kundig, Genève, 1921 : PJ ; Solal, Paris, Gallimard 1930, réédité en 1969 : S ; Mangeclous, Paris, Gallimard 1938, recomposé et réédité en 1969 : M ; Le Livre de ma mère, Paris, Gallimard 1954, réédité en collection Folio, Gallimard : LM ; Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1968 : BS ; roman réédité dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, en 1986 (édition établie par Chrystel Peyrefitte et Bella Cohen), Les Valeureux, Paris, Gallimard, 1969 : V ; Ô vous, frères humains, Paris, Gallimard, 1972, réédité en collection Folio, Gallimard : VFH ; Carnets 1978, Paris, Gallimard, 1979 : C.
D’autre part, nous utilisons la majuscule à l’initiale pour les termes qui désignent les instances psychiques : le Moi, le Surmoi, l’Idéal du moi, etc. Cet usage, fréquent dans la théorie psychanalytique, est tributaire de la langue allemande (das Ich) qui emploie la majuscule pour les instances... comme pour tous les substantifs. En revanche, dans son souci de traduction, « le » Laplanche et Pontalis emploie la minuscule. Il fallait trancher. La majuscule permet de distinguer le sens théorique du sens courant.
2 La rationalisation est un procédé qui rend conforme à la logique ou la morale une pensée (ou une action, un sentiment...) dont les motifs véritables ne sont pas perçus. Elle s’appuie parfois très solidement sur des systèmes moraux, religieux, politiques, constitués, l’action du Surmoi venant renforcer les défenses du Moi. La revendication d’une éthique et d’une esthétique précises n’est pas sans rapport, par conséquent, avec la rationalisation.
3 Depuis Charles Mauron, l’expression désigne la fantasmatique ou plus simplement le “fantasme”, que les psychanalystes nomment parfois le “désir”, de l’écrivain. Le “mythe personnel” décrit une configuration psychique saisie dans ses incarnations à travers le corps de l’œuvre, les grands “gestes”, les schèmes inconscients ou préconscients qui la travaillent et l’irriguent. Par cette expression, nous ne désignerons pas le résultat, le “diagnostic” qui clôt l’interprétation, mais les expressions littéraires diverses qui le portent, autrement dit sa dynamique dans le texte. L’ensemble des thèmes insistants, la diversité de leurs contenus, les images et motifs récurrents, s’ils forment des schèmes, gardent certes leur singularité et leur diversité interne.
4 Il s’agit du passage du Moi idéal à l’Idéal du moi, et de leurs relations. Le Moi idéal, selon la définition de D. Lagache pour l’essentiel partagée par Lacan, est une formation inconsciente qui se définit « comme un idéal narcissique de toute-puissance [qui] comporte une identification primaire à un autre être, investi de la toute-puissance, c’est-à-dire à la mère. Il sert de support aux “identifications héroïques” » : il « est encore révélé par des admirations passionnées pour de grands personnages de l’histoire ou de la vie contemporaine que caractérisent leur indépendance, leur orgueil, leur ascendant » (La Psychanalyse, « La psychanalyse et la structure de la personnalité », PUF, 1958). L’Idéal du moi, en revanche, est une instance de la personnalité fondée sur l’idéalisation du moi et ses convergences avec les identifications aux figures parentales et aux idéaux collectifs. Il forme le modèle auquel le sujet tente de se conformer. Il est lié au Surmoi (au point, pour certains auteurs et parfois pour Freud, de lui être équivalent) mais cette dernière instance est surtout considérée dans sa fonction interdictrice, comme “la voix de la conscience”, de l’autorité, tandis que l’Idéal du moi, qui offre des modèles de comportement au sujet pour qu’il soit apprécié de “l’autorité”, est ce à quoi le sujet se soumet “par amour”. On voit le bénéfice de ces définitions pour le projet mythobiographique, qui se propose, entre autres objectifs, de montrer les relations que le travail littéraire instaure entre ces deux formations.
5 L’activité d’écriture “poétique” (qui est celle de l’écrivain) implique que la place du signifiant vaut celle du signifié, que le mot redevient “chose”, comme dans le jeu de l’enfant qui « a des choses dans sa tête et des mots entre les doigts », écrit Jean Bellemin-Noël (Psychanalyse et Littérature). L’écriture laisse affleurer les traces du désir inconscient, à travers les mécanismes de l’inconscient (ou processus primaires) que sont la condensation, le déplacement et la surdétermination, qui opèrent de la même façon que les tropes (métaphores, métonymies ou synecdoques). Ce travail de l’inconscient passe par le filtre de la censure et de l’élaboration esthétique (ou élaboration secondaire) : “ça” fantasme, mais “je” écrit. Pour tourner la censure, les pulsions sont représentées par trois sortes de représentations dans le conscient : les affects, qui se manifestent dans le vocabulaire du plaisir et de la douleur ou, de manière oblique, dans la description qui fabrique une approximation de la chose (un représentant perceptuel) en donnant une impression de malaise, de satisfaction... ; les représentants de choses, perceptuels, sensibles (postures du corps, qualités des objets, structures des paysages) ; les représentants de mots, verbaux, avec leur réserve de « signifiance » (ensemble des effets de sens, échos phoniques, structures syntaxiques, rythmes...). Les représentants de mots sont repérables dans un « tissu associatif » où se lit la cohérence fantasmatique : un « réseau d’images constantes » désigne les « systèmes métaphoriques » qui, par superpositions, permettent de reprérer ces « images obsédantes », selon la terminologie mauronienne, proches des « points nodaux » de Freud. Grâce à ces réseaux, souligne Jeffrey Mehlman (Poétique, no 3, 1970), « le saut au latent ne se fait pas par traduction symbolique mais par déplacement le long de la surface des écrits ». Ainsi les unités superposables peuvent-elles être de formes très variées : « signifiance », figures rhétoriques, structures syntaxiques, configurations narratives, spatiales... : l’attention se porte « sur le jeu insolite des résonances, qui s’instaure entre diverses séries textuelles». Pour une méthodologie détaillée, outre aux ouvrages de Jean Bellemin-Noël, cités à la fin du livre, je renvoie à l’article de Pierre Glaudes dans Littérature et Psychanalyse : nouvelles perspectives, « Le contre-texte », Littérature, Larousse, no 90, mai 1993.
6 « Petite pierre pointue qui gêne la marche, qu’elle se soit glissée dans la sandale d’un voyageur aux pieds enflés ou qu’elle jalonne discrètement le chemin tortueux sur lequel est engagé tout lecteur, lorsqu’il doit faire face aux énigmes du texte et à ses propres résistances. » (P. Glaudes, art. cit., p. 96.)
7 Si la psychanalyse littéraire constitue l’herméneutique essentielle, cela ne signifie pas qu’une lecture critique puisse faire l’impasse sur les différents outils qui permettent de décrire et de caractériser le fonctionnement textuel : la poétique pour s’interroger sur les particularités des types de textes et des voix qui s’y font entendre, la lecture structurale pour discerner les dispositifs narratifs et les diverses oppositions topiques, les différentes grammaires (générative, pragmatique) pour décrypter les concrétions qui se déposent sur les personnages, leurs trajectoires et leurs discours, etc.
8 En effet, une œuvre aussi longue ne peut s’interpréter que dans l’instauration d’une cohérence thématique. Celle-ci organise le matériau inconscient ou préconscient en construisant un sens où puisse se nouer la triple rencontre entre l’auteur, le texte et le lecteur. Chacun apporte dans des proportions variables sa part d’organisation et d’aléatoire ou, plus justement, en ce qui concerne cette parole « adressée » qu’est l’écriture, d’Inconscient. Voir la thèse de Pierre Bayard, Les Lectures freudiennes du texte littéraire en France, « Problèmes de méthode », Paris-VIII, 1991, qui s’inscrit dans la lignée “constructiviste”.
9 Il est difficile de ne pas filer cette métaphore lorsque l’on veut éclairer la dualité d’une œuvre dont l’héroïne du continent le plus labyrinthique, Belle du Seigneur, s’appelle Ariane.
10 Les instances désignent dans la conception freudienne les substructures de l’appareil psychique, essentiellement la censure et le Surmoi, héritier de l’instance parentale, (la métaphore fait référence aux tribunaux ou aux autorités qui décident de ce qui est ou non « permis »). Le terme sans perdre sa détermination sémantique initiale, dynamique, désigne également, dans la seconde topique, le Ça et le Moi.
11 Position initiale de Jean Bellemin-Noël, selon laquelle il existerait un Inconscient du texte radicalement séparé du psychisme du scripteur, et posant qu’on pourrait l’atteindre du seul côté du lecteur : priorité débordante, qui limite la lecture à de courts textes clos, ainsi protégés d’un retour intempestif de l’auteur, producteur inconscient de structures obsédantes d’une relative constance dans l’œuvre entière.
12 Qu’il existe des « structures formelles inconscientes d’un texte », selon l’expression d’André Green, par elles-mêmes productrices de sens, déplace à la structure le problème du statut du langage dans la théorie d’un « Inconscient du texte » : séparé de son auteur, il produirait un inconscient sans sujet, et conférerait au langage la qualité d’une substance. L’omnipotence d’un sujet serait remplacée par la transcendance du langage.
13 La notion provient de celle d’« objet transitionnel » mise en évidence par Donald Woods Winnicott : l’objet se situe « entre le pouce et l’ours en peluche », pour l’enfant, entre les premiers objets non séparables de l’enfant (sein, pouce) et le premier objet situé tout à fait hors de lui. Si l’activité reste de type oral (et l’on verra que les prémices du processus créateur comme le corps du texte cohéniens traduisent tout à fait cela), elle change de statut, se situe à mi-chemin entre le subjectif et l’objectif. Sa fonction ne disparaît pas par la suite : cet objet apporte à l’enfant « un champ intermédiaire d’expérience dont il n’a à justifier l’appartenance ni à la réalité intérieure, ni à la réalité extérieure (et partagée), [et qui] constitue la part la plus importante de [son] expérience. Il va se prolonger, tout au long de sa vie, dans l’expérience intense qui appartient au domaine des arts, de la religion, de la vie imaginative, de la création scientifique » (La Psychanalyse, PUF, 1959, p. 37-41).
14 Gallimard, 1990.
15 Ibidem, p. 12.
16 Je pense à celui de G. Valbert, (Albert Cohen, le Seigneur, Grasset, 1990) qui a permis, qu’il en soit remercié, de connaître l’existence des carnets d’Anne-Marie Boissonnas, et d’obtenir ainsi quelques informations sur la genèse de Belle du Seigneur. Mme Bella Cohen a participé à toute la genèse de la réécriture de Belle du Seigneur après la guerre (dès 1954, semble-t-il) et seul son article introductif – passionnant – à l’édition du roman dans « la Bibliothèque de la Pléiade », en 1986, nous renseigne sur quelques points précis de cette production. Songeons qu’il existe deux versions, quoi qu’on en puisse dire, de Belle du Seigneur : l’une date d’avant-guerre, l’autre, la seule connue, provient d’une réécriture qui s’étend de 1954 à 1968 et fut fréquemment interrompue par la maladie. Seule Anne-Marie Boissonnas a donc pu lire les deux versions. Madame Bella Cohen, la « bien-aimée » à laquelle il dictait, ne nous parle nullement, dans son introduction, des transformations de l’une à l’autre, et que très peu du travail de réécriture opéré sur la deuxième version. Cette vigilance obéit au vœu de l’auteur, mais on ne peut que regretter ses effets secondaires sur la recherche et la connaissance de l’œuvre.
Voir aussi l’article de Philippe Zard, dans les Cahiers Albert Cohen (« Cohen en Pléiade », no 4, septembre 1994, p. 137 et suiv.) qui, tout en exprimant la satisfaction d’une chronologie fiable, de la parution de textes épuisés, regrette « d’avoir eu en main beaucoup plus qu’une compilation, un peu moins qu’un ouvrage de référence », dans le volume Œuvres II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993.
17 Malgré l’affirmation inverse de C. Peyrefitte, dans le deuxième tome des œuvres d’Albert Cohen, p. xi. (Ainsi de La Mort de Chariot, Après-Minuit à Genève, Cher Orient, La Farce juive).
18 À cette date, avec Solal., l’écrivain est porté aux nues, plus encore aux États-Unis et dans le reste du monde qu’en France.
19 Gérard. Valbert, op. cit., p. 279.
20 L’œuvre qui va voir le jour, dont Solal est le premier tome, doit s’appeler “Solal et les Solal” ; l’auteur souhaite écrire une geste juive, un roman en trois tomes... Mais, Mangeclous publié, le manuscrit de Belle du Seigneur est resté dans les caves de la Légation de Suisse à Paris.
21 Ses talents de médiateur, son opiniâtreté, sa conviction enflammée et son lyrisme font merveille, au service de l’Agence juive, pour la création d’une légion de combattants juifs, qui n’eut pas le temps de prendre forme ; puis, après la guerre, appartenant à l’O.I.R., il fut l’auteur du passeport pour apatrides qui remplaça le passeport Nansen, “livre” de trente-deux pages dont il disait que c’était sa plus belle œuvre – de juriste plus que d’écrivain (quoique Mangeclous, cet autre juriste, ne cesse jamais de hanter les couloirs des organisations internationales).
22 On l’a entrevu dans la genèse de l’œuvre : la tentative de coupure initiale se transforme progressivement, surtout à partir de la mort de la mère, en retour vers l’origine. La mère, nous le verrons dans l’étude des réseaux, influence toute l’œuvre, dans sa forme et sa substance : la langue de Cohen est en grande partie la sienne, la teneur des histoires valeureuses lui doit beaucoup, mais surtout son système de valeurs conscient et inconscient.
23 La majuscule (la Mère, le Père) désigne non la personne réelle mais les figures, les imagos, selon le terme d’origine jungienne, du père ou de la mère, qui peuvent n’avoir aucun rapport avec la personne réelle : il s’agit de la représentation inconsciente que se fait le sujet de son entourage familial, qui va servir de prototype à la manière dont il appréhende ensuite autrui, une sorte de « schème imaginaire acquis ». Vocabulaire de la psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis, PUF, 1967, p. 196.
24 Publiés sous forme d’articles en 1943-1944 et 1945 dans le journal La France Libre, à Londres, ils sont remaniés et développés respectivement en 1954 et en 1972.
25 À deux romans, Solal et Mangeclous, succèdent deux articles autobiographiques repris et développés après la guerre, puis à nouveau deux romans en 1968 et 1969, Belle du Seigneurs les Valeureux ; enfin le dernier livre, autobiographique, Carnets 78.
26 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Seuil, « Poétique », 1975, p. 41.
27 Ibidem, p. 42.
28 Gallimard, 1990 et 1994.
29 Précisons qu’Albert Cohen, qui niait être un « écrivain professionnel », n’en était que davantage écrivain par nécessité vitale, d’ailleurs plus persuadé de son génie que de son talent.
30 L’Imaginaire et le Symbolique, avec une majuscule, sont employés dans leur acception lacanienne. L’Imaginaire désigne un rapport intra- et intersubjectif qui reste dans la spécularité, qu’il soit d’attraction érotique ou d’agression. Si l’Imaginaire renvoie à la relation spéculaire narcissique et fusionnelle entre l’enfant et la Mère, le Symbolique désigne le registre de la Loi. L’idée d’un ordre symbolique, d’origine structuraliste, implique que le sujet humain s’insère dans un ordre préétabli dont il reconnaisse la Loi. Imaginaire et Symbolique, sans exclure leurs sens habituels, désignent deux pôles du psychisme en même temps que deux moments de son évolution.
31 D. Sibony, Le Roman comme partage d’un fantasme entre plusieurs personnages, Presses Universitaires du Mirail, 1984.
32 LM, p. 163.
33 Hubert Nyssen, Lecture d’Albert Cohen, Actes Sud, « Hommes et récits du Sud », 1981, p. 32.
34 « Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où toujours l’on s’aime à jamais [...]. Que cette nuit d’août est belle, restée jeune, mais non moi, dit un que je connais et qui fut jeune. Où sont-elles, ces nuits que connut celui qui fut jeune, où ces nuits de lui et d’elle, dans quel ciel, quel futur, sur quelles ailes du temps ces nuits allées ? » BS, chap. lii.
35 Il s’agit des bruits qui courent sur l’avarice de Mattathias : il ferait sécher le café usagé qu’il avait emprunté pour le rendre comme intact, et aurait vendu ou bu le lait de sa femme, inemployé après la mort prématurée de leur enfant. M, p. 42.
36 Charles Mauron, le premier, en a apporté la preuve et la méthode : en admettant même que tous les termes employés soient volontaires, « la pensée consciente d’un écrivain s’exprime par des relations logiques et syntaxiques, des figures de style, des rapports de rythmes et de sons. Cependant, les réseaux d’associations [...] n’appartiennent à aucun de ces trois groupes. Ils témoignent d’une pensée encore, mais plus primitive, prélogique, reliant les images selon leur charge émotionnelle. [...] Dès l’instant où nous admettons que toute personnalité comporte un inconscient, celui de l’écrivain doit être compté comme une “source” hautement probable de l’œuvre ». Il s’agit donc de chercher les associations involontaires sous les structures voulues du texte, en faisant apparaître des liaisons inaperçues.
37 Rappelons que cette notion signifie la coexistence dans le psychisme de deux sentiments opposés d’amour et de haine envers le ou les mêmes objets, opposition qui, pour ne pas déboucher sur un conflit psychique destructeur, trouve sa résolution, sinon sa solution, dans le clivage de l’objet en “bon” et “mauvais” objet : ainsi l’œuvre comprend-elle des figures maternelles idéales (la mère de l’autobiographie, mais aussi Saltiel dans le roman) et des figures haies, Deume ou Sarles. Cette ambivalence assure la dynamique de l’œuvre et concerne tous les objets avec lesquels les personnages identificatoires de l’écrivain, ainsi que le narrateur de l’autobiographie, ont des relations. Cette notion, absolument essentielle dans l’œuvre, en est la caractéristique majeure. On pardonnera ses nombreuses occurrences dans cet essai.
38 « Je ne suis pas Solal. Solal n’a pas écrit Solal », a-t-il déclaré.
39 Le télégramme envoyé le 17 avril 1939 par Cohen se distingue fort peu de la teneur des télégrammes envoyés par Mangeclous : « Donne parole que absolument indispensable télégraphier confirmation promise vu importance conversations Ministère stop Autrement serai contraint de partir Palestine car manque pièce justificative me met dans situation inextricable. »
40 Il continue d’agir par la plume. Cohen poursuit ainsi la querelle culturelle et idéologique qu’il avait engagée dans La Revue de Genève, quinze ans plus tôt, contre l’esthétique exsangue qui masquait la démission morale, contre le bon goût des lâches, et contre les impuissants qui ont censuré son œuvre. Écrivant dans La France libre quelques mois plus tard, saluant l’Angleterre, Churchill, autre figure paternelle, la Russie éternelle (Albert Cohen est toujours davantage du côté du mythe que de l’Histoire), il décochera toujours des flèches contre les artistes de l’esquive morale. Giraudoux, France, Valéry en prennent pour leur grade : « Ils étaient, ces broadcasts de Giraudoux, si mortellement bien élevés et bien écrits que j’en avais un frisson d’angoisse et de neurasthénie. »
41 L’expression est cette fois de Michel Tournier, dans Le Vent Paraclet.
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