Cent vues du mont Dazai. Topos de montagne et pathos nippon dans Fugakuhyakkei de Dazai Osamu1
p. 209-229
Texte intégral
1Si l'alpinité désigne le rapport entre l’image citadine de la montagne et la façon de rendre celle-ci dans les pratiques socioculturelles, l’étude de l’écriture « alpine » peut prendre pour objet les jeux de l’écrivain, quand il est lié à la ville, avec les lieux communs montagnards de sa culture d’appartenance et de l’imaginaire universel. Soit le cas du texte Fugakuhyakkei (Cent vues du mont Fuji) du Japonais Dazai Osamu (1909-1948), paru en février-mars 1938 dans la revue Buntai, pour illustrer le propos.2 Tandis qu’il raconte sa remise en forme au col de Misaka, le narrateur, misérable créature, se campe face au mont Fuji, haut lieu du Japon, dont les vues successives scandent les moments de son séjour. La tension entre l’homme de peu et la Hauteur-Sans-Pareille (The Peerless Mountain) informe le cours du récit dans le sens de la parodie. Dazai se pose en s’opposant à une tradition poétique et picturale, ainsi qu’aux comportements stéréotypés de ses semblables, pour faire valoir le mont comme corrélat objectif de son cher moi nippon. Cette hypothèse de lecture de Fugakuhyakkei permet-elle d’articuler les représentations de la montagne et son écriture par l’écrivain et sujet urbain ?
2Les rapports de Dazai avec le Fuji se présentent sous la forme d’un récit unitaire. L’analyse de son agencement permet de préciser les liens entre la thématique montagnarde et la composition narrative. La mise en vis-à-vis du moi et du mont s’exprime surtout dans les réactions égoïstes de Dazai face à la montagne.
3Fugakuhyakkei donne son titre à un ensemble de textes brefs et indépendants qui ont le plus souvent pour protagoniste un nommé Dazai Osamu ou présentent des situations en correspondance avec certaines phases de la vie de ce dernier. Le genre à l’oeuvre, le shi-shōsetsu ou roman-je, né au début du xxe siècle, issu du romantisme et surtout du naturalisme européen, réinterprète la reproduction fidèle de la réalité selon l’impératif de mise à nu sans concessions de la personne représentée, s’associe de ce fait à la tradition locale du zuihitsu ou écriture autobiographique au fil de la plume ou du nikki ou journal, allie à l’art une haute exigence de vérité assortie d’une prédilection pour les aspects sombres ou ternes de la vie quotidienne.3 Le récit évoque en effet un épisode de la vie de Dazai plus ou moins connu du monde des lecteurs, son départ de Tōkyō pour une retraite dans les montagnes de Kōshū, ses jours passés avec son mentor, l’écrivain Ibuse Masuji 18981993), – (qui le présenta à sa future femme à Kōfu. De même Dazai met-il son propre nom dans la bouche de son admirateur Nitta, lequel cite le mot de son confrère Satō Haruo (1892-1964) qui l’avait traité, dans Akutagawa Shō (Le Prix Akutagawa, 1936), d’« horrible décadent » (hidoi dekadan) et de « personnalité malade » (seikakuhatansha). Autant d’occurrences qui tissent un lien entre la vie de l’auteur et la position du narrateur.
4Dazai ancre sa situation paratopique4 d’écrivain à la vie réputée dissolue, en révolte contre la société et l’institution littéraire5, en mal aussi d’affection et de reconnaissance officielle, dans un énoncé qui reflète sa relation de dépendance, de marginalité ou d’antagonisme avec le monde représenté, l’espace de montagne, et présente déjà certains traits stylistiques de la future école des Décadents (Burai-ha). Dazai le malade, l’ex-suicidé, s’installe dans la région montagneuse dépréciée de la province de Kōshū. Il prend soin de noter que Kojima Usui 1875-1949), (directeur de la revue Ukiyo-e, président de la société Nihonsangaku (Montagnes du Japon), auteur des fameux Nihonsuisanron (.Paysages du Japon, 1906), les déclare de « mauvais goût » (getemono), de nature à détendre les nombreux pervers (sunemono) qui s’y rendent en ermites. Logé dans une hébergerie6 au nom prétentieux de Tenkachaya (maison-de-thé au-dessous-du-Ciel)7, Dazai l’ambitieux, le candidat malheureux au prix Akutagawa, scrute l’illustre Fuji, l’estime diversement, le compare à un parrain ou supérieur hiérarchique (oyabun), s’en distingue ; il a aussi pour voisin Ibuse, reçoit ses admirateurs, pratique le badinage littéraire, travaille dans la douleur à la « littérature de demain » (asu no bungaku), ne s’écarte guère du monde des lettres. Dazai au cœur gros, rejeté de sa famille, exalte sa souffrance, pleurniche au fond de sa couche, regarde du côté du précipice, mais il recherche l’affection et la compagnie d’autrui, s’intéresse à la jeune aubergiste, décide de convoler avec une autre, se fait plus aimable avec le Fuji, plus humain. La position basse du narrateur face au Fuji, ses réactions mêlées à l’endroit du mont modèle, ses postures et ses attitudes devant la montagne, recoupent en somme la place et les prétentions du personnage de l’écrivain sur la scène littéraire (bundan). Le choix du roman-je se révèle propice à l’évocation d’une « tranche de vie » de l’écrivain Dazai comme à sa « localisation paradoxale8 » dans le champ de la littérature, à la faveur de sa joute avec le topos culturel du Fuji.
5Fugakuhyakkei s’ordonne suivant une coïncidence entre la succession des vues du Fuji et les moments de la vie du narrateur au col de Misaka. Le titre du récit, le même que l’œuvre du peintre Hokusai (1834), indique son caractère de parodie : la reprise du modèle pictural ; le dédain de l’appellation de Fuji-no-yama, usitée des vils touristes9. Entre l’incipit qui offre une vue géométrique du fameux cône, et l’excipit, où le mont est comparé à un physalis, se succèdent non pas cent mais une quinzaine d’images du Fuji, dans une suite sans lien, sous divers angles de pose et d’approche, avec des supports variés (peinture, photo, description, anecdote, saynette, comparaisons avec des fleurs, etc.), sans d’autre souci que le changement à vue, narratif et descriptif, qui transpose l’enchaînement des estampes. Dans ce cadre déjà parodique, la polarité entre les principaux actants, d’ailleurs typique de la nouvelle au début du xxe siècle10, compense l’effet de la parataxe qui atténue la tension narrative. La prosopopée du Fuji en fait un interlocuteur à peu près constant qui, selon le lieu et la circonstance, sert en alternance de modèle ou de repoussoir au spectateur. À travers le regard de Dazai qui le fixe jusque dans l’objectif de l’appareil photographique, et observe d’autres que lui le regardant, le Fuji focalise la vision de tous et provoque des réactions.
6Dazai entretient avec le Fuji un rapport qui va dans le sens de l’amélioration : il arrive au col de Misaka pour se refaire, en repart plus heureux : il raillait d’abord le mont, il finit par le remercier de son aide : la montagne lui a permis de se remettre un peu. D’autres personnages font étape dans les environs du Fuji, des amis ou sympathisants de Dazai, un mendiant ressemblant à d’illustres poètes, des types pittoresques ou insolites comme des touristes, des prostituées ou une mariée, le plus souvent des gens de la ville dont la posture révèle la nature profonde (la misère, l’impureté, etc.), les préjugés, les stéréotypes. Mais ces situations nouvelles, qui enrichissent la palette du Fuji, permettent à Dazai lui-même de se poser face au Fuji par rapport à autrui. Ce mendiant à qui s’en prend un chien, c’est Dazai qui, dans un autre texte de la même époque, Inu (Le Chien), dit sa crainte et sa haine de ces animaux. Cette mariée qui s’arrête dans une posture indécente, bâille devant le Fuji, fait attendre son fiancé, elle n’a surtout pas la fraîcheur de Dazai, ému tel un adolescent à la pensée de son prochain mariage. Il n’est pas de plan du Fuji qui ne serve à préciser un peu plus le portrait que Dazai ne cesse de brosser de sa personne durant le temps de son séjour, et le dispositif emprunté à Hokusai se confond avec le jeu d’apparitions du protagoniste pour produire une version personnelle de l’expérience montagnarde qui culmine dans la prise photographique d’un Fuji rendu à lui-même, débarrassé de tout parasite touristique au premier plan. L’auteur n’écrit pas ce qu’il est convenu d’appeler un récit alpin, une aventure continue qui soutient un humanisme, une transcendance, une mystique ou une idéologie sportive.11 Il procède à une parodie satirique des représentations du Fuji, et l’ironie lui permet de mettre son moi en valeur.
7Dazai ne peut s’inscrire dans le paysage du Fuji sans ignorer l’histoire déjà longue de ses représentations mentales et matérielles. Leur rappel aide à préciser la démarche créatrice de l’auteur. Le Fuji est tout à la fois une montagne sacrée, un thème ou motif pictural, une destination touristique. Comment Dazai se joue-t-il de ces strates d’images qui, pense-t-il, aliènent le Fuji à lui-même ?
8Si le Japon est un archipel, il est aussi un pays montueux et volcanique où, depuis toujours, le mont boisé est perçu comme la nature sauvage (l’érème), siège de la divinité, face à la culture rurbaine (l’écoumène) qui reproduit les bois sacrés à l’entour de ses sanctuaires.12 Le culte du Fuji remonte aussi loin que la croyance shintoïste, dans la surnature des phénomènes naturels, et bouddhiste, à sa ressemblance avec le Lotus jusqu’aux huit pointes de son sommet qui, pareilles aux huit pétales, symboliseraient les Huit Intelligences (la Perception, le But, la Parole, la Conduite, la Vie, l’Effort, l’Attention, la Contemplation). Les adeptes du shugendō, de la voie de l’acquisition des pouvoirs par l’ascèse montagnarde13 ou de la Fujikō, confrérie shinto-bouddhique, pratiquèrent tôt l’ascension de la montagne, érigée au rang de dieu (kami) et pourvue d’une grâce divine. Ce pèlerinage, l’écrivain anglo-nippon Lafcadio Hearn (1850-1904) le narra de façon exemplaire, dans « Fuji-no-Yama », premier récit du recueil Exotics and Retrospectives (1898), qui servira de document et de comparant commode avec Fugakuhyakkei sous le rapport de la dimension esthétique et sacrée du Fuji.
9Si Hearn et Dazai s’accordent à penser que le Fuji ne tient pas ses promesses, le premier délaisse le discours des livres pour relater son étrange grimpée, le second s’attache, avec un malin plaisir, à dénigrer la sainte montagne, et se refuse à jouer les alpinistes. « Fuji-no-Yama » s’ouvre par la mise en exergue d’un proverbe japonais : le mont Fuji, vu de près, n’est pas à la hauteur de nos attentes. Fugakuhyakkei débute par la mesure exacte de l’angle formé par les pentes du Fuji, pour montrer qu’il est plutôt petit. Tous deux se débarrassent en fait des images imposées ou lieux communs avant de leur substituer leur propre perception.
10Là où Dazai s’en prend aux vues classiques, surfaites du Fuji, ainsi qu’à l’imagerie monacale, Hearn se met, lui, à célébrer le charme puissant et l’aura sacrée du lieu, avec une légère inflexion sur l’immatérialité du phénomène : l’apparition lointaine du Fuji, les jours sans nuages, forme le plus beau spectacle du Japon ; sa base, dépourvue de neige, se distingue rarement ; son cône, seul visible, paraît suspendu dans les deux ; la comparaison locale du Fuji avec un éventail renversé à demi ouvert, se vérifie à merveille, encore qu’il s’agisse plutôt d’« un fantôme ou rêve d’éventail » (the ghost or dream of a fan) ; l’éminence la plus sacrée du pays des dieux, l’autel suprême du soleil, d’une hauteur de 3 810 mètres, se voit des treize provinces de l’Empire ; qui révère les dieux anciens se fait un devoir, de son vivant, de la gravir, et les pèlerins accourent : la déesse shintoïste du Fuji, Kono-hana-saku-ya-hime, a son temple en son sommet ; le bouddhisme compare son pic au blanc bourgeon de la fleur sacrée de lotus. Mais cette vulgate, Hearn l’introduit pour accentuer le contraste avec le récit alpin, plus insolite que pittoresque, qui suit.
11Au fur et à mesure de la montée, le décor tend au dépouillement. Le Fuji est invisible dans le matin pluvieux et glacé, se dévoile peu à peu avec l’éclaircie et la percée du soleil, émerge soudain dans toute sa beauté bleutée, avec un charme qui tient moins à la couleur qu’à la symétrie de lignes courbes auxquelles le voyageur trouve la grâce des épaules féminines. Le pittoresque japoniste ne dure pas. Les pins et alouettes disparaissent, le chromatisme vire du vert végétal au sombre minéral, le sable et la cendre de la décomposition envahissent le terrain. L’illusion première disparaît alors au profit de l’horrible réalité qui se détache dans sa noire nudité sur les prés enneigés en contrebas, et rappelle au grimpeur le souvenir d’un crâne féminin aux dents blanchies. L’une des plus belles visions terrestres sinon la plus belle, songe Hearn, se résout dans un spectacle d’horreur et de mort, car tous les idéaux humains de beauté sont issus des forces de la mort et de la souffrance, tous dans leur genre sont des composés de mort qu’on observe, avec une distance rétrospective, à travers le voile magique de la mémoire héritée.
12Le spectral se confond ou alterne avec le beau jusqu’au spectacle final où l’horreur précède de peu la vision grandiose. Plus il s’élève dans un silence pesant, plus Hearn éprouve une sensation de vertige et de frayeur qui, pour être artificielle, l’est du moins à une échelle surnaturelle et démoniaque. À la huitième station, la perspective, d’abord pareille à une mer de coton, de par l’expansion fantasmatique de la nuée, vire à la Toison d’or, rayonnante de tous ses feux au-dessus de nuages bleus, pourpres et violets qui miment les lignes et les tons de pics et de promontoires lointains. Ce n’est encore qu’illusion, les guides (gōriki) ne s’y trompent pas. La montée se fait plus raide, à quatre pattes parfois. Il se présente des lieux effrayants aux noms bouddhiques, comme le Sai-no-Kawara ou Lit à sec de la Rivière des Âmes. Enfin paraît le cratère éteint (dead crater) où vont se perdre les traces de sandales de paille... Les pointes du mont, assimilées aux pétales de lotus, se profilent dans leur hideuse apparence. Pas d’endroit plus horrible au monde, ni plus atrocement lugubre, que ces lotus de cendre. Mais la vue qui s’étend à une centaine de lieues, la lumière du monde lointain perdu dans un rêve pâle, les vapeurs féeriques du matin et les volutes merveilleuses de nuages, tout cela récompense le voyageur de ses peines, selon la morale protestante bien connue. Postés sur le pic le plus élevé, face tournée vers l’Orient formidable, d’autres pèlerins battent des mains pour la prière shinto et saluent le jour puissant qui se lève. La poésie de cet instant pénètre à jamais l’observateur, elle imprime un souvenir qui s’évanouira quand la poussière de ses yeux se mêlera à celle de millions d’autres qui regardèrent, en des temps immémoriaux, de l’altier sommet du Fuji, le Soleil (se) Levant ! c’est-à-dire la naissance du Japon au sens le plus étymologique du terme.
13La grimpée du Fuji donne lieu, che2 Hearn, à une double représentation, shintoïste et bouddhique.
14Elle s’achève dans la prière shintoïste fervente, adressée au Soleil Levant, sur le grandiose autel du Fuji. Au Japon, l’espace des mythes divins se retrouve dans la configuration territoriale. Les paysages sont des spectres renvoyant à la présence immanente des dieux et des morts, lesquels régissent la société des vivants qui leur vouent un culte. Hearn applique la sociologie de Herbert Spencer et place l’espace et le corps social du Japon sous l’emprise des morts. Il allie aussi la pensée d’Arthur Schopenhauer, qui évoque dans Die Welt als Wille und Vorstellung la douleur ressentie à la vue de la montagne, la peine sise à l’origine de la vie, à la loi scientifique de Francis Galton sur la transmission de la mémoire ancestrale. La sensibilité léguée par les générations et les myriades de morts grave en nous le sentiment de la beauté qui se confond avec l’intuition de la mort. La métamorphose de la belle montagne en vision d’horreur ravive la conscience du fondement mortel et douloureux de toute beauté. La beauté du Fuji est toute spectrale, liée à la mort et à la douleur, elles-mêmes associées au souvenir des ancêtres et à la religion nationale shintoïste. La vénération du Fuji illustre l’esthétique divine d’un peuple voué au respect de ses ancêtres.
15Le trajet amène, par ailleurs, le pèlerin à s’apercevoir que la mort et la douleur sont au fondement de tout et que le paysage est une totale illusion. On a vu que la comparaison des lignes courbes du Fuji avec des épaules de femme fait place à une autre, qui assimile les prés enneigés aux dents blanchies d’un crâne féminin. Cette dernière vision rappelle un exercice de yoga bouddhique où le moi s’efforce de reconnaître son insubstantialité en méditant sur d’horribles cadavres. Le recueil In Ghostly Japan (1899) s’ouvre par « Fragment », brévissime apologue où un Bodhisattva fait gravir la montagne à son compagnon afin de le mener, sur sa demande, au lieu de la Vision. À mesure que celui-ci grimpe, pressé par son mentor, poussé à se dépasser dans l’effort, il se rend compte qu’un amoncellement de crânes s’est substitué au sol et que le monde a disparu. Le maître explique alors au disciple, épuisé et effrayé, que la montagne est faite de crânes qui lui appartiennent, que chacun d’eux a été, à un moment donné, le siège de ses rêves, de ses déceptions, de ses désirs, dans ses billions de vies antérieures. Pareillement, l’idée du moi s’effrite dans la terrible prise de conscience de sa douloureuse impermanence, condition préalable à l’Éveil. En ce sens, l’escalade de la montagne recouvre la métaphore de la découverte par le moi de sa vacuité. Le dépouillement du décor mondain, les images cadavériques, les noms sinistres des endroits passés, tout le paysage a pour finalité morale d’édifier le sujet sur le néant. Ainsi « Fuji-no-Yama » présente-t-il deux images et deux usages de la montagne qui confirment sa portée dans l’imaginaire universel du sacré.
16Rien de tel chez Dazai qui s’amuse à profaner le Fuji. Il se tourne vers le Fuji lorsqu’il ne peut rien faire de plus pour le bonheur de prostituées dont l’apparence lui est poignante. Il décide soudain d’implorer ou de prier (tanomu) le Fuji pour elles :
Écoute, je t’en prie, fais quelque chose pour elles ! Quand, ainsi disposé, j’élevai mon regard vers lui, dans l’air glacial, le mont Fuji se dressait impassible dans l’air glacé, il me fit même tout l’air, à ce moment-là, d’un parrain qui, dans son vêtement d’intérieur, bras croisés, prenait une attitude hautaine, mais je me sentis fort soulagé d’avoir imploré ce Fuji.14
17Le ton est familier, sympathique, mais le Fuji, qui se présente sur un mode tant soit peu burlesque, moins dieu tutélaire que patron hiératique et rassis, ne réagit guère au sort d’autrui. Alors que Hearn communiait avec les croyants dans le culte du Soleil Levant, Dazai se décharge sur cette divinité problématique, non sans quelque ironie, des misères insolubles du monde. C’est la seule occurrence où le divin Fuji soit invoqué en tant que tel. Il l’est aussi, indirectement, dans le passage parodique sur les religieux qui sont passés par le site. Cependant, le cas porte plus sur la tradition poétique et picturale que sacrée.
18Dazai recourt à la parodie pour galvauder la poésie et surtout la peinture qui célèbrent le Fuji depuis des siècles. Les moines-poètes sont placés dans des situations ridicules. Les vues illustrées par les estampes sont reprises à contre-emploi. La satire du tourisme se glisse dans le cadre même de l’imagerie picturale qui consacre le Fuji.
19Les fameux moines-poètes Saigyō (1118-1190) et Nōin (988-?) sont fondus dans un personnage sans dignité. Un ami de passage désigne au narrateur un individu « à l’allure de prêtre » (sōgyō) qui passe le col en levant les yeux vers le Fuji, et Dazai d’évoquer aussitôt, avec nostalgie, « Saigyô en vue du Fuji » (FujimiSaigyō) puis le « bonze Nōin » (Nōinbōshi) qui composa un poème de louange au Fuji. Les références sont précises. C’est un thème pictural traditionnel que le bonze Saigyō vu de dos contemplant le Fuji (voir les Saigyōhōshi-ekotoba, Vie du moine-poète Saigyô, recopiés de la collection impériale par Sôtatsu) ; avec son coreligionnaire Nôin, il jouit d’une haute réputation de poète-pèlerin. Face à son interlocuteur qui voit un mendiant là où il veut reconnaître les poètes de jadis, Dazai ne fait mine de trouver l’individu en question « détaché des biens de ce monde » (datsuzokusbiteiru) que pour le croquer, l’instant d’après, poursuivi par un chien, prenant la fuite, grotesque.
20Plus qu’aux grandes figures poétiques, Dazai s’attaque aux stéréotypes picturaux, qu’il s’agisse des mesures, des angles de perception ou des vues classiques du Fuji. Les peintres d’estampes concernés, Andō Hiroshige (1797-1858), Tani Bunchō (1763-1840), Katsushika Hokusai (1760-1849), tous de l’ère d’Edo, ont peint le Fuji depuis des lieux-stations où il apparaît, de points de vue différents (route, animal, etc.), notamment depuis la capitale où, comme en d’autres endroits, il servit de point d’orientation, fut parfois reproduit en miniature (Fuji-mi), et tenu pour « repère indispensable au sentiment de la nature ».15 À l’instar des maîtres, Dazai fixe les échelles ou relais de perception du Fuji, indique précisément les toponymes et régionymes16, tels Numazu ou Kōshū, qui sont parfois des sites célèbres (meisho) dans le cas du col de Misaka, ou des lieux à visiter pour quelque intérêt (kembutsu), comme Mishima dont les villageois croient que les eaux de la fonte des neiges sur le Fuji alimentent leur ru. Cependant, l’écrivain prend ses distances.
21L’exactitude des fameuses estampes est déniée d’entrée de jeu. Dazai compare l’angle formé par les pentes du Fuji sur leurs tableaux avec une carte d’état-major, pour établir qu’il n’est pas aigu mais obtus. Sans égard pour l’orgueil national, il se sert de deux comparants- la tour Eiffel, telle hauteur de l’Inde (l’Himalaya ? le mont à la Tête d’Aigle ou pic du Vautour où vit Shaka-muni) d’où il imagine qu’un aigle le prend dans ses serres pour le déposer sur les côtes du Japon —, pour signifier que le Fuji est plus bas qu’il ne devrait. C’en est fait du cône parfait. Certaines vues prisées sont dépréciées – car trop belles. À l’opposé de l’opinion qui fait du col de Misaka – lequel relie Kôfu, via le Tokaidō, à la grand-route passagère de Kamakura – l’observatoire idéal du versant nord du Fuji et, depuis longtemps, l’un des trois plus beaux paysages de cette montagne, Dazai estime que ce spectacle, à lui imposé par son séjour, est trop parfait (oatsuraemuki no Fuji de aru). Il ne récuse pas la beauté paysagère véhiculée par la tradition, mais réagit en décrivant le plan de perspective par une mimèse17 qui fait ressortir le poncif avec au centre le Fuji, en bas le lac Kawaguchi dans son étendue blanche et glacée, et des deux côtés les montagnes voisines, coites, toutes blotties, étreignant ledit lac. Touchant tableau suivi d’une scalarisation18 ou comparaison évaluative avec des équivalents négatifs évidents : un chromo de bain public (furoya no penki) ; un décor praticable de théâtre (shibai no kakiwari) ; un paysage comme fait sur commande (chūmondoorikeshiki). Ce qui gêne Dazai et lui fait même honte, c’est sans doute la récupération touristique de la tradition, c’est aussi la perfection et la simplicité du mont qui ne s’accorde pas avec ses valeurs. Au spectacle obligé, il oppose ses propres vues du Fuji.
22Sur deux modes essentiels : parodique et poétique. Dazai se place dans une attitude qui ne sied pas à la dignité du mont. Tel le Tanizaki Jun’ichirō de Inei Raisan (Éloge de l’ombre, 1933-1934) qui observe son jardinet du w.-c. moderne de sa maison à l’ancienne, Dazai présente, depuis le recès d’hygiène d’un appartement de Tōkyō, après avoir appris une mauvaise nouvelle, sa « vue urbaine du Fuji en position pipi et en larmes ». Le cadre du tableau est la lucarne grillagée du cabinet ; le Fuji se voit à peine, penche sur la gauche comme un navire de guerre coulé, à l’image peut-être de Dazai dépité ; simultanément, le regard du marchand de poisson qui passe à la même heure, par un frisquet matin d’hiver, saisit une vision nette du Fuji. Les deux plans urbains s’opposent : le poissonnier reconduit un cliché (la transparence de l’air en hiver laisse bien voir le Fuji) ; le pisseur pleurnichard le défige.
23Aussi bien Dazai, si s’accordent son sens du beau et son humeur du moment, peut-il suggérer l’aura poétique du Fuji, encore qu’avec une touche d’ironie. Il lui arrive de comparer le Fuji à des fleurs, le nénuphar, l’onagre surtout, le physalis, autant de références émouvantes dans le registre de la poésie nipponne.19 Une seule fois, Dazai crée une scène d’atmosphère. Vers dix heures du soir, Dazai sort et décrit en poète lyrique, par petites touches elliptiques, avec un lexique végétal classique et précis, l’ambiance surnaturelle de l’instant :
C’était une nuit de lune, d’une formidable clarté. Le Fuji était magnifique. Sous les rayons de la lune, comme des reflets bleus translucides, et je crus être sous le charme du renard. Le Fuji d’un bleu fluide. Comme du phosphore ardent, me semblait-il. Feux follets. Feux Saint-Elme. Lucioles. Miscanthes. Feuilles de puéraire. Je me sentais sans jambes et marchais tout droit sur le sentier de lune. Seul le son des socques clac ! clog ! clac ! clog ! retentissait clairement, comme si ce n’étaient pas les miennes mais celles d’une créature. Doucement, je me retournai : le Fuji était là. Flottant dans l’air bleu ardent. Je poussai un soupir. Un héros de la Restauration. Kurama Tengu. J’étais cela, pensai-je. Je pris un peu la pose et marchai les bras croisés.20
24Le sentiment de la beauté ambiante transfigure le personnage de Dazai qui, sous quelque influence maléfique, se déprend et se métamorphose dans le héros de fiction et justicier populaire Kurama Tengu, qui combattit aux côtés de Saigo Takamori contre le gouvernement régulier de Meiji. Si Dazai se campe dans une position avantageuse, il ne s’en range pas moins parmi les révoltés contre l’ordre établi que le peuple affectionne.21 La poésie ne dure que le temps d’un arrêt sur image et la parodie reprend ses droits. Dazai s’aperçoit qu’il a perdu son porte-monnaie, revient sur ses pas, le ramasse. Le souci du pécule jure avec l’élévation du lieu et le héros imaginaire reprend son rôle de pauvre type fatigué. Se dégage une chaîne syntagmatique (le Fuji – le clair de lune – le héros de la restauration – le portefeuille chu) qui fond la vie du moi et sa vue du Fuji en une « romance » (romansu) ou histoire extraordinaire. Le fait, ténu comme dans un haïku mais traité en phénomène insolite, ancre la vue du mont dans la trame personnelle du narrateur. La prose poétique transpose l’effet pictural à travers un biographème anecdotique22 qui porte le cachet original de Dazai et illustre une façon japonaise typique d’associer le temps qui passe au lieu. Tandis que des écrivains comme Edmond de Goncourt, dans Hokousaï (1 896), ou Michel Butor, dans Le Japon depuis la France (1995), se livrent l’un à un inventaire vertigineux des vues de Hokusaï, l’autre à des « litanies » du Fuji, qui dans les deux cas reconduisent l’imagerie du japonisme de la fin du xixe siècle, Dazai parvient à se libérer de la tradition picturale et poétique.
25Dernière cible de la parodie satirique : les stéréotypes des touristes, les plus stigmatisés, et des montagnards ou des Japonais eux-mêmes. Le battage publicitaire sur le Fuji vous le fait trouver merveilleux, vous en fait rêver avant même de l’avoir vu. Des expressions fortes, Fuji-no-yama (Fujiyama) et wandafuru (wonderful), écrites avec le syllabaire katakana destiné à l’accueil des mots étrangers, traduisent le rêve que cristallise le Fuji, autant que le dédain du narrateur à l’endroit de la grossière ou vulgaire publicité (zoku na senden) qui empêche de juger (uttaeru) de la beauté du Fuji. Parce que la receveuse du bus, qui s’ennuie d’ailleurs ferme, leur dit sans y croire, suivant l’expression consacrée, qu’on voit bien le Fuji ce jour-là, les passagers de l’autobus communient dans des « cris d’admiration stupides » (manuketa tansei) devant cette « montagne triangulaire anodine » (hentetsu mo nai sankaku no yama). Dazai croque d’autres comportements de visiteurs de Fuji : les filles de joie (yûjo) qui achètent des cartes postales pour faire comme tout le monde, mais sont misérables (Dazai n’échappe pas ici à ses idées toutes faites sur les catins) ; les jeunes salariés (wakai sarariman) en sac à dos (ryukkusakku, terme issu de l’allemand Rucksack), les femmes à l’air de geisha coiffées à la Nihongami (comme les courtisanes de Hiroshige), leur mouchoir (hankechi) sur la bouche, qui réagissent par réflexe au mot d’ordre du guide ; la mariée qui prend une pose scabreuse face au Fuji et fait attendre son fiancé ; deux jeunes filles, des dactylos peut-être, des élégantes de Tōkyō, de rouge vêtues, veulent se faire photographier avec l’immaculé Fuji dans la pose toujours grave de la photo-souvenir (kinenshashin). Ce sont là des attitudes stéréotypées qui trahissent la déréliction, le conditionnement, l’indécence, la vanité ou la superficialité des gens venus de la ville (voir les sacs, les mouchoirs, les coiffures), et font du Fuji un révélateur comportemental.
26Dans le même esprit provocateur, Dazai ridiculise d’autres facettes du tourisme alpin. Tantôt, il se représente en alpiniste de salon, accoutré d’une veste d’intérieur qui laisse voir ses jambes poilues, de chaussettes (tabi) à semelle de caoutchouc et d’un vieux chapeau de paille, et rampant ou se frayant un chemin à quatre pattes au lieu de grimper ; par contraste, son mentor, Ibuse, se meut à merveille dans son uniforme. Tantôt, devant son aubergiste qui lui suggère banalement d’aller sur la montagne pour se distraire, notre clown pointe l’ennui et la monotonie de l’acte qui consiste à gravir la montagne pour la redescendre ensuite, avec pour spectacle immuable et incontournable le Fuji. Enfin, dernier trait, le spectacle attendu n’est pas toujours au rendez-vous. Le Fuji trompe son monde et provoque des illusions d’optique qui le font paraître plus ou moins haut qu’il n’est en réalité. Il n’est pas non plus toujours visible. Avec Ibuse, Dazai monte au col de Mitsu pour observer le panorama (du Fuji) mais la brume apparaît soudain et cache tout. Mécontent, Ibuse s’assoit et pète : l’effort se solde par un vent. À la maison de thé, pour consoler les malheureux amateurs de Fuji, l’aubergiste va chercher une grande photo de la montagne qu’elle brandit à bout de bras et commente comme un guide : l’artefact remplace la réalité, du reste à la satisfaction des intéressés.
27Qui vit à la montagne n’est pas mieux protégé des formules toutes faites ou d’une certaine fétichisation du Fuji. La fiancée de Dazai lui demande s’il y a déjà de la neige sur le Fuji, alors que, vivant à Kōfu, elle peut s’en rendre compte par elle-même. L’inanité de la demande renvoie peut-être à un trait de personnalité, elle traduit surtout le rôle du mont dans le langage quotidien : il rend possible des rapports policés et il serait impoli de n’en pas parler à l’interlocuteur. Inversement, celui-ci serait discourtois ou indélicat s’il ne reconnaissait pas la beauté du Fuji devant les autochtones. Conscient qu’il a déçu la petite aubergiste en lui enseignant que le Fuji était vulgaire (zoku), Dazai se rattrape en faisant semblant d’admettre avec elle, suivant l’émotion prévue à cet effet, que l’honorable Fuji enneigé vu du col de Misaka, « c’est magnifique, non ? » (ii ne), et même que le Fuji ne serait vraiment rien sans la neige. La jeune fille peste, plus loin, contre les façons grossières de la mariée qui ne font pas honneur au Fuji. Du côté des citadins comme des montagnards, apparaît la même facticité.
28Dernier trait décoché contre les paysages récupérés par les touristes : invité à presser le bouton de l'obturateur, Dazai ne prend que le Fuji, le rend ainsi à son immensité superbe et solipsiste. La satire tourne à la farce, le rite est bafoué. L’ironie de Dazai fait souvent mouche. Les images consacrées sont raillées, leurs sectateurs de même. Mais le Fuji ne sort pas diminué de l’épreuve, il est même reconduit dans sa dignité. Et les figurants ne sont pas non plus privés d’humanité. En fait, Dazai ne réserve pas la montagne à l’usage de la parodie satirique, il s’en sert comme d’un faire-valoir de son moi, et c’est la manière dont il agence son être-au-mont qui fait la force et l’originalité de son récit.
29Les rapports du moi et du mont sont assurément au centre de Fugakuhyakkei. L’omniprésence du Fuji justifie à peu près la succession des vues du séjour, toutes articulées à des phases du séjour. Face au Fuji, selon les circonstances, l’humeur de Dazai le fait osciller entre la révérence et l’irrévérence, le dédain et la reconnaissance, le rejet et l’empathie. Dans l’ordre du récit, ses réactions obéissent d’abord à un principe d’alternance à peu près régulier, encore qu’une heureuse conjoncture le porte sur la fin à de meilleures dispositions envers le mont. Le plaisir de la lecture invite plus à se laisser surprendre par les facéties de Dazai qu’à rechercher une cohérence textuelle qui en rende compte. Il y a lieu de se demander quel code de valeur ou de sensibilité règle les jugements et les sentiments de Dazai devant le Fuji, et peut-être aussi les liens du topos de montagne et du pathos nippon.
30Le narrateur se décrit au fil des événements comme ils viennent, sans souci apparent de composition, et les plans successifs du récit ne s’ordonnent pas toujours en fonction de la présence du Fuji. Lors de son passage au village de Yoshida avec ses admirateurs, Dazai signale d’abord telle croyance villageoise associée au Fuji. Ensuite, à la vue du ruisseau local, il badine plus longuement sur les héroïnes de la littérature japonaise qui, à la différence de leurs consœurs d’Occident, n’osent traverser des rivières pour rejoindre leur bien-aimé. La mention du Fuji ne sert qu’à assurer l’unité de lieu, la trame égotiste l’emporte. De même, lorsque Dazai va expliquer à sa future que son mariage est compromis, il n'est guère question du Fuji qu’à l’occasion d’une question polie de la fiancée. Le fil thématique n’est pas rompu, les misères de Dazai reprennent un instant le dessus. Le Fuji est bien présent, il n’a pas de fonction ou de portée propre, il n’est ni modèle ni repoussoir pour Dazai. C’est à partir des occurrences où Dazai se mesure au mont, selon un jeu comparatif d’infériorité, d’égalité ou de supériorité, qu’il faut dégager les codes qui informent son jeu d’identification et de distinction d’avec le Fuji.
31Pour cela, il importe de rappeler que les exigences contradictoires de Dazai, qui reflètent l’être-au-monde nippon de l’époque, déterminent sa sensibilité et son jugement. Ce Japonais n’échappe ni à l'empire du groupe, tant dans son souci de s’en distinguer que dans son besoin de s’en faire aimer et reconnaître, ni à un sentiment engrammé de honte qui le fait rougir sur le moment ou après coup, pour lui ou autrui, du moindre titre de gloire ou du plus mince motif de satisfaction23, ni à une névrose d’autopunition24 qui le pousse à tout rater, à flageller son corps ou à se suicider, mais dont il fait la matière même de son écriture.25 Ces trois aspects sont lisibles dans Fugakuhjakkei. Dazai manifeste son irrévérence en urinant devant le grand Fuji, mais veut être reconnu de ses disciples pour sa souffrance singulière, goûte l’appréciation de la jeune aubergiste pour la masse de son travail, sait gré à Ibuse de ne pas prêter attention à son apparence ridicule. Il a honte des grossières représentations stéréotypées du Fuji ou de sa propre personne, mais veut se faire aimer pour son raffinement d’être pur et vacant. Il fait état de ses avatars, exalte la souffrance consécutive de son corps et de son esprit, ses angoisses d’écrivain et ses difficultés d’écrire, sa sympathie pour le malheur ou la misère d’autrui, caresse peut-être l’idée du vide en regardant comme sa voisine de bus vers le précipice, ne sait pas cadrer une photo et la rate. De façon générale, le moi nippon de Dazai s’affirme par le souci de sa distinction dans l’ordre du pathos issu de son déchirement entre le rejet dont il fait et vise à faire l’objet de la part de la société pour composer son personnage de légende, et son aspiration à l’amour et à la reconnaissance de cette société pour la souffrance insigne qui le fait passer pour égoïste (wagamamma), malade, enfant gâté (dadakko) ou décadent et relance la dynamique de l’exclusion.
32Par rapport au Fuji, le pathos distingué de Dazai se traduit notamment dans une double opposition à la vulgarité et à la perfection ou à la simplicité qui met en valeur l’être singulier de Dazai. Vulgaire est le Fuji par sa basse altitude, la publicité faite autour de lui, le spectacle qu’il offre de points de vue divers (considéré avec le moine-mendiant, vu par un ami qui lui donne du « Madame Fuji », ou du col de Misaka ou de Mitsu) : le même adjectif (zoku) revient cinq fois pour qualifier le travers. Le Fuji décourage (kokorobosoi veut dire trop étriqué pour toucher le cœur) par sa vulgarité un cœur comme celui du narrateur qui se dit simple (soboku), pur (Junsui), vide ou vacant (utsuro) ou encore vierge et altier (kōshō na kyomu no kokoro) et ne peut que ressentir de la honte devant les paysages stéréotypés ou le ridicule du mendiant mordu par le chien face au Fuji. À l’opposé du Fuji vulgaire, il y a un digne Fuji qui s’entend à « posséder » l’observateur (yatteiyagaru) « tient son rang » (yokuy atterri) mieux que Dazai toujours tiraillé entre l’amour et la haine d’autrui, n’a vraiment rien d’un imbécile (baka ni dekinai), est parfois déclaré magnifique. La perfection ou la simplicité du Fuji n’est pourtant pas retenue comme trait positif ou modèle de style parce qu’elle implique de croire aux dieux du bonheur (hoteisama), chose incompatible avec l’être de souffrance qui définit l’écrivain-narrateur, ou avec son écriture de la douleur destinée à être la littérature de demain. Dazai se représente comme un être souffrant d’élection que son style distingue de la simplicité et de la perfection, associées à la vulgarité parce qu’elles éloignent Dazai de la distinction qu’il veut acquérir par le seul étalage de sa souffrance.
33Sur l’axe oppositionnel de la vulgarité et du raffinement s’en greffe un autre qui, sans correspondance régulière, oppose la dysphorie de fond et l’euphorie du moment. Dazai est euphorique si le Fuji le réconforte ou l’élève par sa beauté : il trouve le Fuji beau quand il l’imagine comme le confident qu’il voudrait être pour les femmes, ou bien décide de se marier à la seule vue d’une photographie du Fuji pareil à un nénuphar, ou encore se prend pour Kurama Tengu une nuit où le Fuji est magnifique. La dysphorie survient lorsque le Fuji, vu de Tōkyō, fait à Dazai une impression pénible (kurushii), lui présente un vulgaire paysage pour touristes, ou encore lui propose un modèle d’écriture trop simple qui le renvoie à ses tourments de créateur. Alors, suivant le cas, Dazai exprime sa ressemblance ou sa dissemblance avec le Fuji. Le choix des comparants et des images recoupe, sans régularité systématique, la tension oppositionnelle entre la vulgarité pénible et le raffinement réjouissant. Les comparaisons florales sont associées à des moments heureux, les images cataphoriques (le Fuji paraît bas, comme un bateau coulé), à des phases malheureuses. Une occurrence combine pourtant la fleur et la chute. Dazai, qui prend le bus pour aller chercher son courrier à Kawaguchi, a pour voisine une retraitée d’une soixantaine d’années, semblable à sa mère, qui ne s’intéresse pas aux propos mécaniques de la receveuse sur le Fuji, regarde du côté du précipice et s’exclame à la vue d’onagres au bord de la route. Dazai dit clairement qu’il voudrait se faire gâter ou materner (amaeru) par cette femme, lui montrer qu’il n’est pas vulgaire comme le Fuji, sympathiser avec sa peine et sa misère. Comme elle, son regard ne monte pas vers le Fuji mais tombe vers le précipice. L’onagre se dresse alors, pleine de force, face au Fuji. Cet épisode du complexe d’amae traduit le désir de Dazai de se faire aimer de la société-mère sans tomber dans la vulgarité, quitte à verser dans la chute avec celle qui le reconnaîtra et l’aimera pour l’être d’exception qu’il est. Le suicide n’est guère que suggéré par l’expression du cœur altier vide ou vacant ou appartenant au néant (kōshō na kyomu no kokoro), mais l’idée d’un sort commun est nette. L’onagre symbolise le raffinement du narrateur face au Fuji, mais aussi son désir d’être aussi solide à sa manière que le mont, sous la forme d’un tandem qui reproduit le mot, présent dans le texte, de l’artiste Mushakōji Saneatsu : « L’onagre va bien avec le Fuji » (Fuji ni wa, tsukimiso yoku niau). Le sens de l’image cataphorique s’inverse et devient valorisant, la distinction s’accorde avec l’euphorie et l’assimilation. Telle est l’axiologie qui gouverne la perception du Fuji.
34Dans tous les cas, l’intention de Dazai reste la même : se faire valoir comme être misérable mais altier, difficile à vivre mais aussi capable de sympathie pour le genre humain, et cela à travers son rapport au Fuji. Inversement, le Fuji, s’il reste le lieu stéréotypé du tourisme, prend aussi une dimension digne, belle, empreinte d’humanité. À ce titre, quel que soit le rapport de force entre Dazai et le Fuji, tous deux se ressemblent par leur double face. Mais leur ressemblent aussi les Japonais, piteux mais poignants, qui viennent voir le Fuji raillé ou révéré quand leur vie crie, change, bascule, évolue. La montagne du Japon est là, encore là, toujours là, jusqu’à l’épuisement, adulée ou décriée, mais présente sans être pressante, visible sans obligation, disponible sans promesse. Expérience unique, singulière, toujours humaine. Le régime de représentation met en avant l’identité entre Dazai, le Fuji et les Japonais, mais c’est d’abord Dazai qui occupe l’espace à travers le Fuji et les autres figurants qui lui servent de pôles de comparaison. Sans doute le traducteur de Dazai, Didier Chiche, commente-t-il le mieux Fugakuhyakkei, indépendamment de sa fidélité à l’original, en traduisant tel passage d’un autre texte du recueil, intitulé Tōkyōhakkei (Huit Tableaux de Tokyo), comme suit : « Et soudain me revint en mémoire l’idée de mes Huit Tableaux de Tōkyō [...]. Mais ce qui deviendrait œuvre d’art, ce n’était pas le paysage de Tokyo : c’était moi – le moi qui remplissait ce paysage. Était-ce l’art qui me dupait. Ou bien moi qui faisait de l’art ma dupe ? Je ne pouvais aboutir qu’à une conclusion : l’art, c’était moi. » L’œuvre-sommet subvertit la convention artistique, les comportements stéréotypés au profit de l'écriture pathétique du moi-paysage.
35La parodie du Fuji ne fait ainsi que reconduire l’aura du mont et, par là, celle de Dazai. La prosopopée du Fuji vient servir le portrait de Dazai par lui-même, et les Japonais, eux, se retrouvent à travers Dazai qui se peint à l’image du Fuji.
36Cent vues du mont Dazai pour vous rappeler, Japonais, que je suis bas et beau comme le Fuji et qu’en cela je rejoins la nipponne trop nipponne condition, irréductible à l’emprise urbaine et touristique. Le Fuji nous confère la grâce et nous console d’être Japonais, sujets mats, de peu d’apparence comme lui, mais au cœur pur, d’une beauté poignante au plus fort de la souffrance et de l’adversité. Premier, ultime repère de notre identité naturelle, le Fuji est là pour exalter notre humanité à nulle autre pareille. Insensé qui crois que tu n’es pas Dazai, tourne-toi toujours vers le Fuji pour comprendre que ni plus ni moins que le Fuji, tu n’es et ne seras ni meilleur ni pire que Dazai.
37Sur le mode ironique, la représentation littéraire de l’alpinité se confond, au travers du vis-à-vis de Dazai et du Fuji, avec celle de l’identité difficile à vivre, d’autant plus belle dans l’exaltation de sa douleur, des Japonais au nombril vague.
Notes de bas de page
1 M. Takemoto Toshio a relu cet article. Ici ou là, ses commentaires sont repris en notes de bas de pages avec les initiales de ses nom et prénom entre parenthèses.
2 L’édition de référence est Fugakuhyakkei in Dazai Osamu Shū, Kawade Shōbo, vol. 26, 1968, p. 62-75. Le texte a été traduit par Didier Chiche dans Cent Vues du mont Fuji, Paris, Picquier, 1993. Les traductions proposées sont de moi.
3 Voir Irmela Hijiya-Kirschnereit, Selbstenthlöβungsrituale. Zur Theorie und Geschichte der autobiographischen Gattung « Shishōsetsu » in der modernen japanischen Literatur ; Wiesbaden, Steiner, 1981, p. 92-143.
4 Voir Dominique Maingueneau, Le Contexte littéraire, Paris, Dunod, 1995, p. 175. Les personnages paratopiques sont ceux « dont l’appartenance à la société est problématique ».
5 Voir Donald Keene, « Dazai Osamu and the Burai-ha » dans Dawn to the West. Japanese Literature in the Modern Era, Fiction, New York, Henry Holt and Company, 1987, p. 1023.
6 Le terme d’hébergerie est emprunté à Jacques Dars dans sa traduction de l’œuvre chinoise de Xu Xiake, Randonnées aux sites sublimes, Paris, Gallimard (Connaissance de l’Orient), 1993.
7 Le nom du lieu fournit plus qu’un indice autobiographique, il reflète la prise de position du narrateur vis-à-vis de l’autorité littéraire. À la hauteur du Fuji, à la grandeur de la scène littéraire dont l’écrivain est exclu, s’oppose toute la bassesse de la Tenkachaya. L’hôte de la maison de thé ne s’en pose pourtant pas moins au sommet de la hiérarchie, car le mot tenka prend une connotation héroïque dans la langue du Japon médiéval, et le terme tenkabito signifie l’homme souverain, et même le shogun (Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi, Tokugawa Yeyasu). La seconde partie du toponyme, chaya, désigne, il est vrai, un hôtel banal. Ainsi, par le choix de cette appellation de Tenkachaya, Dazai rabaisse l’autorité littéraire autant qu’il s’en écarte comme narrateur (TT).
8 Voir Dominique Maingueneau, Le Contexte littéraire, Paris, Dunod, 1993, p. 28. Le terme de paratopie sert à nommer l’appartenance au champ littéraire en tant qu’elle n’est pas l’absence de tout lieu mais « une difficile négociation entre le lieu et le nonlieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser ».
9 Quelques œuvres de Dazai portent d’ailleurs des titres délibérément parodiques : par exemple, Mono omou ashi, de 1935, est une reprise directe du « roseau pensant » pascalien (TT).
10 Voir Florence Goyet, La Nouvelle 1870-1925, Paris, PUF, 1993, p. 28.
11 Voir Bénédicte et Jean-Michel Adam, Le Roman de montagne ou l'alpinisme dans le roman, Paris, Larousse, 1977, p. 149.
12 Voir Augustin Berque, De Sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Paris, Gallimard, 1986, p. 76.
13 Augustin Berque, Dictionnaire de la civilisation japonaise, Paris, Hazan, 1994, p. 467.
14 Oi, koitsura wo, yoroshiku tanomuze, sonna kimochi de furiaogeba, samuzora no naka, nossori tsuttatteiru Fujisan, sonotoki no Fuji wa marude, doterasugata ni, jutokoroteshite gōzen to kamaeteiru oyabun no yō ni sae mieta no de aruga, watashi wa, so Fuji ni tanonde, ōini anshinshi.
15 Voir Augustin Berque éd., op. cit., Paris, Hazan, 1994, p. 216, et Pierre Gentelle et Philippe Pelletier, Chine, Japon, Corée, dans Géographie universelle, Roger Brunet éd., Paris, Belin/Reclus, 1994, p. 263.
16 Voir Paul Claval, La Géographie culturelle, Paris, Nathan, 1995, p. 165-166.
17 Voir Philippe Hamon, L’Ironie littéraire, Paris, Hachette, 1996, p. 23.
18 Ibid, p. 30-31.
19 Et du haïku : l’énumération des noms a une cohérence sémantique en dépit de la fragmentation syntaxique, tous renvoient à la faible lumière estivale (TT).
20 Osoroshiku, akarui tsukiyo dalla. Fuji ga,yokatta. Gekkō wo ukete, aoku sukitooru yō de, watashi wa, kitsune ni bakasareteiru yō na ki ga shita. Fuji ga shitataru yō ni aoi no da. Rin ga moeteiru yō na kanji datta. Onibi. Kitsunebi. Hotaru. Susuki. Kuzu-no-ha. Watashi wa, ashi no nai yō na kimochi de,yadō wo, massugu ni aruita. Geta no oto dake ga, jibun no mono dewa nai yō ni, hoka no ikimono no yō ni, karankoronkarankoron, totemo sundehibiku. Sotto, furimuku to. Fuji ga aru. Aoku mœtte sora ni ukandeiru. Watashi wa tameiki wo tsuku. Ishin no shishi. Kurama tengu. Watashi wa, jibun wo, sore da to omotta. Chotto kitotte, futokoroteshite aruita. Zuibun jibun ga, ii otoko no yō ni omowareta. Zuibun aruita.
21 Aux yeux du lecteur nippon, la comparaison avec Kurama Tengu ne fait pas forcément du narrateur un héros. L’autorité littéraire méprise en effet Kurama Tengu en tant que personnage de la para-littérature. À peine Dazai s’est-il d’ailleurs comparé à Kurama Tengu, qu’il perd son porte-monnaie, situation ridicule qui permet à l’auteur de s’en prendre à son narrateur pour conjurer sa propre vulgarité (TT).
22 Voir Alain Montandon, Les Formes brèves, Paris, Hachette, 1992, p. 100.
23 Voir Nagao Nishikawa, Le Roman japonais depuis 1945, Paris, PUF, 1988, p. 88-91.
24 Voir Maurice Pinguet, « Dazai et l’échec », Magazine littéraire, no 216-217, 198 5, p. 25.
25 Voir Maurice Pinguet, La Mort volontaire au Japon, Paris, Gallimard, 1984, p. 296-297.
Auteur
Université Paul Valéry, Montpellier
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