Ludwig Hohl : Une ascension
p. 187-207
Texte intégral
Tout ce qui vit aspire au jugement.
(Ludwig Hohl)
1Les tragédies ne se fabriquent pas. L’artiste ne doit jamais construire, mais « produire en fonction de sa vie1 » Ce qui s’énonce dans Notes sous forme apodictique, Une ascension2 le ratifie dans l’ordre de la fiction. La connaissance de la montagne y est de première main, l’art ne pouvant surgir selon Hohl que d’une « expérience première, immédiate » (Notes, VI, 3 3, p. 199), et le drame que raconte Une ascension – celui d’un alpiniste chevronné que la colère de n’être pas suivi de son compagnon jette dans une démesure fatale – a pour ressort profond cette même souffrance de n’être pas compris qui semble au principe de l’écriture monologique de Notes. « C’est que, dès le moment où l’on commence à comprendre quelque chose à l’art, on accède à la plus terrible des solitudes » :
atteindre un sommet solitaire, tant qu’on peut en redescendre, c’est une expérience fort excitante. Mais lorsqu’on séjourne là-haut pour la vie, et lorsqu’aucun autre sommet ne nous fait signe, on finit par se croire sur une étendue morne et plate, on pénètre dans une zone de souffrance déserte, pareille à tous les déserts ; on oublie l’altitude conquise. (Notes, V, 21, p. 166)
2Que la substance de l’œuvre de réflexion s’amalgame au récit ne surprendra pas si l’on songe que, pour Hohl, il n’est pas de bon livre qui ne présente une « fable essentielle », c’est-à-dire une histoire qui condense en quelque endroit l’essentiel de l’expérience humaine. L’essentiel, et non la totalité, cependant, car « l’art ne consiste pas à embrasser le monde », ni l’art du récit à « “prendre l’avantage” sur une certaine masse de matière », mais en la pureté de la « ligne évocatrice » (Notes, VI, 16, p. 190). La règle suprême d’écriture est la règle qu’énonce Matthieu 5, 48 : « Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait », à condition d’entendre la pureté, non pas au sens moral, mais comme l’autre nom de la « justesse ».3 En second lieu, et parce qu’elle n’a d’intérêt pour Hohl que « considérée du point de vue spirituel »4, la montagne se rattache bien davantage au domaine de la connaissance qu’à celui du sport. L’alpinisme et l’écriture participent d’un même effort vers le vrai, d’une même tension vers la « lumière, le ciel infini » (JA, p. 199), d’une même volonté de se dépasser en vue de transformer le monde.
3La fable que raconte Une ascension est d’une extrême simplicité. Ramenée à ses lignes essentielles, elle relate le cheminement vers la mort de deux jeunes hommes partis en expédition, « au début de ce siècle », vers un sommet situé « au cœur des Alpes ». La progression se décompose en paliers qui donnent leur titre aux vingt chapitres du récit.
4Dans sa montée au glacier, la cordée affrontera une tempête de neige, et Johann, qui se plaint de douleurs dans la poitrine, déclare ne plus pouvoir continuer. Conscient qu’avec le redressement imminent de la pente du glacier et la proximité des « immenses crevasses », les perspectives de réussite de l’ascension sont devenues « particulièrement minces », Ull donne le signal du demi-tour. La redescente au chalet d’alpage pour ramener au refuge provisions, eau et bois de chauffage, retarde en un joyeux mais trompeur intermède l’enchaînement inexorable des circonstances qui, selon les lois d’une implacable logique, vont conduire au drame. Dans « l’antre souterrain » qu’est le refuge, et face aux gémissements d’un compagnon épuisé par une nouvelle nuit sans sommeil, Ull se rend à l’évidence : c’en est fini du pouvoir qu’il a sur Johann. Il décide alors d’affronter seul le glacier, en une « entreprise presque folle », un compagnon étant « pratiquement indispensable, même si ce n’[est] qu’un compagnon médiocre ». Le « combat contre le glacier » s’engage sous les prémisses d’un état de conscience inédit pour le héros :
Ull avait attaqué l’ascension dans une colère noire. Et cette colère l’accompagnait toujours ; elle le guidait – plus encore que son intelligence d’alpiniste. Jamais, dans ses précédentes courses, il n’avait fait une chose pareille.
5Parvenu sur l’arête, Ull prend conscience d’être « tombé dans un piège » :
Car redescendre par le glacier [...] dans la neige à présent ramollie, et seul, il ne pouvait en être question aujourd’hui, c’eût été la mort à peu près assurée.
6Il ne reste donc plus que la face sud, concave dans son ensemble, mais défendue par un surplomb qui en rend difficile la lecture. Midi est passé depuis longtemps quand Ull, sentant « s’agrandir le cercle de ses imaginations », voit l’image de son amie se présenter à son esprit. La faute initiale du héros, comprend-on alors, n’est pas tant d’avoir mal apprécié les conditions d’enneigement en sous-estimant à quel point « cette année, l’été avait du retard », mais d’avoir laissé son amie s’en aller :
Avec elle, jamais il ne serait tombé dans ce piège et tout, absolument tout, se serait déroulé autrement...
7Saisi par une « nostalgie d’elle qui prit subitement une dimension folle », Ull prend conscience du caractère démonique que présente, en regard, son amour pour la montagne :
La montagne était à lui, ou plutôt, il était à elle, qui l’entourait, le cernait, chatoyante sous l’éclat tout-puissant du soleil et se figeant au sein des ténèbres.
8Abandonné, de surcroît, des esprits sagaces et prudents – « tel ce Vieux de la Montagne qui surgit de la faille du rocher pour sauver de la mort le chamois haletant » —, Ull prend alors la mauvaise décision : au lieu d’attendre le lendemain matin que la neige ait durci, et de redescendre par le glacier en suivant ses traces de montée, il choisit comme voie de descente ce « monstrueux abîme » qu’est la face sud. Or, « la seule information qu’il avait recueillie » à son sujet « était qu’une cordée l’avait vaincue une fois [...], et cela, dans sa partie supérieure, en empruntant un couloir de glace » qui, à la descente, lui est interdit. C’est donc en désescaladant « les deux à trois cents mètres libres de neige » que descendra Ull, quand survient, à l’approche du surplomb, « le premier accident », point de basculement du récit : Ull perd son piolet, et avec lui « le dernier compagnon qui lui restait ». La désescalade du « rocher terrible » est l’un des ces passages à forte intensité dramatique (Hohl parle de intensive Einzelstellen) où le regard de l’écrivain se règle sur une distance microscopique (microscope et télescope étant pour Hohl « de véritables symboles spirituels – en dépit des propos désapprobateurs de Goethe sur ces deux instruments5), » et qui, alliés à l’existence d’une « fable essentielle » et à la « lumineuse clarté de la conduite générale », font « la force du bon livre » (NN, 115, P. 74)-Compte tenu de l’impossibilité de poser le rappel sans sacrifier la corde, la seule solution qu’entrevoit Ull est d’utiliser celle-ci pour faire un premier essai de descente, puis de « refaire l’escalade par le même chemin » ; tentant « le tout pour le tout », il abandonne pourtant, « vu l’heure tardive, et l’existence de cette forte prise en forme de lame, qui, dans un cas extrême permettrait de remonter », « tout plan d’exploration préalable ». Obligé de remonter après l’éclatement de cette même prise, Ull se rétablit sur « l’emplacement sûr d’où il était parti », sans pouvoir rejoindre l’arête (la nuit est proche), ni gagner, « de l’autre côté du couloir », « un endroit qui semblait fait tout exprès pour le bivouac ». C’est dans cette situation « sans issue » qu’il entend la voix de son amie, « toute proche, tranquille et chaude », et reçoit d’elle le conseil synonyme de salut : « couper un petit bout de corde pour faire un anneau » de rappel, en coiffer le bec rocheux qu’il entoure de son bras, ce qui permettra, une fois franchies les difficultés du surplomb, de rappeler aisément la corde. Après avoir franchi le couloir, Ull s’installe pour une longue nuit sur cette « chaire, ce canapé de pierre » préalablement repéré comme emplacement idéal de bivouac. Le lendemain matin, Ull amorce la descente du couloir en direction de la rimaye. Parvenu à bout de corde, il met au point le seul plan possible : traverser le névé « de biais, et horizontalement plutôt qu’en descendant », en observant « deux règles strictes » : « se déplacer à la vitesse maximale [...] ; et garder le corps vertical, surtout ne pas se pencher en amont ». Alors qu’il est en train de ramener la corde à lui, Ull sent la neige se dérober sous son pied d’appui. La glissade se produit, impossible à enrayer : « il fonçait sur la crevasse, plus profonde et plus large que l’on n’aurait pensé... et disparut à jamais. » Pendant ce temps, Johann « dévale la montagne », « allègrement » d’abord, puis saisi d’un « affreux cafard » à la pensée de « l’autre, qu’il avait abandonné », et à l’idée de devoir « retrouver les bas-fonds, leur air lourd ». Traitant par le mépris l’avertissement d’un paysan, il quitte le sentier et prend à travers champs pour franchir le torrent sans avoir à remonter, plus haut dans la vallée, vers la passerelle empruntée à l’aller. Mais il vient à déraper sur le sol de terre humide, de boue et de pierres plates, s’écrase dans le lit du ruisseau et, projeté d’un rocher à l’autre, succombe en quelques instants. Devant le contraste que forme « avec le cours de sa vie, où tout s’était pratiquement joué avec une lenteur mélancolique », cette rapidité « remarquable », l’auteur nous souffle que les deux hommes ont comme échangé leurs morts respectives, chacun connaissant un destin qui n’était pas à l’image de sa vie :
Et la fin de Ull, comptée à partir de la perte de son piolet, prit environ vingt-quatre heures, ou, si les heures de nuit sur la plate-forme dans le gel à pierre fendre, comptent pour dix [...], plus de cent heures. Cela ne contrastait-il pas aussi avec sa nature, avec l’ensemble de son comportement ? Ils avaient donc entre eux changé de rôles pour mourir ; et la question surgit – absurde, peut-être – de savoir s’ils n’auraient pu en faire autant, au moins un peu – dans la vie ?
9Cette conclusion en forme de morale souligne le caractère allégorique du récit. En UIl et Johann s’illustrent l’« éternelle force » et l’« éternelle faiblesse » qui se conjuguent en l’homme (Notes, II, 224, p. 90), et la lutte qu’ils se livrent est l’image du seul combat qui vaille : « celui qu’on mène pour des motifs intérieurs, et pour des résultats spirituels » (Notes, II, 61, p. 47). C’est donc bien entre « deux parts d’un individu » que se joue la partie, étant entendu que le roman moderne tend de plus en plus au monologue, au « combat entre deux esprits ». Ce qui nous « bouleverse » dans La Montagne magique, où l’action est « presque inexistante », ce sont les « développements de la pensée, beaucoup plus que les personnages ». Aux « professeurs » qui se lamentent de cette évolution, Hohl répond « que l’extériorité sera toujours là, et toujours en suffisance... » (Notes, V, 10, p. 160).
10La description des circonstances extérieures de l’action obéit à cette même volonté de départicularisation qui soustrait la fable à l’unicité historique et géographique. « L’histoire se passe dans les années vingt de ce siècle », en cette saison intermédiaire qui n’est déjà plus le printemps et pas encore l’été : « çà et là, un pré a été coupé, alors que tous les autres, immense houle d’un vert éclatant, sont dans l’attente du faucheur ». Quant au lieu, les indications sont plus vagues encore. Du sommet que veulent gravir les deux alpinistes, nous apprendrons successivement qu’il se situe « au cœur des Alpes », à une altitude supérieure à celle des sommets suisses gravis en commun par les deux hommes, et qu’il n’existe pas de guide décrivant l’itinéraire entrepris : « en tout cas, Ull n’en avait pas trouvé et s’était efforcé de rassembler des renseignements à partir de diverses publications. » Seul le Jungfraujoch est expressément nommé, à titre de référence familière, pour indiquer l’altitude à laquelle bivouaque Ull lors de sa redescente par la face sud ; pour le reste, la montagne est volontairement anonymisée, et seul le lecteur connaissant la biographie de Hohl6 peut soupçonner dans « cette arête nord de l’aiguille X » que Ull, « sur la base d’informations orales, succinctes et incomplètes », avait vaincue en solitaire, l’aiguille Doran qu’évoque l’auteur de Notes (I, 16, p. 17,) tout comme il repérera dans la situation de départ et dans les interrogations de UIl quant aux capacités de son compagnon, une configuration qui, selon le témoignage de Kurt Müller, s’est souvent présentée.7 Hohl fait d’ailleurs mention dans les Nachnotizen (29, p. 22) de la personne qu’il a « utilisée » comme « modèle principal » de Johann. Toutefois, ce serait faire tort à son esthétique que de mettre en avant ces résonances autobiographiques. Tout indique au contraire que si Hohl choisit comme « matière » la montagne, ce n’est pas par complaisance envers soi, mais par souci de servir au mieux cette « objectivité » qu’il admire chez les plus grands. Aussi bien le narrateur prend-il ses distances par rapport à son héros. Indépendamment même de l’aveuglement tragique initial qui consiste à avoir laissé partir son amie, Ull a le tort, non pas d'ignorer les symptômes de Johann – celui-ci est responsable de ses maux, l’homme pouvant fort bien, selon Hohl, se créer des maladies, soit par « excès de travail », soit par « absence de travail », soit encore, et c’est ici le cas, à cause d’une « nourriture inadéquate » (Notes, II, 120, p. 64) —, mais de retourner sa colère contre le glacier, et, la retournant contre lui, de manquer à la vertu suprême de patience. Furieux d’avoir perdu toute emprise sur Johann, Ull se jette dans une activité qui se résout en préparatifs fébriles. En engageant contre le glacier un combat solitaire, Ull se voit, en outre, imposer par la nature du terrain une stratégie de contournement qui relègue la dimension verticale dans le domaine de l’idée et transforme le chemin en une suite d’« itinéraires qui semblent n'avoir pas de fin ». L’ubris de Ull n’est cependant pas tant de continuer seul – « (Durant les grandes entreprises, comme l’ascension d’une montagne) : Si l’autre ne suit pas, il faut s’en détacher » (Notes, II, 298, p. 115) —, ni de s’obstiner contre les conditions extérieures – « sans résistance et sans combat, il n’y a pas de force spirituelle » (Notes, II, 60, p. 47) —, que de continuer par haine de l’autre :
À la simple idée qu’il pût se retrouver, au refuge peut-être, face à Johann, il eut un haut-le-cœur. Plus jamais il ne voulait voir ça, plus jamais !
11L’action de Ull se dérègle car il lui manque cette « grande idée » qui commande, selon la théorie des trois niveaux exposée dans Notes, les « représentations de détail » et la « réalisation, point par point, de l’idée ainsi monnayée » (Notes, I, 18, p. 20). Le mystérieux « sommet de droite » initialement prévu se dérobe à la description, n’est plus évoqué qu’à l’irréel du passé. Sans doute, « l'intelligence de l’alpiniste » n’a pas « complètement abandonné » le jeune homme, mais elle ne fonctionne plus que « devant les cas d’espèce ». Ayant cessé de produire, Ull ne tardera pas à mourir. C’est donc, en dernière analyse, par un rapport au monde improductif que se rejoignent l’hyperactif Ull et le mélancolique Johann. Ce dernier ne respecte pas la loi des degrés. Vivant dans l’idée, propre à la jeunesse, que « rien n’a de valeur, sinon la conquête de la cime (et de la cime la plus haute ; comme s’il en existait une !) » (Notes, II, 36, p. 41), il pourrait faire sienne cette affirmation extraite des Années d’apprentissage de Wilbelm Meister :
C’est la hauteur qui nous attire, non les degrés pour y parvenir. Les yeux fixés sur le sommet, nous marchons volontiers dans la plaine.
12Or, il faut douter que personne parvienne jamais au sommet « s’il fallait le faire en une grande action, c’est-à-dire sans degrés, sans marche, d’un seul saut » (Notes, I, 19, p. 21). Incapable de communiquer, Johann est mort au monde. Il se laisse envahir par la nostalgie, autre nom, chez Hohl, de l’illusion qu’existe, au-delà de la « grande idée », des « petites idées » et des « petites actions », quelque « grande action » censée tout changer – quand « c’est par le détail seul qu’on change le monde » (Notes, II, 175, p. 79) —, et se montre incapable de circonscrire le domaine de son action (« les yeux braqués sur on ne savait quoi »). Ull, à l’inverse, manie humblement, « dans le noir du chalet où siffle le vent », une lanterne dont la « clarté ne permet de voir distinctement que dans un cercle étroit où il faut essayer de regrouper tous les ustensiles ».
13Incommensurable à l’homme – « on ne saurait être à tu et à toi [...] avec le mont Blanc » (Notes, III, 25, p. 133) —, la montagne symbolise le domaine de l’activité humaine, « place éclairée de torches au milieu d’une nuit énorme8 » :
Dehors aussi, il faisait nuit. La lune ne donnait pas à cet endroit. Une des gigantesques épaules de la montagne la dissimulait ; sans lanterne, Ull ne serait pas allé loin.
14Ainsi le héros s’efforce-t-il d’abord, aidé des flambeaux que sont sa sagesse d’alpiniste, son appétit de connaître, sa capacité d’observation, et la décisive audace de son esprit, de reconnaître l’une des routes dont « l’espace insaisissable [...] est sillonné » (Notes, I, 36, p. 27). Mais la frontière est vite franchie qui sépare le courage de la présomption. Ull perd de vue, à son tour, cette règle essentielle de l’action, que « la grandeur humaine [...] n’est pas de dominer le tout », mais de « donner à notre existence son tracé le plus net, à notre machine sa plus grande précision ». Si l’homme est conscient de cela, « et qu’il cherche à perfectionner ses rouages, il accède à la grandeur ; s’il se veut aigle, il rapetisse » (Notes, II, 104, p. 59). De même l’artiste doit-il s’interdire « tout effort en vue d’agrandir son domaine, de remplir des formes qui ne relèvent pas de son génie ni de son temps, des formes “plus grandes” ». Il doit au contraire « vouer les plus grands efforts à contrôler les moyens qui sont les siens », ne « jamais cesser de mettre à l’épreuve ses formes, jusque dans leur moindre détail, afin de les faire correspondre toujours davantage à son intention » (Notes, V, 9, p. 157). On rappellera ici par parenthèse la genèse en tout point singulière de Bergfahrt : Hohl en jeta les premières lignes en 1926, récrivit le texte six fois au moins jusqu’en 1940, le laissa ensuite reposer plus de trente ans, avant de trouver en l’achevant une improbable issue, compte tenu d’une disposition essentielle au fragment, et des réserves de l’auteur à l’égard de l’intrigue en général : « faut-il mâcher la besogne des gens ? La question reste ouverte » (Notes, V, I, 9, p. 188).
15En se distanciant ainsi de son héros, Hohl se démarque de tous ces romans de montagne écartelés entre le culte suisse de « l’authentique » et le grotesque effort pour renouveler le genre – à quand le « roman de luge », le « roman de patinage de vitesse » ? ironise Hohl en pastichant tel prosateur suisse entrevoyant dans le « roman de ski » un « novum thématique » (Notes, IX, 68, p. 380) —, et qui croient pouvoir raconter la mort blanche à grand renfort de pathos et d’héroïsme. Le pathétique « empêche toute gravité » (Notes, XII, 9 5, p. 469) ; or, « le fondement de l’art est une gravité profonde, inébranlable », se persuade Hohl, citant Goethe (Notes, V, 40, p. 178).
16En application de l’idée que le roman a vécu – « la plus grande partie des romans contemporains dont il vaut la peine de parler [...] ne rentrent pas dans la catégorie du roman proprement dit (Proust, La Montagne magique, Le Loup des Steppes) » (Notes, VI, 13, p. 189) —, Hohl ne revendique d’ailleurs pas pour Bergfahrt le statut de roman. Mais s’il répugne à se couler dans la forme romanesque, c’est aussi parce que sa conception du travail de l’écrivain lui fait obligation d’une si radicale sobriété qu’elle semble exclure « l’ampleur épique ».
Se purifier jusqu’à donner le nécessaire, et rien d’autre que lui ; autrement dit, donner ce qu’on voit, ce qu’on vit, ce qui, maintenant, est l'existence, sans le moindre ajout, donc sans le moindre recours aux formes d’une expérience ou d’une existence anciennes : l’art est tout entier dans cette exigence. (Notes, V, 38, p. 177)
17L’art doit « offrir les résultats ultimes, tel le sommet d’une montagne, effilé, certes, mais dominant tout l’espace ». L’artiste maître de ses moyens, « l’artiste véritable », laisse à d’autres – « les maîtres d'école existent à tous les niveaux » – la tâche de « fournir la base des sommets ». « Celui qui sait voler, c’est le sommet qu’il gagne. » (Notes, V, 34, p. 174) Ce que cela implique en fait d’élimination stylistique, Hohl le formule en ces termes :
Laisser à toute chose sa dureté. Couper court, autant de fois qu’il le faudra, dès que commencent les ajouts, les émollients et les brillants. [...] Chaque fois qu’il le faudra, nous brûlerons et rejetterons ce qui, en nous, est fatigué, forcé, ennuagé, détourné de sa nature ; tout ce qui flagorne le lecteur, toutes les captationes, fussent-elles au service du vrai. (Notes, VI, 36, p. 200)
18Donner à l’écriture le tranchant d’une arête implique encore de proscrire la rêverie : « Même ce qui te vient de la nuit, et que tu hisses à la lumière, même le plus sublime et le plus difficile doit pouvoir atteindre à la clarté des évidences communes. Même les hallucinations, même les plus rares couleurs des paysages inaperçus » – le « versant de la mélancolie » qu’entrevoit Johann et qui lui révèle une loi importante de la connaissance, celle de « l’irruption des marges », de la « périphéricité des changements »-, et jusqu’aux « nuances de ces couleurs » (Notes, VI, 3 5, p. 200). L’art de Hohl est tout entier dans cet effort réfléchi, quasi maniaque, pour ne rien « laisser échapper » (Notes, V, 21, p. 167), traquer l’expression juste, se rendre compte à soi-même du choix et du sens d’un mot, à l’intérieur même de la fiction – l’auteur dût-il pour cela s'autoriser des sorties hors du cadre de la narration, comme au début du chapitre Io, quand il se met en demeure de répondre à la question de savoir quel sens peut avoir aujourd’hui de « parler précipices, abîmes, gouffres vertigineux », « alors qu’à notre époque, chaque jour, des foules de gens, même vieux et infirmes, survolent à des milliers de mètres d’altitude pays et continents9 »
19Alors que le roman de montagne dure ou périt avec son thème, la montagne joue dans Une ascension un rôle à la fois plus contingent – la fable admettrait un autre décor – et plus nécessaire, en ceci qu’on ne peut « atteindre à l’art – c’est-à-dire au plus intime de la vie – par le moyen d’un matériau qui ne nous est en rien consubstantiel » (Notes, IX, 12, p. 338). La circulation entre la fable et l’œuvre de réflexion peut à cet égard nous enseigner, qui montre qu’est aussi naturel à l’auteur le recours à la métaphore alpine, qu’est congéniale à sa disposition philosophique la forme de la parabole, avec le rôle structurel en elle du paradoxe. Si Notes éclaire Une ascension, sans pouvoir néanmoins la compléter ni l’« expliquer » – « en toute chose, on peut atteindre une même hauteur ; la difficulté, c’est d’atteindre à la hauteur » (Notes, V, 13, p. 161) —, la métaphore alpine, dont Une ascension est la forme la plus achevée, ou, disons mieux, la plus définitive, en ce sens qu’elle n’est pas un préparatif dans l’œuvre de Hohl – « il faut viser le définitif, et le vouloir tel » (Notes, II, 221, p. 90) —, est, inversement, la marque de fabrique la plus caractéristique, le proprium, de l’écriture non fictionnelle de Hohl. Or, la condition de possibilité de cette métaphorisation semble bien être la coexistence, en l’auteur, d’une proximité, qui éclate à chaque phrase, à la réalité matérielle de la montagne (les développements sur les séracs ne le cèdent en rien, du point de vue de l’exactitude, à un précis de géographie alpine), et d’une capacité à s’en détacher à la fois physiquement et affectivement (par l’exil hollandais, bien sûr, mais plus radicalement encore par le choix d’habiter une cave à Genève !).
20Dès le Journal d’adolescent (que Hohl n’avait, il est vrai, pas destiné à la publication) se trouve exprimée l’idée que ce qui compte en montagne, « c’est précisément et uniquement l'aspect spirituel », la « disposition mentale », la « force de l’esprit ». Si l’aptitude physique est « évidemment nécessaire », « ce qui fait pencher la balance, c'est la force morale ». On voit, en outre, s’ébaucher ici la distinction entre thème, contenu et forme : l’important est que « la montagne nous grandit ».
Le thème, c’est-à-dire qu’il s’agisse justement de montagne, n’y change rien. Ce qui importe, c’est la vie intérieure ; à savoir que je réalise là quelque chose qui compte davantage que la vie quotidienne.
21C'est moins pour leur beauté « qu’on choisit précisément les montagnes comme champ d’action », qu’à cause de la lutte. La beauté « s’y rattache », elle est seconde (JA, p. 139-141). Du Journal d'adolescent à Notes, la spiritualisation de la montagne progresse ; là où le jeune Hohl témoignait envers « ses » montagnes d’une volonté d’appropriation jalouse, se gaussant à la fois de la force brute – « n’importe quel bon gymnaste de Y eût déployé, lui aussi, une énergie physique, mais jamais celle de l’esprit » – et du commun des hommes (JA, p. 140), l’auteur de Notes, quoique incomplètement délivré du « sérieux » juvénile, doit à l’expérience décisive de l’exil hollandais d’avoir intériorisé la montagne au point de se pouvoir passer – comme renonce à la possession l’amoureux de la parabole « Les plus belles jambes » (Notes, XII, p. 70) – de la montagne réelle :
La nostalgie qui m’avait envahi naguère chaque année avec tant de force et m’avait jeté en quête des montagnes, se dissipait [...] comme jamais je ne l’aurais cru possible [...]. Puis, quand cette distance intérieure eut atteint son maximum, tout d’un coup, les montagnes recommencèrent à grandir ; mais il avait fallu pour cela que je vive dans l’humide obscurité de la Hollande. [...] Et comme dans ce monde trouble, ténébreux, [...] la montagne [...] commençait à surgir, à partir de rien de visible, uniquement à partir de l’intérieur (comme si elle n’avait été que simple graine jusqu’alors), eh bien ! je n’en éprouvais plus aucune nostalgie, je fermais les yeux : tout y était. Seul, me semblait-il, quelqu’un de tout à fait extérieur à moi-même aurait pu se demander si je devais y retourner. Les montagnes, les montagnes de la terre ne pouvaient me donner davantage, ne pouvaient que me donner moins.10
22La vision spirituelle prolonge la vision des sens. Hohl se demande même « si vraiment les montagnes sont tellement stimulantes pour l’esprit ». « Elles stimulent, sans doute, mais avec une intensité presque étouffante », en sorte qu’il faudrait pouvoir se comporter avec la haute montagne « comme avec des spiritueux : en prendre la dose de son choix, et s’arrêter quand on veut pour en stopper les effets ». Or, « le matin, quand Nietzsche s’éveille à Sils-Maria, les sommets figés, éclatants et terribles sont déjà là ; rien pour apaiser les images fiévreuses et grimaçantes de son rêve... ». En revanche, « quand on se réveille dans un espace désert, les créations de l’esprit, les montagnes du rêve se dissoudront si l’on veut les dissoudre ». « Et sinon, il faudra les sculpter plus solidement. Les nécessités intérieures, toujours nouvelles, suffiront à en assurer la solidité, si bien qu’elles résistent » (Notes, XII, 123, p. 478). D’où la phrase, qui résume l’esthétique de Hohl : « Les vraies montagnes, les ciels infinis, les pures arêtes doivent être là, mais ils doivent être réels - et non tangibles » (NN, 153, p. 103.)
23L’écrivain digne de ce nom doit repousser la tentation de l’enracinement. « Nos plus grandes forces, affirme Hohl, nous les acquérons en nous détournant de notre lieu originel, nous les gagnons par l’exil » (Notes, II, 27, p. 38). Récusant jusqu’à l’acception habituelle du mot « patrie » – « les hommes [...] n’ont qu’une seule patrie : le travail » (Notes, II, 199, p. 8 3) —, Hohl n’a pas de mots assez durs pour fustiger « les zélateurs du dialecte [...] qui, en toute occasion, s’efforcent de “faire peuple” », au lieu qu’il faut donner aux êtres « une langue qui les porte plus loin (une langue... qui permette de dire davantage, et de façon plus précise) » (Notes, II, 154, p. 72). Il y a, à côté des artistes, des « artistes nationaux » (Notes, VIII, 77, p. 311). Quant à la littérature suisse en particulier, l’écrivain genevois la divise sommairement en deux catégories : théologie et protection du pays natal (NN, 159, p. 107), et ironise sur son culte du réalisme. Sous le titre Littérature suisse, il imagine un écrivain qui « avait toujours peur de “se perdre dans l’artistique” ». Il en va d’un tel écrivain comme d’un alpiniste qui aurait « constamment peur de se perdre dans l’alpinistique » : mieux vaut pour lui « s’en tenir aux verts pâturages » (Notes, VIII, 82, p. 313)...
24La lecture des Notizen permet très vite d’identifier dans la montagne hohlienne la métaphore de la vraie connaissance, de l’activité créatrice et, enfin, de l’existence tout court. Encore faut-il bien voir que ces trois niveaux se confondent, tendanciellement : les artistes sont des chercheurs, et l’objectif proposé à tout homme est en droit le même que celui assigné à l’artiste ; les réalités qui, pour l’artiste, sont décisives, le sont pour chacun, du moins « pour tout être de valeur », « pour toute personne qui s’efforce vers la vie (cette chose inconnue) – et qui vit par là-même » (Notes, V, 1, p. 15 3).
Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement, ils sont plus assidus. Ils s’emparent des choses. Nous sommes dans les choses, comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau.(Notes, VI, 26, p. 193)
25Métaphore de la connaissance, la montagne l’est en ceci qu’elle enseigne la primauté du chemin sur la cime. Pour l’alpiniste dans la plaine, il n’est « rien de plus merveilleux que le sommet » ; sa pensée pourtant « ne va qu’au chemin ». Il doit s’appliquer à « faire ce qui est juste » – l’alpiniste-né a la connaissance de ses gestes en montagne, notait déjà le jeune Hohl (JA, p. 157) —, comme il importe que chacun « se saisisse d’un acte en qui [lui] apparaît la justesse » (Notes, I, 48, p. 29). « Sur la voie juste, notre connaissance est sans limites ». Or, « la voie individuelle, humainement accessible, est limitée ». Ull ne peut embrasser du regard la face sud. La voie juste, « celle de la connaissance intégrale », « est en quelque sorte inhumaine ». Mais « le surhumain n’est pas extra-humain » ; « sur les sommets, durant de courts instants, la justesse nous appartient ». D’où la phrase : « La proximité ne nous est donnée que par moments » (Notes, II, 151, p. 71). Parfois, durant les ascensions « et durant toutes les grandes entreprises comparables », « le voile que posent sur les phénomènes notre état de fatigue, notre attente et notre extase », se déchire.11 C’est l’irruption du miracle aux marges du connaître, c’est le mot juste trouvé par l’écrivain : concret, précis, dur comme le granit. C’est le passage inentravé des choses à travers nous, ou encore, en termes plus abstraits, le passage, dans l’objectif, de la pensée subjective, passage en lequel Hohl aperçoit « le plus grand bonheur que puisse connaître l’homme » (Notes, XI, 15, p. 430).
26Nous ne possédons jamais la perfection, écrit Hohl ; nous pouvons tout au plus la toucher, en des points mathématiques ; « dans quelle mesure, cependant, ces points vers lesquels tend notre effort agissent sur nous de manière déterminante, voilà ce qui décide de l’intensité de notre vie ; là est ce qui juge ; là est la divinité ».12 Or, l’illumination soudaine de Johann ne produit pas d’effet durable sur sa vie intérieure. Pour avoir interrompu trop tôt le voyage et cru en une réconciliation prématurée, forcément fallacieuse (« allègrement, à ce qu’il semble »), pour avoir, en gaspilleur minable de ses possibilités, renoncé à l’unité absente au profit d’imaginaires maladies, c’est en vaincu que la mort le surprend. Plus noble est le destin de Ull, qui, en se hissant au point d’intensité maximale du voyage – « la vie qui ne s’élève ni ne s’augmente n’est pas la vie » (Notes, II, 5 8, p. 46) —, trouve enfin, en l’un de ces moments où le rêve et l’état de veille se mêlent pour former « ce que l’on nomme hallucination », « la réponse définitive à la question si fréquemment posée : “Pourquoi faites-vous l’ascension des montagnes ?” » : « pour m’échapper de prison ».
27Ce qu’enseigne la montagne en sa structuration archétypale, c’est que « toujours nous devons nous efforcer vers la lumière », « car, c’est un principe, le développement ne connaît qu'une seule direction » (Notes, II, 156, p. 73). « La vie ne peut pas revenir sur ses pas, elle ne peut que continuer », « même si certains prophètes ont prêché un monde dans lequel l’esprit ne joue aucun rôle positif, et dans lequel, refusant toute progression, on s’efforce de retrouver la terre et d’y ramper à nouveau » (Notes, II, 103, p. 58). C’est ensuite, corrélativement, que la connaissance, créatrice d’étrangeté, n’advient que dans et par un changement de la « distance du regard », ainsi qu’il se produit constamment dans Bergfahrt, à mesure que les deux alpinistes franchissent les paliers de l’ascension.
Dans la montagne, je ne vois pas tous les jours que telle arête est solidaire de telle autre : il faut que je sois monté très haut, sur le sommet qui seul permet d’apercevoir cette solidarité. Là, on découvre la vague d’un massif unique, alors que de la plaine cette unité se scindait en deux hauteurs distinctes. (Notes, II, 227, p. 91)
28Ce qui vaut de la connaissance vaut de l’art et de la vie en général, puisque aussi bien, « l’art et la vie sont une seule et même chose » (Notes, V, 4, p. 154). Johann paye de la sienne cette leçon, « qu’on ne se préserve pas en se préservant » (Notes, II, 170, p. 77). Il s’agit au contraire de se hisser vers les décisions, « vers le oui ou le non en toute chose » : « monte vers les sommets, les arêtes, mais toi ! Afin qu’au moins il y en ait un qui monte. – Car c’est à toi de changer le monde, pas à autrui. »13 Mais ce qu’illustre en même temps Une ascension, conformément à la nature antithétique de la parabole, c’est la misère humaine, à savoir que la douleur « peut, d’un coup, prendre des proportions himalayennes ». « Voilà pourquoi, même avec un grand pouvoir de connaître, on souffre néanmoins beaucoup – et l’on meurt » (Notes, XI, 23, p. 433).
29Ainsi en va-t-il du créateur. « Dans la plus haute des prisons, celle du combattant suprême, le soleil brille rarement » (Notes, V, 27, p. 169). Hohl ne se souvient pas avoir jamais accompli, en haute montagne, le moindre pas dans la joie, constat qui peut illustrer la condition artiste :
De même, lorsque j’écris, le fait de m’asseoir (et de me rasseoir !) ou de saisir ma plume, bref, les actes pris dans leur détail m’ont toujours été pénibles. Mais dans bien des cas, la joie engendrée par l’ensemble pouvait surpasser la peine, la recouvrir, l’emporter tout comme, dans la montagne, pouvait être oublié le labeur de la marche. La seule chose qu’on puisse espérer, c’est que le détail de nos pas soit si bien contenu dans l’ensemble qu’il échappe à notre connaissance. (Notes, I, 26, p. 24)
30Le créateur ne s’augmente que de recommencer ; il n’atteint « la juste mesure de poids et de légèreté »14 qu’en vainquant la peur que lui inspire l’ignorance des moyens et des forces dont il disposera pour surmonter les obstacles. C’est ce que Hohl exprime à travers l’image du double qu’aperçoit l’alpiniste au cours de sa progression, image déclinée sous deux variantes : la vision de l’aiguille Doran, et la parabole du grimpeur à qui apparaît soudain sur l’arête une forme absolument improbable. À l’aiguille Doran, « cette merveilleuse montagne des Alpes occidentales », Hohl se dit redevable de nombreuses visions, dont l’une est rapportée dans Nuances et détails. Après avoir lutté dans la plus difficile cheminée de la grande paroi, et trouvé son salut sur une minuscule plateforme, un grimpeur distingue, très haut, bien au-dessus de lui, un autre combattant solitaire, dont les lèvres s’ornent d’un sourire. Or, le visionnaire sait que cet autre ne sourit qu’à la vue de l’endroit précis où il se tient, et non des difficultés qui s’accumulent autour et au-dessus de lui. D’où la leçon, formulée en des termes définitifs, veut-on croire : « En haut, plus haut, tout est facile. Toujours. »15 Mais l’écriture de Hohl s’enroule autour de son objet, la « montagne de l’art », en cercles toujours recommencés, et dans Notes la parabole s’étoffe. Sa signification matricielle demande qu’on la cite le plus complètement possible :
[...] Saisi d’une frayeur mortelle, il se détourna de l’arête et se mit à redescendre. Durant de longues minutes il s’enfonça toujours plus bas dans la montagne ; alors seulement, et progressivement, commencèrent à le quitter la panique et la stupeur. – Que s’était-il passé ? Derrière l’arête nue, une forme avait surgi [...], quand bien même, il le savait, nul ne pouvait se trouver là. Nul [...] n’y était parvenu, sinon lui-même, lui que ses chemins avaient conduit, enroulés autour de la montagne en cercles innombrables et perpétuels, surgis de mille lieux, [...] s’accumulant toujours plus haut, chemins infatigables et qui de tout temps serpentaient dans le rocher, avant de le porter enfin dans la proximité de cette ultime arête, à la limite extrême du monde et du ciel... Puis, le temps passant, il oublia l’événement – il ne l’oublia qu’à moitié. Mais les chemins infatigables n’étaient pas morts. Ils le poussèrent à nouveau, à moins que lui ne les poussât. Ils recommencèrent à croître, à se cabrer, à se multiplier, à se superposer dans la montagne, sans cesse, naissant de la trace du temps. Leur nombre croissait, leur nombre inscrivait dans la montagne une spirale toujours plus haute. – C’est ces chemins qu’il voulait. [...] L’événement du sommet, il l’avait oublié. – Enfin, par leur spirale ascendante, infatigable, ses chemins le reconduisirent à la même arête. [...] Mais là... une forme surgit. Et de nouveau, il prit la fuite. Il se rua vers le bas de la montagne, mais un peu moins vite que la première fois, et dans une terreur moindre. Lorsqu’il se fut éloigné quelque peu, il osa se retourner : là-haut, l’homme avait disparu. Maintes fois, il refit son trajet, jusqu’à ce qu’enfin, debout sur l’arête, il osât rester, et regarder. Alors, dans cette forme, il reconnut sa propre personne. Et néanmoins cette personne était un autre. L’homme s’augmentait d’un autre homme, qui agissait sans lui, qui pouvait diriger ses yeux ailleurs. Une force nouvelle était en lui ; nécessairement, il changerait le monde. Il n’était point seulement son miroir, son double. Il était son fils. (Notes, I, 27, p. 24)
31La comparaison avec la montagne a néanmoins ses limites, fait observer Hohl, qui parfois lui préfère celle de la nage, tout en considérant qu’« aucune comparaison n’est tout à fait satisfaisante » et que « seule la “vie”, c’est-à-dire le pendant de l’art, son extension, sa compagne, sa sœur, peut nous enseigner ». L’écrivain et l’alpiniste divergent, en effet, en ceci que le premier n’a pas droit à ce qu’on pourrait appeler le geste parasite. En montagne, « il est possible de vaincre les difficultés du chemin tout en continuant à faire certains gestes inutiles. En art, cela n’est pas possible » (Notes, II, 172, p. 78). Le geste inutile est le signe infaillible que « l’homme qui écrit une poésie ou peint un tableau continue [...] tranquillement à écrire ou à peindre comme si de rien n’était, alors qu’il est tombé depuis longtemps, qu’il a décroché de ses choses, des réalités [...] ». Mais parce que cette chute se produit sous le regard de l’esprit, le grand public ne s’en aperçoit pas ; d’autres voient bien que l’activité créatrice a cessé d’être pleine, mais ils se trompent en parlant d’interruption du miracle : comment qu’il ait progressé, l’artiste en son lieu n’avait fait que marcher – « comme est encore de la marche une progression sur une paroi abrupte et glacée : de la marche selon des lois naturelles, éminemment simples, absolument rigoureuses et absolument fiables, – n’avait fait que marcher, et cette marche a cessé ».16
32La comparaison avec la montagne permet, enfin, de comprendre en quel sens il faut entendre l’objectivité chez Hohl.
Dans la montagne. Le chemin d’autrui, nous le voyions dans la lumière la plus vive. Le nôtre, non.
33Ceux-là n’ont rien compris à l’art d’écrire qui réclament « de la matière, de nouvelles matières », qui pensent que l’artiste doive faire abstraction de sa propre personne.
L’exigence essentielle, pour lui, consiste seulement à produire en fonction de sa vie, de ses moyens, de ce qui vient à lui. Il n’est pas question, dans son art, de tenir les choses à bout de bras, de chercher au-delà de lui-même, d’échafauder. (Notes, V, 9, p. 156)
34Bien plutôt l’écrivain doit-il s’efforcer de circonscrire son lieu propre, s’il veut « atteindre le point d’incandescence, le lieu de la flamme » (Notes, VI, 17, p. 191). Par là, encore, l’alpiniste et l’écrivain divergent.
D’abord, l’ascension est la même. Après qu’ils ont parcouru environ le premier quart du chemin, la première différence intervient : tandis que l’alpiniste poursuit son chemin dans l’objectif de gravir entièrement la montagne extérieure, de traverser un espace de dimension toujours égale, pour l’artiste, une partie de l’espace se détache : une petite portion de la montagne lui échoit en partage, comme étant son domaine ; le sommet extérieur de la montagne n’en fait plus partie, mais bien, par contre, un sommet qui est aussi difficile à atteindre ; la dimension est réduite, la difficulté du chemin demeure. Cela se répète de nombreuses fois ; toujours l’alpiniste monte en direction du sommet, toujours plus lentement l’artiste s’en approche, pour finalement, rapporté au mouvement vers le sommet extérieur, ne plus avancer du tout. Il a isolé pour soi seul une gorge qu’il ne quittera plus ; il finit par entrer dans une pierre et ne se manifeste plus, à la fin de sa vie, que comme étincellement et scintillement de l’élément, tandis que l’alpiniste achève son ascension, une ascension qui maintient ses dimensions, s'étire sur des kilomètres. Mais dans cet étincellement et ce scintillement gisent de nombreuses, et futures ascensions. (NN, 388, p. 277)
Notes de bas de page
1 Ludwig Hohl, Notes ou de la réconciliation non prématurée (trad. É. Barilier), V, p. 9, Lausanne, L’Âge d’homme, 1989, p. 156 ; cité plus loin sous Notes, avec indication de la section, du numéro de la note et de la page.
2 Une ascension (trad. L. de Goustine), Paris, Gallimard, 1980, 115 pages.
3 Von den hereinbrechenden Rändern. Nachnotizen, 151, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 101 ; cité plus loin sous NN, avec indication du numéro de la note et de la page.
4 Journal d’adolescent (trad. A. Moeri), Carouge-Genève, Zoé/L’Aube, 1992, p. 149 ; cité plus loin sous JA, avec indication de la page.
5 Ibid., p. 108.
6 Ludwig Hohl est né en 1904 à Netstal, dans le canton de Glaris, en Suisse. Fils d’un pasteur et d’une descendante de fabricants de papier, le jeune Ludwig découvre Nietzsche et manifeste tôt une indépendance d’esprit et un mépris de l’institution qui lui valent d’être renvoyé du lycée de Frauenfeld. Ludwig trouve dans l’alpinisme un « exutoire à son énergie » (JA, p. 137), et dans les « succès en montagne » une « satisfaction pour la vie » (JA, p. 139). À vingt ans, repoussant par l’exil « les limites de [sa] vie étriquée » (JA, p. 189), il s’en va vivre à Paris, où il poursuit sa formation intellectuelle autodidacte et acquiert une solide connaissance de la littérature française. Vers 1930, Vienne le retient brièvement, puis, de 1931 à 1937, il parcourt les Pays-Bas. C’est à La Haye qu’il rédige son opus magnum, les Notizen, dans un dénuement n’ayant d’égale qu’une profonde solitude : « J’ai besoin d’amis sur la terre, non dans le ciel. Au ciel, j’en ai bien assez » (Notes, VII, 167, p. 280). Revenu en Suisse en 1937, il s’installe à Genève, d’abord sous un toit, puis dans une cave. Il intente un procès à son éditeur suisse pour l’obliger à publier, en 1950, les Nachnotizen qui font suite à Notes : De l’irruption des marges. Hohl y poursuit son effort pour cerner au plus près les notions abordées dans le premier volume, lequel rassemble sous douze têtes de chapitre (« Le travail », « L’accessible et l’inaccessible », « Parler, bavarder, se taire », « Le lecteur », « Art », « Écrire », « Varia », « Pharmaciens », « Littérature », « Rêve et rêves », « De la mort », « Image ») des ébauches de récits, observations, réflexions philosophiques, morales et esthétiques, récits de rêves, paraboles, portraits et polémiques. Dans l’œuvre de Hohl, la part de la fiction est circonscrite à Une ascension et aux nouvelles Chemin de nuit, traduites par Philippe Jaccottet. À partir de 1981, la plus grande partie de l’œuvre reparaît chez Suhrkamp, tandis que les éditions de l’Aire, L’Âge d’homme et Gallimard en complètent la publication en français (une traduction de Dass Jast alles anders ist avait paru aux éditions Rencontre en 1971). Pour Une ascension, Hohl obtint en 1976 le prix de la Schweizer Schiller-Stiftung, puis, en 1978, le Robert-Walser-Centenarpreis. Hohl est mort en 1980 à Genève.
7 D’un compagnon, il est dit, dans une lettre conservée par l’ami de ses années d’école : « Puisqu’il aime les montagnes, il se joindra à moi quelque part ; seulement je ne connais pas encore ses capacités. Il a de l’endurance, de la bonne volonté, de la force ; cela pourrait bien aller ; car ego dux ! », Kurt Müller, « L’Alpiniste » (trad. Ruth Silbermann), dans La Revue des Belles-Lettres, 3, 1969, p. 80.
8 Ludwig Hohl, Nuancen und Details, II, 47, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1990, p. 89.
9 Eu égard à ce souci fanatique de la précision, on ne peut malheureusement que souscrire à la sévère appréciation que porte Frédéric Wandelère sur la traduction due à Luc de Goustine : « Elle a le mérite d’être lisible, dégagée, mais passé cela elle est d’une infidélité et d’une médiocrité surprenantes. [...] Presque tous mes pointages ont révélé des inexactitudes qui dénaturaient l’esprit ou le sens du texte, des vulgarités de style que rien dans l’original ne peut justifier. Des fragments parus dans La Revue des Belles-lettres en 1969 aux volumes traduits par Weideli et Jaccottet, jamais on n’avait vu un traducteur se permettre de telles négligences. » (Frédéric Wandelère, « Une ascension de Ludwig Hohl », La Liberté., Fribourg, 6, 7, 8 décembre 1980)
10 Ludwig Hohl, Chemin de nuit (trad. P. Jaccottet), Lausanne, L’Âge d’homme, 1994, p. 27-28.
11 Nuancen und Details, II, 18, op. cit., p. 63.
12 Ibid., II, 47, p. 87-90.
13 Ibid., II, 43, p. 81-82.
14 Ibid., I, 29, p. 30.
15 Ibid, I, 42, p. 42-43.
16 Ibid., II, 49, p. 93-94.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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