La montagne des géants de la route. Une mythologie populaire
p. 243-255
Texte intégral
1Le Tour de France a été analysé par différents auteurs comme une entreprise mythologique. Roland Barthes notamment l’intégrait dans son aperçu des mythologies contemporaines, et reconnaissait en lui « un mythe total, [...] un moment fragile de l’histoire où l’homme, même maladroit, dupé, à travers des fables impures, prévoit tout de même à sa façon une adéquation parfaite entre lui, la communauté et l’univers »1 à un petit nombre d’éléments centraux : il suscite un héroïsme de grand style qui transpose, dans le monde du sport, l’affrontement des essences caractérielles ; il lance sur la scène des champions qui, à la manière des « Olympiens » dont parlait Edgar Morin2, sont à la fois hommes et dieux, qui souffrent et vivent comme chacun mais participent en même temps d’un monde supérieur ; il se prête à la personnification des éléments, des reliefs, des paysages ; on ajoute qu’il se fait le microcosme des grands comme des petits enjeux collectifs et surtout peut-être que, comme toutes les vraies fêtes, il conserve infiniment sa part de magie et de mystère.3
2Nous voudrions reprendre ici cette discussion et rendre compte de certains aspects négligés de cette mythologie populaire. C’est évidemment l’affrontement central de cette épreuve cycliste à la haute montagne qui nous fournira l’essentiel de nos arguments, et nous utiliserons souvent, pour alimenter et illustrer notre propos, les chroniques de l’observateur privilégié de la Grande Boucle que fut, pendant une trentaine d’années, Antoine Blondin.
Mythe et récit
3Un peloton cycliste n’est, par lui-même, titulaire que d’une mémoire. Mémoire incertaine et éparse des courses passées, des conditions de l’affrontement entre les hommes, des temps et des lieux de l’exploit ou de la défaillance. Mémoire personnelle et longtemps intacte de ce que fut pour chacun la course, le choix d’un braquet, un effort de trop, une accélération prématurée. Quelquefois le souvenir précis d’un geste pur où le corps et la machine répondent ensemble exactement comme il convient.
4Mais le passage à un autre niveau de la mémoire collective, celui de la légende (« la légende des cycles », comme dit Blondin) ou du mythe, suppose que l’expérience, vécue par chacun de manière parcellaire, soit reprise dans un récit. Seul ce dernier peut réussir, de nécessairement parcellaire qu’il est aussi, à s’imposer comme expression essentielle, non pas tellement parce qu’il analyse, dissèque l’événement et en révèle le fil conducteur quelquefois invisible, mais parce qu’il fait basculer une expérience multiple et éclatée au rang d’expérience collective. Dans ce récit, tous les acteurs, coureurs, suiveurs, observateurs divers et spectateurs, peuvent reconnaître ce qui les a unis. Le récit est ce qui noue entre elles toutes ces bribes d’expériences, en instaure le protocole, et permet aux expériences à venir, aux courses nouvelles qui s’élancent, de se mesurer non plus seulement à elles-mêmes, mais à cette trace qui relie entre elles toutes les courses possibles. Mors telle victoire pourra-t-elle ne plus valoir seulement par des écarts à l’arrivée, par la moyenne du vainqueur, par la difficulté du relief ou l’hostilité des éléments, elle vaudra par référence aux mots de la course cycliste, à ces mots accumulés dans lesquels toute victoire a déjà été dite, attendue, rêvée. Elle viendra prendre place exactement dans les mots qui lui étaient destinés, elle apportera une touche de plus, en elle-même inessentielle, à l’édifice, elle vaudra par ce qui la dépasse.
5Ainsi seulement peut-on comprendre, si l’on n’accepte pas trop facilement de dévaluer le mot mythe, en quoi il y a un mythe du Tour de France. Non pas seulement parce qu’il aligne au fil du temps des grandes figures et des exploits héroïques d’où naît une ferveur populaire, mais parce qu’il est aussi une parole échangée, sans cesse reprise. Une parole annuelle qui vient redire, en chaque mois de juillet, les mêmes choses sous une forme toujours différente. Le mythe est là d’abord, dans sa forme matérielle, son infrastructure sociale : à son niveau le plus général, le Tour de France est un mythe parce qu’il est une représentation collective, parce qu’il est fait de lien social, parce qu’il est une mise en circulation, toujours ouverte, appelant d’elle-même sans cesse de nouvelles versions, de paroles et d’images. Il est un mythe encore parce que ces paroles et ces images échangées suggèrent, comme on va le voir maintenant, une multiplication et une amplification toujours possible de leur sens. Le récit de l’exploit, la relation d’une aventure, sont lestés d’un sens plus profond qui, bien au-delà du sport et de la fête d’un été, concerne la condition humaine en général.
Des lieux et des hommes. Terroir et territoire
6Le cyclisme professionnel, qui se déploie sur de larges espaces, a imposé certains lieux, où il revient généralement annuellement, comme des lieux légendaires, au gré des exploits qui y furent scellés, saison après saison. La montagne n’est pas le seul décor remarquable de cette discipline sportive qui dispose d’autres temples : jadis le « Vel d’Hiv », mais aujourd’hui encore les pavés de Roubaix, le vélodrome de Bordeaux, le « mur » de Grammont, le circuit des Champs-Élysées, et tant d’autres. Mais les rendez-vous les plus convoités, ceux qui peuvent transformer un coureur en champion, c’est-à-dire lui faire prendre place dans l’imaginaire collectif, sont ceux du Tour de France, et parmi ceux-ci, ceux de la haute montagne : l’Aubisque ou le Tourmalet, le Puy-de-Dôme et le Ventoux, l’Izoard, l’Alpe d’Huez...
7Les champions entretiennent avec l’espace une double relation. Ils sont à la fois les hommes d’un terroir, enracinés dans leurs origines, façonnés par le canton de terre qui les a vu naître et qui les a forgés, mais ils sont aussi des hommes de l’errance, de la déambulation, à la rencontre des lieux sacrés.
8Chacun garde en lui, comme une promesse pour sa carrière possible, la marque de sa terre : ceux qui le suivent savent qu’il pourra toujours jouer de ses qualités natives, de son obstination, de sa dureté au mal, de sa force de caractère, de sa bonhomie, de son élégance ou de sa fantaisie. Par-delà l’accumulation des victoires acquises aux quatre coins de l’Europe cycliste, Anquetil était resté le Normand, Poulidor le Limousin, Bobet ou Hinault les Bretons, Merckx le Bruxellois énigmatique, Français de langue et Flamand de tête, le fantasque Bahamontes l’Aigle de Tolède. Mais ils ne puisent dans ces vertus autochtones que leur caractère. Leur identité de champion, leur trempe de héros est conquise par eux dans leur parcours, dans leurs travaux d’approche des hauts lieux du cyclisme.
9Les évolutions récentes du cyclisme moderne pourraient laisser croire que la conjugaison de ces deux espaces s’estompe, par disparition du premier : la marque du terroir semble s’épuiser chez ces athlètes moulés désormais par la professionnalisation toujours plus accomplie de leur pratique. Antoine Blondin s’en inquiétait dès 1960 :
Les coureurs de l’heure présente n’ont plus d’arrière-pays. Vous chercherez en vain dans leurs moustaches un parfum d’absinthe. Vous ne devinerez pas leur histoire à quelque geste esquissé, à des intonations, à une certaine qualité du regard, comme il en va des personnages que vous croisez dans le métro. Les nôtres, occupés à leur tâche, présentent l’indifférence pimpante des soldats de plomb sortis de leur boîte (et cette notion de boîte évoque celle d’une vie rangée). Ils n’ont pas de passé, à peine de présent, un unique avenir vers lequel ils tendent de toutes leurs forces. On dirait, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’ils n’ont pas de vie courante. Et pourtant, ils courent !4
10Mais s’il est vrai que l’origine plus souvent urbaine des jeunes coursiers, la rigueur machinale de leur préparation, la comptabilisation de leurs performances, l’inévitable bureaucratisation du métier, l’esprit de chef d’entreprise qui a envahi les entraîneurs, a éteint en eux quelque chose d’une fantaisie locale, jusqu’alors étroitement circonscrite aux provinces mêmes que le Tour traversait et à quelques régions immédiatement voisines, en revanche, la mondialisation du cyclisme professionnel a réinjecté depuis les années soixante une diversité de manières et d’esprits et a réarticulé une myriade de rêves, américains, colombiens, russes, australiens... au vagabondage de juillet entre les mêmes lieux sacrés.
Héros fondateurs et topographie sacrée
11Invariablement par-delà ces avatars, la démarche spatiale des champions cyclistes pourrait-elle être rapprochée d’un certain type de déambulation sacrée, pédestre celle-là, qui est celle des aborigènes de l’Australie primitive. Ceux-ci sont séparés, dans chaque tribu, et entre autres subdivisions, en « groupes locaux » qui disposent d’une « patrie », territoire aux contours incertains qui n’est pas un espace mais un tracé, lequel fut celui des actes de fondation. Chaque groupe local n’est dépositaire que d’une fraction du mythe, ce qu’ils appellent leur « rêve ». Aussi le mythe dans son ensemble demande-t-il à être conservé, observé, transmis, par tous les groupes de ces rêveurs qui se déplacent à pas lents dans le désert australien. Leur déambulation semble d’abord illogique à l’observateur : jamais ils ne se rendent en ligne droite d’un point à un autre. C’est qu’en réalité ils suivent les traces de héros fondateurs de leurs groupes et que leur chemin, d’apparence insensée, se déploie selon l’ordre du rêve, d’un lieu sacré à un autre lieu sacré.
12Les nomades du Tour n’ont pas d’autre manière. Eux aussi concilient en eux-mêmes une double dimension de l’espace, nouant le sacré et le profane, ce qui relève de la signification personnelle à ce qui touche à la valeur collective ; eux aussi tracent dans l’espace des lignes insensées, à la conquête de ce que nos aborigènes appelleraient leur « rêve », c’est-à-dire leur part du mythe ; eux encore se partagent les bribes d’une grande histoire commune.
13Ainsi laissent-ils leur trace inoubliable dans la mémoire des adeptes : telle envolée de pur grimpeur, tel coup de force, tel coude à coude célèbre, mais aussi telle défaillance, telle déroute imprévisible, portent leurs noms en même temps qu’ils portent les noms des lieux où ils furent vécus.
À peine plus d’un demi-siècle d’existence a suffi au Tour de France pour assurer sa topographie légendaire. À travers les modifications qui, d’une année à l’autre, affectent l’itinéraire, on retrouve la permanence de quelques hauts lieux. Ils donnent à l’épreuve sa quatrième dimension, relient la course d’aujourd’hui à toutes celles d’hier et contribuent à fonder une manière de clacissisme où, dans le plus sublime des cas, le nom d’un homme et celui d’un champ de bataille se trouvent associés.
On ne franchit pas le Tourmalet sans évoquer la figure vigoureuse du grand Christophe de 1913, brasant la fourche brisée de son engin chez le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan. On ne repeuple pas la fameuse « Casse déserte » sans convoquer la silhouette prestigieuse de Louison Bobet à travers le col de l’Izoard, transformé depuis en boulevard, qui devrait porter son nom. [...] Les ombres ennemies et fraternelles de Bartali et de Coppi croisent encore dans l’ascension du Galibier. Et le seul Koblet occupe toute la largeur d’une avenue triomphale qui irait de Brive à Agen. Ainsi, peu à peu, chaque détour de la route, chaque lacet de la montagne finissent par appeler l’écho d’un exploit. Une nouvelle carte de France se dessine à l’intérieur de l’autre, dont les provinces portent les couleurs des champions qui les ont illustrées en s’illustrant eux-mêmes.5
Les temps du mythe
14De même que les lieux subissent l’effet d’un dédoublement et d’une mise en coïncidence de différents niveaux, le temps est l’objet d’une semblable manœuvre. Cette dernière, on le sait, est le propre du mythe. Ce dernier s’annonce toujours sous le signe d’une dénivellation des temps, de la mise en présence d’un temps originaire, conçu comme articulable avec le temps qui passe, pouvant être rejoint au prix d’opérations rituelles, appelé de la sorte à régénérer un nouveau cycle d’existence. Lui-même cyclique, « feuilleté », sorte de partition musicale ménageant le retour infini des mêmes thèmes6, il est un chemin vers les enjeux originaires, et y puise la vertu d’une expression limpide des choix, mêmes si ceux-ci se révèlent finalement impossibles, indépassables dilemmes. De là provient son air d’éternelle jeunesse, le fait qu’il reste indéfectiblement signifiant, par-delà même les avatars du langage.
15Cette jeunesse, le Tour la conserve dans sa ritualisation annuelle :
Le caprice d’une fatalité cyclique qui veut que les boucles se ferment sur elles-mêmes donnait à la course son visage des premiers âges, tout convulsé d’une jeune frénésie et d’innocence, à l’instant précis où s’annonçait la fin des temps. Ainsi du vieillard qui retombe en enfance.7
16C’est bien sûr d’une jeunesse intemporelle qu’il s’agit, celle-là même dont parle le mythe et à laquelle il nous convie, et c’est à la montagne qu’il revient naturellement d’en fournir l’illustration, puisque celle-ci vient confondre les âges de tous ceux qui s’y trouvent, en les transportant à l’origine des temps. Le suiveur, au long de la route qui serpente, « reconnaît ses amis sous la forme de personnages minuscules qui tentent d’escalader le ciel comme dans La Tour de Babel du peintre Breughel, un échantillonnage de jeunes filles avenantes, massées au balcon d’une colonie de montagne, de splendides vieillards déchiffrables comme des aide-mémoire, enracinés déjà dans le néant. Mais, à cet instant précis, nous avions tous le même âge, les amis, les filles et les vieux ; nous avions l’âge de pierre des massifs qui nous cernaient ; nous étions vieux comme le monde, puisque nos destins étaient liés à celui-ci ».8
17Enfin cette jeunesse collective s’accomplit exactement en chacun de ceux qui participent à l’épreuve, à quelque titre que ce soit. Blondin, après des années d’expérience dans le Tour, découvre dans celui-ci un destin. Il vous envoûte, et vous ne pouvez leur échapper. Sans cesse, il vous ramène à votre point de départ, « qui rouvre le monde des culottes courtes ».9 Et c’est pour vous apercevoir combien tout autre destinée ne vous était possible qu’en apparence. Après l’avoir passée cent fois, on passe la ligne de départ en sachant ce que sera celle qui marque l’arrivée, on replonge en enfance en se sachant l’homme d’un seul destin.
18Dire que le Tour de France immerge un individu dans le temps du mythe, c’est dire qu’il le met en coïncidence avec ce qui lui était promis, au moins dans le court moment d’un rituel.
À cet homme qui n’a qu’une vie, le Tour consent pour quelque temps le privilège de la rêver tout éveillé.10
La montagne et l’imaginaire de la chute. Le monstre du Ventoux
19Jamais, sous la plume d’Antoine Blondin, la montagne n’est présente de manière aussi persistante, on peut même dire personnelle, que lorsque le tour se voit confronté à l’escalade du mont Ventoux. Ce dernier a pris place dans la légende cycliste, moins sans doute en raison des exploits remarquables qui y furent accomplis que des drames auxquels il a fourni son décor, celui particulièrement du champion anglais Tom Simpson, mort d’épuisement sur ses pentes. Aussi le Ventoux est-il nécessairement pour le peloton cycliste autre chose qu’une montagne ordinaire, une difficulté topographique, il s’impose comme une montagne rêvée, et rêvée sous le signe de la monstruosité.
Parmi les terrains de haute compétition proposés à l’effort cycliste, le mont Ventoux, comme d’ailleurs le Puy-de-Dôme, est de ceux dont l’action se traduit non seulement par une incidence mécanique, mais par la puissance obsessionnelle de ses envoûtements.11
20Le Ventoux fait l’objet d’une procédure de personnalisation monstrueuse. La monstruosité géographique se prolonge immédiatement en monstruosité morale pour faire de ce paysage un lieu fatal qui vaut à ceux qui l’approchent la captation et la déchéance.
21Le Ventoux, c’est d’abord la montagne absolue, une montagne qui échappe à l’ordinaire de la montagne, puisque dressée solitaire et brutale dans le paysage provençal. À différentes reprises, c’est, pour le décrire, la même expression qui revient sous la plume de Blondin, celle « d’une verrue monstrueuse chauffée à blanc ».12 Et c’est l’imaginaire du monstre qui va donner forme et contenu à cette confrontation à la montagne. Rencontrer le Ventoux, c’est être projeté brutalement dans une expérience redoutable. Le Ventoux vous attend, va se dresser comme un être animé pour vous saisir et vous détruire.
Les plus chevronnés de la procession évitent d’y penser jusqu’au dernier moment, les séminaristes des pelotons qui n’ont pas encore été ordonnés le cherchent, au contraire, dans le panorama, d’un œil oblique et tremblant. Serait-ce déjà lui qu’on aperçoit là-bas, ou bien cet autre, un peu plus loin ?13
22Et soudain le monstre semble bondir dans le paysage :
Et c’est sans crier gare que le Ventoux fut là. Ce tumulus désertique, ce Sahara suspendu, ce pelé, ce galeux, d’où allait venir tout le mal, secoué par les écharpes diaphanes et véhémentes du vent. Alors, sans doute, furent-ils frappés par tant de majesté spontanée...14
23Étant lui-même une démence du paysage, le Ventoux constitue un théâtre de l’insensé. De l’absurde d’abord, car contrairement aux grands cols des massifs alpin ou pyrénéen, dont le franchissement correspond à la nécessité d’un itinéraire, l'escalade du Ventoux semble ne répondre qu’à une tragique faiblesse, comme si le peloton ne pouvait se soustraire à son appel, alors que le franchir n’a aucun sens puisqu’on redescendra sensiblement vers le même point de départ, et qu’il serait si commode de l’éviter.
24Et puis, quand il vous a saisis, il devient l’ordonnateur de la folie et de la mort.
Peu de souvenirs heureux s’attachent à ses flancs, mais des tragédies et, tout au moins, des drames. Il offre aux splendeurs et aux misères de la condition cycliste un champ clos éclatant. Nous y avons vu des coureurs raisonnables confiner à la folie, certains redescendre les lacets alors qu’ils croyaient les monter, d’autres brandir leur pompe au-dessus de nos têtes en nous traitant, Dieu sait pourquoi, d'assassins. C'est un chaudron de sorcières en relief qu’on n’envisage pas de gaieté de cœur.15
25Ainsi, en 1955, le peloton est-il entièrement contaminé par la démence du site, désorganisé, transfiguré, rendu à une existence hagarde :
Au fil de l'ascension, l’effectif se décantait ; les hommes tombaient, la langue pendante, vendaient leur âme pour un peu d’eau, pour un peu d'ombre. On voyait Van Genechten emprunter la route dans le sens de la largeur en criant : « Laissez-moi tranquille, je deviens fou. » Le raffiné Poblet, l'œil clair, implorait au passage une excuse pour ses jambes, mais Malléjac ne réfléchissait plus que l’incohérence, comme un miroir qui en a trop vu, et Stablinski avait le meurtre dans le regard.16
Prométhée vaincu
26C’est donc sous le signe de la chute que se réalise, dans ses manifestations les plus fortes, la relation du cycliste à la montagne. C’est toujours un rêve prométhéen qui pousse les hommes vers les sommets. On n’en trouve que rarement chez Blondin une expression triomphante, bien qu'elle soit alors d’une particulière vigueur :
Le bruit et la fureur que nous répercutons d’un sommet à l’autre, les montagnes tranchées par le décret d’une ambition, la mobilisation en rase campagne de tout l’appareil moderne pour dégager et ménager l’effort dépouillé, presque franciscain, du muscle de l’homme...17
27Cette levée en force de la volonté conquérante est bientôt soumise à la punition, qui prend la forme de la dégradation de l’homme :
Et la rampe s’élevait, rendant le coureur à une condition animale.18
28On a vu précédemment quels égarements du corps et de l’esprit s’ensuivaient. Le symbole même de la punition se trouve dans l’accident, la chute telle qu’en elle-même, qui précipite dans les abîmes les prométhées téméraires. On a ici une illustration mot pour mot des catégories de Gilbert Durand19, puisque la descente, qui devrait être, après l’effort insensé de la montée, un calme retour vers le monde normal de la plaine, reste marquée par la stupeur et l’épuisement de l’ascension qui poussent le coureur à la faute, étant elle-même encore, à l’image de la montagne monstre, creusée de précipices, traversée de pièges. À l’inverse des imaginaires apaisés qui convertissent la chute en descente, la descente ici est promise à la chute, comme dernier caprice du monstre.
Dès le premier virage de la plongée vertigineuse, les coureurs se mirent à culbuter dans d’atroces raclements ponctués de clameurs lancées à l’aveuglette à travers cette nuit blanche qui nous entourait20.
29Mais à cet imaginaire prométhéen néfaste répond comme toujours, ainsi que l’a établi Jean-Paul Bozonnet21, sa transfiguration icarienne, à travers la figure du grimpeur ailé.
Le mythe du grimpeur
30Chaque col essaime les coursiers dès ses premiers lacets, et ne restent ensemble, à l’avant de la course, que quelques-uns, délégués à une sorte de combat de chefs. Alors que la plupart subissent la montée, arrachant en eux-mêmes l’énergie qui les hissera tant bien que mal au sommet, seuls les héros affrontent le décor pour le marquer de leur empreinte. Pour les premiers, la montagne est une épreuve individuelle, et l’avoir franchie leur permettra de faire valoir qu’ils sont des égaux, identiques à tous ceux qui auront été soumis au même devoir.
31Chaque nouvelle ascension provoque le même moment de stupeur :
Et puis d’un coup, ce fut la panique dans le cérémonial. Les géants, avantageux et bavards, se transformaient en autant de Petits Poucets rendus à la solitude de l’effort et semant les gouttes de sueur sous leurs pas comme des cailloux blancs.22
32Dans la lenteur de leur ascension, la montagne distribue leurs rôles, celui du héros déchu qu’on ne pensait pas compter dans les rangs des victimes, celui du bon équipier aux allures de sauveteur, celui du gamin égaré dans une aventure trop grande pour lui, celui parfois du truqueur qui profite un peu trop des circonstances et du travail d’autrui... Dans chacun des groupes d’attardés, un petit théâtre humain se dégage, « la montagne vous dénude et l’on s’y dévisage ».23
33Sur eux le poids du temps. Blondin pressent la coïncidence entre le temps accidentel, celui de la course, le temps perdu sur les premiers, et un temps essentiel : il évoque plaisamment le monde qui les entoure soudain comme marqué tout entier par le poids d'un temps irrattrapable. Ce monde, qui continue peut-être pour eux de battre des mains, semble sorti du fond des âges.
À fréquenter la compagnie pathétique des attardés, promis pour le meilleur à une déroute progressive et, pour le pire, à l’abandon ou à l’élimination, on constate, en premier lieu, que les villages au flanc de la montagne se font plus désertiques et qu’il ne leur faut guère compter que sur les encouragements des centenaires. On dirait que, les coups de buis suscitant les coups de vieux, les spectateurs se sont flétris dans le vieillissement de l’attente et que les minutes de retard se sont converties en années sur le visage des freluquets et des demoiselles du bord des routes. Ainsi ai-je pointé des passages au joli hameau suspendu de Celliers, entouré de «majorettes » de quatre-vingt-treize ans de moyenne d’âge.24
34Mais, à l’inverse, le temps est léger à ceux qui sont en tête de la course. Eux n’évoluent pas dans un théâtre grimaçant, à eux la nature montagnarde s’offre comme un temple qui les attend et les accueille. Ils rejoignent de leur silhouette frêle un monde qui semble fait pour eux et où tout, les calicots comme la neige où leurs noms sont gravés, semble les fêter.
35Le pur grimpeur est une espèce rare. Blondin évoque « la pédale rimbaldienne du jeune Gaul, à qui les saisons en enfer donnent d’éclatantes couleurs ».25 Car le grimpeur se délivre du temps et tire vers l’enfance :
Charly Gaul, avec l’ingénuité des enfants prodiges [...], l’œil vacant, la casquette sur la nuque comme d’un Gavroche distingué, la pédale de vent d’une ballerine au bout du pied [...], fonça vers l’arrivée, un roseau souple entre les dents.26
36Mais la légende du Tour ne peut oublier l’Aigle de Tolède, Federico Bahamontes, dont on raconte qu’il s’échappait irrésistiblement dans chaque montée, puis se laissait rejoindre au sommet en dégustant un cornet de glace. Car pour le grimpeur mythique, tout le reste n’est que l’écume de la vie, les bouquets, les foules, les écarts, les commentaires. Le tourbillon des grands nombres qui piétinent et acclament. Le grimpeur ailé, Icare au pays des songes, reconquiert sa jeunesse et peut la gaspiller à sa guise. Il n’est pas un lutteur, un tâcheron de l’effort. Rien en lui du calculateur, comme ces sprinters un peu lourds qui veillent scrupuleusement à ne pas fournir un effort de trop, se réservant d’écraser les pédales et de hisser une épaule devant l’adversaire dans les deux cents derniers mètres – lui se déploie, quitte la condition commune, celle de l’effort et de la sueur, pour se retrouver là-haut, libre de lui-même, dans la pleine vacance du temps. Le premier arrivé au sommet gagne un cornet de glace, autant dire une enfance.
La montagne est aussi une remontée vers l’enfance.
Notes de bas de page
1 R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 119.
2 Voir E. Morin, L’Esprit du temps, I, Paris, Grasset, 1965.
3 J.-L Bœuf, Le Tour de France et ses mythes, Paris, La Documentation française, no 192, juin 1993.
4 A. Blondin, L’Équipe, 2 juillet 1960.
5 L’Équipe, 16 juillet 1969.
6 Voir C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, 1, Paris, Plon, 1958, p. 232.
7 L’Équipe, 14 juillet 1960.
8 Ibid.
9 L’Équipe, 2 juillet 1960.
10 Ibid.
11 L’Équipe, 11 juillet 1974.
12 L’Équipe, 19 juillet 1955 et 11 juillet 1974.
13 L’Équipe, 11 juillet 1974.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 Ibid.
17 L’Équipe, juillet 1961.
18 Ibid.
19 Voir G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
20 L’Équipe, juillet 1954.
21 J.-P. Bozonnet, Des monts et des mythes, Presses universitaires de Grenoble, 1992.
22 L’Équipe, 19 juillet 1954.
23 L'Équipe, 15 juillet 1955.
24 L’Équipe, 9 juillet 1969.
25 L’Équipe, juillet 1958.
26 L’Équipe, 15 juillet 1955.
Auteur
Université Pierre-Mendès-France, Grenoble
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