Métaphores du chaos. La montagne dans le récit utopique anglo-saxon
p. 259-275
Texte intégral
1Si l’observateur des arts et de la culture britanniques accepte d’oublier momentanément la période romantique, sans doute conviendra-t-il que l’imaginaire anglais ne privilégie pas la montagne, espace-du-dehors étranger à la géographie maîtrisée des vallons et des plaines, espace dont on comprend mal la logique et que l’on associe hâtivement au chaos. Mais à l’ordre social, considéré comme civilisé, la notion de chaos sert d’utile faire-valoir. La lointaine histoire des îles Britanniques rappelle que chaque nouvel envahisseur s’employa à repousser les premiers occupants – forcément « barbares » – vers les zones inconnues du Nord et de l’Ouest. Dans ces zones montagneuses devaient régner l’agitation et l’indifférenciation, voire les ténèbres, puisque l’Ecosse était à la fois le pays nordique des longues nuits et le repaire des forces hostiles à l’ordre anglais. Cet espace métaphorique pouvait donc avoir une double valeur, objective référentielle et subjective idéologique, en tant qu’espace de l’exclusion : selon le point de vue exprimé par les conquérants ou par les rebelles, il signifiait le rejet du désordre ou le refus de l’ordre imposé ; de plus, pour le peuple déjà asservi, les étendues situées au-delà des frontières pouvaient avoir une valeur mythique : espace encore indifférencié, lieu de tous les dangers, mais lieu porteur d’une possible aurore.
2De la même façon, le chaos constitue un point de référence dans l’imaginaire utopique anglo-saxon, auquel l'Utopia de Thomas More (1516) donna ses lettres de noblesse. À la fois ou-topos (lieu de nulle part) et eu-topos où s’illustre la cité idéale selon les valeurs platoniciennes et humanistes, l’utopie a suivi l’histoire des siècles en ses divers avatars : elle se décline aujourd’hui sous les formes de l’eutopie, où règne le Meilleur, de l’anti-utopie et de l’utopie négative, qui en contestent les principes, ainsi que de l’anticipation dystopique, plus variée dans son approche et parfois plus complexe dans ses jugements.1 Dans ces récits se perpétue le contraste entre l’ordre (problématique) de l’espace urbanisé et le désordre du chaos naturel, somme de paysages emblématiques – lande, forêt, mer, montagne – par rapport auxquels se construit le surréel utopique. Ainsi, dans le cadre délimité par le présent ouvrage, se justifie l’étude de récits utopiques au sein desquels le réseau métaphorique de l’espace montagnard joue un rôle majeur : trois romans britanniques publiés entre 1935 et 1938, période idéologiquement très marquée ; puis The Left Hand of Darkness (1969), roman d’Ursula Kroeber Le Guin, dont le message conteste avec talent la tradition utopique occidentale.
3La traversée du chaos, bref épisode du récit britannique tel qu’il fut composé de 1516 à nos jours, formait prétexte au déplacement d’ici à là-bas : de l’ordre I (ici et maintenant, l’ordre social britannique ou la démocratie occidentale) à un ordre II imaginaire, radicalement séparé du nôtre et difficile à atteindre. La brève évocation d’un rêve, d’un voyage, d’un accident devait suffir à créer l’illusion réaliste tandis que ce « passage » contribuait, chez le lecteur et chez le voyageur (témoin privilégié et conscience interprétant le monde) à produire la cassure psychologique, « l’état de vacance » 2 nécessaire à l’ouverture vers un nouvel univers et à la découverte d’un nouveau système social. Or l’influence romantique, le goût de l’exotisme et des mythes orientaux allaient progressivement modifier l’équilibre du romanesque utopique en accordant à la traversée du chaos une double finalité : au-delà du débat nature-culture, il s’agissait d’accentuer l’impact psychologique provoqué par l’évocation de l’espace non maîtrisé, afin de mieux révéler les faiblesses et les forces de l’homme isolé, privé de la protection de la société. Tour à tour promeneur égaré, explorateur lucide et spectateur fasciné, le voyageur était confronté à un espace gigantesque, effrayant et lointain, peut-être inspiré – en ce qui concerne les paysages de montagne – du poème de Shelley consacré au mont Blanc2 (816) ou des tableaux réalisés par les peintres romantiques du Grand Tour.3 En 1872, alors que les nouveaux touristes s’intéressaient à l’alpinisme, Samuel Butler évoquait dans Erewhon un Meilleur et un Autrement inspirés par ses voyages dans les Alpes du Sud (Nouvelle-Zélande). Les difficultés de l’ascension, le trouble résultant de l’épuisement du voyageur égaré, le passage périlleux du col, le soulagement provoqué par la découverte de la vallée habitée révélaient l’expérience de la marche en montagne et devaient ultérieurement inspirer d’autres épisodes extraordinaires de traversée effectuée par le narrateur au péril de sa vie.
4En associant le réel et le symbolique, ce face à face avec la montagne, (comme avec la mer ou le désert), donne à la traversée du chaos la signification d’un rite de passage provoquant une mort symbolique ; le voyage périlleux autorise une renaissance qu’illustre la découverte et renforce l’initiation au monde nouveau. Sans doute ce scénario renvoie-t-il à un fonds culturel multiple qui, pour les Britanniques, inclut aussi bien la mythologie celte que les livres de la Bible. On n’aura garde d’oublier par ailleurs que The Pilgrim’s Progress de John Bunyan (1678) constitue, en tant que récit d’épreuves, une référence familière : l’allégorie morale et religieuse du chemin à parcourir y informe la quête de la cité céleste, de la même façon que la confrontation préalable avec les forces aveugles de la nature indomptée donne au voyageur vers l’utopie la force morale qui légitime la vision finale de la cité parfaite. Or ici, la rencontre affichée de l’imaginaire et du projet de société continue de nourrir le débat sur les rapports entre discours mythique et discours idéologique : récit de quête initiée par un manque (d’ordre moral ou politique), le récit utopique cherche, en effet, comme le mythe, à résoudre une question essentielle, au sens philosophique du terme, et existentielle pour l’homme.4 Mais, à la différence du mythe, il pense la résoudre à l’aide de la logique et du raisonnement.
5Les modalités et le sens profond de la quête entreprise par le protagoniste ne trouvent cependant à s’identifier pleinement qu’à l’issue de la confrontation avec le chaos naturel, tandis que la symbolique de la barrière à franchir se révèle par l’association du figuratif et du cognitif, grâce à laquelle se construit le récit de l’avancée vers l'inconnu. En ce sens, l’ascension de la montagne constitue, selon l’expression fréquemment citée de Bachelard, « le voyage en soi, le voyage imaginaire le plus réel de tous ».5
L’ascension rituelle
6En tant que rempart protecteur, la montagne est le plus souvent vue de loin ou représentée par les murs des falaises entourant l’ordre II. Plus proche, la montagne que l’on doit gravir peut s’imposer en tant que représentation figurative des hiérarchies symboliques au service d’un message moral et politique parfois empreint de pessimisme. Over the Mountain de Ruthven Todd (1935), Land Under England de Joseph O’Neill (1935) et Out of the Silent Planet de l’écrivain catholique Clive Staple Lewis (1938) introduisent ainsi le schème de la verticalité dans un contexte contemporain marqué par la crainte des idéologies fascistes. Les deux premiers scenarii évoquent des mondes négatifs imaginés à portée de main du territoire britannique, le troisième étant, au contraire, une lointaine eutopie. Mais au sein des trois récits le narrateur-témoin analyse la perversion de l’idéal fondateur, et voit dans la déformation de l’environnement socio-politique l’amorce d’un retour vers le chaos des origines.
7Le scénario de Over the Mountain se décline ainsi autour de l’idée de mort : condamnation, par le jeune héros, d’un monde britannique figé dans son conservatisme ; en guise de défi, ascension d’un pic interdit pris dans les glaces ; descente permettant la découverte d’une société définie par son système autoritaire et par le respect de lois absurdes ; fuite vers le pic à nouveau franchi ; retour difficile vers le point de départ et reconnaissance de l’évidence : perdu dans le blizzard au sommet de la montagne, le héros, qui voulait découvrir « l’autre côté », avait en réalité revisité son pays d’origine. L’Angleterre, cette inconnue : des concitoyens moralement et politiquement à l’agonie ; un rebelle qui se voudrait héros mais échappe de peu à la mort lors d’une ascension qui lui révèle sa fragilité physique et nerveuse ; la rencontre macabre d’un compagnon mort dans une tentative analogue ; l’expérience directe des tendances destructrices de la société. Il apparaît bien, dans ce récit anti-utopique, que les dangers de la montagne – conformes à ce que révèlent les récits des alpinistes – symbolisent l’épreuve et le rituel initiatique ici reconnus dans leurs effets temporaires : la perte des repères physiques provoquée par le brouillard a pour écho la perte des repères mentaux et la folie passagère du protagoniste. Or, cet égarement est doublement significatif, puisque la montagne ennemie refuse au héros la récompense de l’élévation physique et spirituelle ; elle transforme l’Autrement en un cauchemar annoncé par le face à face avec le cadavre gelé, guide dérisoire vers l’au-delà. Le vouloir-faire nie le vouloir-être du voyageur face à l’espace indompté, qui fait du récit classique d’ascension celui d’une initiation au monde adulte, alors que le jeune homme avait en tête le rejet victorieux d’un ordre méprisable. La critique sociale joue ainsi sur des espaces complémentaires où règnent le froid réel – la montagne hivernale, chaos de neige et de glace – et le froid révélé au sein d’un ordre II anxiogène. Soumis à l’intention polémique attribuée dans le récit aux passions de la jeunesse, le surréel – plus révélateur que le réel – s’impose dans un contexte historique marqué par la montée du fascisme européen. L’ascension serait-elle synonyme de chute ? Tandis que les ténèbres de l’esprit se reflètent dans la blancheur d’une montagne sacrificielle aux contours indistincts, c’est la descente – non l’ascension – qui retient finalement l’attention en consacrant l’erreur commise.
8La symbolique de la montagne gravie et de l’élévation refusée au jeune bourgeois, représentant d’un peuple léthargique, pouvait trouver un écho dans le périple décrit par Joseph O’Neill à la même époque. Land Under England, publié en 1935 comme Over the Mountain, évoque un parcours, cette fois souterrain, provoqué par la chute du jeune héros dans un gouffre naturel près des ruines du Roman Wall au nord de l’Angleterre. Espérant retrouver son père disparu, le protagoniste descend une pente souterraine et aboutit à un cirque de montagnes éclairées par un orage :
[...] une terre où régnait la désolation, un monde vide et maudit qui s’étendait à perte de vue au-dessous et au-dessus de moi : pics, vallées, roches noires et tourmentées, horrible enchevêtrement de précipices, de sommets, de ravins impitoyables, dénués du moindre vestige de vie. Seule la mort pouvait hanter cet ensemble confus de pics infernaux. Et pourtant je n’éprouvais aucune épouvante. Après avoir longuement contemplé ce chaos, ce monde des ténèbres, je poursuivis mon chemin.6
9Le chaos : noir, désordonné, image du tohu-bohu de la Genèse (mais synonyme d’immobilité, de laideur et de mort), n’a rien à voir avec les cathédrales souterraines décrites par les spéléologues. Les qualificatifs négatifs dénotent le vide et la mort dans une vision infernale qui fait de ce chaos le complément d’un ordre II bientôt découvert et bientôt rejeté. Obstacle ou partenaire d’une renaissance, opposant ou adjuvant, l’espace montagnard se révèle ici déterminant au moment où se rencontrent le Sujet (l’humanité représentée par un individu porteur de l’identité conférée par le groupe social) et l’Objet (les aspirations de l’humanité ou du groupe social). La traversée du chaos montagnard ne crée donc pas seulement l’état de vacance évoqué précédemment : en tant que métaphore de l’Autrement, elle se révèle comme épisode annonciateur d’un ordre utopique associé au pire, et parfois au meilleur.
De l’analyse à l’adhésion
10Le meilleur, quant à lui, s’abrite en un futur ou un ailleurs très lointain, que Clive Staple Lewis aime situer au milieu des étoiles. Dans Out of the Silent Planet un savant philologue arraché à ses études par un scientifique mégalomane, constructeur d’une fusée (nous sommes en 1938) atterrit sur la planète Mars et parvient à échapper à ses ravisseurs. Il veut avertir les habitants du danger représenté par la folie colonisatrice des Terriens. Devant être entendu par l’assemblée des sages, il entreprend un périple qui le mène au pied d’un étrange massif montagneux. Il tente alors, en le contemplant, de comprendre la topographie chaotique des pentes qu’il va devoir gravir :
Elles étaient extraordinairement élevées, si bien qu’il dut rejeter la tête en arrière pour en voir les sommets. Ils avaient la forme de pylônes massifs, de hauteur inégale, et ils paraissaient groupés au hasard, de façon désordonnée. De l’endroit où il se trouvait, certains lui semblaient acérés, tels des aiguilles, alors que d’autres, tout en se rétrécissant, se dilataient en forme de nœuds ou de plateaux qui, à ses yeux de Terrien, paraissaient sur le point de s’écrouler d’un instant à l’autre. Il remarqua que les versants étaient sillonnés de crevasses et plus accidentés qu’il ne l’avait imaginé de prime abord ; derrière deux de ces sommets, il aperçut au loin une sinuosité immobile d’un bleu intense, de toute évidence une cascade. C’est finalement ce qui lui donna la conviction que, en dépit de leur forme invraisemblable, ces « choses » étaient des montagnes, et du fait de cette découverte, l’étrangeté du panorama s’évanouit devant son caractère sublime et fabuleux. Il comprit que c’était là la formulation, portée à son comble, de ce thème de la perpendicularité que les bêtes, les plantes et les sols interprétaient sur Malacandra, là dans cette débauche de rochers gloutons s’élançant vers le ciel comme des gerbes solides jaillissant d’une source rocheuse, suspendues dans l’air par leur légèreté ; leur forme était si étirée que toutes les montagnes terrestres allaient pour toujours lui sembler reposer sur leurs flancs. Il ressentit une exaltation et un élan d’allégresse au plus profond de son être.7
11Dans Out of the Silent Planet, comme dans l’ensemble du corpus présenté, la vision panoptique propose un jugement rapide dans le respect des lois esthétiques concourant à la création d’un effet d’harmonie : équilibre des masses, cohérence du détail par rapport à l’ensemble. On pourrait considérer que la montagne-chaos, en tant qu’espace étranger car non humanisé, échappe aux lois régissant l’espace construit. Or, même étrangère, la montagne ne peut être étrange que dans le cadre imposé par les règles du genre ; car le recours à l’étrange ne saurait être un simple effet de l’art, dès lors que l’utopiste veut transmettre un message.
12L’évaluation du massif montagneux décrit dans Out of the Silent Planet relève donc d’une autre logique et requiert une autre réflexion. La rhétorique de la persuasion repose ici sur la prise en compte individuelle des éléments du paysage, tandis que la juxtaposition des syntagmes descriptifs conduit à l’élaboration d’une cohérence nouvelle par sélection des principes relevant d’un même paradigme. La quête du sens procède donc, sur cette planète inconnue, par transformation du chaos apparent en un ensemble ordonné. Les syntagmes de la hauteur sont modifiés par les termes irrégulière, acérés, accidentés, sillonnés de crevasses, sinuosité immobile ; ces termes désignent, de façon implicite par le registre sémantique de la dé-formation, et de façon explicite par le commentaire proposé, l’entassement contradictoire de formes valorisées négativement (groupés au hasard de façon désordonnée). Dans un premier temps, le sentiment d’étrangeté s’apparente au scepticisme ; mais, une fois nommées, « les formes invraisemblables » révèlent leur logique : la signification surgit quand est définie – et modulée – l’analogie avec le modèle terrestre. C’est la perpendicularité, le mouvement vers le ciel qui détermine finalement le paysage montagnard. Le rappel rassurant d’une autre logique, celle de la faible pesanteur, donne alors aux formes potentiellement monstrueuses la grâce de l’irréalité reconnue et la force insolite des qualités contrastées (débauche de rochers, gerbes solides jaillissant d’une source rocheuse) que le témoin veut interpréter symboliquement. Ainsi sont désignées d’autres lois qui créent à la fois une nouvelle esthétique et une nouvelle vraisemblance. Nous ne sommes pas loin de la peinture de Max Ernst qui, par des juxtapositions inattendues, accorde au paysage extraordinaire une nouvelle vérité : solidité, fragilité, immobilité, mouvement, stabilité, légèreté, finesse et allure massive renvoient individuellement à des isotopies à première vue incompatibles, bien que l’ensemble se répartisse finalement avec cohérence sur l’échelle des valeurs ordre/ désordre. La montagne de Mars, métaphore des extrêmes réunis, suggère, en effet, des correspondances qui transgressent les lois de l’analogie mais se prêtent à une fusion symbolique. Il y a donc – pour reprendre la terminologie de Freud et de Jakobson révisée par Lacan – condensation plus que déplacement et métaphore plus que métonymie, dans cette profession d’équilibre imposée à l’exubérance du décor. Car le rêve utopique de Clive Staple Lewis s’apparente moins au « saut conceptuel » qu’à la vision réorganisatrice.
13Du doute à l’émerveillement, l’évaluation de l’espace montagnard se construit donc, dans Out of the Silent Planet, grâce à un quadruple processus : description, argumentation, compréhension, conviction. Ces deux dernières opérations, inconcevables dans Over the Mountain et Land Under England où la montagne demeure un chaos désordonné, qualifient le paysage étrange de Out of the Silent Planet et l’effort de transcendance spirituelle associé à l’effort d’analyse rationnelle. Le périple montagnard du voyageur révèle un monde hors normes terrestres mais laisse deviner un sens caché : car, en s’introduisant dans le paysage offert au regard, le voyageur a franchi les limites donnant accès à une eutopie qui tout à la fois incarne l’Idée et constitue le centre du monde. Dans Out of the Silent Planet, le lac et son île, abrités au-delà de la montagne enfin franchie, se définissent comme eutopie-refuge (utopia of escape, selon Lewis Mumford8) à laquelle on accède pour échapper à la laideur du monde.
14Ici fonctionne à l’évidence la dichotomie dedans/ dehors qui ordonne le récit utopique au même titre que les couples ordre/ chaos, et bien/ mal. Mais, par l’opposition dedans/ dehors se définissent en fait des contrastes divers entre l’ordre I et l’ordre II que découvre le voyageur, ou entre l’ordre I/l e chaos/ l’ordre II qui se donnent du sens en s’opposant mutuellement. S’il s’agit là d’une différence qualitative autant que géographique, on ne saurait évidemment sous-estimer la dimension subjective de cette triple évaluation, ni le champ qu’elle offre à l’imaginaire.
Le dedans et le dehors
15Quelle est donc la valeur du dehors (ici symbolisé par la montagne hostile) évoqué dans l’utopie face à un dedans instinctivement qualifié de façon positive dès lors qu’il est créateur de confort ? Construit suivant le principe de l’antithèse, le récit utopique devrait pouvoir se lire comme une succession d’évaluations contraires, le signe négatif étant logiquement accordé à un espace inconnu et non protégé. Si les défauts imputés au « ici-dedans » de l’ordre I (notre monde occidental urbanisé que juge le narrateur – soit avant le voyage, soit lors des conversations tenues au sein de l’autre monde) lui donnent fréquemment une valeur négative, le « là-dedans » (ordre II visité) peut donner lieu à diverses valorisations.
16Qu’en est-il des trois œuvres déjà évoquées ? Le jugement reste, dans ces récits à forme traditionnelle, le fait du voyageur solitaire, conscience qui réfléchit et interprète les valeurs au profit du lecteur : valeurs spatiales (description), idéologiques (argumentation et jugement), voire temporelles (mais tel n’est pas le cas dans les œuvres qui nous préoccupent). En ce qui concerne les valeurs spatiales, on constate sans surprise que le chaos montagnard reflète, dans ces trois œuvres, les caractéristiques du régime diurne héroïque défini par Gilbert Durand9 : gigantisme, antithèse polémique, principes d’exclusion, dominante posturale, adjuvant des sensations à distance (vue), ainsi que la série d’archétypes qui soutiennent l’allégorie de l’effort (la montée vs la chute, le haut vs le bas, la lumière vs les ténèbres). On notera au passage que cet effort, pour héroïque qu’il doive être, n’est pas celui du sommet à atteindre ; il permet plus modestement de franchir l’obstacle au-delà duquel se découvre l’Autrement, vision d’un ordre offert à celui qui a surmonté les dangers du dehors.
17Or, ces dangers sont soumis à une hiérarchisation : si Out of the Silent Planet qualifie positivement les images de la montagne, Over the Mountain et Land Under England les valorisent négativement, dans la mesure où la description de l’espace physique contredit le schème verbal distinguer et neutralise ainsi la capacité d’analyse : le blizzard anéantit les contours (Over the Mountain), comme le font dans Land Under England la nuit et l’enchevêtrement des monts et des vallées, même si quelques éclairs providentiels permettent de mesurer brièvement les contrastes. Out of the Silent Planet offre, en revanche, un chemin tracé et toujours favorable, puisque le guide bientôt rencontré compense la faiblesse physique du héros et, chemin faisant, l’aide à mieux voir et mieux comprendre le paysage. Il se révèle ainsi que l’élément gouvernant la description de l’espace imaginaire (chaos et ordre II) reste bien le don de voir, si l’on en croit l’abondance des descriptions panoramiques. Ce don mythique est associé à des valeurs positives ; le voyageur est le voyant (celui qui acquiert la connaissance) ou bien l’aveugle, celui auquel elle est refusée.
18Ici convergent la vision symbolique, l’analyse rationnelle et la valorisation idéologique de l’espace. Cette adéquation se prolonge au niveau narratif : victime du brouillard et de la fatigue, le voyageur de Over the Mountain perd progressivement le statut de narrateur digne de confiance lorsqu’il commente, de façon parfois incohérente, les épisodes éprouvants de son ascension. D’où les dérives possibles vers le fantastique né de l’hésitation entre un dedans et un dehors ambivalents, alors que le merveilleux de Out of the Silent Planet fait coïncider les valeurs (relayées par l’espace vertical) avec celles d’un ordre utopique prônant l’élévation de nos valeurs morales. Or, le don de voir clairement (en soi et hors de soi) conditionne le libre arbitre et permet l’analyse du projet utopique au regard de la valeur Liberté, qui domine incontestablement le récit utopique anglo-saxon au xxe siècle.10 Ainsi toute isotopie spatiale est-elle évaluée par rapport à la façon dont ce prérequis et ce but affectent l’existence du personnage – individu. Ce pourquoi le réseau iconographique du chaos montagnard (comme celui de l’espace construit) s’inscrit dans la logique d’un récit destiné à présenter, analyser, et louer ou condamner un système socio-politique ; le message se construit donc autour d’un axe progressivement révélé par sélection et classement des traits pertinents.
Mimesis et surréel11
19Tel est encore le cas dans The Left Hand of Darkness, récit à deux voix qui se révèle en cela très différent des œuvres précédentes. Un ambassadeur terrien a laissé en orbite l’équipage de son vaisseau spatial pour se rendre seul sur la planète Gethen, où règne un hiver perpétuel, afin de proposer aux gouvernements – l’un monarchique, l’autre totalitaire – un traité de collaboration universelle. Reçu avec curiosité, Mr Ai tout d’abord circule librement dans Karhide et vers le pays ennemi d’Orgoreyn ; mais il sera finalement soupçonné d’activités d’espionnage au profit de Karhide et condamné aux travaux forcés dans un pénitencier d’Orgoreyn. Estraven, l’ancien Premier ministre de Karhide (naguère révoqué pour avoir voulu accélérer la réussite du Terrien), est maintenant réfugié à Orgoreyn : il enlèvera Ai et entreprendra avec lui un long périple à travers les montagnes, afin de franchir la calotte glaciaire qui sépare les deux contrées. Le retour à Karhide aura pour conséquence immédiate l’assassinat d’Estraven mais aussi, à plus longue échéance, la réconciliation entre les deux pays enfin réunis au sein de l’Ekumen, Société des Nations à l’échelle interplanétaire.
20Le surréel utopique corrige et façonne, à des fins idéologiques ou philosophiques, l’image d’un monde réel récupéré par l’imaginaire. Le chaos montagnard de The Left Hand of Darkness n’échappe pas à ce dessein. Si les espaces urbains de la planète hivernale sont étrangers au lecteur et peuvent apparaître globalement comme un dehors hostile – un Autrement dont chaque élément constitue une énigme non maîtrisée – le récit de la fuite entreprise à deux dans des conditions extrêmes paraît en quelque sorte banalisé : le lecteur, sinon Ai le voyageur, sait de nos jours à quoi ressemblent les paysages de l’Antarctique. Or, la vision qu’en donne l’auteur semble, au même titre que les descriptions urbaines, reconsidérer la dichotomie dedans/ dehors propre au récit utopique, puisque la tente plantée sur le glacier balayé par le blizzard constitue ici l’unique espace apte à communiquer le sentiment sécurisant du dedans protecteur :
Nous sommes à l’intérieur, tous les deux, à l’abri, au repos, au centre de toutes choses. Dehors règnent, comme toujours, la grande obscurité, le froid, la solitude de la mort. (p. 204)
21Leitmotiv de cette expédition décrite en une cinquantaine de pages, la mort reste associée au froid du dehors ; et le cosmos utopique, représentation symbolique du Centre, n’est ici qu’un minuscule espace qui se déplace de jour en jour, « une ombre sur la neige ». Mais le séjour en haute altitude révélera aussi d’autres critères, grâce auxquels le blanc du glacier, le noir des roches volcaniques et le rougeoiement des cratères en éruption coexistent bientôt en un équilibre grandiose. Préparée par la description d’un paysage que les protagonistes perçoivent à l’unisson – « I felt as he did » – la mise en relation des extrêmes feu/glace, noir/blanc, mort/joie réaffirme le réseau métaphorique reconnaissable dans l’ensemble de l’œuvre comme moyen d’explorer l’Autrement :
Nous [...] attachâmes nos skis et partîmes – descendant devant nous, vers le nord, dans cette vaste étendue silencieuse de glace et de feu où était tracé, sur toute la largeur du continent, le mot mort, mort, en énormes lettres blanches et noires. Le traîneau était léger comme une plume et la joie éclatait dans nos rires.12
22Plus loin, lorsque Estraven s’étonne de ne pouvoir avancer dans le brouillard qui anéantit les ombres, Ai rappelle une référence culturelle qui lui est propre et qui confirme une métaphore déjà évoquée :
Connais-tu ce signe ? [...] C’est le yin et le yang. La lumière est la main gauche de la nuit... Que disait le texte ? La lumière, l’obscurité. La peur, le courage. Le froid, la chaleur. Le féminin, le masculin. C’est toi [...] Les deux et un seul. Une ombre sur la neige.13
23La référence à la philosophie chinoise permet enfin d’interpréter pleinement le titre du livre : Yin Fou et Yang Fou, qui symbolisent le repos et l’énergie vitale, désignent respectivement le versant ombreux et le côté ensoleillé d’une vallée ; le Tao évalue les réactions sensorielles et les perceptions spatiales de l’être humain par référence à ces deux pôles dont est affirmée la complémentarité. Dès lors que l’on reconnaît, dans The Feft Hand of Darkness, l’importance de cette vision du monde, la description de l’espace montagnard semble, plus que jamais, refléter un projet narratif inscrit dans la structure de l’œuvre, tandis que les notations subjectives de Ai justifient une nouvelle analyse. La façon dont Ai décrit les cités de Karhide et Orgoreyn affirme difficilement la prédominance Yin, tandis que les zones parcourues lors du périple montagnard relèvent plus nettement du Yang, force positive mâle. Or, il ne s’agit pas de célébrer le triomphe de l’énergie, mais d’en montrer les aspects fondateurs en révélant la complémentarité indissoluble du Yin et du Yang, également illustrés par les paysages divers de la montagne et par les personnages dont elle autorise la survie et illustre la quête. C’est ainsi que The Left Hand of Darkness, description d’espaces emblématiques et exploration de l’être profond, récit d’une aventure appelée à transcender la métaphore de l’action politique, se présente comme une mosaïque d’éléments complémentaires, au double plan iconographique et narratif.
24Le déroulement de l’expédition inscrit le quotidien dans une vision régie par les forces de la nature à l’état de chaos – création unfinished. Cette logique tolère diverses démarches : le récit peut être présenté comme un journal de bord mentionnant brièvement les difficultés rencontrées et la distance parcourue (p. 191) ; il peut encore être présenté comme la répétition symbolique de tâches ordonnées par une force à laquelle se soumettent les protagonistes, humbles humains tentant de reculer les limites du possible, comme l’ont fait avant eux les Grands Ancêtres. Car les légendes et les mythes de création cités sous forme de chapitres autonomes (ii, vi, ix, xii xvii) autorisent un processus de mise en abyme qui, tout en apportant une réponse partielle aux notes de l’investigateur terrien (ch. vii), précisent la signification de l’itinéraire initiatique. Par référence au chapitre ii (le conte des deux frères), la blancheur de la traversée glaciaire symbolise à la fois le désir de rédemption et le refus d’un quotidien défavorable ; quant à la tentative unificatrice de l’Ancêtre surnommé Estraven-le-Traître (ch. ix) elle se prolonge dans l’expérience du chaos maîtrisé par Estraven le ministre banni, grâce auquel se réalisera, à l’échelle de la planète, le vœu réitéré par la mise en abyme du mythe. La remise en ordre de l’espace social célèbre aussi un aboutissement : la traversée d’un espace naturel qui restera vierge de toute dégradation.
25Cette dernière aventure (consignée par Estraven sur son journal de bord, puis racontée ultérieurement par Ai au père de celui-ci) fait du voyage dans le chaos montagnard l’épisode majeur du récit. Même si la grandeur des personnages relève le plus souvent de l’implicite en regard du savoir-faire professionnel qui désigne l’efficacité de l’équipe, l’amitié construite dans la lutte commune demeure l’un des thèmes récurrents du récit épique. Inscrit dans le quotidien « historique » de la planète comme dans le mythe transhistorique, The Left Hand of Darkness se veut double reflet de la « réalité » physique (de l’espace) physiologique et psychologique (des personnages en tant qu’êtres problématiques14) au service d’un propos didactique omniprésent, mais néanmoins discret : tout est chaos, dès lors que tout est hors normes, mais l’expérience du chaos est indispensable à la survie de l’espèce. Sait-on, pourtant, où se trouve le chaos ? Dans la ville où se pervertit l’ordre né de l’Idée ? Dans l’homme, être social prisonnier de ses valeurs ? Dans la montagne hostile et indomptée ? Il se révèle que la traversée du massif, en imposant le dépassement des valeurs socio-culturelles spécifiques, revalorise les efforts personnels de communication idéologique et spirituelle. De ce fait la montagne, lieu central qui sépare deux pays et deux systèmes (mais leur permet de coexister) devient alors l’espace dominant, sinon le « personnage » principal de The Left Hand of Darkness, grâce auquel se distingue le vrai, ou plutôt l’essentiel, face au contingent. Si la montagne constitue, pour le lecteur familier des récits d’expédition, ce qui peut le mieux symboliser la barrière et le but, encore faut-il comprendre, dans le récit utopique, la nature de ce but : non pas « plus haut », mais « au-delà ».
26Quel rôle accorder alors à l’imaginaire de la montagne dans le rêve d’un monde meilleur ? Façonné par les philosophies du progrès et par la morale de l’effort, l’espace utopique restait naguère objet de possession ; et la seule communion possible avec la nature se manifestait habituellement dans la contemplation de l'espace maîtrisé : le jardin, reflet de l’ordre idéal, ordre divin aménagé par l’homme. Si le chaos se définit, en revanche, en tant qu’espace à pénétrer et frontière à vaincre, là s’affirme la différence entre cette vision volontariste et celle que Shelley offrait en 1816 au lecteur romantique : le massif du Mont-Blanc, puissant et austère, où roulent torrents et avalanches, illustrait alors le symbole de l’irréductible distance et de l’infranchissable limite. Au xxe siècle, la vision utopique du chemin à forcer à travers l'espace hostile semble ignorer l’effroi, ou la fascination romantique. Adopte-t-elle pour autant l’approche intellectuelle encouragée par l’analyse contemporaine des systèmes non linéaires et des théories du chaos ?
27Rejet ou ressemblance... Proche de nous sur sa lointaine planète, la montagne de The Left Hand of Darkness refuse à la fois le sens du sublime et la tentation de l’antithèse ; car, longtemps étrangers à la tradition didactique occidentale, les symboles de la complémentarité se substituent ici à la topographie et à l’idéologie de la barrière. Dans ce projet de pluralité qui se voudrait foisonnante et novatrice, on serait tenté de reconnaître le rêve utopique du futur sans pour autant ignorer l’ironie latente du choix spatial illustrant le schéma du lien à créer ; car la montagne de The Left Hand of Darkness n’accorde qu’un fragile espace de survie aux tentatives œcuméniques des personnages, hantés par le désir et la crainte de l’Autre comme de l’Autrement.
28« Praise then Création unfinished ! » (p. 194), écrit Estraven, contemplant le volcan qui domine le glacier de Gethen. Louons donc la création im-parfaite : à l’état originel, le chaos laisse aux hommes l’espoir d’une ultime perfection.
Notes de bas de page
1 Dans Between Utopia and Dystopia (Londres, Faber & Faber, 1968), C. Doxiades définit quelques sous-genres de l’utopie et cite les premiers utilisateurs des termes correspondants. Dystopia (du grec dys-, difficile, défavorable, malheureux et topos, lieu) est présenté comme le contraire de eutopia (du grec eu-, adverbe signifiant : bien). La contre-utopie (expression française) correspond, selon les cas, à anti-utopia ou à dystopia, le deuxième terme étant maintenant d’usage général dans les pays anglo-saxons. Les récits dystopiques (surtout lorsqu’il s’agit d’anticipations) tendent à présenter la société imaginaire comme dégradée par rapport à l’époque de sa fondation.
2 Hélène Greven-Borde, Formes du roman utopique en Grande-Bretagne (1918-1970), Dialogue du rationnel et de l’irrationnel, Presses Universitaires de Rouen/PUF, 1984, p. 200, voir aussi infra note 10.
3 Parmi ceux-ci : Cotman, Cozens, Towne, Turner faisaient escale à Chamonix ou à Grindelwald. Ils exposaient, à Londres, aquarelles et toiles représentant des paysages alpestres dominés par le mont Blanc et la Jungfrau.
4 Simone Vierne, « Mythocritique et Mythanalyse », dans Mythe et Modernité, IRIS no 13, 1993. Les mythologèmes mentionnés par S. Vierne dans cet article se retrouvent au centre des préocupations des utopistes : « [...] la question de la vie et de la mort, le rapport du Moi et de l’Autre, la place de l’homme dans le cosmos et/ou la société, [...] le Bien et le Mal [...] », p. 45.
5 Gaston Bachelard, L’Air et les songes (Paris, Corti, 1942, p. 33), cité par Gilbert Durand (Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 11e édition, 1992, p. 141) avec le commentaire suivant : « Le voyage [...] dont rêve la nostalgie innée de la verticalité pure, du désir d’évasion au lieu hyper-, ou supra-, céleste [...]. »
6 Land Under England, Londres, Victor GoUancz, 1935, p. 43 « [...] a land of utter desolation – a blasted, empty world that spread as far as my eyes could see, below me, above me, in peaks, valleys, whorls of black rock – a hideous jumble of depths and heights and deadly looking ravines without a vestige of life to be seen anywhere. What could there be in this jumble of hellish peaks but death ! And yet I was not appalled. Having looked long at that world of chaos and night, I went on. »
7 Out of the Silent Planet, Londres, Pan Books, 21e édition, 1979, p. 59 :« They mere enormously high, so that he had to throw hack his head to see the top of them. They were something like pylons in shape, but solid ; irregular in height and grouped in an apparently haphazard and disorderly fashion. Some ended in points that looked front where he stood as sharp as needles, while others, after narrowing towards the summit, expanded again into knobs or platforms that seemed to his terrestrial eyes ready to fall at any moment. Me noticed that the sides were rougher and more seamed with fissures than he had realized at first, and beyond two of them he saw a motionless line of twisting blue brightness – obviously a distant fall of water. It mas this which finally convinced him that the things, in spite of their improbable shape, were mountains ; and with that discovery the mere oddity of the prospect was swallowed up in the fantastic sublime. Here, he understood, was the full statement of that perpendicular theme which beast and plant and earth all played on Malacandra – here in this riot of rock eating and surging skyward like solid jets from some rock-fountain, and hanging by their own lightness in the air, so shaped, so elongated, that all terrestrial mountains must ever after seem to him to be mountains lying on their sides. He felt a lift and lightening at the heart. »
8 Lewis Mumford, The Story of Utopias, 1922, New York, The Viking Press, 1962, p. 15.
9 Gilbert Durand, Structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit., p. 506, « Classification isotopique des images ».
10 Le schème de la verticalité n’est donc pas nécessairement celui qui valorise la montagne, pas plus qu’il ne donne aux orgueilleux gratte-ciel la qualification positive susceptible de transformer en lieu eutopique la mégapole de l’ordre II. Legs d’une longue période d’industrialisation, les grandes villes sont représentées par les utopistes britanniques comme le lieu surpeuplé et dystopique par excellence. L’eutopie se reconnaît, en revanche, dans les courbes de la petite ville (ou de l’agglomération moyenne) verdoyante, protégée sur son île, dans sa vallée ou en un lieu ovoïde conçu pour l’abriter. Dans le cadre de mon corpus britannique de 125 récits romanesques contemporains, l’eutopie semble relever majoritairement du régime nocturne mystique (24 sur les 27 mondes recensés), contrairement à ce que Jean Servier (Histoire de l'utopie, Paris, Gallimard, 1791) et J. Wunenburger (L’Utopie ou la crise de l’imaginaire, Paris, Delarge, 1979) pourraient laisser supposer en se fondant sur un corpus beaucoup plus réduit, généralement antérieur au xxe siècle et incluant des œuvres françaises. Voir Hélène Greven-Borde, Formes du roman utopique en Grande-Bretagne..., op. cit., cinquième partie : « Listes et tableaux analytiques ».
11 Terme utilisé par R. Mucchielli dans Les Utopies à la Renaissance (Paris, PUF, 1963, p. 101) : « La pensée utopique est fatalement, quoique négativement, sous l’obsession du réel historique ; et cependant, la forme qui l’anime l’attire irrésistiblement au-delà du réel, non pas vers l’imaginaire pur, mais vers le surréel. »
12 The Left Hand of Darkness, Londres, Macdonald Futura, 1981, p. 188 : « We [...] put on our skis, and took off – down, north, onward, into that silent vastness of fire and ice that said in enormous letters of black and white death, death, written right across a continent. The sledge pulled like a feather, and we laughed with joy. »
13 Ibid, p. 225 : « Do you know that sign ?[...] It is yin and yang. Light is the left hand of darkness... how did it go ? Light, dark. Fear, courage. Cold, warmth. Female, male. It is yourself [...] Both and one. A. shadow on snow. »
14 Les habitants de Gethen sont hermaphrodites, ce qui donne à l’aventure narrée une dimension potentielle qui confirme la présente argumentation, sans en constituer l’élément indispensable.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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