Civitas
p. 303-318
Texte intégral
1Le Monde, daté du dimanche 23 août 1981, s’ouvrait sur un texte de Mario Rigoni Stem, Tragiques pâturages du plateau d’Asiago. Cet été-là, le quotidien parisien avait demandé à douze écrivains étrangers d’évoquer une rencontre avec un paysage, et c’est bien à cet exercice assez classique que se livra Mario Rigoni Stern que d’autres avaient précédé, comme le Sicilien Vincenzo Consolo, le Turc Nedim Gursel, l’Algérien Mouloud Mammeri...
2Entre Grenoble et la plaine du Pô, il y a les Alpes et celles-ci bordent la plaine, du Piémont jusqu’à l’extrême Vénétie. Le Plateau d’Asiago où est né et où vit toujours Mario Rigoni Stern surplombe la plaine à la hauteur de Vicence, une ville moyenne riche, de tradition catholique et où vécut Antonio Fogazzaro (1842-1911). Pour un non-géographe on peut comparer ce plateau au Vercors. Dans l’Italie de ces dernières années, il a été l’objet d’une intense urbanisation à partir de Vicence. Pendant la Première Guerre mondiale, Italiens et Autrichiens s’y étaient affrontés dans des combats sanglants. C’est peu de temps après cette tuerie que naît Mario Rigoni Stern en 1921. Il appartient à la même génération que Bonaviri, Bianciardi, Calvino, Fenoglio, Pasolini, Sciascia... nés aussitôt après la Grande Guerre et donc, pratiquement en même temps que le fascisme. Ils ont vingt ans lorsque celui-ci s’effondre du fait de la Seconde Guerre mondiale et ils appartiennent intégralement à cette période de l’histoire que Hobsbawm nomme « The Short Twentieth Century 1914-1991 ».
3Dans ce texte de 1981, Rigoni Stern exalte la richesse objective de l’Altipiano, ne se mettant en scène lui-même que très brièvement. Car le Haut Plateau est là, avec ses signes inscrits dans la pierre depuis l’époque préhistorique et jusqu’aux noms des maquisards ; avec le souvenir de la civilisation séculaire des troupeaux de moutons transhumant vers l’Adriatique qui, au moment où Venise en interdit le pacage (1763), étaient deux cent mille et qui, aujourd’hui, ne sont plus que trois mille ; avec le souvenir atroce de la Grande Guerre qui n’avait semé que des ruines et la mort.
4Rigoni Stern est un homme sur ce Plateau : il y a construit sa maison dans les années 60, il y marche, il y skie, il y va à la chasse, il interroge, il observe plantes, bêtes et gens ; pendant des années (jusqu’en 1969), il a été employé au cadastre. Dans le texte écrit pour Le Monde, on le voit, lui l’homme du Plateau (là-haut, tout le monde sait qui il est, il habite un hameau qui s’appelle Rigoni di sotto), en un court paragraphe :
L’été dernier, j’étais monté là-haut [un lieu où jadis on sacrifiait une bête, précise le texte] pour une halte de quelques heures près de leur feu, je voulais aussi savoir comment allait la saison, connaître le prix de la laine et des agneaux, des adjudications de pâturages communaux. Le bois de pin brûlait, enfumant la chair salée d’un mouton qui était tombé d’un rocher. Ils me racontèrent qu’une nuit, comme il pleuvait, une grosse voiture tout-terrain (les traces laissées le disaient) était arrivée jusque là-haut et comme les ours jadis, les touristes avaient tué et volé trois agneaux.
5Cet épisode a un caractère très régressif quant au type de vie qu’il représente et symbolise. Mais il y a aussi le récit que lui font les bergers auxquels il donne la parole, qu’il transcrit. Il s’agit d’un méfait : le vol de bêtes d’un troupeau. L’abigeator est une figure traditionnelle dans les sociétés qui tirent des troupeaux une part non négligeable de leurs richesses. Cacus (Énéide, VIII) en est la figure mythique. Au mouton mort accidentellement qu’on a salé et qu’on est en train de fumer, s’opposent les trois agneaux massacrés et volés. Les voleurs de bétail sont des touristes et ils sont identifiés à l’ours de jadis, la bête ennemie par excellence du berger en pays montagnard. Rigoni Stern insiste sur le détail de la grosse voiture tout-terrain et donc sur le fait que les responsables ne sont assurément pas de pauvres gens. Mais il a peut-être aussi pensé à Virgile, le poète de la civilisation pastorale, comme j’aimerais l’imaginer en comparant, d’une part, ces traces laissées par la voiture et donc inutilisables pour retrouver les voleurs et, d’autre part, les vers 209-211 du chant de l'Énéide :
Atque hos, ne qua forent pedibus vestigia rectis,
cauda in speculum trados versisque viarum
indiciis raptos saxo occultabat opaco.1
6En revanche, il est sûr que Rigoni Stern, ici, décrit une agression venue du monde urbain (les touristes) contre la civilisation montagnarde du plateau.
7De même, comme il est clair dans tout ce texte et dans toute l’œuvre de l’auteur, il n’y a pas de cassure entre culture et nature : cette proposition est valable pour le Plateau constitué par ses habitants et sa structure naturelle imbriqués, elle est applicable déjà à Il Sergente nella neve 1953). (Dans ce premier texte qui fit connaître l’ancien sous-officier dans les milieux Littéraires et qui narrait à la première personne la retraite de 1942-1943 sur le front russe, la Russie apparaissait également comme un tout, la nature et les hommes de cette terre faisant corps. Quand la guerre, cette extraordinaire manifestation de la pulsion de mort, frappe le Plateau, elle ne distingue pas entre l’homme et la nature, c’est aussi cette dernière qui subit la violence :
[...] la mort avait fauché hommes et arbres. Les pierres avaient affleuré dans les prés et dans les champs, comme les os des soldats que les intempéries avaient délavés.
8On ne s’étonnera pas de voir dans un texte occasionnel comme ces quelques feuillets publiés par un quotidien français, que l’agression contre le Plateau perpétrée par la civilisation urbaine aujourd’hui est mise sur le même plan que la guerre au cours de laquelle, pendant quatre ans, l’Altipiano, plus qu’un théâtre d’opérations, avait été, dans sa réalité de Nature-Culture, l’objet d’une agression véritable. Dès le second paragraphe, Rigoni Stern écrit :
C’est une terre singulière, très douce et sauvage, mystérieuse et dure, que dans ses profondeurs, ni la Grande Guerre ni le tourisme de masse n’avait changée, même si quelque « boutique » a remplacé l’atelier du maréchal-ferrant. (C’est nous qui soulignons.)
9Ceux qui participent à la culture actuelle, qui sont produits par elle, passent à côté, littéralement à côté, de la réalité du Plateau, c’est-à-dire d’un continuum Nature-Culture qu’ils ne voient plus :
Sur les routes goudronnées, les voitures roulent à vive allure, sans laisser de signes, et les charmes, les aulnes, les chênes rouvres, les hêtres, les ifs, les sorbiers grimpent de ressaut en ressaut, pour cacher et protéger le mystère des graffiti que bien peu, aujourd’hui, savent lire et méditer.
10Le plateau est une montagne aux écritures, les signes lient l’homme au cosmos. Nature et Culture. Malgré tout, la rencontre advient encore :
Aujourd’hui, les garçons et les filles en blue-jean, avec la dernière chanson dans l’enregistreur à cassettes, arrivent à vélomoteur tout près de la clairière lumineuse, mais quand, par l’étroite galerie, ils approchent de la Pierre Ancienne en équilibre sur l’abîme, ils se font muets ; intimidés, ils écoutent le vent.
11En 1988, les Éditions Laterza ont publié hors commerce un recueil collectif, Italia rurale : l’article consacré au Plateau d’Asiago a été écrit par Rigoni Stern en collaboration avec un professeur de sociologie de l’Université de Venise, Ulderico Bernardi. Il s’ouvre sur cette vue saisissante :
Si on regarde du Plateau (l’Altipiano) la plaine de Vénétie, qui du bord ou des cimes les plus hautes apparaît jusque là-bas où les bancs émergeant de la lagune (barene) se confondent avec la mer et le ciel, on voit les taches plus sombres des villes qui se devinent sous la fumée jaunâtre, les fleuves miroitants et sinueux au travers de campagnes bariolées et, dans les aubes limpides d’octobre ou après les orages d’été qui éclatent d’un coup et s’évanouissent, le campanile de Saint-Marc et les gros pétroliers qui accostent à Marghera.
La nuit, au contraire, c’est une étendue continue de lumières : plus denses et plus diffuses elles indiquent les chef-lieux, elles sont moins compactes entre une ville et une autre, ce sont des traînées ininterrompues sur les autoroutes ; et sans cesse, jour et nuit, persiste un bourdonnement, comme une ruche au moment de la récolte. Mais il y a encore trois décennies, existaient de vastes zones vertes, des nuits lumineuses parce qu’étoilées. Et le silence.
12On rapprochera ces deux paragraphes de l’archétype de la description d’ouverture tel qu’il apparaît dans la prose italienne moderne avec la célèbre première page des Promessi Sposi où, à un certain moment, il est demandé au lecteur de s’imaginer lui-même sur les remparts de Milan pour voir de là la crête d’une montagne, le Resegone, située au fond de la plaine lombarde. Chez Rigoni Stern, le rapport est inversé : le narrateur-spectateur est dans la montagne, l’Altipiano, tandis que la ville, Venise, apparaît au loin dans la double métonymie de son campanile (le passé historique) et de son présent industriel (les pétroliers de Marghera). Le regard est un regard du Plateau vers la plaine où sont les villes « qu’on devine sous la fumée jaunâtre ». L’opposition entre le jour et la nuit sert à montrer la conquête de l’espace par la lumière artificielle aboutissant à faire reculer en quelque sorte l’ordre cosmique, lequel impliquait, engendrait même, le silence auquel s’est substitué un bourdonnement que l’auteur du texte parvient toujours à traduire en langage naturel, puisque comparé aux abeilles. C’est ce bruit, manifestation de la modernité et de la généralisation du comportement urbain (tout le monde a une voiture) qui menace le Plateau. Reste que le point de vue de l’écrivain, ou de son lecteur, est celui du Plateau sur la plaine, celle-ci semblant sensoriellement refluer sur lui. L’Altipiano – regard auquel Rigoni Stern l’écrivain s’identifie, et nous identifie – occupe, par rapport à la Vénétie, la position d’un surmoi peut-être menacé.
13Le Plateau fait partie de la montagne vénète à laquelle les coûts humains n’ont pas été épargnés depuis l’Unité nationale et le démarrage de la Révolution industrielle. Le texte de 1988 fournit des détails précis. L’opposition ville/montagne y est également bien dite : la ville c’est la plaine, lieu anonyme et uniforme de la quantité, qu’il s’agisse d’hommes ou de capitaux, tandis que la montagne est la localité « où les altérations du milieu physique produites par les guerres et les constructions en temps de paix ont été sévères ». Les gens et les pratiques ont changé, au détriment de l’élevage et de l’agriculture, c’est-à-dire d’une gestion culturelle de la nature. « On a vu augmenter bien au-delà de la moyenne provinciale les habitations non occupées, les résidences secondaires, voire “tertiaires”, qui restent vides pendant de nombreux mois de l’année. » Ce sont les touristes aujourd’hui qui font la cueillette, plus que les habitants du Plateau. Sur les routes, à la maison, les comportements urbains l’emportent.
14D’où, dans tout le texte, la revendication nette, militante même, d’une identité culturelle traditionnelle mais qui entend durer et qui englobe aussi bien une certaine éthique que telles races de vaches ou que l’appellation Asiago donnée à un fromage lié à un certain espace d’origine du lait. Pour Rigoni Stern, le Plateau appartient tout particulièrement à une culture du troupeau de moutons, avec ses bergers qui sont peut-être les derniers. Par ailleurs, pourquoi la figure d’un animal totémique ne le hanterait-elle pas ? Reprenant la question de l’interdiction de la transhumance vers la plaine, cet homme du Plateau se demande, non sans humour je crois, si, après tout, dans l’inconscient des derniers bergers du Plateau, à travers leurs tensions avec les cultivateurs de la plaine, le passé n’est pas encore vivant :
Les habitants du Plateau des Sept Communes [l’Altipiano d’Asiago] appelaient allemands les habitants situés au nord de la Valsugana et italiens les gens qui vivaient dans la plaine, au pied des montagnes. Évidemment, eux-mêmes se considéraient comme une race à part (singolare).
15Cette citation est une note rédigée par Rigoni Stern lui-même pour une édition scolaire de Storia di Tönle, un texte de 1978 qui, pour les lecteurs, va recentrer la figure de l’écrivain sur le Plateau. Il Sergente nella neve publié chez Einaudi dans la collection des Gettoni, en 1953, avait imposé cet autodidacte parmi les auteurs du néoréalisme. On lui avait attribué un Premio Viareggio. Bien plus tard, Rigoni Stern racontera l’histoire de ce prix vu depuis l’Altipiano où, bien sûr, il était retourné au lendemain de la guerre, et où il vivait et travaillait comme employé au cadastre. Dans le récit intitulé Quando l’inchiostro gelava (Quand l’encre gelait), Rigoni Stern fait revivre, si on peut ainsi s’exprimer, cette existence bureaucratique : le manque de chauffage en hiver, les plumes à encre (il se servait d’une perry relativement coûteuse), la paperasse, les heures de travail, le chef de bureau, les calculs de l’impôt, et cette étrange demande d’absence de service d’un employé auxiliaire de troisième classe, pour aller recevoir un prix littéraire...
16C’est un lieu commun de la critique littéraire que de repérer dans la vie comme dans les œuvres, les deux formes de l’écriture – l’activité servile du scribe et l’activité créatrice de l’écrivain – et de tirer parti de ce croisement. En 1953, dans ce bureau sur le Plateau, le vrai Rigoni Stern n’est peut-être pas celui qui gratte le papier, mais celui qui rêve soudain, comme il l’avoue dans le texte de Quando gelava l’inchiostro, lorsque sur quelque paperasse, il lit la définition technique : pâturage avec bois de haute futaie. Alors il ne voit plus l’intérieur du bureau, mais un coin du Plateau, dans sa réalité de plein air, pareil à une hallucination. Les mots du cadastre et l’espace du Plateau renvoient chez Rigoni Stern au dialogue de l’écrit et du vécu que connaît particulièrement tout autodidacte. Car découvrir la littérature a été une révélation de cet ordre, éprouvée à travers des lectures, certes, et plus intensément encore, à travers l’expérience personnelle de l’écriture. Cette vérité n’est pas arrivée à Rigoni Stern comme un don des fées, elle a été la conquête existentielle d’un sujet.
17Après Il Sergente nella neve, et en raison même de la diffusion de ce texte, Rigoni Stern était prisonnier d’une image initiale, son œuvre restant dépendante de la Seconde Guerre mondiale. Il avait encore publié, en 1971, Quota Albania où revivent les campagnes contre la France (1940) et contre la Grèce (1941) ; il était retourné en Russie et, en 1973, il avait publié Ritorno sul Don. Il lui arrivait aussi de traduire son expérience du Plateau, comme dans Il Bosco degli urogalli (Le Bois des coqs de bruyère), un recueil de nouvelles datant de 1962. Mais avec Storia di Tönle (1978), il ne sera plus seulement l’homme qui, en Italie, a dit la retraite de Russie dans un chef-d’œuvre que Vittorini définissait comme une petite anabase dialectale ; il devient l’homme qui dit le Plateau et sa civilisation.
18Topos – Tönle Bintarn est un homme du Plateau. Il a fait son service militaire sous l’Autriche à Budejovice puis, au temps du nouveau royaume d’Italie à Vérone. Pour que lui et sa famille vivent, il fait, comme d’autres, de la contrebande. Cela finit mal avec la force publique, il devra se sauver en Autriche, attendre une amnistie pour rentrer au grand jour en Italie, encore que chaque hiver, en cachette, il soit retourné se terrer che2 lui. En voyageant et en travaillant dans l’Empire de François-Joseph, il a gagné quelques sous avec lesquels il a acquis des moutons qu’il fait paître sur le Plateau. Cependant la Grande Guerre va éclater, envahir l’Altiplano et le ravager. Tönle reste là avec ses moutons, alors qu’on a imposé aux civils de partir. Les Autrichiens le prendront et le garderont prisonnier. Mais il finira par revenir par l’Italie sur son Plateau et par mourir au bas de celui-ci à la Noël de 1917, non sans avoir vu sa maison pilonnée.
19Le petit livre qui sort vingt-cinq ans après Il Sergente nella neve, où était minutieusement narré le chronotope de la retraite, est à nouveau l’écriture d’un lieu, projeté cette fois dans un temps lointain. Un temps d’avant la naissance, pour son auteur. La présentation de l’histoire de Tonie est elle-même enchâssée dans une fiction-dédicace à un ami journaliste, Gigi Ghirotti, qui va mourir et qui est venu se reposer sur le Plateau. Rigoni Stern est celui qui y prend la parole aujourd’hui. Il s’adresse à un autre, aux autres, suggérant ainsi un effet de communication orale et de saga :
Cependant la nuit descendait le long des bois et de la montagne ; mais même dans l’obscurité, contre le ciel étoilé, la vache restait là, immobile, à regarder. On aurait dit le temps.
C’est alors que je commençai à raconter à Gigi l’histoire de Tönle Bintarn.
20L’histoire elle-même commence avec le retour de Tönle, le premier hiver, observant le village en contrebas, de l’orée du bois, circonspect comme un animal sauvage. Le texte va saisir constamment la relation de l’homme au terrain, dévalant la pente pour fuir le gabelou, se cachant à l’abri d’une dalle, ou bien descendant dans les coulées de pierres pour passer de l’autre côté de la frontière. Marchant aussi, dans d’autres séquences. Car marcher est la façon d’être de l’homme du Plateau. Conduire un troupeau avec un chien, c’est marcher avec. Et quand, colporteur, poseur de rails, Tönle courait les terres de François-Joseph, de la Valsugana à la plaine de Hongrie, il restait un marcheur. Même prisonnier, à Trente, parce que ses bêtes ne veulent suivre que lui, on doit lui faire prendre la tête du troupeau « comme un roi ». Quand il s’évade du camp de prisonniers autrichien, il songe à remonter jusqu’à la ligne de partage des eaux, pour redescendre ensuite de l’autre côté.
21L’espace est aussi un espace affectif, une relation privilégiée à un lieu, comme quand le banni s’arrête à Prague où vit un de ses compatriotes du Plateau qui a fait carrière et qui l’a très bien accueilli. Tönle passe là quelque temps, mais il n’y demeure pas car, à la première neige, il lui faut rentrer chez lui : « ce n’est pas pour rien que, dans notre vieille langue, l’équivalent de Bintarn est qui pense à l’hiver », le chronotope s’inscrivant dans le nom.
22Storia di Tönle ne cesse de renvoyer à la maison, à la structure interne de celle-ci et à ses entours, à comment elle est concrètement habitée ; aux hameaux, aux villages. On a bien affaire à une topologie, c’est-à-dire à un système de relations entre des lieux, des points que le tracé et les traces des individus – et parmi ceux-ci le narrateur qui se trouve sur le Plateau – relient entre eux ; à une cosmologie également, qu’il s’agisse de la position du soleil, de la lune, du rythme saisonnier de la terre, du travail de la terre, des plantes... L’homme est pris dans ce monde physique qui est l’espace de sa liberté.
23La ligne de frontière politique peut bien se déplacer : avant 1866 le Plateau fait partie, avec la Vénétie, des possessions de François-Joseph ; jusqu’à ce qu’éclate la Grande Guerre, la frontière austro-italienne passe au ras du Plateau, du côté de la Valsugana ; un jour, pendant la guerre, dans un camp de prisonniers autrichien, Tönle viendra à savoir que « le front passait derrière sa maison ». Mais la frontière, la notion de frontière, est moins une ligne qu’une bande, un espace relativement réduit et élastique entre deux autres espaces plus vastes. C’est bien ce qu’est le Plateau dans sa nature physique même, et qui fait de ses habitants des gens de la frontière.
24Pour cette raison sans doute, aussi enracinés soient-ils dans leur lieu, le monde est l’espace qu’ils parcourent. La tragédie de la guerre commence par la fin des migrations, la frontière devient un front, le prélude en ayant été la construction dans l’espace physique naturel de la montagne des forts et forteresses, d’un côté comme de l’autre.
25Logos – Les noms de lieu du Plateau sont donnés dans l’ancienne langue qui est la langue que Tönle est censé parler : Moor, Ass, Silleche... Un des interlocuteurs du vieux berger est le docteur Paul qui semble avoir un intérêt proprement linguistique pour cette vieille langue, et qui est sans doute, également, un espion autrichien. Mais si le héros de cette histoire parle sa langue à lui, ses années d’errance en ont fait un polyglotte sachant l’allemand, le tchèque, le vénète... Dans son rapport aux langues, il est, là aussi, un personnage emblématique : homme du Plateau et homme pour qui tout homme devient un interlocuteur. Le roman comporte en outre plusieurs épisodes qui renvoient à la fragmentation linguistique : chez notre héros, imitation sarcastique de l’accent viennois du jeune officier qui procède à son arrestation, capacité à se servir de la langue allemande quand il est interrogé par des Autrichiens, rencontre dans la nuit avec une patrouille anglaise de la Royal Garrison Artillery ; au niveau collectif, les chants de Noël...
26Ethos – Assurément, la langue, sa langue, est le premier usage que le sujet intériorise et qui constitue le lien avec la communauté à laquelle le hasard de la naissance lui a donné d’appartenir. Bien d’autres normes sont dépendantes de cette appartenance. Ainsi en est-il de la pratique de la contrebande, par exemple. Contre le pouvoir italien (l’Italie est une communauté à laquelle Tönle n’est pas identifié), les villageois sont solidaires de leur pays. Gens de la frontière, et surtout gens d’avant les nations et le nationalisme, pour eux la contrebande n’est pas une transgression qu’ils auraient intériorisée en tant que déviance. Dans le récit, la rencontre avec le gabelou est bien un acte symbolique. Blessé, celui-ci n’a eu que ce qu’il méritait. La vraie violence est celle des nations. Elle vient de l’extérieur. Les armées de l’Italie, comme celles de l’Autriche chassent les gens du Plateau et détruisent celui-ci dans sa matérialité même.
27Par ailleurs, devenir un patriarche, en assumer pleinement la figure, comme fait notre personnage, c’est intérioriser et incarner l’éthique d’une société jusqu’au bout. Tel est Tönle dans la mémoire du lecteur, bien qu’il ait aussi été un homme jeune. La sagesse et l’autorité, ainsi que l’indépendance d’esprit sont ses qualités, ce sont celles du vrai patriarche. Encore que si son histoire s’est conservée dans les mémoires (Rigoni Stern écrit une legenda), c’est sans doute qu’il n’était pas tout à fait comme les autres et que, dans sa singularité, il était, par quelque côté, l’expression du désir de chacun.
28Combien d’autres pratiques et usages qui sont la vie même sur le Plateau, Tonie n’a-t-il pas intériorisés : fêtes, privées ou publiques, façon de cultiver la terre, de traiter avec les autres... L’exil aussi correspond à la perte objective de ces structures qui perdurent dans le sujet. Avant la Grande Guerre, le parent de Prague vivait l’exil concrètement, malgré sa réussite sociale. Mais après, par rapport à ce qu’a été la civilisation du Plateau, ceux qui l'ont connue vivent un exil radical : le vrai déracinement. Il y a là une donnée atavique que Rigoni Stern perpétue en lui et dans son œuvre.
29Genos – Tonie est un mythe, il incarne le mythe de la civilisation traditionnelle du Plateau. Il est l’homme de ce Plateau dont la population, dans le mythe lointain des origines, remonte jusqu’aux cimbres vaincus par Marius, et en quête d’un refuge. Le noyau dur de cette communauté est l’institution familiale, avec son économie et sa culture, comme on le constate quand la fille de Tonie se marie, respectant, malgré la situation difficile de la famille, le rituel de la dot et du repas de noces. Et peut-être que le thème souterrain du récit, qui se confond avec l’horreur de la guerre, est la destruction de la famille symbolisée par la maison : la maison de Tonie, qui avait son cerisier poussant sur le toit, est réduite à n’être plus qu’un amas de décombres, comme toutes les maisons de l’Altiplano, comme la civilisation qu’elles constituaient.
30Epos – Pour ceux qui écrivent et exaltent l’histoire de l’Italie, le Plateau, pendant la Première Guerre mondiale, a été un des lieux de l’épopée nationale. Effectivement, sur l’Altipiano, aujourd’hui, se dresse un monument assez horrible, une sorte d’arc de triomphe, un sacrario construit entre les deux guerres en hommage à tous ces morts italiens qui arrêtèrent l’invasion germanique. Ce n’est pas cette épopée-là que raconte Rigoni Stern. Il avait narré de l’intérieur, c’est-à-dire autobiographiquement, la retraite de Russie. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une anabase dialectale, mais le point de repère pourrait être ce qui, dans notre mémoire littéraire collective, est à l’origine, à savoir la guerre de Troie. L’épopée du Plateau, pour Rigoni Stern, n’est pas celle qu’on aurait pu narrer en faisant revivre l’échec de la Strafexpedition. Notre auteur ne chante pas les armes, ni leur héros. Il montre les malheurs de la guerre, le revers de l’épopée car Tonie est un homme tranquille qui fait paître des moutons, auquel des guerriers interdisent ce travail pacifique, et qui détruiront sa maison. Ce qui le jette en avant, ce n’est pas un désir de mort, mais une volonté de vivre selon des valeurs et des pratiques qui sont les siennes, en même temps que celles de sa terre, enracinées qu’elles sont en lui. En ce sens, il est le héros du Plateau et son histoire est bien une épopée.
31Topos, logos, ethos, genos, epos : je me suis servi assez librement de ces composantes de l'ethnos qu’utilise Carlo Tullio Altan, notamment dans Ethnos e civiltà, Identità etniche e valori democratici2, bien que Rigoni Stern ne soit pas un ethnologue. C’est un écrivain, mais un écrivain chez qui la problématique de l’identité ethnique est repérable, et d’autant plus repérable que les valeurs qu’il revendique sont aussi des valeurs universelles. On dira également qu’il est lui-même Tönle Bintarn, mais il serait peut-être plus juste d’affirmer qu’il est profondément identifié à la culture du Plateau, et que c’est pour cela qu’il invente ce personnage ; qu’écrire cette histoire a été une façon de réaliser et de manifester cette identification. Car il n’y a pas d’épopée (ni de contre-épopée), tant qu’un écrivain ne se dresse pas pour la dire, même si l’auteur de Tönle n’a jamais perdu de vue la dimension de la chronique puisque, « toutes les personnes que nous rencontrons au cours de ce récit avec leurs nom et prénom, ont réellement existé dans ce temps-là et dans ce lieu ».
32Ce temps-là pour Rigoni Stern qui est né en 1921, il ne s’agit pas d’un temps historique quelconque : c’est le temps d’avant la naissance, d’avant que le Plateau cesse d’être une zone de frontière. Le texte et l’auteur se déterminent réciproquement par rapport à cette donnée. Dans un beau récit autobiographique recueilli dans Amore di confine (1986) dont il constitue l’ouverture, et intitulé Le Mie Quattro Case (Mes quatre maisons), Rigoni Stern écrit d’entrée de jeu :
C’était un village de montagne, je dis c’était parce qu’en 1916 la guerre l’a d’abord incendié puis détruit et rasé au sol ; et même si entre 1919 et 1922 il a été reconstruit, ce n’est plus le même maintenant. Ma maison où je ne suis pas né, et que les ancêtres avaient construite il y a cinq siècles, était au centre du village et elle faisait le coin entre une rue qui réunissait les hameaux au Nord avec la place. Ce lieu urbain était connu comme Kantaün vun Stern, le coin des Stern...
33Rigoni Stern évoque d’autres aspects de ce centre du village et il poursuit :
Je me souviens de tout cela dans mon non-vécu d’avant, en raison des récits que me faisaient la tante de mon grand-père et ma mère. Mon père me parlait aussi de ce vieux bourg et de la maison des ancêtres mais il se souvenait occasionnellement, car son travail et son caractère le portaient à s’intéresser à d’autres choses, et il avait un peu honte de son grand-père et d’autres membres de la famille qui avaient été fonctionnaires du Gouvernement Royal et Impérial des Habsbourgs.
34Il y a donc un manque irréparable en amont même de la naissance de Mario Rigoni Stern : un manque à combler qui est la destruction de l’ancienne demeure familiale, du village, du Plateau lui-même. J’interprète également cela comme une façon d’avouer pourquoi l’écriture advient : ce vide doit être comblé, symboliquement, ainsi le discours de l’écrivain s’identifie avec ce qui n’est plus, et qui est la civilisation du Plateau. Une culture, grâce à Rigoni Stern, devient une œuvre littéraire.
35J’ai rapproché l’œuvre de Rigoni Stern de la réflexion de Carlo Tullio Altan pour montrer que Storia di Tönle était l’expression littéraire d’une civilisation dont l'Altipiano dei Sette Comuni avait été porteur : civilisation de la montagne et non pas civilisation urbaine. Civiltà di malga (civilisation d’alpage) s’intitulaient plusieurs articles de Rigoni Stern que le quotidien de Turin, La Stampa, a publiés ces dernières années. Il est curieux de constater également que dans Le mie quattro case, apparaît l’adjectif urbano pour qualifier une portion du village éliminé par la guerre où la famille qui, par ailleurs, entretenait des relations d’affaires hors du Plateau, avait sa demeure. La plaine du Pô, quelle que soit son importance dans l’histoire du monde rural est fondamentalement dominée, depuis le Moyen Âge au moins, par ses villes, et maillée aujourd’hui par le réseau que celles-ci constituent. Dans les années 50, et au-delà, l’Italie du second après-guerre qui prenait une part de plus en plus active dans le développement du capitalisme industriel a connu une destruction progressive de la civilisation paysanne et la promotion des valeurs urbaines. Parmi les idéologies qui ont accompagné ce mouvement de la société figurait la thématique industrialiste développée par Vittorini. S’il est vrai que Storia di Tonie paraît alors que s’est déjà affirmé un reflux (ce qui explique peut-être son succès) et qu’au sein de la prospérité et des nuisances de la société urbaine et industrielle, on récupère historiquement les objets et les valeurs du monde rural, le roman de Rigoni Stern doit être considéré comme une sorte de manifeste qui, à l’opposé d’une culture de la ville, tient un autre discours, refuse implicitement l’hégémonie urbaine, et dit une civilisation de la montagne.
36L’étymologie conduit de civitatem à città qui est la ville en italien et on passe également à travers la série civis, civilem, civilitatem à civiltà qui est la civilisation. L’œuvre de Rigoni Stern, ne serait-ce que dans le choix de cet espace du Plateau alpin, s’inscrit dans une perspective radicalement autre pour montrer que le monde de la montagne n’est pas moins civilisation que celui des villes de la plaine. On en conclut alors qu’englober le Plateau dans la ville alpine – Vicence – est la construction négative de notre temps impliquant la destruction de la civilisation du Plateau.
37Détruire la civilisation du Plateau c’est continuer la guerre. Le sens réel de la Grande Guerre dans la logique rigonienne la plus profonde, c’est l’anéantissement de la civilisation du Plateau. Certes, il y a eu une reconstruction matérielle, mais cela n’a été qu’une reconstruction. Rigoni Stern la raconte dans L’Anno della vittoria (L’Année de la victoire) (1985) qui commence par une description atroce du champ de bataille vu dans le regard d’un jeune adolescent et qui s’achève par la naissance d’un enfant. Le livre peut aussi être lu comme la métaphore du geste de l’écrivain, dont l’œuvre est à la fois reconstruction spirituelle de l’authentique civilisation du Plateau et continuation de celle-ci à travers des livres qui entendent rester une chronique. Gli Anni di Giacomo (Les Années de Giacomo) (1995) qui constituent un pont entre la Première et la Seconde Guerre mondiale, mettent notamment en scène trois faits réels advenus sur le Plateau : la récupération du matériel de guerre (cuivre des obus etc.), la construction du Sacrario et puis la vie qui reprend et qui continue. Dans ce livre également on peut voir une triple métaphore (jusqu’à quel point consciente ?) du projet de l’écrivain. C’est sans doute parce que sa naissance sur le Plateau et son histoire familiale ont fait de Rigoni Stern un homme intérieurement voué à la guerre qu’il a voulu, en écrivant, récupérer lui aussi un certain matériel de guerre (souvenirs personnels et récits du passé), édifier une œuvre qui est le contraire du monument rhétorique que le régime fasciste a fait surgir au milieu du Plateau. Parce qu’il a l’expérience de ce déploiement de la mort violente qu’est la guerre, son œuvre entend exprimer le passé et le présent de la vie, le passé ne vivant que dans le présent que sont le dire et l’écrire aujourd’hui.
38La contingence pour Rigoni Stern c’est le Plateau dont il a décrit les arbres et l’histoire dans Arboreto salvatico (Plantation sauvage) (1991) » ainsi que la vie quotidienne des bêtes et des gens, y compris la chasse, saisie à travers de courts épisodes de l’existence quotidienne comme dans Uomini, boschi e api (Hommes, bois et abeilles) (1980).
39Un des plus beaux récits de ce recueil de nouvelles, est intitulé « Segni sulla neve » (Signes sur la neige). Ces signes sont les traces – traces de sang aussi – d’un lièvre blessé par une automobile, qui s’enfuit, que le Je du récit a suivi longuement. En lisant la nouvelle, ceux qui connaissent Rigoni Stern et son œuvre voient le Plateau avec ses montagnes, la neige, la glace, les bois, associant le cimetière autour duquel l’homme et le lièvre rôdent, ainsi que les corbeaux, au champ de bataille, à la guerre, à la retraite dans la neige de Russie où marchait déjà un je solitaire. Et comme la sagesse populaire l’a toujours su, les mots écrits sont, eux aussi, des signes sur un espace blanc.3
40Je remercie Sabina Zanon Dal Bo pour sa contribution à cette interprétation de l’œuvre de Mario Rigoni Stern.
Notes de bas de page
1 « Et pour qu’on ne puisse suivre leurs empreintes directes, il les traîne par la queue vers sa caverne ; ayant ainsi tourné en sens inverse leurs traces, il tenait ses prises cachées dans l’ombre de son rocher », Paris, Les Belles Lettres, 1960, p. 54.
2 Milan, Feltrinelli, 1995.
3 Les textes de Mario Rigoni Stem en italien sont publiés aux éditions Einaudi de Turin. En français sont disponibles : en 10/18 : Histoire de Tonie (Verdier, 1988), 1995 ; Le Serpent dans la neige, 1995 ; La Chasse aux coqs de bruyère, 1997 ; chez Laffont : L’Année de la victoire, 1998 ; Les Saisons de Giacomo, 1999 ; à La Fosse aux ours : Arbres en liberté, 1998 ; Le Livre des animaux, 1999.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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