5. Conclusion
p. 251-254
Texte intégral
1« On a dit : la science et l’industrie tueront l’art ? On a eu tort ; elles l’aideront », affirmait déjà Maxime Du Camp1. Je ne porterai pas un jugement, mais je ferai ce constat : la présence de la machine a fait évoluer la littérature, du moins celle qui le voulait. La « réactivité » de la littérature aux innovations techniques et technologiques est sans aucun doute beaucoup plus rapide qu’une arbitraire rupture des champs épistémologiques ne veut nous le laisser croire. Elle est aussi beaucoup moins « métaphorique » qu’on a pu le craindre. De fait, une littérature, certes – et nécessairement – expérimentale, a suivi pas à pas, a parfois même anticipé l’évolution technologique. Elle s’est chaque fois saisie, avec une étonnante vigilance, des questions et des moyens nouveaux que la science et la technologie ouvraient à la création littéraire.
2Il est difficile de faire la part de l’impact de la machine sur la production littéraire. Philippe Castellin souligne ainsi la parenté de recherches qui, en poésie, ne font pas nécessairement appel à la technologie :
Il existe une étrange solidarité entre la poésie (qui depuis un siècle tâtonne à redonner corps visible à la lettre en déplaçant les frontières des arts) et l’état des possibles que l’ordinateur déploie. Toutes les opérations que la machine rassemble et éventaille en ses menus, on les distingue dans les pratiques poétiques antérieures. Collages, cadavres exquis, jeux formels et permutationnels, schémas et variantes, comme aussi bien rêve d’une poésie totale, synesthésique, multisensorielle, « correspondante », faite par tous, d’un texte collectif sans cesse redéployé, d’une œuvre inappropriable et en un sens inexistante, in-étante parce que toujours en progrès, jamais fixée…2
3Le troisième chapitre a donné plusieurs exemples de cette permanence, qui mène de la littérature technologique (non machiniste) de la première avant-garde, jusqu’à la littérature électronique actuelle. Pourtant, l’ensemble de ce livre fait aussi apparaître que cette continuité tient peut-être, précisément, à une réflexion commune sur les machines : on en revient au problème du modèle. L’intrication est donc profonde, et sans doute insoluble.
4Si le lien de la machine avec l’œuvre d’art pouvait de prime abord sembler surprenant, il apparaît donc plus considérable qu’on aurait pu le croire, et il est de l’ordre de la réciprocité : la littérature cherche à comprendre la machine, mais celle-ci en retour questionne la littérature.
5La littérature est-elle susceptible de comprendre la nature de l’objet technique ? Elle permet du moins de l’apprivoiser. Elle traduit, en particulier par le biais de la fiction, les réactions contradictoires que font naître les technologies. Le premier chapitre de cet ouvrage l’a montré, elle met en forme un imaginaire pour exprimer les questions que la machine pose à la Création/création, au vivant ou à la société. Il ne s’agit pas là de comprendre l’objet technique en soi, mais plutôt les relations que l’homme entretient avec lui, ce que Jean-François Chassay nomme le « rôle de médiation entre la fiction et l’Histoire3 ».
6Mais à côté de cette fonction d’« intégration », la littérature offre aussi une réflexion sur l’objet. Elle la mène de manière souvent empirique, à partir de l’expérience (d’où l’importance de ce que j’ai appelé un « rapport sensible » à la machine via, en particulier, les appareils de communication). C’est en s’interrogeant sur la manière dont elle peut traduire ou utiliser la machine dans le texte que la littérature est amenée à réfléchir sur ses spécificités. La machine y apparaît dans ses contradictions mêmes : à la fois système et élément, unité et composite, animée et dépendante.
7Selon Gilbert Simondon pourtant, « l’objet esthétique enveloppant et masquant l’objet technique4 », l’art ne proposerait lui aussi qu’un regard filtré. Il est certain que la littérature peut utiliser la machine comme image pour parler d’autre chose (voir 2.), et il est vrai que sa transformation esthétique paraît s’effectuer sur le mode du détournement (voir 3.) : déplacer les machines dans des salles d’exposition, bloquer les chariots des machines à écrire, c’est traiter la machine en dehors de ses fonctions ; on est, en somme, du côté de Duchamp. Peut-on considérer que les autres pistes qui ont été explorées, soit en ramenant l’art vers l’utile, soit en utilisant la machine comme un médium (voir 4.) ont réduit cette contradiction ? En d’autres termes : même ramenée à sa nature d’outil, la machine peut-elle avoir pour fonction de produire de l’art ?
8Dans le même temps, le regard que la machine invite à poser sur la littérature est un regard dérangeant, parce qu’il impose une (ou des) rupture (s) esthétique (s). La présence de l’objet technique engage la littérature dans une réflexion sur son rapport au réel, mais aussi sur la nature de son langage, saisi entre l’ivresse et la vacuité de la communication. La machine est un défi pour la littérature, confrontée à la vitesse, au mouvement, à l’espace, alors que se brouille au contraire son rapport au temps (ce qui explique peut-être le phénomène de la numérotation des textes, sur lequel Ambroise Barras attire à juste titre notre attention5). Rupture avec la définition traditionnelle du Beau et avec sa primauté ; rupture avec la prééminence de l’inspiration ; rupture avec le caractère pérenne et sacré de l’art ; brouillage, enfin, des catégories de l’auteur, du lecteur et de l’œuvre : le bouleversement esthétique est considérable.
9Peut-on, pour lors, estimer qu’il existe une « littérature technologique » ? Par bien des aspects, on l’a vu, elle évolue par rapport à des questions esthétiques plus générales : élaboration des réalismes, mise en cause de l’académisme, réflexion sur les relations entre les arts. Il n’y aurait, alors, pas de spécificité des arts qui s’intéressent à la machine. Le fait pourtant qu’ils dépassent certains clivages traditionnels, comme celui qui oppose le réalisme et l’abstraction ; le fait, aussi, que l’on puisse distinguer des traits communs (l’objectivité, l’intérêt pour le système) ; le fait, surtout, que l’intérêt pour les techniques semble, depuis le début, induire une posture expérimentale et qu’à travers elle s’affirme le repositionnement de l’art comme transformation : tout cela dessine une démarche originale et spécifique.
10À peine posée, pourtant, cette définition doit être interrogée. Autour de la machine s’est jouée une série de déplacements de nature en fait très différente : avec la modernité, la machine est devenue l’emblème d’un nouveau rapport au réel, et la rupture est d’ordre esthétique ; avec les avant-gardes, la rupture est d’ordre poïétique, la machine accompagne une nouvelle approche de la création, fondée sur l’expérimentation et l’intervention / l’action. Il est possible que la génération actuelle – celle née après 1970 – privilégie une rupture épistémologique, pour laquelle la définition précédente sera peut-être caduque : si le processus reste expérimental, parce que la complexité et l’évolution de l’outil l’impose, les enjeux ne paraissent plus tenir à l’exploration des procédures et des procédés, mais à la volonté d’intégrer la nouvelle révolution technologique. Plus rien n’interdit alors de revenir à la subjectivité, au document, ou même au Beau. Travaillant à assimiler un nouveau médium, ayant accepté « les mesures devenues universelles de la circulation, l’interaction et la transformation continue6 » comme les données nouvelles de l’œuvre, la jeune génération en écrit désormais la grammaire : il y a là les ingrédients d’un nouveau classicisme.
Notes de bas de page
1 M. Du Camp, Les Chants modernes (1855), p. 28.
2 P. Castellin, « L’esprit, la genèse », Soft Doc (k) s (1997-1998), p. 6.
3 J. -F. Chassay, note préparatoire à Fils, lignes, réseaux (1999).
4 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), p. 184.
5 A. Barras, « Quantité/Qualité » (1997-1998), p. 5-6.
6 É. Sadin, « Pratiques poétiques complexes et nouvelles technologies », Textualités & nouvelles technologies (2000), p. 9.
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