Écriture de la montagne, montagne des Écritures, chez Fukazawa Shichiro et Virgílio Ferreira
p. 169-183
Texte intégral
1Dans La Colline inspirée, Maurice Barrès note dès les premières pages qu’« il est des lieux où souffle l’esprit » et compte parmi eux de très nombreuses éminences comme la Sainte Victoire, le mont Auxois, le mont Saint-Michel, ou encore la colline de Domrémy et celle-là même de Sion à laquelle l’écrivain consacre un ouvrage.1 Il pose alors cette question essentielle : « d’où vient la puissance de ces lieux ?2 » Ils ne la doivent, répond-il, ni à l’Histoire, ni à la beauté exceptionnelle d’un site, mais bien à « une vertu [...] plus mystérieuse » qui commande à tous silence et recueillement ; même s’il n’oublie pas les liturgies sacrilèges possibles en de pareils endroits, à l’exemple du Faust de Goethe sur la montagne du Harz.
2Notre propos n’est pas autre ici que de montrer, à travers quelques exemples, en quoi toute montagne « mentale », c’est-à-dire toute éminence éveillant collectivement ou singulièrement une émotion particulière, relève à l’évidence de ce mystère divin dont Moïse s’est senti si proche sur le mont Sinaï ; mais il ne s’agit pas ici de quelque mont Thabor, ni d’Olympe, de Fuji-Yama, non plus que de Qaf islamique ou de Potala tibétain ; mais bien de montagnes humbles et, pourquoi pas, fictives, qui n’en sont pas moins des lieux théophaniques où l’on peut, en quelque sorte, consulter les Ecritures, c’est-à-dire, à tout le moins, vivre, dans la hauteur, une sorte de révélation sur le mystère de l’Être et l’impossibilité de le dire.3 Dans le même temps, ces éminences sur lesquelles plane l’idée d’un silence absolu, d’un face à face avec l’au-delà, peuvent être précisément l’objet d’une écriture spécifique. L’écriture de la montagne ne se borne pas, en effet, à la seule représentation de cette dernière (dont on va précisément voir, d’ailleurs, qu’elle peut être très sommaire) ; elle se déploie aussi en une série de traits et d’effets qui inscrivent la montagne dans les préoccupations d’une écriture tout entière tournée vers une nostalgie de l’« archaïque ».4
3Deux œuvres retiendront plus spécialement ici notre attention : Narayama-Bushikō (Étude à propos des chansons de Narayama), du japonais Fukazawa Shichirō et Para sempre (Pour toujours), du portugais Virgílio Ferreira.5 À des degrés divers, en effet, la montagne, d’un point de vue symbolique comme d’un point de vue narratif, joue un rôle déterminant dans ces deux romans, quelles que soient les différences culturelles et les préoccupations initiales de leur auteur, dont la formation personnelle diverge radicalement.6
4De même que Jolies opposait dans ses Formes simples le conte populaire et le conte savant, on pourrait estimer que le roman de Fukazawa relève du roman « populaire », dans la mesure où il s’inspire fortement d’une légende de son pays7, alors que le roman de Ferreira ressortirait davantage au roman « savant ». Cette distinction n’est toutefois guère opératoire ; elle ne vise qu’à souligner la différence du fond d’inspiration (encore que Ferreira puise précisément dans une réalité paysanne dont il ne se départira jamais), ainsi que la façon, peut-être, de concevoir la construction littéraire : Narayama-Bushikō est libre de toute influence occidentale ; il s’agit, à notre connaissance, d’un roman parfaitement japonais.8 On aurait tendance à en conclure, sans doute trop hâtivement, que cette œuvre ne ferait pas ce qu’elle dit, c’est-à-dire ne tenterait pas d’accorder aussi étroitement que possible représentation et écriture, alors que le roman portugais inverserait peut-être les priorités, et aurait tendance à faire au moins autant qu’il dit, en investissant dans les procédés d’écriture autant que dans les efforts de représentation. En réalité des oppositions aussi simples sont évidemment réductrices, et le binôme faire/ dire, comme on le verra, fonctionne sans doute selon des critères de nature différente dans chacune des œuvres concernées, pour aboutir cependant à des résultats sensiblement identiques.
5On le voit, à défaut d’être aisée, notre démarche demande à être aussi claire que possible. Elle ne consiste pas à évaluer les chances d’un roman « de la montagne », mais les conditions précises dans lesquelles la montagne imprime à une narration une série de contraintes, même et surtout si ces contraintes sont librement choisies par l’écrivain, qui en manie quelques-unes consciemment, alors que d’autres le mènent selon une bienheureuse passivité (il s’agit alors de contraintes archétypales).
Dire la Montagne
6Notre tâche doit sans doute consister d’abord à analyser de quel décentrement ou recentrement relèvent les romans en question quant à l’inscription de la montagne dans la narration. Or la montagne n’est jamais, disons-le tout de suite, directement première. J’entends par là que les montagnes du Shinshū, non plus que celles de la Serra da Estrela, ne font l’objet d’une représentation particularisante : « Aux montagnes succèdent les montagnes. Où qu’on aille ce ne sont rien que montagnes », ainsi commence le récit de Fukazawa, et celui de Ferreira termine son premier chapitre sur « la montagne, une grande pierre sous le soleil ». En fait, aucune montagne, pas même celle de Narayama où habite le dieu, ne feront l’objet d’une description visant la montagne en tant qu’éminence à nulle autre pareille. Ni l’une ni l’autre ne prétendront d’ailleurs représenter une montagne réelle. Dans les deux romans, bien au contraire, il apparaît tout de suite que la montagne n’existe pas pour elle-même mais par ce qu’elle signifie.9 Chez Fukazawa, la montagne est d’abord un nom commun renvoyant à une détermination spatiale : on se rend à « la montagne de derrière », ou au village « d’en face », c’est-à-dire de l’autre côté de la montagne. Seule l’expression « aller à la montagne » recouvre deux réalités bien différentes : l’une, prosaïque, signifie aller chercher dans la montagne ce que celle-ci peut fournir pour la vie quotidienne, notamment le bois, l’autre signifie « aller à Narayama »10, c’est-à-dire accomplir le pèlerinage que les vieillards de soixante-dix ans réalisent sur le dos de leur fils, selon un rituel précis11, dont l’aboutissement ultime est la mort. Grossièrement résumé, Narayama Bushikō est ainsi l’histoire de la vieille O Rin qui prépare soigneusement son premier et dernier voyage, celui à la montagne (nom que l’on écrirait alors volontiers avec une majuscule). Chez Ferreira, la montagne n’est pas habitée par un dieu, du moins ne fait-elle pas l’objet d’un pèlerinage ; le texte n’évoque pas même la possibilité d’une ascension autrement que par le regard. À vrai dire, la montagne dans le récit portugais pourrait même passer au premier abord pour un élément du paysage, certes régulièrement nommé, mais non déterminant dans l’économie du récit. La pauvreté des images qui s’appliquent à la montagne est également frappante : « immense, majestueuse, placide », « elle brûle au soleil, toute de combustion minérale. »12 Le texte de Fukazawa est pis encore de ce point de vue : la montagne n’est pas sujette à la moindre description alors que le mot même revient des dizaines de fois, tout comme dans le texte de Ferreira. O Rin, attachée sur sa planche, ne verra jamais Narayama, et le fils, lèvera sur elle deux fois seulement la tête : « Narayama, devant ses yeux, avait l’air d’être assise ».13
7Il y aurait cependant quelque artifice à vouloir couler nos deux auteurs dans le même moule intentionnel : la règle réaliste la plus élémentaire veut que les paysans du Shinshū, particulièrement frustes, ne se perdent pas dans des réflexions philosophiques ou esthétiques sur un environnement qui n’est pas pour eux un paysage14 mais leur lieu de vie le plus quotidien, qu’ils finissent par ne plus regarder.15 Le narrateur de Para sempre, quant à lui, conservateur de bibliothèque, revenu dans la maison de son enfance, et revivant cette dernière au fur et à mesure qu’il ouvre chaque pièce, tente d’oublier la mort de tous les siens, définitivement seul, face à une montagne qu’il ne cesse d’observer et à sa propre mort. Pourtant, pas plus que Fukazawa, Ferreira ne mettra dans la bouche du narrateur (omniscient ou pas, ici peu importe) quelques notations spécifiques sur ces montagnes finalement réduites, ou presque, à leur seule nomination.
8Ainsi, et paradoxalement, si l’on en croit ces deux textes, c’est bien parce qu’ils disent la Montagne qu’ils ne tentent pas de la représenter. La Montagne entre ici en combinaison étroite, on va le voir, avec des éléments fondamentalement structurants de la narration, de telle sorte qu’elle constitue le point de départ et le point d’arrivée d’une double évolution spiralaire (et non circulaire) : celle d’un être face à la mort, celle d’un texte qui se clôt d’une boucle provisoire.
La mort sur la montagne
9Avec Fukazawa, on est déjà dans la montagne, on vit d’elle, en elle, comme frappé d’un destin. Narayama (« La Montagne aux chênes ») constitue le but ultime de chaque villageois, de gré ou de force : dans ce village d’une extrême pauvreté, on considère comme honteux pour un vieillard de connaître son arrière-petit-fils, il doit impérativement disparaître avant la naissance de celui-ci. Certains, comme O Rin, acceptent pleinement cette règle et prévoient très longtemps à l’avance le bon déroulement de leur face à face avec le dieu et la mort.16 D’autres doivent être emmenés ligotés sur leur planche et sont parfois jetés au fond d’un ravin avant d’être parvenus aussi près que possible du sommet. Or ce pèlerinage n’est pas une fin en soi, il est la résultante de toute une vie qui le transformera en réussite ou en échec. Le roman est ainsi entièrement orienté vers ce don de soi au dieu de la montagne à travers l’ensemble des actes positifs qu’O Rin ne cesse d’accomplir, et qui convergeront bienheureusement au moment de sa mort.17 Préoccupée par le sort de son fils devenu veuf, elle estimera que l’une des conditions essentielles de son voyage est remplie lorsqu’une bru se présente enfin. Reste ses dents, beaucoup trop éclatantes, insulte à la vieillesse, qu’il lui faudra casser sur la pierre d’un mortier, afin de montrer à tout le village qu’elle est prête pour le dernier voyage. Le lecteur ne pourra jamais oublier les vingt-cinq dernières pages (d’un récit qui en compte cent-trente) consacrées à l’ascension d’O Rin portée par son fils ; O Rin tout entière dans cet acte, activement passive, pourrait-on dire, qui décide d’un geste de l’endroit où elle doit être déposée, après que Tappei aura franchi des champs d’ossements, croisé des cadavres récents dévorés par les corbeaux, étrangère déjà au chagrin du fils, lequel, finalement, transgressera l’interdit, rebroussera chemin pour annoncer à O Rin ce qu’elle sait déjà, qu’il neige maintenant et que sa « chance est bonne ».18 Qui pourrait oublier le spectacle vu par le fils de cette bonne et vieille mère abandonnée sous la neige au sommet de Narayama, et priant le Bouddha, assise sur sa natte neuve ? « A Narayama, quoiqu’il y ait un chemin, il n’y a pas de chemin. On monte au milieu des chênes, plus haut, toujours plus haut, et, là, le dieu vous attend. » (p. 115)
10Tout un environnement symbolique redit ce passage de la faim physique à la faim spirituelle, de la relation sociale la plus étroite à l’extrême solitude assumée, celle qui précède la mort « positive » : O Rin passera dans la légende de son village grâce à la neige qui tombe sur elle comme un signe du dieu, comme cela était arrivé à une autre vieillarde, un grand nombre de générations auparavant, plongeant ainsi dans un temps régressif qui l’ancre pour toujours dans le passé des villageois. Être « chansonnée », comme celle qui l’a précédée il y a si longtemps, se révèle être pour elle la véritable « chance », celle de perdurer dans le souvenir, de s’enraciner définitivement dans la conscience collective. Cette neige, qui favorise l’endormissement indolore de ceux qui s’abandonnent à elle, chasse aussi les corbeaux, les renvoie à ceux dont la chance est moins bonne, ou aux vieillards refusant le pèlerinage (les oiseaux funèbres s’élevant alors « comme une fumée noire » pour recevoir le corps inanimé de celui qui a été jeté dans le précipice).19 La mort « blanche », positive, celle du silence pur de l’absolue perfection, est bien destinée à O Rin. Ce n’est donc pas un hasard si, dès le début du texte, est précisé que la maison d’O Rin est surnommée La Souche, à cause de celle d’un grand orme qui semble avoir toujours existé devant l’habitation, et sur laquelle s’asseoient les visiteurs.20 De lieu en lieu en effet, les grands arbres accompagnent « l’enracinement » d’O Rin : en dehors de la souche, sur laquelle le texte revient plusieurs fois, c’est, au bout du chemin, les chênes de Narayama, dont le nom même ou l’équivalent, revient plus de quatre-vingt fois tout au long du roman ; c’est aussi l'Hiiragi (olivier à feuilles de houx) sous lequel on ne passe que pour se rendre à Narayama qui s’affirme comme plus féminine encore, par sa forêt de chênes, plus synthétique encore, au sens durandien tout autant que d’un point de vue psychanalytique, par la présence de cet arbre.21 Un cycle s’est donc accompli, aussi cruel que poétique, un autre commence déjà avec Tappei rentrant de la montagne, qui n’y retournera que pour y mourir.
11Chez Ferreira, par d’autres moyens, on va retrouver mutatis mutandis la même structuration symbolique. Il suffit pour cela de relier à l'incipit du roman et à leur contexte les occurrences de la montagne des toutes premières pages, celles du premier chapitre :
Pour toujours. Je suis là. C’est une après-midi d’été, il fait chaud. Une après-midi d’août. Je la contemple alentour, dans la chaleur suffocante, dans l’ultime possession de mon destin.
C’est une après-midi chaude, un regard posé sur la forêt au loin, sur la ligne ondulée des cimes.
Je suis assis sur le perron, l’après-midi finissante au sommet des montagnes.
C’est une après-midi chaude. Ciel de plomb, carbonisé. Au loin, la montagne, une grande pierre sous le soleil. Une voix chante je ne sais où. Elle s’élève sur le silence de la terre.22
12Comme dans tous les grands romans, le temps et l’espace seront les principaux leviers sur lesquels l’auteur fera s’appuyer son personnage qui, dès les premiers mots (qui seront aussi les derniers), interroge l’éternité, celle tout entière contenue dans cette après-midi d’août dont l’écoulement coïncidera avec l’évocation de toutes les morts que Paulo a vécues avant d’affronter maintenant la sienne, plus particulièrement celle d’une femme qu’il a terriblement aimée. Curieusement, dans un contexte culturel radicalement différent, le héros se livre bel et bien au travail qu’O Rin avait déjà accompli dans Narayama Bushiko : celui de la préparation au pèlerinage à la montagne. Le regard stupéfait que Paulo va porter autour de lui, dans un silence hypnotique accablé de chaleur, se tournera très vite sur la forêt et la montagne, en une sorte de mouvement régressif, puisqu’il se voit, tout jeune, au moment de la mort de tante Luisa, « assis sur le perron (regardant) l’après-midi finissante au sommet des montagnes », et, plus jeune encore, pour la mort de sa mère, assis sur un coffre, en habit de deuil, avec « Par la fenêtre ouverte, l’horizon lointain, la ligne ondulante de la montagne d’un violet presque éteint. »23
13L’après-midi et la montagne constitueront deux des trois éléments invariants avec lesquels vont se tisser les souvenirs, le troisième étant ce chant venu contredire le silence mortel, chant se faisant cri qui « vient de la montagne [...], [qui] vient des origines du monde » :
Je l’entends dans ma joie morte, dans le va-et-vient de ma mémoire ancienne, je l’écoute. Et c’est comme si elle était plus forte que la fatigue et la ruine, par-delà l’amertume, c’est la voix de la terre, de la divinité de l’homme.24
14Lorsque Paulo, petit à petit, visitera les pièces de la maison, lorsqu’il en ouvrira les fenêtres, il recevra chaque fois comme une « pamoison sidérale » le spectacle de la montagne à l’horizon. Il ne peut d’ailleurs imaginer sa propre mort, son propre enterrement, sans la présence de « la montagne, dans son éternité placide ». Elle n’est ni la vie ni la mort, mais la pure affirmation de l'étant :
Je regarde la montagne, je ne me fatigue pas de la regarder. Elle a la puissance nulle d’être et rien d’autre. Extatique, majestueuse, la couleur sombre de l’âge du cosmos. Image froide des combustions de l’univers et là instantané tout le ridicule du parcours humain. Silence congloméré dans l’après-midi de feu. Je le regarde dans l’immobilité de toute chose, dans la montagne qui se découpe sur le ciel roussi.25
15Plus tard encore, lorsqu’il évoque l’un des rares moments heureux de sa vie, quand il apprend que sa femme est enceinte, la montagne éclairée du soleil tient d’un « miracle, fantastique à en hurler », de même que la disparition de sa fille, puis la maladie mortelle de sa femme accompagnent successivement le coucher de soleil sur la montagne, puis la fin du jour. Paulo a fait le tour de sa vie, le tour de sa maison, il interpelle alors, plein de colère dans sa déréliction, « l’Esprit de la montagne », regarde une dernière fois la lumière accrochée sur les cimes : « Je m’y perds quelques instants, dans une étroite fusion avec le vaste espace qui s’ouvre en moi. » Le voici de la sorte finalement prêt à la solitude puis à la mort, « dans la grande maison déserte. Pour toujours ». Ici aussi se ferme un cycle, ici aussi s’est en définitive accompli un pèlerinage dans la montagne suivi d’une résignation. Paulo meurt au monde, avant de disparaître définitivement ; il s’est quitté, par son ressouvenir, comme Tappei a abandonné O Rin.
De l’écriture aux Écritures
16Sans doute est-ce d’abord cette métamorphose spiralaire qui s’écrit dans les deux romans considérés. En quelques semaines ou en quelques heures, la vie d’un être a trouvé son accomplissement, alors qu’un autre cycle se met en place tout aussitôt : le texte doit donc se clore provisoirement, après avoir marqué les différentes étapes d’une métamorphose. La symétrie du début et de la fin ne s’apparente donc en rien à un enfermement circulaire : la maison d’O Rin, évoquée dès l’incipit, et que l’on retrouve dans les dernières phrases, tout comme la maison de Paulo, ne sont manifestement reprises que pour mieux souligner l’éternel recommencement de toute chose humaine face à l’intemporalité, que le langage humain ne peut véritablement signifier, englué lui-même dans la temporalité d’un dire nécessairement linéaire. Sans doute est-ce la raison pour laquelle ces deux textes mettent en travail avec autant d’insistance des procédés de répétition créant des boucles régressives, et y mettent parallèlement en avant ce qui n’appartient pas à l’écriture, mais a fait de tout temps partie des moyens d’expression de l’homme : la musique et le chant. Chez Fukazawa, c’est dès la troisième page que l’on trouve la première des seize chansons dont la dernière fermera le texte avant que celui-ci ne nous offre les deux partitions de La Chanson de Narayama et du Ballottement du sourd.26 Or ces chansons ne jouent pas le rôle de simple caution vériste visant à montrer les croyances, ou les us et coutumes d’une communauté, comme pourraient le laisser croire les explications que donne souvent le narrateur (extradiégétique), pour des textes rendus obscurs par leur brièveté ou par des références culturelles incompréhensibles directement. En fait, non seulement la plupart de ces chansons sont exécutées et reçues dans la communauté comme le seul véritable mode d’expression27, mais elles jouent également plusieurs rôles textuels et symboliques indéniables : déclencheurs ou embrayeurs narratifs, elles peuvent se répéter en se chargeant de sens et surdéterminer la clôture provisoire d’un cycle : c’est le cas de la chanson d’O Tori-san (p. 32) qui sera appliquée à O Rin (p. 137), celui de la chanson du Ballottement du sourd chantée par la jeune Matsu-yan voulant faire taire un bébé (p. 76), reprise par le fils de la Maison au sou pour couvrir les gémissements de son père qui ne veut pas mourir (p. 117). Le chant s’affirme ainsi comme excédant doublement les limites de l’écrit : point n’est besoin d’en retranscrire toutes les paroles, puisqu’il est déjà significatif par sa seule mélodie, de même qu’il projette en même temps, par sa seule réalisation, dans le passé le plus lointain comme le futur le plus proche. Le même phénomène, on l’a remarqué, se produit chez Ferreira, avec cette voix de femme dans le lointain, « témoin de la mémoire », « voix anonyme d’autrefois, de toujours. De jamais », « voix grave de la Terre [...] de l’obscurité et des racines »28 qui revient, lancinante, et dont il souhaiterait qu’elle se manifeste sans cesse, trait d’union entre le passé individuel et le passé collectif, le diurne et le nocturne, la maison et la montagne, l’homme et le reste de la création. Ce chant et l’invocation de ce chant ne cesseront d’ailleurs qu’avant le face à face avec Dieu, la nuit tombée, le récit parvenu à son dernier chapitre.
17Mais le phénomène de répétition, assurant l’unité structurelle profonde du texte, touche à bien d’autres éléments encore. Sans entrer dans une analyse déjà effectuée pour ce qui Ferreira, d’un style essayant de tendre vers la stase temporelle29 contentons-nous ici de remarquer la double valeur symbolique et structurelle des nombres utilisés, dont l’incessant retour permet au texte de dire ce qu’il ne dit pas, de se développer sur un socle solide. Dans Narayama-Bushikō, les nombres rituels reviennent incessamment, qu’il s’agisse de nombres calendaires concernant la fête du Bon (du treizième au seizième jour du septième mois du calendrier lunaire) ou celle de Narayama qui la précède de justesse, ou du temps de veuvage (49 jours), ou encore, concernant l’espace, du nombre de montagnes à gravir avant Narayama (quatre) ou du nombre de vallées à franchir (sept). Deux nombres, surtout, se répètent, touchant à tous les éléments de la narration comme du récit : trois et quatre. Sans entrer dans une liste fastidieuse, ni dans une autre problématique30, il est frappant de constater le permanent passage du trois au quatre pour atteindre le cinq, c’est-à-dire Narayama, la cinquième montagne habitée du dieu. Si l’on observe la structuration de la narration, on peut considérer en effet qu’elle se subdivise en trois parties : l’introduction générale à la vie d’O Rin dans le village, la préparation d’O Rin au pèlerinage (entrecoupée de divers événements mineurs), puis le pèlerinage proprement dit. Cela est recoupé par le fait que trois événements majeurs concernent la famille d’O Rin : l’arrivée de la nouvelle femme du fils d’O Rin, puis l’arrivée de la femme de son petit-fils, enfin la disparition de la grand-mère. Rien d’étonnant à cela si l’on tient compte, comme le fait Bernard Frank, du point de vue bouddhique qui semble avoir influencé le roman ?31, point de vue selon lequel trois est un chiffre parfait. On a en effet noté que trois règles régissent le pèlerinage, et que trois étangs et trois degrés de pierres doivent être franchis avant d’atteindre Narayama. On a vu également que trois générations seulement doivent voir le jour avant le départ pour Narayama. Si l’on se tourne vers le récit, on s’aperçoit que O Rin se fera déposer près du troisième rocher aperçu, et que Tappei répétera par trois fois à sa mère qu’il neige et que sa chance est bonne. La structuration même du récit est intéressante à cet égard : pour passer de l’unité harmonieuse du ternaire à la « perfection intégrée » du quinquénaire32, il faut passer par le quatre maléfique, celui de la mort physique. Ainsi, la quatrième chose que doit régler O’Rin avant son départ concerne bien la destruction corporelle (elle se casse les dents), de même que la natte sur laquelle elle reposera est prête depuis bientôt quatre ans. Elle longera, enfin, sur le dos de Tappei, une vallée « profonde comme le fond de l’enfer » entourée de quatre montagnes. Quant à Pour toujours, il s’agit d’un récit clairement subdivisé en trente-sept chapitres. Cette structuration ne signifierait rien en soi, si elle ne renvoyait tout aussi clairement aux trente-sept employés qui font leurs adieux à Paolo lorsque celui-ci part à la retraite, significativement évoqués au treizième chapitre : l’unité dite par le nombre trente-sept, redite par l’exact retour des mêmes mots en début et en fin de texte, répétée par l’épigraphe (« La vie entière pour dire un mot ! heureux ceux qui parviennent à dire un mot ! ») ne peut être que celle que dispensera la mort, comme le souligne le treizième chapitre renvoyant à la totalité du roman.33
18Ce sur quoi nous voudrions insister pour conclure, en dehors de cette convergence de visée entre l’immanence d’un texte et sa transcendance, entre l’affect et l’intellect, la narration et le récit, est bien le rôle de catalyseur symbolique que joue ici la Montagne, toujours potentiellement sacrée et finalement diaïrétique, selon l’intuition développée par Gilbert Durand34, pour laquelle le schème ascensionnel renvoie à la posture verticale. C’est exactement ce que souligne Ferreira de façon contradictoire : « voir » la montagne est bien ce qui nous sépare de l’animal et nous rapproche du créateur, mais avec quels mots pour le dire ? « si nous allions escalader la montagne ? Car elle existait, elle devait exister pour exprimer la sublimation de l’homme. [...]. Pour désigner le triomphe sur l’animal. »35 Or c’est pourtant bien l’animal qui triomphe, ou du moins la vérité hors langage, puisque Paulo, entrant pour la première fois depuis son enfance dans la maison de ses ancêtres, y pressent très exactement ce que la montagne lui donnera enfin : une « vérité simple et pure et définitive comme le regard d’un animal »36, comme le regard d’O Rin, peut-être, face au dieu de Narayama.1
Notes de bas de page
1 Il s’agit de la colline de Sion-Vaudémont en Lorraine, et non de la colline de Jérusalem à laquelle elle doit sans doute son nom.
2 M. Barrès, La Colline inspirée, Paris, Émile Paul, 1913, Paris-Genève, Slatkine, 1996, p. 25.
3 C’est ce que notait, récemment encore, Y. Bonnefoy : « Il y a des moments où notre pensée de nous-même comme énigme, comme non-être, cesse d’un coup. Nous regardons une montagne, disons, nous regardons ses gouffres, ses cimes dans la lumière. Et dans cette simultanéité d’impressions également vives le langage, qui pourtant demeure en nous, disponible, en est comme transgressé, nous avons avant toute autre pensée l’impression de la réalité qu’il aurait défaite et que voici à nouveau intacte, à nouveau une. » (« Fonction de la poésie dans la société contemporaine », Francofonia, no 27, Florence, Éditions Olschki, automne 1994, p. 8
4 La présente étude s’inscrit en effet dans un ensemble sur L'Écriture archaïque. Voir Mythe et Écriture : la nostalgie de l'archaïque, Paris, PUF (Écriture), 1999.
5 Fukazawa Shichirō, Narayama-bushikō, 1956, Étude à propos des chansons de Narayama, Paris, Gallimard, 1959, trad. B. Frank, rééd. Gallimard (Folio), 1989 ; Virgílio Ferreira, Para sempre, Lisbonne, 1983, 8e édition, Bertrand éd., 1991, Pour toujours, Paris, 10/ 18 – La Différence, 1993, trad. A. Viennot, M.-J. Leriche. Les notes qui suivent renverront, pour Fukazawa, à l’édition Gallimard, pour Ferreira aux éditions portugaise et française citées.
6 On sait que Fukazawa ne poussa pas ses études au-delà de seize ans, qu’il se forma ensuite en guitare classique et travailla, en tant que musicien, pour le grand music-hall de Tokyo. Il devint célèbre d’un seul coup, à l’âge de quarante-deux ans, pour Narajama-bushikō. Tout autre est le destin de Ferreira, formé en lettres classiques, professeur du secondaire à Lisbonne, considéré depuis quarante ans comme l’un des meilleurs écrivains de son pays. Ce qui rapproche toutefois les deux auteurs, c’est sans doute la nature montagneuse du lieu de leur naissance ainsi que la date de celle-ci (1914 pour le premier, 1916 pour le second)
7 B. Frank souligne que la légende d’Obasute-yama est aussi connue au Japon que Le Petit Poucet en France (Étude..., op. cit., p. 11).
8 C’est du moins ainsi qu’un regard occidental peut le juger : rien n’y paraît extérieur à la culture japonaise pour de simples raisons historiques, Fukazawa n’a pas pu écrire sous l’influence (même discrète) du Nouveau Roman français, ce qui est le cas de Ferreira.
9 On mesure au passage qu’il y a là peut-être tout ce qui sépare un roman « de la montagne » comme ceux qu’a répertoriés J.-P. Bozonnet (Des monts et des mythes, l'imaginaire social de la montagne, Grenoble, PUG, 1992), et un roman que la Montagne oriente et structure par son imaginaire archétypal.
10 Fukazawa, op. cit., p. 32.
11 Les trois règles principales sont : partir sans être vu de quiconque, ne pas parler pendant l’ascension, ne pas se retourner pour celui qui redescendra (en l’occurrence, le petit-fils ayant porté sur le dos sa grand-mère attachée à une planche).
12 V. Ferreira, op. cit., p. 37.
13 Fukazawa, op. cit., p. 124. V. Ferreira applique exactement le même adjectif à la montagne (op. cit., p. 95).
14 Pour l’esthétisation de la montagne en Asie orientale, voir A. Berque, Les Raisons du paysage, Paris, Hazan, 1995, p. 84 et suiv.
15 Ce qui ne signifie nullement que le roman de Fukazawa soit un roman réaliste, si l’on entend par là qu’il rend compte aussi fidèlement que possible de la rééalité. Les effets réalistes du roman sont cependant indéniables, même s’ils renvoient, et c’est bien l’objet partiel de notre étude, à une réalité archaïque, à des coutumes qui ont sans doute vraiment existé il y a fort longtemps.
16 « [...] pour O Rin, il y avait toujours cet objectif : aller au pèlerinage de Narayama. Il n’y avait dans son cœur que les choses dessinées pour ce jour-là. » (p. 83)
17 Conformément à la croyance bouddhiste, selon laquelle nos actes nous accompagnent tout au long de notre vie et nous font ce que nous sommes.
18 Pour que « la chance soit bonne », il faut qu’il neige au moment où l’on arrive à Narayama, et non durant l’ascension (voir Fukazawa, op. cit., p. 32-34)...
19 C’est le cas de Mata-yan, qui constitue avec O Rin un couple d’opposés, comme dans les contes. On retrouve les mêmes oppositions entre Tama-yan, qui semble devoir reprendre le rôle d’O Rin, et Matsu-yan, la femme du petit-fils, méchante, goulue et paresseuse.
20 Incipit, p. 19. Il s’agit d’un keyaki : « on le tenait pour un grand trésor ». Tama-yan, la bonne bru, qui voit dans la nuit partir O Rin sur le dos de Tappei, « une main sur la souche, scrutant l’obscurité [...] les accompagna du regard » (p. 122). C’est aussi assise sur la souche que Tama-Yan avait été découverte par O Rin, lorsqu’elle s’était présentée pour épouser son fils, c’est encore assis sur la même souche que Tappei apprendra la nouvelle, etc.
21 « Le chêne, autant et plus que toute autre espèce d’arbre, a vocation de représenter l’image maternelle, d’une part, et de réaliser, d’autre part, une liaison vivante entre le besoin d’accomplissement terrestre et les aspirations spirituelles », G. Romey, Dictionnaire de la symbolique. Le Vocabulaire fondamental des rêves, Paris, Albin Michel, t. I, 1995, p. 242.
22 Respectivement, p. 9, 12, 13, 14. (« Para sempre. Aqui estou. E uma tarde de Verão, está quente. Tarde de Agosto. Olbo-a em volta, na sufocaçâo do calor, na posse final do meu destino » ; « Está uma tarde quente, um olhar suspenso na serra ao longe, na linha ondeada do seu cume » ; « Estou sentado no balcão, a tarde finda ao alto dos montes » ; « Céu de zinco, carbonizado. Ao longe, a montanha, uma grande pedra ao sol. Uma voz canta não sei onde. Ergue-se sobre 0 silêncio da terra » ; Para sempre, op. cit., p. 9, 11, 12, 13.)
23 Page 19 (« Pela a janela aberta, o horizonte longínquo, a linha ondulante da montanha quase apagada num tom violeta », p. 18).
24 Page 17 (« Ouço-a na minha alegria morta, na revoada da memória longínqua, escuta-a. E é como se mais forte que o cansaço e a ruína, do lado de lá da amargura, é a voz da terra, da divindade do homem », p. 16).
25 Page 175 (« Olho a montanha, não me cansa de a olhar. Tem apotência nula de apenas ser. Extática majestosa, a cor escura da idade do cosmos. Imagem pria das combustões do universo e instantâneo ai o ridiculo do percurso humano. Silêncio conglomerado na tarde de fogo. Olho-o na imobilidade de tudo, no morte da montanha contra o céu requeimado... », p. 159-160).
26 En fait le texte nous offre vingt-cinq occurrences de ces chansons.
27 Les chansons, en effet, s’adressent beaucoup plus à l’affect qu’à l’intellect : celles de Narayama mériteraient à elles seules toute une étude. Remarquons simplement ici qu’elles peuvent prendre, comme dans des sociétés primitives, valeur magique, et qu’elles sont susceptibles de provoquer des affrontements violents. Lors de la création d’une chanson nouvelle, les auditeurs pressentent sa puissante valeur mémorielle et son influence profonde sur la collectivité.
28 Op. cit., p. 22, 28, 86, 287. Voir aussi p. 14, 17, 24, 48, 54, 71, 75, 101, 175, 177, 197, 243, 276, 282, 284, 296, 297, 340.
29 Voir « Mythe et écriture : la nostalgie de l’archaïque », article cité, p. 12 et suiv.
30 Voir Nombres et littérature, Iris, Hors série, Revue du centre de recherche sur l’imaginaire de l’université de Grenoble III, 1994.
31 Op. cit., p. 13-14.
32 « Dans le bouddhisme japonais de la secte shingon, on distingue [...] cinq orients (les quatre points cardinaux, plus le centre), cinq éléments (terre, eau, feu, vent, espace) ; cinq couleurs ; cinq qualités de connaissance, celles que possédait le Bouddha suprême et que l’adepte de l’ésotérisme shingon doit s’efforcer d’acquérir progressivement pour accéder au niveau de l’éveil. Cinq se révèle ici comme le nombre de la perfection intégrée », J. Chevallier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Seghers, 1973, art. « Cinq », p. 40-41. D’une manière générale on sait que cinq est un nombre utilisé positivement dans la vie quotidienne japonaise.
33 Ferreira use d’ailleurs dans ce sens d’une écriture autoréférentielle : « Ah, ne viens pas m’ennuyer maintenant, ô toi (dit-il à Dieu), peut-être que dans un ou deux chapitres quand l’ombre aura grandi sur l’horizon et que mon regard fatigué... », op. cit., p. 320, je souligne. La traduction gomme la violence du verbe chatear : « Ah, não queiras vir agora chatear-me, ô tu, talvez que daqui a um ou dois capitulos quando a sombra for maior no horizonte e 0 meu olhar cansado... », op. cit, p. 283.
34 Voir G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, 1960, rééd. Paris, Bordas, 1969, p. 138 et suiv.
35 Pour la citation complète, voir supra, note 12.
36 Op. cit., p. 179.
Notes de fin
1 Une version différente de cet article est parue dans la Revue de littérature comparée, mars 1998, p. 355-367.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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