Écritures nietzschéennes de la montagne
p. 277-291
Texte intégral
1Si, au début de Also sprach Zarathustra, Zarathoustra se décide à quitter la montagne où il s’était réfugié alors qu’il était « âgé de trente ans » et où « durant dix années il avait « joui de son esprit et de sa solitude »1, la montagne n’en apparaît pas moins porteuse d’un certain nombre de caractères symboliques et pourvoyeuse de valeurs que le « Prologue » livre a posteriori. Ce sont, en particulier, les caractères que le vieil ermite que Zarathoustra rencontre en descendant de la montagne prête à celle-ci : la solitude, la pureté, la méditation, et que lui, renie. Mais ce sont aussi les valeurs que la montagne lui a apprises et qu’il cherchera à enseigner aux hommes de la vallée comme la volonté de puissance et la liberté.
2Le vieillard « qui avait quitté sa sainte hutte pour chercher sous bois des racines » (Z, p. 22) n’est pas en effet sans reprocher à Zarathoustra son retour dans le monde des hommes : « Comme dans la mer tu vivais en ta solitude, et la mer te portait. Malheur ! Voudrais-tu toucher terre ? Malheur ! Voudrais-tu de nouveau traîner ton corps ? » (ibid). Puis il l’abjure de ne pas aliéner l’être qu’il s’était forgé sur la montagne et de garder cette pureté originelle dans laquelle il s’est tenu en restant dans une proximité avec les animaux : « Point ne va chez les hommes, et reste dans la forêt ! Ou, mieux encore va chez les bêtes ! Pourquoi n’as-tu vouloir d’être comme je suis – un ours parmi les ours, un oiseau parmi les oiseaux ? » (Z, p. 23). Et il l’exhorte enfin à se consacrer comme lui à la méditation : « Je fais des chants et je les chante, et, quand je fais des chants, je ris, je pleure et grogne ; de la sorte je loue Dieu. Chantant, pleurant, riant, grognant, je loue le dieu qui est mon dieu » (ibid).
3Quand bien même la solitude de l’esprit créateur, « incomprise du peuple qui n’y verra qu’une fuite devant la réalité » serait, comme l’écrira Nietzsche dans Zur Genealogie der Moral, une façon pour lui « de se plonger, de s’enfoncer, de s’abîmer dans la réalité pour nous ramener un jour, lorsqu’il reviendra à la lumière,... la levée de l’anathème jeté sur elle par l’idéal »2, Zarathoustra préférera cependant y renoncer pour, sur la place publique de la ville la plus proche, tenter d’enseigner le Surhumain, en d’autres termes que « L’homme est quelque chose qui se doit surmonter » (.Z, p. 23). Maintenant que « Dieu est mort, explique-t-il, le surhomme est le sens de la terre » (Z, p. 24) et ce sens, Zarathoustra le trouve dans la volonté de puissance et dans la liberté. En soulignant que « ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont et de n’être pas un but : ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin » (Z, p. 25), il ne manque pas d’insister en effet particulièrement sur l’une et sur l’autre. Ainsi, par exemple, déclare-t-il aimer « celui dont l’âme se prodigue, qui se veut gratitude et point ne rend, car toujours il prodigue et ne se veut garder » (,Z, p. 26) ou « celui qui est d’un libre esprit et d’un cœur libre : sa tête ainsi n’est que l’entraille de son cœur, mais au déclin son cœur le pousse » (Z, p. 27).
4Que son discours n’emporte pas l’adhésion car, reconnaît Zarathoustra lui-même : « Oui certes trop longtemps vécus dans la montagne ; trop écoutai torrents et arbres ; maintenant je leur parle comme l’on parle aux chevriers » (Z, p. 29), prouve bien que la montagne est le lieu où s’élaborent le Surhumain et les valeurs qui lui sont attachées. Mais, Zarathoustra sera amené à tenter d’imposer de nouveau ses convictions ; si, pour ce faire, il cherche des créateurs comme lui : « Le créateur, le moissonneur, le célébrant de la fête, voilà qui je me veux associer : c’est l’arc-en-ciel que je lui montrerai et toutes les échelles du surhomme » (Z, p. 33), il n’est pas non plus, sans recourir symboliquement à ce qu’il a appris dans sa solitude montagnarde et sans équilibrer sa fierté par la ruse. Il confie, en effet, à ces deux animaux qui furent ses compagnons sur la montagne, l’aigle, « la bête la plus fière sous le Soleil » et le serpent « sous le Soleil la plus prudente bête » (Z, p. 34), le soin d’aller en reconnaissance et, se souvenant des paroles « du saint dans la forêt » (ibid), se persuade :
Que ne suis-je plus prudent ! Que n’ai-je donc, tel mon serpent, foncière prudence ! Mais je demande l’impossible ici ; car je demande à ma fierté que toujours avec ma prudence elle aille de conserve. (Z, p. 34)
5Cet imaginaire nietzschéen qui rompt avec bien des représentations précédentes de la montagne ne sera pas sans postérité. De fait, les différents schèmes que le « Prologue » de Zarathustra lie à la montagne, d’une manière ou d’une autre : directement ou indirectement, négativement ou positivement, et que le chapitre « De l’arbre sur la montagne » déploiera de nouveau, constitueront autant de schèmes obligés de toute appréhension ultérieure de la montagne qui s’inscrit dans la mouvance nietzschéenne.
6À l’évidence, l’imaginaire social manifeste certains d’entre eux. Ainsi la volonté de puissance pour le moins se trouve-t-elle déjà inscrite dans les châteaux de Louis II de Bavière, et, en particulier, dans celui de Neuschwannstein, même si la perspective est encore plus wagnérienne que nietzschéenne, comme elle le sera plus tard dans le choix pour Quartier général du nid d’aigle de Berchtesgaden par Adolf Hitler. Mais c’est l’imaginaire musical et littéraire qui les reconduira toutefois le plus régulièrement.
7Sans doute pourra-t-on objecter que Richard Strauss présentera plus son Also sprach Zarathustra comme un hommage à Nietzsche, fût-ce à travers une tentative d’exprimer par la musique la volonté de puissance, que comme une authentique perspective musicale sur la montagne, et cela même s’il fait figurer sur la partition les premières lignes du « Prologue » de Zarathustra. En revanche, de Scandinavie en Italie, de France en Allemagne, nombreux sont les écrivains qui, influencés par la pensée du philosophe allemand3, tendent, au tournant du siècle, à faire de la montagne le lieu privilégié de leur surhomme.
8Ainsi en est-il tout d’abord des Mysterier de Knut Hamsun4. Le personnage de Nagel, qui apparaît comme la figure hamsunienne du surhomme, évolue, en effet, dans une petite cité de la côte norvégienne. Or, s’il ne s’agit pas encore de haute montagne, du moins trouve-t-il à maintes reprises dans la forêt sur le bord du fjord un lieu de solitude et de méditation où il peut, en outre, exprimer son énergie dans la communion avec la nature.5 De même, dans Trionfo della morte de Gabriele D’Annunzio6, Giorgio Aurispa, héros décadent auquel correspond d’habitude plutôt un cadre urbain, semble appeler également un univers montagnard, parce qu’il incarne une forme de surhomme (une citation de Nietzsche sert d’exergue au roman et la doctrine de Zarathoustra est largement développée au livre V). Dans ses moments cruciaux – au livre III, chapitre II —, l’action se passe en effet dans un ermitage sur un promontoire rocheux du côté d’Ancane. Il n’est pas non plus jusqu’à Gide qui, dans L’Immoraliste n’esquisse cette solidarité du surhomme et de la montagne. À Ravello, sur la côte italienne où son narrateur oublie son mal et apprend à vivre dans le présent, en rendant un culte au corps et au soleil, la « recrudescence de vie7 » qu’il observe en lui trouvera sa sanction dans l’escalade de la montagne au-dessus de la ville.8
9Ce sont toutefois deux textes allemands qui s’inscrivent pleinement dans la perspective d’une écriture nietzschéenne de la montagne : Peter Camenzind de Hermann Hesse et Der Zauberberg de Thomas Mann. Si les deux textes semblent de prime abord très éloignés l’un de l’autre : court récit de jeunesse dans un cas, vaste roman de la maturité dans l’autre, ils se présentent néanmoins comme deux variations autour de la philosophie de Nietzsche9 et comme deux versions d’une écriture nietzschéenne de la montagne.
10Les itinéraires de Peter Camenzind et de Hans Castorp sont certes différents. Le personnage de Hermann Hesse, semblablement à Zarathoustra, descend de la montagne et essaie d’imposer les valeurs qui sont les siennes : celles d’un individu libre et farouche, à ceux de la plaine, alors que celui de Thomas Mann qui « était né et habitué à respirer quelques mètres à peine au-dessus de la mer » est « transporté dans ces régions extrêmes »10 que sont les montagnes où se passera toute l’action du roman. Dans les deux textes cependant, sont déployés les principaux schèmes nietzschéens de la montagne. Celle-ci, en effet, est non seulement ce lieu à l’écart, propice à la solitude et à la méditation, qui révèle les essences dans leur pureté originelle mais aussi le lieu où s’éprouve la vérité des êtres et des choses et où s’impose l’idée du Surhumain.
11Dans Peter Camenzind comme dans Der Zauberberg, la montagne se livre d’emblée comme un espace en marge de la vie qui se concentre dans la plaine, comme un espace à part face au monde d’en bas, presque comme un espace sacré par rapport à un espace profane. Elle manifeste alors une pureté qui, dans le premier, est pureté des origines, proximité des essences, et, dans le second, est transcendance du monde d’en bas. Pour le héros d’Hermann Hesse, la montagne où il a été élevé apparaît, en effet, parce que hors du monde, comme mieux à même de révéler les essences. Ainsi, elle lui permet de plonger son regard au fond de l’abîme des choses :
j’écoutais le vent souffler toutes ses musiques dans la cime des arbres, j’écoutais les torrents mugir dans les gorges, les fleuves s’écouler doucement dans les plaines, et je savais que c’était là la langue de Dieu et que ce serait retrouver le paradis que de comprendre cette langue obscure et primitive.11
12Plus particulièrement, elle le met en contact avec les nuages qui
planent entre le ciel de Dieu et la pauvre terre comme de beaux symboles de toutes les aspirations humaines, participant de l’un et de l’autre [...] et comme ils sont suspendus entre ciel et terre, incertains, chargés de désir ou de violence, les âmes des humains sont suspendues, incertaines, chargées de désir ou de violence, entre le temps et l’éternité. (PC, p. 230)
13Elle autorise enfin une appréhension immédiate de la vie :
après des chutes de neige qui ont duré des semaines, l’atmosphère est tellement purifiée que, quand vous vous trouvez au soleil, l’air qui entre dans vos poumons et qui en sort vous cause, chaque fois, une pure jouissance. (PC, p. 364)
14Pour Hans Castorp qui, lui, vient d’en bas, la montagne apparaît vite, en plus du lieu de sa guérison, comme un accès à une pureté que les miasmes de la plaine lui voilaient et, partant, comme une révélation. Si « la route qui mène au sanatorium du Berghof est rocheuse, sauvage et âpre » (DZ, p. 11), c’est qu’elle représente l’effort qu’il convient de fournir pour accéder à la lumière, à cette pureté même des choses, qui sera révélée ensuite à Hans Castorp par une atmosphère limpide :
la deuxième journée complète que le visiteur avait passée en haut avait été d’une splendeur vraiment estivale. Le ciel luisait d’un bleu profond au-dessus des cimes lanciformes des pins, tandis que le village, au fond de la vallée, étincelait sous un jour cm dans la chaleur et que le tintement des clarines des vaches qui, allant et venant, paissaient sur les pentes l’herbe courte et chaude des pâturages, animait l’air d’une gaieté doucement contemplative. (DZ, p. 132)
15Plus tard, « le monde, le monde étroit, haut et perdu de ceux d’en haut » lui apparaîtra comme « capitonné et emmitouflé » (DZ, p. 375) sous une neige qui versait « une clarté laiteuse qui avantageait le monde et les hommes » (ibid), comme un monde qui « semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle [...] cachée et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre » (DZ, p. 378).
16Si la montagne permet à Peter Camenzind de comprendre le sens du monde et de s’éprouver soi-même comme être vivant, en communiant avec elle et en s’identifiant à ses forces vives, il est saisi par la révélation de la beauté et de tout un univers de possibilités illimités. De fait, le jeune homme voit dans les arbres « des ermites et des combattants, étroitement apparentés aux montagnes, car chacun d’eux, surtout ceux qui se dressaient tout là-haut, menait sa lutte silencieuse et tenace contre le vent, les intempéries et la rocaille pour subsister et croître » (PC, p. 220), avant de trouver dans « les montagnes et le lac, la tempête et le soleil [...] des amis » qui lui racontent « des histoires, [font son] éducation et [lui seront] pendant longtemps plus chers et plus familiers que n’importe qui parmi les humains, que n’importe quelle destinée humaine » (PC, p. 229), et dans les nuages « de chers amis et des frères » (PC, p. 230). Puis il finit par s’identifier à la nature :
comme si les étoiles, les monts et le lac aspiraient à trouver un être qui comprît et exprimât leur beauté et la douleur de leur muette existence, comme si j’étais cet être, comme si ma véritable mission était de donner dans l’œuvre d’art une expression à la nature muette.(PC, p. 268)
17Or, par suite, l’escalade d’un sommet est l’occasion pour lui d’affirmer : « on n’oublie pas le jour où pour la première fois, on a eu au-dessus de soi un grand et vaste ciel et devant soi un horizon sans limites »(PC, p. 232) et de se mettre alors « à hurler de joie et d’émotion dans l’air limpide comme un taureau », ce qui « fut son premier chant inarticulé à la beauté » (PC, p. 232). De même, à la mort de sa mère tout ce qu’il a pensé « depuis [son] enfance, souhaité et passionnément espéré se présente comme condensé dans une subite vision intérieure [...] la vie dans sa plénitude resplendit en une vision fugitive et argentée devant [ses] regards, et de nouveau, comme au temps de [son] enfance, quelque chose en [lui] s’agite qui [le] pousse inconsciemment et irrésistiblement vers les vastes horions du monde illimité » (PC, p. 251).
18Ce monde hors du monde, ce monde purifié qui est un espace hors de l’espace est aussi dans Der Zauberberg un temps hors du temps. Tout au long du roman, alors que s’égrènent les jours (deux, DZ, p. 132), les semaines (deux, DZ, p. 208 ; trois, DZ, p. 257 puis sept, DZ, p. 307), les mois (sept, DZ, p. 448), les années (DZ, p. 947), le caractère aléatoire du temps des horloges est régulièrement affirmé, comme, par exemple, au début du chapitre « Freiheit (liberté) » : « il lui semblait à tout prendre que les sept semaines qu’incontestablement, et selon toutes les apparences, il avait passées chez les gens d’en haut n’avaient été que sept jours » (DZ, p. 307) si bien que « les conceptions du temps étaient tout autres ici que celles que l’on applique d’ordinaire aux séjours de vacances et aux cures de repos ; le mois était en quelque sorte la plus petite unité de temps, et pris isolément il ne jouait presque aucun rôle » (DZ, p. 314). Davantage, les repères habituels sont réfutés : si « il y a des jours d’hiver et des jours d’été, des jours de printemps et des jours d’automne [...] de véritables saisons, cela n’existe pas chez nous, en haut » (DZ, p. 134) dit Joachim Ziemssen ; l’idée de mauvais temps elle-même est niée (DZ, p. 230) ; les jours ne se distinguent pas des autres : « ce crépuscule d’aujourd’hui [...] était difficile à distinguer de celui d’hier, d’avant-hier ou d’il y a huit jours » (DZ, p. 269) ; « l’année naturelle, ici, suivait le calendrier avec retard » (DZ, p. 511).
19Par cette sortie du temps, se livre l’essence même des choses, puisque « le régime de ces gens d’ici [...] avait commencé à prendre à ses yeux une intangibilité presque sacrée et naturelle, de telle sorte que la vie d’en bas, dans la plaine, vue d’ici lui semblait presque singulière et comme à rebours » (DZ, p. 208). On est au-delà des contingences du monde de la plaine, si bien que les valeurs que l’on prêtait jusqu’alors aux choses, à la maladie et à la mort par exemple, ne signifient plus. Ainsi, avertit Joachim, « être malade et mourir, ce n’est pas sérieux en somme, c’est plutôt une sorte de laisser-aller ; du sérieux, on n’en rencontre [...] que dans la plaine » (DZ, p. 76). Tout prend alors un autre sens comme ces paroles de Settembrini qui, « il y avait six semaines encore, dans la plaine [...] n’auraient été pour Hans Castorp qu’un bruit vide de signification, mais au sens desquelles le séjour ici avait ouvert son esprit » (DZ, p. 309). C’est dans ce renversement des valeurs permis par le séjour à la montagne que Hans Castorp découvre par suite sa liberté. Dans une lettre à son oncle James Tienappel, il écrit en effet que la montagne
consolidait [sa] liberté. Tel était le mot dont il se servit, non pas expressément, non pas même en formant intérieurement ces syllabes mais il le ressentit en son sens le plus large, comme il avait appris à le faire durant son séjour ici. (DZ, p. 314)
20Les changements qui se sont produits « là en haut dans la neige » (DZ, p. 482) ne sont pas sans conférer dès lors à Hans un certain mépris et une supériorité vis-à-vis des gens d’en bas. Ainsi, alors que Joachim quitte le Berghof, stigmatise-t-il son retour « à l’étranger, chez les ignorants ! » (DZ, p. 585), ou, quand son oncle vient lui rendre visite, souligne-t-il que « l’esprit du pays plat était encore fort en lui » (DZ, p. 601), et, quand il repart, « la tentative faite par le pays plat pour s’emparer de nouveau de [lui] » (DZ, p. 608) est terminée.
21Son éducation à la montagne et sa communion avec cette dernière qui ont décidé de la vision de Peter Camenzind le mettent en prise directe avec la vérité nue du monde :
celui qui a grandi dans la montagne, il peut bien pendant des années étudier la philosophie ou l’histoire naturelle et faire table rase des vieilles croyances : quand il sent à nouveau le foehn ou entend une avalanche dévaler à travers les bois, il tremble dans sa poitrine et il songe à Dieu et à la mort. (PC, p. 227)
22Et il conçoit la vie comme une lutte terrible, ainsi que lui suggéraient les montagnes :
Toujours ils répétaient la même histoire, ces amas de rochers. Et on n’avait pas de peine à les comprendre en voyant leurs parois abruptes, aux couches de terrain tordues les unes au-dessus des autres, déviées, éclatées, toutes pleines de blessures béantes. « Nous avons enduré des choses effroyables, disaient-elles, et nous en endurons encore. » Mais leur langage était fier, sévère, obstiné, comme celui des gens de guerre, blanchis sous le harnais, et dont on ne viendra jamais à bout. (PC, p. 219-220)
23Cette vision tragique et grandiose, nietzschéenne, va de pair avec l’idée, nietzschéenne également, du surhomme. S’il ne connaît pas Nietzsche – à son ami Richard qui prononce son nom, il répond : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » (PC, p. 259) – Peter Camenzind, de par sa fréquentation des montagnes, est nietzschéen sans le savoir, comme le devine d’ailleurs Richard :
vous ne connaissez pas Nietzsche et pas davantage Wagner, mais vous êtes allé souvent sur les neiges des montagnes et vous avez une bonne figure d’hommes des hautes terres. Et certainement vous êtes aussi un poète, (ibid.)
24À la fin de son expérience du monde, qu’il place d’emblée sous le signe du « plaisir et de la liberté » (PC, p. 25 5), il le confirmera lui-même : « Jusque-là, sans avoir jamais rendu hommage à Zarathoustra, j’avais été pourtant au fond un homme de la race des maîtres. Le culte de moi-même, le mépris des petites gens étaient choses dont je ne me privais guère » (PC, p. 325). Il n’est pas d’ailleurs sans prendre les accents nietzschéens de Zarathoustra :
J’avais, on le sait, l’intention de mettre les hommes d’aujourd’hui en présence de la vie large et profonde de la nature inanimée et de la leur faire aimer. Je voulais leur enseigner à écouter battre le cœur de la terre, à prendre part à la vie universelle, et à ne pas oublier, sous la pression de leurs misérables destinées, que nous ne sommes pas créés tout seuls, tels les dieux, mais que nous faisons partie d’un ensemble cosmique. Je voulais leur rappeler que, comme le chants des poètes, comme les rêves de nos nuits, les fleuves, les mers, les nuages qui passent, les tempêtes sont lourds de ces aspirations qui tendent leurs ailes entre ciel et terre et dont l’objet est l’absolue certitude du droit à la vie et de l’immortalité de tout ce qui existe [...] Je voulais aussi enseigner aux hommes à trouver dans un amour fraternel pour la nature des sources de bonheur et des torrents de vie ; je voulais prêcher l’art de contempler, de cheminer, de jouir, de goûter les joies quotidiennes. Je voulais prêter aux montagnes, aux océans, aux îles verdoyantes, une voix puissante et séduisante qui vous aurait contraints à regarder cette vie immensément diverse et active qui fleurit et déborde chaque jour à la porte de vos maisons et de vos villes. (PC, p. 329)
25Si le Hans Castorp de Thomas Mann n’est pas familiarisé comme Peter Camenzind, par son enfance et son adolescence à la montagne, avec l’idée du Surhumain, il le devient durant son séjour au Berghof. On pourrait sans doute déjà lire dans le diagnostic et la proposition de Joachim :
Nous sommes des gens guéris [...] désenfïévrés et désintoxiqués, autant dire mûrs pour le pays plat. Pourquoi ne nous ébattrions-nous pas comme des poulains ? (DZ, p. 327),
26l’expression métaphorique de l’acquisition d’une philosophie pouvant désormais être transmise et d’une volonté d’effervescence dionysiaque qui trouvera au demeurant un écho quelques pages plus loin dans « l’atmosphère de fête qui domine ces hautes contrées » (DZ, p. 351). De même, « ce monde qui séparait celui qui faisait partie de “ceux d’en haut” de ces chanteurs, de ces touristes qui brandissaient leurs cannes » (DZ, p. 400) n’est-il pas sans évoquer celui qui sépare Zarathoustra de ses interlocuteurs. C’est dans une lutte avec les éléments, en l’occurrence dans le beau chapitre « Schnee (Neige) » que Hans Castorp éprouvera pleinement que « l’homme est quelque chose qui se doit surmonter ». Souhaitant « un contact plus intime et plus libre avec la montagne dévastée par la neige pour laquelle il s’était pris de sympathie » (DZ, p. 653), il décide de partir faire une promenade à ski. « Exalté à deux mille mètres de hauteur [...] il se réjouissait de sa conquête qui remédiait à son impuissance et qui surmontait presque tous les obstacles [...] qui l’entourait de la solitude désirée, de la solitude la plus profonde que l’on pût imaginer, d’une solitude qui remplissait le cœur d’un éloignement distant des hommes » (DZ, p. 657). Il aura par suite « la velléité de pousser ce contact enivrant avec la nature meurtrière jusqu’à la limite de l’étreinte complète » (DZ, p. 658), montrera « du courage là-haut, s’il faut entendre par courage devant les éléments non pas un sang-froid obtus en leur présence, mais un don conscient de soi-même et une victoire remportée par la sympathie pour eux, sur la peur de la mort » (DZ, p. 659), puis, alors que « sa solitude, son isolement [deviennent] aussi profonds qu’il avait pu le désirer, profonds jusqu’à l’effroi qui est la condition préalable du courage » (DZ, p. 660), continue de s’imposer « la tentation des lointains et des altitudes, des solitudes qui s’ouvraient toujours de nouveau » (DZ, p. 664).
27Cet imaginaire nietzschéen de la montagne, pour ne pas relever aussi évidemment d’une imprégnation directe de la philosophie de Nietzsche, d’autres le retrouveront d’instinct. Plus tard dans le siècle et de l’autre côté de l’Atlantique, c’est, en effet, sur les principaux schèmes qui l’identifient que glisseront l’expérience comme l’écriture de la montagne des écrivains de la beat-generation, qui insisteront en outre, plus qu’il n’avait été fait auparavant, sur celui de la liberté.12
28Parmi les différents textes beat, de Kerouac, Burroughs, Ginsberg ou plus récemment de Brautigan qui développent d’une manière ou d’une autre un imaginaire de la montagne, c’est le plus célèbre On the Road qui est aussi le plus illustratif. Tout au long du roman de Jack Kerouac, ses pérégrinations incessantes amèneront le narrateur à plusieurs reprises à travers les montagnes Rocheuses. Dans la première partie, c’est lors d’un voyage qui lui fait parcourir les États-Unis d’est en ouest, de New York à San Francisco, qu’il les découvre pour la première fois. Or, cet épisode est l’occasion pour lui, en projetant sur la montagne ce sens dionysiaque de la vie qui est le sien, de retrouver dans son évocation les schèmes nietzschéens.
29Cela est déjà particulièrement sensible alors qu’il approche du merveilleux État du Colorado où « la bosse du Nebraska [...] devient la montagne ».13 Quand le camion, dans lequel il s’est installé escalade les hautes plaines du Wyoming où « les étoiles semblaient prendre encore plus d’éclat » (OTR, p. 32), l’euphorie commence à le gagner et les impressions qu’il livre mêlent tout à la fois des sentiments de pureté et de solitude liés à ceux d’une totale liberté et d'un univers de possibilités infinis. Si « les hauts sommets neigeux des Montagnes rocheuses » qu’il voit dans le lointain suscitent une sensation de pureté qui lui fait se « remplir un bon coup les poumons » (OTR, p. 36), « l’immensité qui [lui] plaisait tant » (OTR, P. 3 5)) en s’ouvrant devant lui sur la route de Cheyenne à Denver, lui révélant qu’il n’est plus à New York, suggère à la fois la solitude et la liberté mais aussi un sentiment de plénitude, si ce n’est de puissance qui trouve son idiosyncrasie dans le simple fait de désirer de s’étendre là, sur sa chemise de laine, « la tête à plat dessus, dans le creux du bras, lorgnant d’un œil les Rocheuses enneigées sous le soleil chaud, juste un instant » (OTR, p. 36).
30Si c’est dans une dimension horizontale, en tant que prolongement de l’immensité de l’espace américain14 que la montagne se livre a priori au narrateur de On the Road, elle se révélera pleinement dans sa verticalité quatre chapitres plus loin. Et, par suite, à la montagne comme espace où s’éprouvent la plénitude de l’être et la liberté, viendra s’ajouter la montagne comme moyen d’une sortie hors du monde. Alors que le narrateur a fait une halte à Denver, une balade en montagne est l’occasion d’une appréhension mystique de l’univers. Dans Central City, cette ancienne cité de mineurs où il arrive avec quelques amis, tout : « la nuit merveilleuse », « l’altitude [qui] vous saoule », « la fatigue [qui] vient » (OTR, p. 53), concourt à « la fièvre de l’âme » (ibid). C’est toutefois dans la fête qui suivra que l’extase qui s’amorce ici trouvera sa conclusion et son expression la plus adéquate. La dépense orgiaque à laquelle ils se livrent, de la salle d’opéra aux bars qu’ils décident de courir, finit par effacer toute notion de soi, par abolir la distinction sujet/objet, et précipite alors la communion avec le Cosmos :
Je me demandai ce que l’Esprit de la Montagne pouvait penser et je levai les yeux et je vis des pins sous la lune et des spectres de vieux mineurs et ça me posait des problèmes. Sur le sombre versant oriental du Divide, tout, cette nuit-là, était silence et murmure du vent, sauf ce ravin où nous rugissions ; et, sur l’autre versant du Divide, c’était la grande Dénivellation occidentale et le vaste plateau qui s’étendait jusqu’à Steamboat Springs, s’effondrait et nous emportait jusqu’au désert du Colorado oriental et au désert de l’Utah ; tout cela plongé dans les ténèbres, tandis que nous ragions et gueulions dans notre trou de montagne, ivrognes et dingos d’Américains sur cette terre puissante. Nous étions sur le toit de l’Amérique et tout ce que nous savions faire, c’était beugler, semblait-il... Franchissant la nuit, par les plaines de l’Est, un vieil homme à cheveux blancs venait sans doute à nous avec la Parole, il arriverait d’une minute à l’autre et nous ferait taire. (OTR, p. 5 5)
31Cette ivresse que suscite la montagne, même si elle ne prend plus la tonalité mystique qu’elle a ici, lui restera toutefois dans la suite du roman indissolublement liée. Ainsi dans la troisième partie de On the Road, lors d’un nouveau trajet en voiture dans les Rocheuses, entre Sacramento et Denver, s’empare-t-elle à nouveau du narrateur et de son ami Dean Moriarty. Elle dit alors leur volonté de puissance comme dans cette séquence où le narrateur raconte qu’il avait l’habitude de s’imaginer, quand enfant il était en voiture, « une grande faux à la main, coupant tous les arbres et les poteaux et même [tranchant] les collines qui volaient derrière la vitre » (OTR, p. 206-207), ce à quoi Dean réplique :
j’avais la même habitude, sauf que j’avais une autre faux, et je dis pourquoi. En roulant à travers l’Ouest, parmi les étendues immenses, ma faux devait être d’une longueur immense et il fallait qu’elle débite des montagnes lointaines, qu’elle fauche leurs sommets, et elle devait avoir une autre envergure pour atteindre les montagnes lointaines et du même coup trancher tous les poteaux le long de la route, tous ces poteaux qui galopaient l’un derrière l’autre. (OTR, p. 207)
32Puis, se manifestera dans une course effrénée en voiture la terrible fureur de vivre qui découle de cette volonté de puissance et qui ne peut s’éprouver elle-même que dans la fréquentation de la mort :
Dean se jeta bille en tête contre la puissante muraille du Berthoud Pass qui se dressait à cent milles de là sur le toit du monde, hallucinant détroit de Gibraltar, drapé de nuages. Il passa le col du Berthoud comme un hanneton, de même que le Tehachapi, les gazs coupés et en vol plané, doublant tout le monde et ne cassant pas un seul instant la cadence que les montagnes elles-mêmes lui fixaient, jusqu’au moment où nous découvrîmes de nouveau la grande plaine brûlante de Denver. (OTR ?, p. 211)
33En retrouvant les schèmes nietzschéens de la montagne, et en développant ceux de la volonté de puissance et de la liberté, le roman de Kerouac non seulement s’inscrit dans la tradition d’une écriture inaugurée au début du siècle par Hermann Hesse et Thomas Mann mais en manifeste aussi le dynamisme. Au-delà, ce dont il témoigne, c’est l’installation de la montagne, dans tout imaginaire, nietzschéen ou non, de la volonté de puissance, de la liberté et de la transcendance, et, ce faisant, il pousse jusqu’à ses conséquences ultimes la révolution opérée par Nietzsche dans les représentations de la montagne.
Notes de bas de page
1 F. Nietzsche, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra), « Prologue de Zarathoustra ». La traduction utilisée est celle de M. de Gandillac dans Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1971, p. 22. La pagination sera désormais donnée dans le texte après l’abréviation Z.
2 F. Nietzsche, Zur Genealogie der Moral (La Généalogie de la morale), traduction I. Hildenbrand et J. Gratien dans Œuvres philosophiques complètes, op. cit., p. 252.
3 En Scandinavie, la pensée de Nietzsche est introduite et popularisée très tôt – du moins dans les milieux intellectuels – par les frères Brandes. Voir à ce sujet, par exemple, H. Borland, Nietzsche’s Influence on Swedish Literature, Göteborg, Wetergang & Kerbers Förlag, 1956. En France, pour être plus tardif, l’intérêt pour Nietzsche n’en est pas moins fort. Voir G. Bianquis, Nietzsche en France, Paris, Alcan, 1928 et, plus récemment, P. Boudot, Nietzsche et tes écrivains français, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.
4 K. Hamsun, Mysterier (Mystères), 1892, Oslo,Tore Hamson, 1955.
5 Je verrai, au demeurant, assez volontiers la preuve de la prégnance de la solidarité surhomme/ montagne dans mon imaginaire personnel certes mais d’une manière plus générale dans l'imaginaire collectif, dans le fait que le roman d’Hamsun m’avait laissé le souvenir, avant que je ne le relise pour cette étude, d’un paysage infiniment plus escarpé qu’il ne l’est réellement...
6 G. D'Annunzio, Trionfo della morte, 1894, Milan, Mondadori, 1956.
7 A. Gide, L’Immoraliste, 1910, Paris, Mercure de France, 1945, p. 83.
8 Ibid, p. 86.
9 H. Hesse écrira en 1919 un essai, au demeurant toujours non traduit en français, intitulé Zarathustras Wiederkehr, Ein Wort an die deutsche Jugend, von einem Deutschen.
10 Th. Mann, Der Zauberberg (La Montagne magique), dans Gesammelte Werke, t. III, S. Fischer Verlag, 1960, p. 13. La pagination sera désormais donnée dans le texte après l’abréviation DZ. La traduction est celle de M. Betz, revue par moi.
11 H. Hesse, Peter Camenzind, dans Gesammelte Schriften, Suhrkamp Verlag, 1958, p. 308-309. La pagination sera désormais donnée dans le texte après l’abréviation PC. La traduction est celle de F. Delmas, revue par moi.
12 Sur les beatniks, hippies et autres yippies comme exemples de l’intensité nietzschéenne, voir J.-F. Lyotard, « Notes sur le retour et le Kapital », dans Nietzsche aujourd'hui ? I. Intensités, colloque de Cerisy, Paris, UGE, 1973, p. 157.
13 J. Kerouac, On the Road (Sur la route), New York, The Viking Press, 1955, p. 27. La pagination sera désormais donnée dans le texte après l’abréviation OTR. La traduction est celle de J. Houbard, revue par moi.
14 De même que la verticalité de l’architecture urbaine n’est jamais dans l’imaginaire américain que la projection de l’immensité de l’espace géographique.
Auteur
Université de Perpignan
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