Philippe Jaccottet : pour une approche du Ventoux
p. 155-168
Texte intégral
Première neige :
Sur l’autre rive,
Quelles sont ces montagnes ?
(Shiki)1
1Dès les premières lignes de « L’Approche des montagnes »2 dont la lecture guidera notre réflexion, Philippe Jaccottet choisit de se détourner de toute une tradition qui fait de la montagne le vecteur imaginaire d’une rêverie héroïque. Parce que les montagnes de la Drôme, et le Ventoux lui-même, n’ont rien des caractères dévolus aux grands sommets alpins ; parce que, originaire de la Suisse, le poète a choisi, en 1953, une autre terre, d’autres attaches, une autre voix. Et ce choix s’exprime d’abord, comme en passant, dans une interpellation familière, un possessif de reconnaissance, affectif et intime : « Qu’êtes-vous donc en effet, mes montagnes ? »
2Avant, le poète avait congédié tous les stéréotypes de la rêverie héroïque et diurne3 (tels qu’ils sont orchestrés, par exemple, dans Le Barde de John Martin4 : la hauteur et la souveraineté, la verticalité, le sublime, la pureté, et l’action même, au cœur de la contemplation : pas de rêverie dynamique qui appellerait l’ascension, le dépassement de soi, la domination, le défi.
Je commencerai donc en disant que ces montagnes-ci ne sont pas des Alpes, et qu’aucune suggestion de chaos ou de sublimité, nulle ambition excessive, nul rêve de victoire, nulle obsession de pureté ne s’en dégagent. Par mon origine, je suis familier des Alpes, et d’une certaine manière je les aime : non pas, justement, les symboles moraux dont on les affuble, mais leur magie : gouffres de froid où l’air tournoie, habitations des génies dans la neige, passerelles qui tremblent dans un jaillissement de goutelettes glacées ; je vois des torrents sous de fins mélèzes, un tourbillon de neige soulevé par le vent à l’arête d’un col ; je pourrais m’égarer plus longuement si je voulais [...] (La Promenade, p. 57-58)
3Il se détourne donc en même temps des paysages de l’enfance, des visions romantiques, des évocations d’Hölderlin, de certains tableaux de Friedrich... pour conclure, en revenant ici et maintenant :
Ici, les batailles ont fait trêve, les épées et les ruines sont ensevelies sous les herbes et l’horizon s’est assoupi. (La Promenade, p. 58)
4Quelques lignes pour dénier tout héroïsme – la poésie ne réclame pas « quelque chose d’énorme, de barbare [ni] de sauvage5 » –, et nous faire entrer dans la paix d’un tout autre poème : où la terre et l’air, la montagne et le ciel, l’homme et le monde, entretiennent « d’autres rapports » ; où il ne s’agit pas de grandir, de s’échapper de soi, ni d’oublier le monde, comme en ces paysages alpins où la verticalité des montagnes peut exalter l’esprit comme une cathédrale :
Dans mon pays, on aime à dire, justement à cause des montagnes, que si « l’on grandit, c’est du côté du ciel », et certains pensent peut-être qu’une ceinture d’églises, en les protégeant du monde, les rapproche du même coup de Dieu (La Promenade, p. 5 9) ;
5où il ne s’agit pas de grandir, mais d’être. D’être protégé dans le monde et non pas contre lui ; à travers lui, d’atteindre l’invisible qui est « le relief et la profondeur du visible ».6 Les montagnes drômoises – et tout particulièrement le mont Ventoux – dessinent justement le cœur et les contours de l’être :
dans la respiration de la terre et de l’air : du corps et de l’esprit ;
dans le glissement, voire la confusion des éléments : dans l’unité du monde ;
dans l’intimité – et l’éternité ? – retrouvée.
6Rêverie nocturne qui retourne l’exaltation diurne des sommets7. « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur » écrivait Novalis, et Jaccottet : « L’invisible est caché au centre »...8
***
7Le poète, bien sûr, connaît l’appel des airs et l’invitation des oiseaux9. L’air est, selon ses belles expressions, « spirale de transparences », « enfilade de portes invisibles », « éternelle invitation au voyage ». Il nous change, dit-il comme l’aurait dit Bachelard, « en oiseaux légers ». « L’air aspire et appelle », « on ne résiste pas à ses trouées ». Vertige ?
8Mais, contrairement aux sublimes sommets, les basses montagnes de la Drôme ne sont pas un tremplin vers l’azur, Tailleurs ni le tout autre. Elles sont un support, un garde-fou, une sécurité contre l’abîme et le vertige des hauteurs : l’assise matérielle de l’illimité.
Cependant, pour que l’air ne fût pas aussi un abîme, peut-être fallait-il à sa base ces puissants supports, ces lignes qui le font paraître encore plus blanc et qui sont douces. (La Promenade, p. 60)
9Plus au sud, le Lubéron est le « socle d’un ciel cristallin, socle aride, rocheux, épineux, d’un éblouissement ».10 Vers Grignan, les montagnes ce sont des contreforts pierreux, parfois sévères comme les murs des bergeries éparpillées sur leurs coteaux ou comme ces murets de lauses plates qui circonscrivent chaque champ. Elles délimitent l’espace, non pas comme des « masses énormes, graves, immobiles », infranchissables, non pas comme les bastions et les forteresses imprenables du col de Larche, « paysage héroïque ».11 Non: comme une enceinte protectrice qui recentrerait le regard sur le proche avant de l’orienter vers le lointain :
Il y a des gens qui ne respirent à leur aise qu’au seuil de l’illimité ; j’aime plutôt cet espace que les montagnes définissent mais n’emprisonnent pas, comme quelqu’un peut aimer le mur de son jardin, autant parce qu’il suscite l’étrangeté d’un ailleurs que parce qu’il arrête son regard. (La Promenade, p. 63)
10Rêve d’évasion et désir de repli, tension – ou plutôt pulsation – du proche et du lointain, de l’ascension, de la concentration :
Je comprends mieux le mouvement des montagnes : à la fois lente ascension et concentration. (La Semaison, p. 98)
11À peine un mouvement. Lignes vagues, molles, qui descendent, coulent et s’affaissent, plus qu’elles ne s’élèvent : respiration.
Des pentes, des courbes, comme des mouvements dessinés dans la terre absolument immobile ; des champs qui descendent, qui ont l’air de couler avec leurs mottes, leurs herbes, leurs chemins, vers l’affaissement éloigné d’une rivière qu’on ne peut pas voir, puis, toujours moins précis, cela se relève, remonte et s’interrompt au bord du ciel. (La Promenade, p. 63)
12Souvenons-nous : Jaccottet plaçait son évocation des montagnes drômoises sous le signe du sommeil : « [...] et l’horizon s’est assoupi ». Rêves de terre qui conjugueraient dans le rythme lent de leurs lignes apaisées la descente et l’élévation : inspiration, expiration. La vie.
***
13Rêves de terre ; rêves, aussi, de ciel et d’eau, de lumière et de feu : la vie, et l’unité du monde. En elles, et par elles, s’effacent en effet les frontières entre les éléments.
Tout le paysage est comme du feu attisé par le vent presque frais, un feu qui serait de la lumière, de l’éclat – et, d’une autre façon, de l’eau. Les quatre éléments conjugués, pour ne pas dire confondus dans notre appréhension confuse et profonde. (Autres journées, p. 15)
14Dans une lumineuse – « un instant, seulement un instant ? » – et profonde unité, que le bleu des montagnes propose à notre rêverie : air profond et terres lointaines, lumière... En lisant telle page de La Semaison, on songe au « bain de bleu » d’Henri d’Ofterdingen, lumineux, aquatique, charnel, spirituel. La citation est longue mais elle tente, en « tâtonnant », de dire, dans ce bleu, le soir et le matin, la masse et la légèreté, la forme et la lumière, le proche et le lointain, la matière et l’esprit : l’obstacle et la transparence. Bleu lumineux, mais qui n’a rien du bleu céleste, éblouissant voire aveuglant, des visions ouraniennes. Car il est matériel jusque dans son orientation spirituelle : c’est la montagne même qui est, sous le ciel argenté, « si bleu[e], si calme »...
Comment traduire alors ce bleu des montagnes sous le ciel argenté, sans un nuage, dans ce monde immobile, tel qu’on l’aperçoit au bout d’une me, au-dessus des toits ? C’est un bleu peu coloré, ou c’est autre chose qu’une couleur (bien sûr, puisque ce sont des montagnes). Couleur de la nuit, du sommeil (et bientôt, le temps de changer de me ou peu s’en faut, de rentrer chez soi, ce sera rose, puis doré, puis absorbé dans la lumière éblouissante du soleil levé). Ce n’est ni un bleu clair, ni un bleu sombre. On ne voit pas du tout les reliefs des versants, seulement la ligne des crêtes [...]. Naturellement il faut chercher ailleurs que dans la simple couleur ; mais la nuit est plus sombre que cela ; couleur du soir attardée au bas du ciel matinal ? Le lien avec le mot « sommeil » touche à quelque chose de juste ; mais il y a aussi une forme, à quoi correspondrait, mieux que le mot de « mur », celui de « pan » – ou de rideau, de bannière ? Un fragment de phrase ancienne, ou de vers, me passe par l’esprit : Divinités du songe... Mais il me semble aussi, tâtonnant, que la qualité de « montagnes » dont ce bleu est affecté – c’est le contraire, je ne l’oublie pas – ne doit pas disparaître. C’est lointain mais sensible, absolument pur, et c’est aussi plein d’une sorte de douceur parfaitement calme. Une paix ; une limite rassurante, presque tendre. Tel pourrait être le mur qu’il faut pour que résonne à notre oreille l’écho de l’entretien ou du réveil des dieux. (La Semaison, p. 231)
15La montagne n’est autre « qu’un état de l’eau rendu visible dans l’air, dans le bleu, de l’eau rendue moelleuse, laineuse, adoucie ».12 De l’eau mêlée à la lumière, de l’eau-qui-est-lumière : les montagnes, au fond, « sont faites de plusieurs eaux bleues ».13 La matière se fond, la pierre se dilue et s’allège le poids ; les contreforts, les bastions, les remparts et les masses pesantes deviennent des manteaux, des capes, des toiles ou des rideaux, des voiles, des fumées, des brumes, des vapeurs, des buées et des souffles14 : évanescents, évaporés et transparents :
Le Ventoux n’était plus qu’une vapeur, il n’était lui-même presque plus rien que l’indication du lointain et la dernière partie perceptible de la terre [...]. Les mots léger, clair., transparent, me revenaient sans cesse à l’esprit avec l’idée des éléments air, eau et lumière. (La Promenade, p. 70-71)
16L’élément le plus matériel, le plus lourd et le plus opaque, la terre, symbolisé ici par la présence massive du Ventoux, appelle la légèreté, la clarté, la transparence des confins. Le fermé indique l’ouvert, la limite l’illimité, le visible l’invisible, et le corps le souffle qui-est-l’esprit. Indique : car il ne s’agit pas d’une métamorphose, mais d’une transfiguration en laquelle demeure perceptible la figure initiale : « Comme le Ventoux splendide encore que presque imperceptible, elles [les choses] étaient toujours la terre et cependant la lune les avaient changées. »15 La lune, ou la lumière d’un matin d’été, celle du crépuscule ou la lumière de midi qui estompe les lignes, efface les frontières et enveloppe la vision des brumes tremblées des mirages, si bien que la montagne semble défaire ses amarres, s’élever et flotter comme une Délos aérienne :
Au fond de cette plaine aux roseaux, soudain, le Ventoux suspendu en l’air, comme porté par le bûcher frêle, le bûcher rose des arbres (La Semaison, p. 123),
17ou bien encore, un peu après :
Montagne sur son socle, soulevée par la lumière. Fruit dans une coupe de lumière. (La Semaison, p. 127)
18La montagne, exaltée par la lumière ainsi qu’un peuple de colombes, est lumière elle-même, soleil et feu : « feu au lever du jour dans les montagnes bleues ». Ailleurs, Jaccottet parlera de « l’ostention »16 de l’aube... ailleurs encore, d’une lampe de neige au cœur de la montagne :
La neige sur le Ventoux, loin, au soir, quand le ciel devient bleu sombre, gris, presque noir, et tout le paysage aussi de plus en plus sombre : brun, vert, noir – cette tache lointaine est comme une lampe allumée, non, pas une lampe (de nouveau je me heurte à l’inexprimable), une lueur, je ne sais quoi de poignant, comme quand un oiseau montre le côté lumineux de ses ailes en plein vol, allumé soudain comme un miroir touché par le soleil, ou serait-ce plutôt par la lune, à cause de cette blancheur ? Ce reflet lunaire – et tout autour terre et ciel bleu sombre, bleu acier, bleu corbeau, bleu d’orage, cet assombrissement qui montre, en son cœur, ce peu de neige. (La Semaison, p. 173)
19L’image d’un feu condensé, rassemblé au cœur de l’ombre ou de la nuit, s’impose fréquemment à l’esprit du poète : c’est celui des iris, « lanternes » aériennes, bleus comme les montagnes, et comme elles « passeurs »17 ; celui du cerisier, qui marie au vert sombre le rouge de ses fruits comme un feu suspendu « qui serait mêlé à de l’eau, contenu dans des sortes de globes humides, adouci, dompté ».18 Comme si la transfiguration du paysage qui « mont[e], s’allèg[e], flott[e] entre ciel et terre » émanait du feu voilé d’un soleil intérieur.
C’est aussi une heure où cette lumière survivante, son foyer n’étant plus visible, semble émaner de l’intérieur des choses et monter du sol. (Cahier de verdure, p. 11)
***
20L’élévation désigne un centre. On comprend mieux, alors, la pulsation du proche et du lointain, de l’ascension, de la concentration, qui est le mouvement même des montagnes.19 Selon Jaccottet en effet, « l’invisible est caché au centre ». Le Ventoux allégé ne désigne donc pas Tailleurs, l’inaccessible ou le tout autre, mais il invite au recentrage, sur l’objet et sur le regard, sur le monde et sur soi.
Ici, la lumière est aussi ferme, aussi dure, aussi éclatante que les rochers. Mais il y a, jetés sur eux, ces velours, ces toiles usées, cette laine râpeuse. C’est toute la montagne qui s’est changée en troupeau, en bergerie. Tout est lié, tout se tient, tout tient ensemble, comme au premier jour. C’est pour quoi on est dans cet espace immense comme dans une maison qui vous accueille sans vous enfermer. (Après beaucoup d’années, p. 23)
21Une maison : lieu de l’intimité heureuse, protégée et paisible ; mais aérienne, ouverte aux souffles, à la lumière, à l’appel des lointains... Dans La Semaison, le poète tente de rendre compte, dans le même mouvement, de souvenirs et d’impressions, d’images : le texte procède par questionnements, suppositions, tâtonnements et parenthèses, pour s’achever sur l’éclair d’une équivalence. Se lève alors, avec l’image poursuivie, patiemment retrouvée, cette « intuition d’un sens »20 pressenti dans une couleur, une forme en suspens :
Reste magique pour moi la présence, au-delà d’un champ proche et d’arbres à contre-jour, bourdonnants de vent, de la montagne basse sous le ciel presque blanc ; de la montagne comme un peu de ciel moins clair. Qu’est-ce donc ?
Vu d’ici, un dôme, un dos d’âne aplati au-dessus duquel le ciel est encore plus lumineux.
Sans volume, sans relief, sans détails ; s’élevant au-dessus des arbres, et là où cela touche leurs cimes, également plus lumineux ; d’où l’impression que c’est léger, suspendu ou flottant.
Couleur ? À peine une couleur : comme de fumées dans l’air.
Jusqu’ici j’avais deviné un élément essentiel de cette magie : la légèreté. Ce matin, je crois en découvrir un autre. Difficile à définir.
Cela m’a saisi comme je me retournais. C’était (je crois bien) comme s’il y avait eu à ma gauche une présence (amicale), quelqu’un (une protection ?). Peut-être lié à des souvenirs d’enfance.
Comme si, aussi loin qu’aille ma mémoire, j’avais toujours eu à ma gauche cette présence bleue, nullement pesante ou hostile, au contraire favorable. Une fois de plus, je crois que c’est pour moi une autre image de la limite heureuse, de celle qui n’enferme pas.
Montagne – maison. (La Semaison, p. 127-128)
22Cette « présence bleue », amicale et protectrice, liée peut-être aux souvenirs d’enfance, module à sa façon l’évocation des pentes douces, des lignes vallonnées qui s’effacent au bord du ciel, comme pour porter la lumière « dans le berceau » du jour.21 Et c’est encore une image analogue qui réconforte, et oriente le souvenir à l’orée de la nuit : « [...] comme quand, il y a longtemps de cela, quelqu’un apportait une lampe à votre chevet pour éloigner les fantômes ».22 Lampe, maison, berceau : la montagne, comme refuge maternel. Et refuge amoureux : la rêverie retrouve l’émotion et les souvenirs de l’intimité amoureuse dans ses lignes « douces sans aucune mollesse, infiniment apaisées et sereines », celles d’une « femme qui dort ».23 Le texte s’achève d’ailleurs sur une prière amoureuse :
Pour un temps, mon amour, si j’ose vous appeler encore ainsi puisque je ne vous traite pas toujours avec la douceur de l’amour, restez ainsi couchée ; l’homme le plus démuni, même s’il ne peut pas s’exprimer, même dans la poussière et les haillons, a connu le secret de ces pentes, l’attrait de ces vallées qu’éclaire la nuit, de toute cette masse écroulée, abandonnée, bienheureuse d’être écroulée... (La Promenade, p. 67)
23Abandon, intimité nocturne et secret partagé : montagne – femme. Que la rêverie poétique n’arpente guère et ne gravit que rarement : l’amour qu’inspire la montagne n’a rien ici de conquérant. Il se nourrit, dans le silence et l’immobilité, de l’émotion de la contemplation. La montagne, à portée de regard, non de pas. Pourtant, paradoxalement, l’éloignement abolit la distance. Et la fenêtre alors, pourrait bien dire l’essentiel de la rencontre : la montagne, comme une femme « endormie, bienheureuse, en plein jour, devant sa fenêtre », n’est-elle pas un écho du poète qui veille : « je vais rester assis à ma fenêtre et me contenter de regarder, de rêver, de réfléchir »24 ? Non pas enfermé, solitaire, dans le rêve ou dans le sommeil, mais ouvert, par eux, sur le monde. La fenêtre prolonge et le moi et le monde. Comme une bouche de lumière :
Sur sa bouche est la lumière. Il n’est homme qui ignore leur bouche, qui leur résiste, et nul ne sait pourquoi, malgré que beaucoup de choses changent, il reste attaché à cela. Ainsi sur les montagnes de la Basse-Drôme tremblent les vapeurs d’un souffle et s’attachent nos regards. (La Promenade, p. 60)
24Comme une ligne entre le corps et l’air, non pas séparation ni fermeture, ligne poreuse au contraire, lieu d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur. Sensuelle et désincarnée, terre et lumière... « ouverture laissée au souffle ».25 Montagne : plus que jamais limite provisoire, perméable, ou changeante, imprévisiblement. Passage.
***
25« De toutes manières, les passages nous touchent »26 : toute la poésie de Philippe Jaccottet est sous le signe du passage, du franchissement – ou de la transfiguration – de l’obstacle, du seuil. Ce que le poète pressent confusément d’abord à travers les vergers ou devant les montagnes, cette « intuition d’un sens » qu’il s’attache à élucider, il le découvre justement noué au cœur même de l’être :
Ce qui me reste en effet de tous ces instants où j’ai regardé les montagnes, où elles m’ont ému et rendu plus étonné d’être au monde, cela peut tenir en ces mots qui me sont venus plus haut sous la plume : « montagnes légères », « rocs changés en buées », en ces images qui, tour à tour, essayaient de dire la vérité, non pas sur le monde ni sur moi, mais peut-être sur nos rapports. (La Promenade, p. 66)
26L’allégement et l’élévation des montagnes correspond à l’un de ses rêves profonds, un « secret de son âme » : « désir de ne rien rompre, mais seulement de changer imperceptiblement pour finalement [se] confondre avec l’air ». La montagne allégée ne désigne donc pas l’illimité ni le lointain ; elle indique la voie, elle dit le passage, elle prend le chemin du « suspens de son cœur ».
J’ai compris aussi depuis longtemps que, si ce jeu me touchait, c’est qu’il correspond à un désir caché, qu’il le figure hors de moi, qu’il le mime devant moi : celui de l’effacement magique de tout obstacle. (À travers un verger, p. 24)
27Comment résister au plaisir de citer l’un des plus beaux passages, et des plus émouvants, de cette exploration poétique où l’obstacle, la matière et le poids se lèvent, et s’élèvent : refuge aérien qui traverse et qui porte l’espace ?
Maintenant donc, des masses pesantes sont devenues pareilles à des fumées, et sans doute est-ce là le mirage que je désirais. Notre pays est entouré de remparts, et les voici changés en fumées de bivouac, en toiles transparentes, nous ne sommes plus captifs, mais nous restons protégés. Une immense terrasse, et tout autour claquent au vent des toiles blanches, derrière lesquelles attendent encore beaucoup d’espace, beaucoup d’air. (La Promenade, p. 64)
28Très belle image par laquelle le refuge terrien s’ouvre à l’appel du large, où la pierre devient la toile transparente, linge frais suspendu au soleil sur les terrasses du midi, ou voiles déployées sous un souffle divin, et grâce à quoi l’âme appareille, dans l’éther ou sur l’eau...
Barques des collines dans la brume. (La Semaison, p. 68)
29La barque conjugue, en effet, l’intimité de la clôture et l’appel du passage. Dans Mythologies, Roland Barthes notait très justement : « Le bateau peut bien être symbole de départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture [...] aimer les navires, c’est d’abord aimer une maison superlative. »27 Être protégé, sans être captif ; partir, sans le vertige de l’abîme. Ne pas s’éloigner de la mère. « L’eau nous porte. L’eau nous berce. L’eau nous endort. L’eau nous rend notre mère », écrivait Bachelard.28 La montagne, souvent, nous prend comme une mer (ère) : sa forme, « longue et calme, s’accorde parfaitement à l’idée du sommeil ».29 La barque est un berceau. La navigation sera douce :
Je passerai la nuit dans cette barque. Pas de lanterne à la proue ni à la poupe, rien que quelques étoiles dans la nacre de l’eau, et le mouvement assoupi du courant. (La Semaison, p. 70)
30Passer la nuit : la vivre, ou la traverser ? La barque de Caron se glisse sous l’obscurité silencieuse, le sommeil euphémise la mort. Le texte en effet se poursuit :
J’aborderai à une rive douteuse, balisée par les rares cris des premiers oiseaux, effrayés. Âmes enlevées au monde, pourquoi ne pas espérer pareil accès ?
31Pourtant, malgré la nuit et les rares cris des oiseaux, le passage n’a rien d’inquiétant. L’obstacle majeur est levé. Comme les choses, qui n’ont plus de corps, et la montagne, qui n’est plus qu’un souffle, le poète, défait de sa peur, est « prêt à tous les changements, altérations et métamorphoses qui pourraient [lui] advenir »30 : prêt à mourir, sachant – ou espérant – qu’il s’agit de passer et non pas de finir.
C’est bien une ascension des choses que je considère, ou comme la montée d’un angle dont la pointe irait toucher l’énigme de nos vies ; de même pourrait monter des profondeurs noires le murmure de celui qui fait passer sa barque de l’un à l’autre bord du fleuve, une sorte de conseil qu’il nous souffle à l’instigation d’Hécate : que d’une main bienheureuse et tremblante telle la main qui flatte une femme étendue, nous poussions cette porte aux ferrures brillantes, que nous ouvrions cette fenêtre embuée sur un air à jamais léger. (La Promenade, p. 77-78)
32Jaccottet dit la mort comme amoureuse initiation : en reprenant ici quelques images récurrentes – les profondeurs nocturnes et la légèreté, la barque, la fenêtre et la femme endormie ; en suggérant, ailleurs, le sortilège des caresses et des baisers :
Une fois de plus, il doit s’agir du désir profond, craintif, de passer sans peine un seuil, d’être emporté dans la mort comme par une magicienne. Un tourbillon de neige, qui aveugle, mais qui serait aussi une multiplicité de caresses, un étoilement de bouches fraîches, tout autour de vous – et dans cette enveloppe, grâce à ce sortilège, on est ravi dans l’inconnu, on aborde à une Terre promise. (À travers un verger, p. 18)
***
33Comme la lumière change en souffle la pesanteur du mont Ventoux, le regard allège, euphémise et conjure l’obstacle : la mort ne serait pas la chute, mais la levée d’un corps amoureux. Cependant, Jaccottet n’est pas dupe : le rêve d’une mort libératrice ne libère pas de la mort. Elle demeure, au cœur de l’œuvre, inacceptable et incompréhensible.31 Le poème n’est pas, non plus que le regard, fuite hors du réel : la montagne est proche et lointaine, matérielle et transfigurée. Métamorphoses de lumière ou métaphores poétiques ne sont pas tours de passe-passe, mais passages du sens dans les choses du monde. Le poème, c’est l’intervalle.
Poids des pierres, des pensées
Songes et montagnes n’ont pas même balance
Nous habitons encore un autre monde. Peut-être l’intervalle.
(Poésie, « Monde », p. 145)
34Entre « la limite et l’illimité, le clair et l’obscur, le souffle et la forme », moi et le monde, le poème « nous ramène à notre centre, à notre souci central, à une question métaphysique »32 :
Il se peut que la beauté naisse quand la limite et l’illimité deviennent visibles en même temps, c’est-à-dire quand on voit des formes tout en devinant qu’elles ne disent pas tout, qu’elles ne sont pas réduites à elles-mêmes, qu’elles laissent à l’insaisissable sa part. (La Semaison, p. 40)
35La montagne, enfin, comme une métaphore du poème.
Première neige :
Sur l’autre rive,
Quelles sont ces montagnes ?
Notes de bas de page
1 Haïku, présentés et transcrits par Philippe Jaccottet, Fata Morgana (Les immémoriaux), 1996.
2 La Promenade sous les arbres, La Bibliothèque des arts, 1988. Les références à ce texte seront abrégées en La Promenade.
3 Voir G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1961.
4 Le Barde, 1817, Laing Art Gallery, Tyne and Wear County Council Museums, Newcastle-upon-Tyne, Angleterre.
5 Diderot, Discours sur la poésie dramatique.
6 Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960.
7 Nous employons ici les termes de diurne et de nocturne dans l’acception définie par Gilbert Durand dans ses Structures anthropologiques de l'imaginaire, op. cit.
8 La Semaison, Paris, Gallimard, 1984, p. 84.
9 Voir, par exemple, les nombreuses pages qui leur sont consacrées, dédiées ou qu’ils traversent, dans La Semaison, p. 29, 99, 101, 104, 125, 128, 132, 209, 238, 242, 257-258, 276 ; Autres journées, Fata Morgana, 1987, p. 34, 37, 71, 87-88 ; La Promenade sous les arbres, p. 59 et suiv. ; Cahier de verdure, Paris, Gallimard, 1990, p. 39-42 ; Poésies, Gallimard (Poésie), 1990, p. 26, 69, 77, 84, 89, 121, 124, 135, 150, d’autres encore.
10 La Semaison, p. 236.
11 « Au col de Larche », Après beaucoup d'années, Paris, Gallimard, 1994.
12 Autres journées, p. 77.
13 Ibid., p. 87.
14 Voir La Promenade, p. 64-66, 70-73, 117 ; La Semaison, p. 11, 12, 19, 60, 123, 127-128, 13 ;, 231, 252 ; Autres journées, p. 14, 32, 77 ; Cahier de verdure, p.43 ; Paysages avec figures absentes, p. 19 ; Poésie, p. 75, 129, 134.
15 La Promenade, p. 73.
16 « Le mot n’existe pas, tant pis », Autres journées, p. 77.
17 La Semaison, p. 158, 166.
18 Cahier de verdure, p. 13.
19 Supra, p. 46.
20 À travers un verger, Paris, Gallimard, 1984, p. 21.
21 La Promenade, p. 63.
22 « Le Cerisier », dans Cahier de verdure, p. 11.
23 La Promenade, p. 60.
24 Ibid., p. 60 et p. 59.
25 La Semaison, p. 43.
26 La Promenade, p. 62.
27 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957 ; Points-Seuil, 1970, p. 81.
28 G. Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, Corti, 1942 ; Paris, Livre de poche, 1993, p. 150.
29 La Promenade, p. 76.
30 Ibid., p. 73.
31 Comme en témoignent Leçons, par exemple, La Semaison, ou, dans chaque recueil, de très nombreuses pages.
32 La Semaison, p. 40.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010