La représentation de la montagne au cinéma. Une très résistible ascension
p. 231-241
Texte intégral
1Le cinéma n’est pas l’art de la montagne : né dans les villes, produit de la recherche industrielle, accueilli tantôt comme une innovation technologique tantôt comme un phénomène de foire, le cinéma est avant tout l’art du mouvement. Les opérateurs d’Auguste et Louis Lumière s’attachaient à filmer dans le monde entier les cortèges et les défilés, les promeneurs et les travailleurs, les escadrons et les bicyclettes, l’eau des cascades et les feuilles des arbres ; les paysages montagneux ne trouvaient grâce à leurs yeux que pour servir de cadre ou de toile de fond à l’animation des êtres, des objets et des images. Si le mont Blanc figure à plusieurs reprises dans le catalogue des Vues Lumière, c’est en arrière-plan de l’arrivée mouvementée d’une diligence à Chamonix ou de la marche burlesque des touristes le long de la mer de Glace.
2Le cinéma primitif est d’abord l’œil du progrès : le cadrage, la mise en scène, les premiers travellings favorisent les lignes de fuite et les hori2ontales afin de mettre en valeur la faculté des images filmiques à reproduire le mouvement dans les trois dimensions de l’espace. La verticalité et le mouvement ascensionnel contribuent surtout à la célébration de l’exploit technique, qu’il s’agisse, pour les Lumière, de filmer le Champ-de-Mars depuis l’ascenseur de la tour Eiffel ou, pour Georges Méliès, de convertir les montagnes terrestres par la magie du carton-pâte et des trucages optiques en rampe de lancement de la fusée des Astronomes vers les sommets lunaires.1
3La montagne n’est donc pas un sujet de prédilection pour les premiers cinéastes qui l’utilisent essentiellement comme décor d’aventures réelles ou imaginaires à fixer sur la pellicule. Ces choix de mise en scène, tout élémentaires soient-ils, révèlent néanmoins une volonté esthétique dans la mesure où ils visent à valoriser le cinéma comme art capable à la fois de représenter le monde – en reproduisant le mouvement – et de le raconter – en produisant des récits – et pourraient bien faire apparaître une incompatibilité fondamentale entre la représentation filmique de ce type de paysage et le souci de garantir la spécificité et la légitimité du cinéma narratif.
4Comment enfermer, en effet, l’immense, l’inaccessible, l’irréductible dans les limites du cadre sans porter atteinte au sujet même du récit cinématographique, à savoir la figure humaine, sa caractérisation et son action ? La montagne appelle, pour la saisir dans sa globalité, le plan d’ensemble qui noie les personnages dans l’espace cadré : nombre de westerns2 s’ouvrent ainsi sur une vue très large de paysage montagneux dont le parcours visuel est souvent guidé par un mouvement de caméra panoramique. La présence humaine n’est révélée que progressivement par le déplacement des chevaux, des chariots ou des convois de bétail. Le fait de proposer la montagne de prime abord comme objet principal du regard filmique semble donc contribuer à retarder l’apparition du corps et de l’action des personnages réduits dans un premier temps à l’état de silhouettes à peine mobiles.
5Mais, en introduisant le sujet humain dans le récit, la représentation de la montagne prend aussitôt un caractère opératoire dans la mesure où le regard des spectateurs s’attache désormais au « sens même du déplacement et [à] la fonctionnalité de l’espace-liaison »3 qu’elle constitue. Dans les incipit de westerns, le paysage montagneux a, en effet, la valeur programmatique et symbolique « d’un environnement susceptible de produire un type d’homme, le héros de l’Ouest et son code moral »4 et de guider le peuple élu dans sa mission civilisatrice. La montagne est, dès le premier plan, à la fois « mont des Oliviers où la retraite est facile » et « référence olympienne, l’autre dimension en Gloire et Majesté de l’Ouest ».5 La reprise, au cours du film, de ces plans d’ensemble accentue la dramatisation de la montagne à grand renfort de jeux d’ombre crépusculaire ou de lumière crue pour marquer le destin tragique du personnage chassé du monde des hommes ou du cœur de Dieu : dans Jeremiah Johnson (Sydney Pollack, 1972), celle qui a perdu tous les siens prend l’apparence d’une infime silhouette noyée dans un paysage transfiguré par l’ampleur et l’intensité de la souffrance humaine.
6Saisir dans le même cadre un personnage en plan serré et un paysage montagneux en plan d’ensemble relève, en revanche, de l’oxymore cinématographique et revient systématiquement à mettre en valeur la figure humaine au premier plan et à reléguer à l’arrière-plan quelque fragment de la masse montagneuse, quitte à réduire celle-ci à la taille humaine, comme s’étonne Ramuz :
Le cinéma n’est nullement gêné par le Cervin, un qui peut avoir deux cents mètres de hauteur ou un mètre seulement, on ne sait pas ; mais il expose un homme debout à côté de la montagne, en parfaite familiarité avec elle et qui a exactement sa taille.6
7La présence d’une porte ou d’une fenêtre ouverte sur l’extérieur permet d’opérer, dans les scènes clés de La Prisonnière du désert (John Ford, 1956) et de L’Homme des vallées perdues (George Stevens, 1953), un surcadrage du paysage de montagne qui, en le délimitant et donc en le distinguant, renforce son intégration à l’espace humain : le redoublement du cadre confère ainsi une certaine ambiguïté à la représentation de la montagne au sein du récit filmique, d’une part, parce qu’il l’insère dans un espace dominé et calibré par la figure humaine en réduisant la masse, la taille et la spécificité topographique de la montagne référentielle, et, d’autre part, parce qu’il l’assimile à une représentation picturale et transforme donc un environnement naturel en accessoire de décor intérieur.
8Ainsi peut se résoudre l’irréductibilité de la montagne aux codes filmiques : trop grande pour le cadre, trop immobile pour le montage, elle s’insère comme sujet d’image fixe dans une suite d’images animées dont les sujets de prédilection sont la figure et le mouvement humains. À la différence de la plupart des références picturales7, l’image surcadrée de la montagne dans le western n’implique pas la mise en mouvement ou en récit des paysages et des personnages. Résistante au dynamisme que suppose la notion de pause et d’instantané inhérente à l’image fixe8, la montagne immobile, immuable, sans histoire semble ainsi peu propice au récit filmique fondé essentiellement sur l’animation spatiale et temporelle.
9De plus, le cadrage de la montagne dans sa globalité, c’est-à-dire en plan d’ensemble, requiert l’utilisation d’un objectif à focale courte qui procure un champ de vision très large, mais augmente la vitesse de déplacement des objets mobiles sur les lignes de fuite et déforme les lignes verticales de l’image. La représentation de la montagne ainsi produite favorise la saisie de son intégralité au prix de son intégrité formelle et de sa prépondérance à l’écran : le regard des spectateurs s’en détache faute d’y retrouver les formes et les mouvements qui assurent l’illusion de réalité spécifique à l’expérience cinématographique. Peut-être est-ce pour ménager un accès visuel à la montagne par une perspective intérieure et traversante que les auteurs de westerns ont cherché non seulement à fragmenter la surface de la montagne en cadrages rapprochés, mais aussi à fracturer le volume montagneux : le défilé9 a ainsi permis d’introduire l’action au cœur de la masse rocheuse et de retenir l’œil des spectateurs. L’autre moyen de creuser la montagne pour y inscrire le récit filmique est emprunté à l’art pictural et consiste à y placer un repère visuel : le regard est attiré par les chalets, les mémoriaux, les sentiers qui constituent autant de traces d’une présence, d’une temporalité et d’un mouvement humains à la surface de la montagne. Le cinéma ne semble donc pas pouvoir satisfaire à sa vocation initiale, à savoir la représentation du réel en mouvement et en trois dimensions, sans porter atteinte à l’intégrité de la montagne en brisant sa surface par le cadre et sa masse par le défilé, en isolant la faille rocheuse ou la marque humaine et en réduisant le champ de vision à l’espace utile au récit, à savoir le poste du guetteur, le repaire de l’Indien ou le refuge du héros.
10Enfin, pour reproduire efficacement la luminosité des cimes enneigées, il a fallu attendre non seulement que se généralise la pratique du tournage en extérieur, mais également que la qualité de la pellicule et des procédés photographiques assure un rééquilibrage satisfaisant des contrastes extrêmes : outre le récit héroïque des personnages de Frison-Roche, c’est précisément ce double défi technologique qui a incité Louis Daquin à adapter Premier de cordée en 1943. Mais les progrès techniques du cinéma, notamment dans le domaine de la sonorisation et de la couleur, n’ont guère profité à la représentation de la montagne enneigée, monde du silence et de la blancheur, peu favorable à la valorisation du cinéma parlant et en Technicolor. Stanley Kubrick inaugure son récit fantastique dans Shining (1980) en introduisant au cœur d’une représentation réaliste une première touche insolite fondée précisément sur l’impossibilité de réduire la montagne à une vue de « carte postale », c’est-à-dire à une image assurée par des procédés techniques, donc rationnels : l’ouverture du film commence par un long travelling aérien sur le vert émeraude des forêts et le bleu profond des lacs de montagne et se termine par un plan bref, fixe et surexposé des pentes enneigées qui entourent l’hôtel Overlook. La présence d’un point de vue et d’un accompagnement musical extradiégétiques tout au long de la séquence renforce le caractère surnaturel de ce plan qui absorbe le regard et son objet dans la masse lumineuse et monochrome de la montagne et annonce ainsi la mort de Torrance à la fin du film.
11Réfractaire au cadrage serré, au mouvement, à la perspective et aux prouesses technologiques, la montagne se trouve souvent reléguée du quatrième côté, dans le hors-champ, à la place du spectateur : l’angle de prise de vues, les mouvements de caméra et la mise en scène permettent d’y situer le regard d’un personnage sur les troupes qui s’élancent dans la plaine (La Charge fantastique, Raoul Walsh, 1941) ou sur le bétail qui chemine sur les hauts plateaux (La Rivière rouge, Howard Hawks, 1948). La montagne absente du cadre est alors définie par sa seule dimension verticale en fonction de l’étendue du champ visuel et de l’angle de plongée sur l’objet cadré : elle s’inscrit ainsi dans l’espace diégétique comme support d’un regard. Il faut cependant noter que, tout en exploitant une caractéristique concrète, physique, essentielle du paysage montagneux, ce procédé vise une fois de plus à recentrer l’attention sur la figure humaine par le mouvement de la caméra (qui suit le déplacement du regard sur la montagne), par le montage (qui, avec un contrechamp, permet d’en identifier l’origine) et par la composition de l’image (qui met l’accent sur son objet).
12La montagne peut également servir d’ancrage au point de vue d’un narrateur intradiégétique qui, ainsi placé au-dessus de l’espace pro-filmique – délimité par le champ de la caméra —, peut se doter symboliquement des attributs de la montagne et lui emprunter son caractère inaccessible et dominateur. Situé non pas à l’extérieur mais en marge du récit, le narrateur-sur-la-montagne devient, grâce à ce regard autonome et distancié, le témoin incontestable d’une histoire qu’il s’autorise parfois à projeter dans l’Histoire. C’est précisément pour élargir la vision de son personnage en spectacle historique qu’Abel Gance met au point, au cours du tournage de Napoléon (1925), le procédé de la triple caméra inspiré du kinorama et précurseur du cinémascope.10 Entre un Bonaparte porté par la vague révolutionnaire et un Napoléon menacé par la tempête méditerranéenne, le triptyque de la Campagne d’Italie montre un stratège maître de son destin, impassible, déterminé et sûr de lui, surplombant son armée en mouvement dans la plaine. Mais le général d’Abel Gance n’est pas encore le shogun d’Akira Kurosawa, puisque la montagne doit apparaître à l’écran avant de s’éclipser pour devenir le site absent du regard : la médiation indicielle11 se révèle encore indispensable avant la transformation de l’homme en symbole et de la montagne en signe.
13Le courant expressionniste allemand présente, notamment chez Murnau, des occurrences de la Rückenfigur, du regard incarné dans la montagne12 qui rappellent certes la vision des paysages lyriques de Caspar David Friedrich et des vaisseaux fantômes d’Arnold Böcklin, c’est-à-dire un monde déserté par les êtres humains et hanté par la présence démoniaque, mais marquent moins l’intention d’éveiller la conscience des spectateurs par l’objectivation de la représentation ou la référence au regard du peintre qu’une vision contemplative réintégrant l’immensité de la montagne par le biais de l’imaginaire et assurant la projection des spectateurs dans le monde diégétique. Pour Robert Wiene et Fritz Lang, en revanche, le traitement expressionniste de la montagne consiste plutôt à reprendre les lignes verticales, brisées, sinueuses qui caractérisent ce type de paysage pour les inscrire dans un décor urbain et imaginaire : sous forme d’abstraction graphique et de pure figure géométrique, la montagne parvient à réintégrer le cadre cinématographique dans des films tels que Le Cabinet du docteur Caligari (1919) et Métropolis (1927) pour retrouver en fait la fantaisie des décors primitifs de Méliès.
14C’est le travelling aérien sur la montagne qui réussit véritablement à instituer un regard à la fois respectueux de son intégrité et doté d’un point de vue privilégié sur l’histoire. Par leur aspect documentaire, les survols des cimes enneigées qui marquent le début du Premier Maître (Andreï Mikhalkov-Konchalovsky, 1965), de La Ballade de Narayama (Shohei Imamura, 1983) ou de L’Ours (Jean-Jacques Annaud, 1988) présentent la montagne comme un seuil entre le monde référentiel et le monde diégétique, un lieu magique, ambigu, suspendu entre air et terre, à l’instar de la neige qui la recouvre et dont les « images dépassent en ambivalence les images de n’importe quel autre élément ».13 Rappelant les travellings primitifs par leur ancrage à la fois humain et technique, ces plans aériens tiennent une fonction liminaire et distanciatrice dans le récit qu’ils inaugurent, puisque la montagne, objet unique du cadre, ne renvoie pas au regard d’un personnage et ne peut devenir sujet de récit du fait de son inertie. L’image de la montagne correspond donc au point de vue de Sirius qui l’instaure comme site de l’énonciation : le regard de l’auteur se définit par la nature éminente de son objet premier qu’il montre dans toute sa majesté, mais qu’il entraîne déjà vers l’espace fictionnel. La modernité inhérente à de tels plans sur la montagne tient donc moins à la technologie employée pour filmer les sommets qu’à la forme ouverte du cadre qu’ils déterminent ainsi : en remplissant l’écran, la montagne pointe vers le hors-champ. Cette incitation à franchir les limites visuelles confère au paysage à la fois une présence au monde et un accès à la fiction : la montagne apporte une espérance d’histoire sans encore effacer la conscience et la distance du regard. Le récit filmique naît de l’introduction de la montagne référentielle dans l’image cinématographique, mais ne se développe qu’au risque de la rendre invisible, absente, inaccessible à l’œil du spectateur.
15Kagemusha (1980) porte atteinte de manière encore plus radicale à la représentation de la montagne, puisque le récit d’Akira Kurosawa a pour objet la perte du sens qui la constitue comme signe. Elle figure comme idéogramme sur les étendards, elle configure le corps du shogun, elle définit le statut et l’attitude du général devant le champ de bataille. Mais, alors que Shingen est la montagne, son sosie sera précisément trahi par son incapacité à rester imperturbable sur un cheval emballé ou devant les assauts de l’armée ennemie. Dans ce film, la seule représentation analogique de paysage quasi-montagneux14 est en fait le sommet de la colline où le vrai Shingen meurt à l’abri des regards, dans une chaise à porteurs : avec sa mort, disparaît le pouvoir véritable qui donne toute sa signification au titre seigneurial et commence l’histoire du double, de l’ombre, du signifiant qui, par sa vacuité, conduira à la défaite. Kagemusha est le film paradoxal par excellence, puisqu’il postule l’impossibilité de la représentation par le langage quel qu’il soit, verbal, iconique ou filmique. La manipulation de la figure dans l’espace a été déterminante dans l’élaboration de l'écriture, tout comme la double animation de la figure dans le plan et par le montage l’a été dans l’élaboration du cinéma ; mais les étendards portant le kanji de la montagne ont beau déferler sur le champ de bataille et les écrans arborer le mouvement des personnages et l’image des paysages, Shingen n’en restera pas moins immobile, car il est la montagne et la montagne authentique ne saurait être imitée, écrite ou filmée.
16Le même effet se retrouve dans La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959) où la représentation de la montagne est prétexte à un double renversement : au niveau de la macrostructure du film, la séquence sur le mont Rushmore, la montagne à visages humains, permet au personnage principal de se tirer d’affaire tout en sauvant la femme aimée. La fin du film reprend et inverse les plans du générique consacrés aux déplacements géométriques d’une fourmilière humaine au pied des gratte-ciel new-yorkais. Mais, alors que la ville autorise le récit en excluant Hitchcock du film par la métaphore de l’autobus dans lequel il ne peut monter, la montagne le conclut en introduisant une série d’images vidées de leur substance : l’image filmique du cliché psychanalytique par excellence – le rêve érotique d’un train qui entre dans un tunnel15 – suit le cliché de l’image filmique, à savoir la reconfiguration du réel par la représentation iconique, caricaturée par les sculptures du mont Rushmore et tout aussi illusoire que la participation d’Hitchcock à sa propre fiction.
17La Mort aux trousses confirme le destin tragique de Kagemusha en tournant en dérision l’ombre du réel qu’est la représentation cinématographique. Hitchcock nous rappelle ainsi avec ironie qu’« il n’est point besoin de faire appel à l’arsenal œdipien pour associer l’œil et la vision au schème de l’élévation et aux idéaux de la transcendance».16 De fait, les connotations associées à l’appariement de l’œil et de la montagne se retrouvent aussi sur l’insigne franc-maçonnique qui fera de Peachey le roi éphémère du Kafiristan dans L'homme qui voulut être roi (John Huston, 1975, d’après Rudyard Kipling) : l’oeil dans la montagne confère à l’homme le point de vue de Sirius, c’est-à-dire la connaissance du monde, mais aussi la conscience de sa condition, la vision intérieure, l’accès au symbolique, le pouvoir d’imaginer. La quadrature du cercle consistera alors à inverser l’emblème maçonnique : l’œil cinématographique, on l’a vu, tente en vain d’encercler le triangle et de circonscrire la montagne. Insaisissable dans sa globalité et dans son intégrité, la montagne regarde mais ne peut se regarder, elle absorbe l’œil et ne peut s’y loger, elle dépasse de toutes parts le cadre qui cherche à l’enfermer.
18La configuration du cercle dans le triangle ou de l’œil dans la montagne constitue, en outre, une structure dynamique : l’ascension physique et spirituelle marquée par la direction de la pointe vers le haut, le côté supérieur du cadre, l’Être suprême, est indissociable du retour à la base, au côté inférieur, au monde d’en bas. En revanche, le cercle qui entoure le triangle interdit toute issue, confine le regard dans ses limites et l’engloutit dans ses propres profondeurs. Le regard vers le haut de la montagne montre le chemin du divin ; le regard absorbé par la montagne exclut toute vision de l’altérité. C’est donc par le choix d’un récit à forme récurrente ou cyclique comme pour La Ballade de Narayama, mais aussi de procédés réflexifs et d’effets de mise en abyme que le cinéma peut plus sûrement encore réussir à encercler la montagne. Ainsi, paradoxalement, l’adaptation du roman de Jean Giono Un roi sans divertissement (François Leterrier, 1963) parvient-elle à raconter l’histoire du film à travers celle d’un personnage à la recherche de ses marques dans les empreintes de l’assassin et met en scène le processus mécanique et chimique d’impression cinématographique dans les traces de pas sur la neige ou les lueurs des flambeaux dans la nuit noire qui produisent dans l’esprit des villageois les illusions perceptives et les figures imaginaires familières aux spectateurs. La pellicule conserve les corps absorbés au prix de la réification des êtres et de la cristallisation de la vie : la montagne se révèle alors être une terrible métaphore du cinéma, art morbide, enfanteur de monstres, doté d’un œil méduséen et cyclopique dont le regard engloutit et fige la substance spectatorielle.
Notes de bas de page
1 Ces montagnes fantaisistes constituent les décors d’un des premiers films de fiction, Le Voyage dans la Lune, réalisé en version colorisée par George Méliès en 1902 dans son studio de Montreuil.
2 Entre autres, La Rivière rouge, La Charge des tuniques bleues, La Fille du désert... Vera Cruz et Rivière sans retour, en revanche, débutent par quelques plans serrés sur les personnages auxquels succèdent les plans d’ensemble sur la majesté du paysage montagneux dans lequel on ne distingue que la silhouette du cavalier solitaire.
3 André Gardies, L'Espace au cinéma, Paris, Méridiens Klincksieck, 1993, p. 115.
4 Jean-Louis Leutrat, Le Western, Paris, Armand Colin, 1973, p. 148.
5 Jacques Mauduy et Gérard Henriet, Géographies du western, Paris, Nathan, 1989, p. 80.
6 Charles-Ferdinand Ramuz, « Notes et articles », Œuvres complètes, t. XIX, Lausanne, Mermod, 1941, p. 252.
7 Voir sur ce point Pascal Bonitzer, Décadrages : Cinéma et peinture, Paris, Éditions de l’Étoile, 1985 et Angela Dalle Vacche, Cinema and Painting : How Art Is Used in Film, Austin, University of Texas Press, 1996.
8 Voir notamment Jacques Aumont, L’Image, Paris, Nathan, 1990, p. 178-181.
9 Ce lieu obligé de l’embuscade est rapidement devenu un stéréotype : dans le western parodique de Mel Brooks, Le Shérif est en prison, le « méchant » Lamarr refuse de recourir à un tel cliché contre ses adversaires.
10 Sans affirmer que, dans l’histoire du cinéma, le progrès technique ait été nécessairement dicté par l’exigence esthétique, il faut cependant remarquer que l’élargissement du cadre a souvent coïncidé avec la production de films valorisant l’aventure humaine dans les grands espaces terrestres ou aériens.
11 La montagne référentielle doit laisser son empreinte sur la pellicule et donner ainsi un indice de son existence pour permettre aux spectateurs de concevoir la montagne imaginaire.
12 Sur Nosferatu (F. W. Murnau, 1922) voir Angela Dalle Vacche, Cinema and Painting...,p. 172-173.
13 Gilbert Durand, « Psychanalyse de la neige », Champs de l’imaginaire, textes réunis par Danièle Chauvin, Grenoble, Ellug, 1996, p. 22.
14 En « représentant » la montagne tantôt par un kanji tantôt par un personnage, Akira Kurosawa semble désigner une voie intermédiaire entre l’arbitraire qui caractérise les signes des langages occidentaux et le motivé qui caractérise les signes iconiques du langage cinématographique, c’est-à-dire entre les deux extrêmes que sont le mot « montagne » et l’image de cet objet.
15 Voir à ce sujet Raymond Bellour, L’Analyse du film, Paris, Albatros, rééd. 1980. Notons que, dans La Main au collet, un paysage montagneux escarpé – la Grande Corniche – sert également de cadre à une scène de séduction mouvementée entre le héros et la « femme fatale ».
16 Gilbert Durand, « Psychanalyse de la neige », op. cit., p. 171.
Auteur
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