De la montagne à la ville. L’inspiration de Slataper du Carso à Trieste
p. 293-302
Texte intégral
1Trieste est un port adossé à la montagne, ce Carso qui l’enserre depuis les falaises de Duino, où Rilke s’abandonnait à ses rêveries élégiaques en se promenant le long du sentier qui surplombe la mer, jusqu’aux premiers promontoires de l’Istrie d’où l’on domine le golfe. De la piazza Oberdan, un funiculaire vous permet de grimper jusqu’à Opicina, traditionnelle promenade dominicale des citadins, juste au poste frontière de la Slovénie. Une double tradition de culture physique invite les Triestins à pratiquer les sports nautiques et la voile, aussi bien que l’escalade et la spéléologie, comme c’était le cas pour l’écrivain Giani Stuparich.
2En 1912, les éditions de La Voce publient à Florence Il mio Carso, une sorte de poème en prose autobiographique d’un jeune austro-triestin, Scipio Slataper, venu achever ses études dans la capitale littéraire de l’Italie, comme l’y autorisait la réglementation universitaire de l’Empire autrichien. Trois ans plus tôt, Papini, Prezzolini et la fine fleur des écrivains florentins qui avaient impressionné le visiteur Gide, découvraient un jeune intellectuel prodige aux allures de barbare (par son nom slave et sa tenue) à qui ils allaient bientôt confier la codirection de la plus célèbre revue littéraire de la péninsule. Dans une série d’articles parus dans La Voce et surtitrés Lettere triestine, ce patriote italien de culture mittel-européenne y exposait la situation sociale, culturelle et politique de ce grand port de l’Empire austro-hongrois dont les irrédentistes réclamaient le rattachement à l’Italie, avec une largeur de vue qui le fit qualifier de slavophile par les nationalistes italiens de Trieste les plus acharnés. La dimension politique du conflit des nationalités n’est pas absente de Il mio Carso, ne serait-ce que parce que les Italiens étaient majoritaires et hégémoniques dans la ville, alors que le Carso était largement peuplé de Slovènes.
3Le premier titre envisagé était plus justement Il mio Carso e la mia città : l’auteur y chante son amour de la ville et du relief karstique qui l’entoure. Notre propos est de mettre en lumière le dynamisme à la fois thématique et narratif qui lie Trieste et sa montagne, mais aussi la tension dramatique d’une âme en quête d’identité et qui se sent parfois partagée par une double appartenance – « sans doute suis-je d’une ville jeune, mais mon passé ce sont les genévriers du Carso »1 – laquelle recoupe une série d’oppositions : mer / montagne ; bourgeois / paysan ; italien / slave ; culture adriatique / civilisation balkanique. L’œuvre est à la fois un poème de l’exil (« la patria è lontana » revient comme un refrain) et un poème du retour. C’est en effet lorsqu’il se trouve loin de sa ville natale que Scipio est inspiré par elle. À vrai dire, lors de son séjour florentin, c’est plus précisément à l’occasion d’une excursion sportive, lorsqu’il ose entreprendre avec Prezzolini en janvier 1910 l’ascension du Secchieta enneigé, un mont de l’Apennin en Toscane, qu’il se remémore son Carso et que l’envie lui vient de l’évoquer. Le livre sera écrit en partie à Florence et en partie sur le Carso où Scipio se retirera dans une cabane près de Ocisla pour y trouver le recueillement propice à l’inspiration. Une écriture entre ville et montagne.
4Dans sa chambre d’étudiant florentine, raconte l’auteur de Il mio Carso, il tentait d’écrire pour La Voce un article sur « Lo sviluppo d’un’anima a Trieste » (« L’épanouissement d’une âme à Trieste ») mais il était en panne d’inspiration. Ses amis arrivent et déplorent que les piles de livres lui masquent en partie l’horizon : « en face, la colline de l’Incontro rougit à l’aurore et si tu te mets à la fenêtre et que tu regardes sur la gauche, Fiesole est claire comme un cristal ambré ». Ils le persuadent d’aller du côté de Vallombrosa, une station de ski alpin, pour escalader le Secchieta. Hors de la ville, par les sentiers des charbonniers, je suis, dit-il, « une bête irrationnelle ». Il se met à hurler sur la neige comme un fou parce que « tout est beau ». Même le pain de l’auberge, fait sur place il y a une semaine, est bon.
5L’ascension du Secchieta ne fut pas de tout repos, si l’on en croit une lettre à sa mère du 17 janvier 1910 qui complète le récit du livre : le paysage était enchanteur avec des rameaux de hêtres dans la futaie qui ressemblaient à des amandiers en fleur, mais les blancs pétales étaient de givre ! Des branches des arbres, des glaçons tombent dans son cou. Les yeux sont éblouis de blancheur. La pente est raide et nos montagnards dérapent sur la neige dure : glissades, bonnet qui dévale et qu’il faut récupérer... Prezzolini conseille de contourner un ravin obstrué de neige, mais Slataper veut foncer tout droit. Tout à son effort, le montagnard ne ressent plus que l’obstacle à vaincre : « il n’y a plus que moi et la montagne ; rien d’autre. Et il ne doit y avoir que moi au sommet » (C, p. 103), une cime perdue dans le brouillard, au point que les marcheurs commencent à désespérer de voir quelque chose, une fois arrivés. Slataper lutte en vérité contre la pesanteur de la ville bourgeoise et intellectuelle : « même si éternellement toute la ville et sa lassitude sont en toi et si tu ne peux y échapper, – qu’importe : tu montes ; il n’y a que cela de vrai ; tu le dois : c’est cela seul qui est beau » (C, p. 104). Grâce à son alpenstock, il atteindra le sommet qui se perdait dans le brouillard et découvrira la chaîne dorée des Apennins : « une chose divine ».
6Là-haut, la neige est encore vierge et avec son alpenstock Scipio y a tracé les mots Voce, proposant à ses camarades que chaque année la revue fête son anniversaire par cette ascension : il se réjouit qu’ici ne puissent venir ni les dames aux longues robes ni les ministres qui jouent au tennis en col amidonné, tout en déplorant que d’autres jeunes Italiens ne soient pas venus comme eux conquérir les sommets.
7Alors des souvenirs d’enfance et d’adolescence lui reviennent. Scipio se rappelle qu’il a vécu six mois sur le Carso pour remédier à son « anémie cérébrale ». Il y a retrouvé la vigueur au contact de la terre, d’un torrent, de l’air tonique et du soleil. Durant ce séjour de convalescence, il a guetté l’arrivée du printemps et il s’est senti renaître : l’envie lui venait d’étreindre les arbres : il était alors en communion avec la nature : « tout m’était fraternel », ce sentiment de fraternité que plus tard, lors de l’ascension du monte Kâl, il éprouvera quelque peu en rencontrant un paysan Slovène. De là-haut, il dominait la mer scintillante sous le soleil et imaginait un monde infini au-delà de l’horizon. La montagne fut ainsi de manière très classique à la fois exercice salutaire et source d’élévation de l’âme, émulation de l’esprit de conquête.
8Toutes ces ascensions, décalées dans le temps (le Carso autrefois) ou dans l’espace (en Toscane) lui permettent littéralement de remonter à ses origines dans la mesure où, il y a quelques siècles, un aïeul slave est descendu des montagnes dinariques pour débarquer dans le port franc : les Slataper se sont italianisés comme tant d’autres et embourgeoisés. Leur progéniture commence son récit par une palinodie célèbre : il avoue à ses amis florentins qu’il a été tenté de se faire passer pour un barbare plein de force, né sur le Carso ou dans les forêts de Croatie ou dans la pleine morave, alors qu’il n’est qu’un pauvre Italien décadent, anémié. Pour reprendre des forces, pour réaffirmer la vitalité de sa ville, il lui faut à nouveau remonter sur le Carso.
9Le voilà qui entreprend en solitaire l’ascension du monte Kâl, un pierrier brûlant sur lequel sa chair se sent (bien) comme sur une braise et il jouit d’affronter des rochers aussi anguleux que ses os. Il fait corps avec le Karst et la bora (ce terrible vent du nord qui s’abat parfois sur la ville en détrompant ses allures méditerranéennes) qui le fouette et lui tire les oreilles : il la reçoit comme le souffle vital de ce géant de frère, le Kâl imposant. De là-haut, la mer s’enfle de toute sa profondeur pour se déverser contre un pan de ciel. En dessous, dit fièrement le narrateur à ce mont vénéré, « la ville grince et se tord lorsque tu déchaînes ton âme rauque » (C, p. 56) et de s’écrier : « Frère, avec ta grande âme, je veux descendre là-bas. » Réanimé par l’air des cimes, revitalisé par la pierre, le jeune homme entend bien reconquérir sa ville, l’investir. Pour redescendre, il agite ses bras comme on bat des ailes ; il plane ; il dévale le mont ; un caillou instable le fait trébucher, un abîme s’ouvre où il va se fracasser ; pas du tout : ses jambes sont à la fois solides et souples. Il descend sur la ville comme Alboin, le Roi lombard, au vie siècle s’emparait de la Vénétie. Il se proclame lui-même roi barbare !
10Sur sa route se dresse alors une figure initiatique qualifiée de Mongol aux pommettes saillantes. C’est un paysan slovène : Slataper apostrophe ce « fils de la grande race future », frère de tous ces Slaves qui, de la Serbie à la Bohême, se réveillent enfin pour secouer l’Empire habsbourgeois. Il le provoque, il l’excite, il l’invite à ne pas craindre les citadins frileux qui lui volent ses terres, à ne pas se contenter de vendre son lait et ses narcisses aux bourgeoises du Caffè Specchi. Il l’invite à prendre aussi possession de la ville.2 En cet instant, il se sent à nouveau faible et il doute de lui-même et des Italiens : « ton Carso ne régénérera plus ta ville ». Mais une nuit de sommeil efface tout : à l’aube il renaît et se sent désormais plus fort qu’Alboin et même que Bismarck. Il aperçoit en contrebas la belle ville blanche et d’un bond, il se jette sur elle.
11Il se revoit lors de la grande manifestation de 1905 quand la foule réclamait la création d’une université italienne à Trieste (il avait alors dix-sept ans) ; arrêté par un gendarme impérial, représentant de cette force « qui avait tenu le monde de sa poigne », il réussit à s’échapper et alla symboliquement, sa liberté conquise, se laver le visage et les mains dans la mer :
Je bus l’eau salée de notre Adriatique. Au loin, dans le couchant, les Alpes italiennes étaient rouge et or comme des dolomites. Sur les trabaccoli romagnols pendaient d’allègres drapeaux tricolores. (C, p. 65)
12Ce sont à la fois la montagne et la mer qui appellent à la résistance contre la domination germanique : d’un côté, le rempart de l’arc alpin et de l’autre, cette mer vénitienne, symbole d’une civilisation opposée à la civilisation danubienne.
13En ville, avoue-t-il, « je m’ennuyai beaucoup », avant de grimper là-haut sur le Carso. Cette ascension l’a transformé. Pourtant, il lui arrive de percevoir dans les rues une atmosphère policière, une méfiance réciproque dans le borgo teresiano ; les quartiers modernes. « Je me retourne brusquement. Là-haut est le monte Kâl. Pourquoi suis-je redescendu ? » (C, 67). Pour se redonner confiance, il lui suffit de regarder la montagne, puis d’aller boire un verre d’eau de vie dans une taverne de Cità vecia, le vieux quartier populaire haut perché, pour qu’à nouveau il se sente bien dans sa ville.
14Il va s’enivrer de l’activité du port qui était à l’époque le grand débouché de l’Empire et l’un des plus actifs d’Europe. Il aime le mouvement, le vacarme, les couleurs et les odeurs de toutes ces marchandises – café, riz, oranges, laine, huile – débarquées des navires d’Orient et d’Amérique et chargées sur les trains qui vont traverser l’Europe centrale et remonter jusqu’à l’Elbe. Il est au comble de l’excitation à l’idée qu’autour de la Bourse et des docks se décide l’avenir du monde. Notre jeune intellectuel proche des idées socialistes est étourdi par les prodiges d’un Lloyd capitaliste qui a su fusionner l’armateur, le banquier, le constructeur naval et l’assureur. Ne va-t-il pas regretter de n’être pas un commerçant ?
15Néanmoins, dans son esprit, la grandeur de la ville reste liée à la montagne qui a offert ses blocs de calcaire pour endiguer les flots : « pour le nouveau port, nous avons miné et réduit en morceaux une montagne entière » (C, p. 73).3 Le port tient sa force de la roche karstique.
16Précisons maintenant comment le narrateur passe d’une séquence à l’autre, en inversant la chronologie pour suivre la logique de son imaginaire. Après avoir célébré la puissance financière, industrielle et commerciale de Trieste, le narrateur nous fait revivre l’ascension du Secchieta (pourtant à l’origine de son inspiration) comme une sorte de rêve qui s’achève par la visite impromptue de la petite chapelle dressée au sommet, et brusquement interrompue au moment où Scipio glisse au pied de la madone, pour faire place à un autre souvenir : sur une plage de Trieste il caresse les cheveux de son amie Anna Pulitzer dont nous allons apprendre qu’elle s’est suicidée (en mai 1910). C’est sans doute la mater dolorosa de la chapelle du Secchieta qui, à travers le sentiment du sacrifice et de la quête de rédemption, a ramené Scipio, du mont florentin au port triestin.
17Mais son esprit ne cesse de balancer de la montagne à la mer et de Trieste au Carso : là-haut, le jeune homme, culpabilisé peut-être à l’idée que la jeune fille ne se sentait pas assez aimée, est aussi en quête d’une innocence perdue :
et je suis un petit enfant qui grimpe sur une montagne verte, en sautant et en cueillant des fleurs, et tout à coup s’ouvre à ses pieds la vallée avec ses villages et la ville au loin, pleine de lumière embrumée. (C, p. 107)
18Scipio, tenté à son tour par le suicide, ne se console pas aussi facilement : aux vertes dolines s’opposent les blancs lapiaz. La roche semble « un cri terrible, pétrifié » : le jeune homme désespéré y projette sa douleur. Il se recroqueville dans un creux de rocher qui domine la mer, en dissimulant honteusement son visage dans ses mains et en s’adressant à la défunte, avec l’espoir que, dans ce silence et cette solitude, la terre puisse s’ouvrir et rendre sa proie. Il déclare ne pas croire en Dieu, mais croire en la possible renaissance de la jeune fille. La montagne est bien le lieu où l’on interroge le ciel sur le mystère de la mort.
19Le Carso a partie liée avec la mort car la blancheur de la pierre sèche et stérile y alterne avec le noir des grottes et des gouffres, ces terribles foibe où s’amoncelleront plus tard les ossements des Slaves exécutés par les fascistes dans les années vingt, puis des Italiens exécutés par les titistes dans les années quarante, mais où déjà, avant Slataper, Jules Verne faisait sombrer Mathias Sandorf. Une terre pleine de fentes et d’abîmes. Les connotations du blanc et du noir sont éloquentes :
le lichen desséché grisonne sur la roche blanche » ; « rochers gris de pluie et de lichens, tordus, fendus, hérissés » ; « je suis face à la mort et je la regarde envoûté comme je regarde cette roche fendue sous mes pieds » ;
Carso, « toute l’eau s’abîme dans tes crevasses » ; « grottes
20froides, obscures. La goutte qui porte en elle tout le terreau dérobé, tombe régulièrement, mystérieusement, depuis cent mille ans » ; « les montagnes se délitent, la vallée se referme, le torrent disparaît dans le sol » ; « l’abîme ne fait pas horreur. On peut s’y laisser tomber ».
21Dans sa révolte impuissante, le jeune homme voudrait arracher la morte à son tombeau de « pierre polie », briser la dalle, ou bien la couvrir de tous les genévriers du Carso et d’un énorme rocher et des ombrages d’un jeune chêne. Le végétal qui défie la stérilité de la roche calcaire va lui redonner le sentiment d’une renaissance possible. « Je veux redevenir fort et dur. L’air du Carso a déjà effacé de mon visage la pâleur de la chambre ».
22La vie renaît de la mort, comme la fleur de la roche : « baise les thyms sauvages qui extraient la vie de la pierre ! Ici tout est pierraille et mort. Mais quand une gentiane réussit à relever la tête et à fleurir, en elle est recueilli tout le ciel profond du printemps » (C, p. 131). C’est pourquoi Scipio pourra lui aussi, après cette pénitence, relever la tête et s’écrier : « Carso, ma patrie, sois béni. » La mort fait partie de la vie ; elle ne l’arrête pas. Le narrateur imagine déjà qu’une fille du Carso viendra lui redonner le goût de vivre et, s’adressant à l’âme sœur disparue, il nous associe à la communion des vivants et des morts : « Nous aimons ta mort, comme nous avons aimé ta vie. » C’est pourquoi, répète-t-il, dans une ultime litanie : « Mon Carso, tu es dur et bon. »
23Le Carso n’est pas stérile, car de temps à autre s’ouvre une doline tranquille où ce relief si souvent tourmenté « se repose comme un enfant parmi les pêchers roses et les enfilades d’épis de maïs ». Mais surtout – et le récit s’achève sur cet hymne qui conjugue l’amour du Carso et de Trieste – l’eau fraîche engloutie dans les grottes et les abîmes vient fertiliser la ville. Là, où jadis était un marais, l’Impératrice Marie-Thérèse a tracé ce quadrillage de rues et du grand canal qu’est le borgo teresiano. « J’aime l’eau de tes grottes canalisée pour le bienfait des mes droites. J’aime ces femmes du Carso qui, serrant entre leurs dents le nœud de leur foulard pour résister à la bora, descendent à plusieurs en ville, avec sur la tête un seau de nickel plein de lait chaud », à l’aube, alors que la ville est encore endormie dans la brame. Nombreux sont les Triestins qui ont eu, comme Saba, une nourrice slovène. Le Carso au « lait sain » et « au miel odorant » est bien la terre-mère qui nourrit ce port où tout est « ordre et travail » et où, à six heures du matin sur les quais plus de deux cents journaliers brandissent leur livret de travail pour être embauchés, alors que « Trieste s’éveille pleine de mouvement et de couleurs ». L’hommage de la prospérité commerciale et de la vitalité industrielle de cette ville qui doit aussi sa richesse à la main d’œuvre des Slovènes descendus de l’arrière-pays, va de pair avec celle du Carso rude et sauvage.
24Dans la solitude de la montagne, celui que ses amis florentins ont baptisé le barbare Pennadoro (Slataper en croate signifie plume d’or), a appris à aimer la vie sans avoir peur de mourir. De par sa culture citadine héritée de la bourgeoisie libérale, c’est aussi un patriote. Renforcé par l’épreuve, il est prêt à se battre, à prendre des risques, éventuellement à sacrifier sa vie pour que Trieste redevienne italienne :
Nous aimons Trieste pour l’âme tourmentée qu’elle nous a donnée. Elle nous arrache à nos petites douleurs, et elle nous fait siens, et en même temps frères de toutes les patries opprimées. Elle nous a élevés pour la lutte et le devoir. Et si des plantes d’Afrique et d’Asie que ses marchandises sèment dans nos entrepôts, si de sa Bourse où le téléphone de Turquie ou de Porto-Rico rythme tranquillement sa nouvelle base de richesse, si de son effort pour vivre, de son âme chagrinée et brisée s’affirme dans le monde une nouvelle volonté, Trieste est bénie de nous avoir fait vivre sans paix ni gloire. Nous t’aimons et nous te bénissons, parce que nous sommes contents s’il le faut de mourir dans ton feu.
25C’est sur les pentes du Pogdora, un mont proche de sa ville natale, en décembre 1915, que Slataper qui avait déserté la conscription autrichienne pour s’enrôler dans l’armée italienne, se portera volontaire pour une mission sans espoir de retour.
26En l’occurrence, c’est à la force paysanne du Carso que, dans une large mesure, Trieste doit son énergie centrifuge, comme elle doit son énergie centripète aux lointains apports extérieurs attirés par le port franc. L’originalité de Slataper est de dépasser les oppositions montagne/ville ; paysan/bourgeois ; sauvage/urbain ; slovène/italien, nature/culture. Toutefois, il n’y a pas de réciprocité équilibrée entre ces termes, mais mouvement dans un seul sens, même si le narrateur va se ressourcer plusieurs fois dans le Carso. La montagne nourrit la cité de son eau, de son lait, de ses femmes généreuses, de ses hommes rudes ; la pierre du Carso édifie le port et la ville ; le paysan (slovène) revitalise le bourgeois ; le slave s’italianise et s’intègre dans le creuset du port, l’art se renouvelle par le sentiment du primitif ; la culture se relie à la nature. Et la langue italienne s’enrichit des apports du dialecte, ce qui n’est pas le moindre charme de ce poème en prose échevelé.
27Cette autobiographie lyrique est le fruit d’une quête d’identité et d’un drame intime qui imposaient une rupture et une ascèse : le Secchieta et le monte Kâl ont été les montagnes qui ont accouché de l’écriture et produit un chant aussi tourmenté que le relief karstique et d’une vitalité égale à celle du port impérial, unissant en un même hommage Trieste et le Carso.
Notes de bas de page
1 Scipio Slataper, Il mio Carso, Milan, Mondadori, 1958. L’abréviation C suivi de la page renvoie à cette édition.
2 En 1910, la moitié de la ville était italophone et un quart slavophone.
3 La phrase italienne au passato remoto scande cet exploit par une allitération des m plus marquée que dans notre traduction.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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