De la Chartreuse au mont Blanc. Sublime et mysticisme chez les poètes romantiques anglais
p. 103-116
Texte intégral
1Ce sont les Britanniques, on le sait, qui ont, pour l’essentiel, découvert les Alpes. L’exploration en a commencé au xviiie siècle, à l’occasion du « Grand Tour » (voyage en Europe), rituel institutionnalisé dans l’éducation des jeunes gens fortunés. Cette pratique eut des incidences littéraires aussi bien que sociologiques et touristiques. Ainsi l’adjectif romantic fut-il employé pour la première fois en son sens moderne1 par le poète Thomas Gray dans une lettre envoyée de Lyon à sa mère le 13 octobre 1739, où il rend compte d’une visite à la Grande Chartreuse. Elle fut suivie d’autres sur les Alpes mauriannaises et transalpines.2
2Ces missives ont valeur quasi fondatrice, traduisant une évolution culturelle devant la nature et annonçant les grands textes romantiques à venir sur ces montagnes et sur le mont Blanc. Car c’est, effectivement, par la Chartreuse, pour des raisons évidentes d’itinéraire, que les romantiques britanniques ont découvert les Alpes. Ils y ont connu des émotions que certains ont vu s’amplifier dans la vallée de Chamonix.
3Les descriptions épistolaires de Thomas Gray illustrent parfaitement les théories du xviiie siècle sur le sublime, inspirées surtout de Longin (traduit par William Smith en 1743,) et dont l’essai de Edmund Burke Recherches philosophiques sur l'origine de nos idées du sublime et du beau (1759) est sans doute l’exposé le plus célèbre. Le champ sémantique du concept : douleur, danger, terreur et épouvante, forte émotion, étonnement, obscurité, mystère, éternité, infini, le grand, la puissance (Power) est des plus significatifs.3
4Un ensemble de textes romantiques anglais sur les Alpes et le mont Blanc étaient appelés à illustrer ces réflexions. Tous les grands poètes, sauf Keats, furent inspirés par ces montagnes, car tous, sauf lui, les visitèrent. On songe au Prélude de Wordsworth où il raconte sa découverte du mont Blanc et son passage du Simplon, à Byron dans Childe Harold, mais surtout à Coleridge et son « Hymne avant le lever du soleil dans la vallée de Chamouni », et au « mont Blanc » de Shelley.
5Ces textes ont en commun les caractéristiques essentielles des théories et des réflexions évoquées plus haut, en particulier le primat de l’émotion consécutive à la sensation, l’idée n’en étant que la conséquence. Nous n’étudierons ici que les plus célèbres, soit les deux derniers, qui ont, par ailleurs, l’avantage de constituer des entités.
6Le poème de Coleridge est, en fait, une traduction développée d’une courte pièce de l’Allemand Friedericke Brun. Conformément aux connotations de son titre, c’est une glorification et un acte d’adoration. Wordsworth a immédiatement perçu quelque chose de faux et de forcé. Harold Bloom y voit les efforts d’« un homme s’évertuant à se mettre dans un état d’extase permanente ».4 Angela Leighton, après avoir constaté que le sublime, chez Coleridge, « s’allie à la foi religieuse », déclare que « ce poème proclame avec extravagance la résolution de toute incertitude et de tout doute dans une litanie de foi ».5 Ce texte, il est vrai, ne convainc pas, la rhétorique y compensant le manque de spontanéité de l’écriture.
7D’emblée, l’auteur personnifie la montagne en interrogeant un emblème de vénérabilité anthropomorphe :
As-tu un charme pour arrêter l’étoile du matin
Dans sa course élevée ? Tant elle paraît s’attarder
Au-dessus de ta tête auguste et chauve, Ô souverain
Blanc ? (v. 1-3)6
8Suit une description où « le sublime apparaît dans sa dimension phénoménologique. L’intensité de la perception du paysage (aspect grandiose et sauvage) entraîne l’impossibilité de ne pas croire en Dieu, dans la mesure où elle suscite admiration et enthousiasme. Par là s’ouvre la possibilité d’une écriture de la foi perceptive, et tout se joue dans ce passage du perçu à l’assertion ontologique qu’il suscite à travers l’émotion.7 » « La caractéristique du sublime, ajoute Denis Bonnecase, réside dans la nature du regard posé sur un objet qui excède l’appréhension sensorielle. L’opération phénoménologique consiste alors à inférer analogiquement la présence de l’Être absolu (par définition incompréhensible) à partir d’une “défaite” des sens au cours de la contemplation. La surabondance objectale se transmue en surabondance de l’Être : le quantitatif se lit qualitativement.8 » On constate donc un acte de foi délibéré, en quelque sorte prémédité, au terme duquel c’est « la défaite des sens » qui donne un sens à la montagne : « Le sublime repose sur la certitude que l’objet grandiose est un vecteur du divin, une passerelle qui mène au transcendant.9 »
9À partir du vers 24 le ton change, devient encore plus lyrique et plus oratoire, avec apostrophes, anaphores, questions rhétoriques et prosopopée, antithèses, oxymores, comparaisons et métaphores, chiasmes et épanadiplose, énumérations, rejet, anadiplose, épizeuxis. C’est vraiment, en cette partie, « l’hymne ou chant enthousiaste qui fait la louange de la divinité... Ce n’est plus l’effort phénoménologique de la découverte par la contemplation qui gouverne le travail d’écriture, mais cette découverte elle-même, la révélation du Dieu vivant présent dans la Nature, la foi enthousiaste qui anime le discours. »10 L’émotion, fondement du sublime, et le sentiment d’impuissance humaine devant lui sont traduits par « une surabondance rhétorique glorifiant un contenu qui, étant absolu, excède la capacité même du contenant. L’“intraductibilité” de l’Être se trouve contrebalancée et même consacrée par la plénitude formelle d’un discours qui toujours s’en approche pour toujours rebondir vers d’autres moyens expressifs ».11
10Intéressant, donc, mais sujet à caution en raison même de cette caractéristique qui donne la prééminence à un verbe quasi incantatoire, le poème de Coleridge doit son impact à l’efficace un peu pompier de toute la rhétorique du sublime. Il n’est pas dénué d’intérêt, cependant, comme expression d’un imaginaire de la transcendance qui fait du mont Blanc, non pas le symbole de l’Être lui-même, mais le médiateur symbolique pouvant donner accès à lui. Le point de départ de ce symbolisme ascensionnel est donc la base forestière ténébreuse et la noire épaisseur de la substance (réalité du « coin » terrestre et illusion de l’environnement nocturne) :
Autour de toi et au-dessus,
L’air est profond et sombre, substantiel, noir,
Une masse d’ébène : il me semble que tu la perces
Comme à l’aide d’un coin ! (v. 7-10)12
11Puis la montagne devient cristal :
Mais quand je regarde à nouveau,
C’est ta demeure calme, à toi, ton autel de cristal,
Ton habitation depuis l’éternité ! (v. 10-12)13
12Ce reposoir de cristal, « [le sommet enneigé ou glacé de la montagne], selon Denis Bonnecase, devient le lieu du sur-signifiant, de la possibilité d’accès à l’Être. » Telle est l’acception la plus fondamentale du cristal qui, bien qu’il soit matériel, « permet de voir à travers lui, comme s’il n’était pas matériel. Il représente le plan intermédiaire entre le visible et l’invisible ».14 La référence au cristal indique une perception optique qui en change le contenu symbolique projeté. En ce sens bien précis la montagne est transfigurée... elle se convertit en un tertium quid « qui soudain relie le sujet et l’Être absolu ».15 Solide et transparent, apparemment insubstantiel, le cristal est donc l’étape intermédiaire dans cette ascension vers l’immatérialité précédant immédiatement l’extase :
Ô Mont terrifiant et silencieux ! Je t’ai contemplé,
Jusqu’au moment où, toujours présent à mes sens,
Tu as disparu de ma pensée : plongé dans l’extase de la prière,
J’adorais l’invisible seul. (v. 13-16)16
13Le mont Blanc a disparu parce qu’au faîte de son extase empathique le contemplateur – tout entier dans sa perception – est devenu en quelque sorte la montagne elle-même contemplant à 4 800 mètres le vide sidéral, demeure du Créateur, l’Être transcendant. Il reste une étape à franchir dans cette ascension empathique dématérialisante et mystique, qui est abolition totale dans l’infini, une sorte de dhyâna bouddhique. Elle est franchie à la fin de la deuxième partie, à l’issue d’un double dynamisme de montée et d’expansion :
Pendant ce temps, tu te mêlais à ma Pensée,
Que dis-je, à ma Vie et à la joie secrète même de ma Vie ;
Et l’âme se dilatant, transportée, transfusée,
Passant dans cette puissante vision – là,
Comme en sa forme naturelle, s’enfla aux dimensions du Ciel !
(v. 19-23)17
14C’est l’absolu de la phénoménologie du sublime et de l’extase. Le vers 24 marque un tournant dans l'écriture, qui traduit en fait l’inévitable reprise de conscience, et donc la redescente dans la matérialité, avec une cassure dans le psychisme, entraînant la dissociation de l’âme et de l’intellect, celui-ci interpelant celle-là : « Éveille-toi, mon âme ! » (v. 24) Suit un questionnement rhétorique classique sur l’origine, la cause, l’engendrement de la matière et de l’univers en leurs divers aspects présents dans le paysage : dynamisme élémentaire interprété par le poète comme l’expression de la joie qui est (ainsi que dans « Le Nuage » de Shelley) le vécu même, l’essence, l’en-soi de la puissance, force tellurique, mouvement apparemment immobile. Le mot power n’est jamais employé par Coleridge, mais la puissance s’exprime de manière répétitive par le vacarme et le schème catamorphe (torrents, glaciers, avalanche, foudre). Annoncé par les images de l’aigle, de l’éclair et des nuages, un dynamisme ascensionnel imprègne toute l’invocation à un créateur transcendant, objet de la dernière partie, dynamisme rythmé par les pics qui s’élancent vers le ciel, les regards qui montent le long de ces montagnes et le lever du soleil. En son terme, la montée s’accompagne, sous l’effet des larmes qui embuent l’œil de l’adorateur, d’une transmutation du premier élément en vapeur, c’est-à-dire que l’idée ou la pulsion spirituelle relaie son support métaphorique et énergétique. Le mont Blanc devient alors ce qu’il est pour l’œil du contemplateur humain : l’intermédiaire entre terre et ciel, créature et créateur, le Grand Prêtre et le porte-parole du monde d’en-bas dont la voix, grâce à lui, peut s’élever jusqu’à Dieu. La montagne joue ici son rôle classique d’axe du monde :
[...] à mes yeux troublés par les larmes,
Avec solennité tu parais, comme un nuage de vapeur,
Monte devant moi – monte, Ô monte,
Monte de la terre comme un nuage d’encens !
Esprit souverain trônant parmi les collines,
Ambassadeur auguste de la Terre auprès du Ciel,
Grand Hiérarque ! Dis aux deux silencieux,
Et dis aux étoiles, et dis au soleil qui se lève là-bas
Que la Terre, de ses mille voix, glorifie Dieu. (v. 77-85)18
15Globalement, c’est de loin (mis à part le passage du vers 49 au vers 63, d’essence catamorphe mais d’où monte un fracas) l’ascension qui domine tout le symbolisme d’un poème relevant presque exclusivement du régime diurne des Structures anthropologiques de l’imaginaire, comme il convient à l’expression du jaillissement vers la transcendance. Dans la première partie la montagne s’élance de l’obscurité de la forêt de sapins vers la lumière stellaire, en suivant les métamorphoses sublimantes de la neige et de la glace cristalline. Le coin qui s’enfonce, vertical, dans l’épaisseur des ténèbres nocturnes, les pics, sont des ersatz de la flèche qui s’immatérialise en éclair (v. 67), l’aigle symbolise le vol extrême au même instant, les voix montent, la matière se sublime en vapeur, le bruit en silence et le mouvement en immobilité.
16Shelley, une quinzaine d’années plus tard, écrit un poème qui répond à celui de Coleridge, et dont l’indécision épistémologique atteste la plus profonde et plus sérieuse spontanéité, pour ne pas dire sincérité. Il recèle aussi une plus grande richesse symbolique et philosophique qui rend nécessaire de multiples lectures pour en saisir les sens possibles, alors que celui de son prédécesseur livre l’essentiel de son message à un premier déchiffrage.
17La première partie est une courte réflexion philosophique sous forme de métaphore :
L’univers éternel des choses
Coule à travers l’esprit, et roule ses vagues rapides
Tantôt assombries – tantôt étincelantes – tantôt reflétant l’obscurité
Ou bien la splendeur rayonnante, là où, né de sources secrètes,
Le jaillissement de la pensée humaine apporte le tribut
De ses eaux – d’une voix qui n’est qu’à moitié sienne, (v. 1-6)19
18L’entame donne le ton et indique le sujet principal appelé à être creusé, un sujet bien compliqué qui occupait beaucoup l’auteur à l’époque, comme en témoignent ses lettres et ses essais en prose : la nature de la réalité et l’origine des idées. Shelley était, par nature, un idéaliste spiritualiste platonicien qui, de plus, connaissait bien Platon, mais aussi un intellectuel très au fait des idées contemporaines, dont les théories empiristes développées par Locke, Hume et Berkeley. La deuxième partie du poème est un développement explicite de la métaphore initiale dans lequel le ravin au fond duquel coule l’Arve est l’image de l’esprit humain traversé par un puissant dynamisme (Power) – le torrent – issu d’un « trône secret », et qui, en symbiose avec lui, fait naître des sons et des formes :
Ainsi tu nous apparais, Ravin de l’Arve, Ravin sombre et profond,
Toi aux mille couleurs, aux mille voix,
Sur les sapins, les rochers, les cavernes duquel passent
Les rapides ombres des nuages et les rayons du soleil ; spectacle
auguste
Où la puissance divine, sous la figure de l’Arve, descend
Des gouffres de glace qui ceignent son trône secret...
Ravin vertigineux ! et quand mes yeux te contemplent
Il me semble, comme en une étrange et sublime extase,
Suivre les rêveries de mon imagination libérée,
De mon esprit à moi, mon esprit humain qui, passivement,
Dispense et reçoit un torrent d’influences,
Poursuivant un échange ininterrompu
Avec le clair univers des choses autour de lui. (v. 12-17 et 34-40)20
19La troisième partie est heuristique, un questionnement, comme chez Coleridge, sur l’origine, la causalité, une quête du sens, mais à la différence de son prédécesseur, une interrogation véritable, non rhétorique, anxieuse et non fervente. La quatrième partie oppose l’immobilité auguste du mont Blanc à l’agitation des flots qui en émanent, et la cinquième et dernière, centrée sur le sommet en quoi tout s’origine, constate le calme et le silence qui le nimbent, pour conclure sur une question sans réponse, expression d’un doute épistémologique et ontologique fondamental :
La force secrète que recèlent les choses,
Qui règne sur la pensée, et qui est loi
Sous le dôme infini du ciel – cette force est en toi !
Et que serais-tu donc, toi, la terre, les étoiles et la mer,
Si, aux images qui peuplent l’esprit humain,
Le silence et la solitude n’offraient que le néant ? (v. 139-144)21
20Ce poème a donné lieu à d’assez nombreuses interprétations relevant de doctrines philosophiques fort différentes : platonisme, spiritualisme wordsworthien, nécessitarisme, empirisme de Locke et Hume. E. R. Wasserman, en 195922, en a fait une étude extrêmement fouillée, profonde et puissante, dont il est impossible de rendre compte en détail dans le présent article, mais dans laquelle il considère ce texte, illustration typique de la « philosophie intellectuelle » de Shelley, comme un reflet de tout l’empirisme britannique. La réalité, objet de propositions contradictoires dans Essay on Life23, y est définie comme un acte : l’interaction du monde sensible et de l’esprit percevant. Dans le passage sur le sommet inaccessible, Wasserman voit une adhésion à la doctrine de Hume pour qui la cause première de l’idée échappe nécessairement à l’expérience humaine.
21Notre critique conclut sur l’adoption par Shelley d’un monisme synthétique consécutif à un rejet de deux monismes exclusifs : matérialisme et idéalisme subjectif. Ce monisme, réduisant la réalité à un acte, fait d’elle la conjonction et la nécessaire interaction du subjectif et de l’objectif, du moi et du non-moi, du percepteur et du perçu, en une totale interdépendance illustrée par l’image des vents venant écouter la musique des sapins qu’ils agitent :
[...] Te voici, avec
La race géante de tes sapins accrochés à tes flancs,
Enfants d’un âge plus ancien, dont les vents déchaînés,
Pieusement, viennent, comme toujours ils le firent,
Aspirer les parfums ou écouter les puissantes ondulations –
Harmonie antique et solennelle, (v. I9-24)24
22Sans sapins (les objets), pas de musique, mais sans vents (les sujets), pas de musique non plus. De l’interaction des deux naît un produit qui est manifestation de la réalité, signature d’un acte commun et indéfectiblement partagé, tel est le sens de cette « harmonie antique et solennelle ».
23Angela Leighton étudie le poème sous l’angle du sublime, dimension qui s’impose vite à la première lecture, mais, curieusement, n’avait jamais été étudiée avant elle. Elle note le soin pris par Shelley pour éviter « l’erreur vulgaire de personnifier la montagne et de lui prêter des qualités humaines, lui faisant gouverner l’univers comme un monarque terrestre gouverne son royaume... Cependant l’objet du poème est de s’adresser au paysage comme à une manifestation possible de quelque grande Puissance que le poète voudrait percevoir comme une voix ».25 Mais cette Puissance est loin, mystérieuse, séparée de ses manifestations visibles, en vertu de quoi le doute est là et les espaces infinis du sublime, pour le poète sceptique, sont « un désert peuplé par les seules tempêtes » (v. 26). Angela Leighton voit là un nouvel aspect – original et shelleyen – du sublime : un paysage inaccessible, inimaginable, désert et totalement silencieux, un paysage de l’absence. Une tension s’instaure alors dans l’imaginaire du poète entre la crainte d’une possibilité d’absence (d’où les deux derniers vers du poème : « Si, aux images qui peuplent l’esprit humain, / Le silence et la solitude n’offraient que le néant ? ») et la nécessité d’une présence, d’une voix pour donner sens aux inspirations poétiques. Quelle que soit la signification qu’on donne à ce Power (Puissance, Puissance suprême, pouvoir, en fait puissance et dynamisme), ce texte très compliqué exprime un doute. Il peut s’agir, par moments, d’un sens religieux ou mystique : on sait qu’au moment d’écrire son poème, Shelley avait choqué l’opinion en se définissant sur un registre d’hôtel comme « démocrate, philanthrope et athée ». Le dernier adjectif était une provocation ; il était en fait, ainsi que l’infère la dernière question du poème, agnostique et non athée.
24Ce que développe ce texte, c’est la poétique de l’énigmatique, du sublime comme énigme. La constellation du sublime explorée par l’esthétique du xviiie siècle est là : hauteur, profondeur, immensité et même infini, éternité, puissance, fascination. S’y ajoute, comme chez Coleridge, le silence, mais un silence qui peut n’être que vacuité. On note que le catamorphe domine nettement l’ascensionnel du début à la fin : profondeur du ravin, cascades, descente cruelle des glaciers, torrents dévastateurs. La puissance s’exprime d’abord, et de manière obsessionnelle, par le fracas et la destruction. D’où l’idée, émise par T. L. Peacock, que la déité que Shelley avait peut-être à l’esprit en écrivant « mont Blanc » n’est pas le Dieu chrétien, mais plutôt Ahrimanes, principe du mal dans la mythologie philosophique zoroastrienne manichéenne.26 Au-dessus de ces manifestations catamorphes s’élève le mont Blanc, « loin au-dessus, transperçant les deux infinis » (v. 60). Le sens grec de la puissance cosmique est aussi présent avec l’image jupitérienne (comme chez Coleridge) de l’éclair accompagnant le fracas de tonnerre qui monte du val.
25La force d’un dynamisme essentiellement descendant, et directement issu du sommet inaccessible, est donc une donnée indéniable et constatée. Le reste est une énigme : qu’y a-t-il à la source de ce dynamisme ? Est-il le fruit d’une intention ? Tout cela est-il l’effet d’une nécessité qui n’est que la conséquence d’un aléatoire, un processus purement mécanique ?
26L’imaginaire de l’énigme s’exprime essentiellement selon le mode de l’oxymore : ce que Shelley appelle Power est à la fois immobile, inconnaissable parce qu’inaccessible et silencieux – le mont Blanc (v. 96) —, c’est-à-dire, en fait, transcendant ; mais c’est aussi l’émanation de cette puissante immobilité jaillissant vers le ciel : les torrents, les avalanches qui traversent le val dans un vacarme d’enfer, détruisant et emportant tout, pour devenir, dans la faible pente des plaines (mais l’étant en fait depuis l’origine), « la respiration et le sang des terres lointaines » (v. 124), avant de se jeter dans la mer, puis s’évaporer et recommencer (v. 124-126) ; soit une forme d’immanence donnant la vie à partir de la mort et vice et versa. Les cascades gelées, comme chez Coleridge, sont l’image oxymoronique du mouvement et de l’immobilité combinées. Les rafales violentes et silencieuses (v. 135-136), les flocons qui paraissent s’embraser (Burn) au soleil couchant sont d’autres figures oxymoroniques. En même temps, par le biais de cette gigantesque métaphore, le poète, contemplant le ravin vertigineux, semble voir les profondeurs de son propre psychisme (v. 34-40). Du sublime cosmique ou chtonien on passe à un sublime humain qui n’est pas sans rappeler une réflexion de Burke constatant que « la hauteur est moins grande en ses effets que la profondeur [...] la sensation que l’on éprouve en regardant le fond d’un précipice est plus forte que celle que cause l’aspect d’un objet aussi élevé que le précipice est profond ».27 Ce vertige, « extase sublime » (v. 35), ressenti par le poète devant le ravin, eu égard à la signification de ce dernier comme « ma propre imagination, [...] mon esprit à moi » (v. 36-37), il l’éprouve donc devant le mystère insondable des profondeurs de son âme qui se fondent, dans une optique idéaliste néo-platonicienne aussi bien que matérialiste au sens empiriste du terme, à la profondeur inversée de l’Un ou de l’Origine. C’est ainsi que la plongée des Océanides au cœur ténébreux du volcan dans le Prométhée délivré équivaudra à l’ascension sublime de l’alouette qui disparaît dans la lumière solaire.28 Malgré le fort impact du schème catamorphe, la poétique de l’énigmatique se situe essentiellement ici, avec l’oxymore et le cycle, dans le régime nocturne synthétique de Gilbert Durand.
27Le mont Blanc, jaillissement ascensionnel immobile et silencieux, en son faîte inaccessible et donc symbole d’une transcendance constatée et crainte, en continuité cependant avec le ravin, symbole d’immanence29 (dont la ruée tumultueuse, manifestation de puissance, est l’effet direct du silence et de l’immobilité sommitale), ce mont Blanc a été saisi comme épiphanie du sublime tel que l’esthétique du xviiie siècle l’a décrit : perception, sensation, émotion et verbalisation codée. Le fait qu’il ne pouvait être contemplé que de loin, qu’il n’avait pas encore été gravi et donc était inconnaissable, mystère en son sommet, silence à accepter comme vide possible ou à combler par la foi, oxymore de différentes manières, tout cela a fait de lui un des symboles suprêmes permettant aux romantiques anglais de méditer in situ aussi bien sur leurs convictions mystiques que sur leurs angoissantes incertitudes. Il s’est également révélé être le site privilégié où l’esthétique s’anastomose à l’éthique pour Shelley :
Tu possèdes une voix, Montagne puissante, qui abolit
Les lois du mensonge et de l’infortune dans le monde entier ;
Non comprise par tous, mais que les sages, les grands et les justes
Interprètent, rendent sensible, ou sentent profondément, (v. 80-83)30
28Dans l’imaginaire, le sommet de la montagne est traditionnellement, eu égard à son élévation même, le lieu de la sagesse révélée ; la Bible en est le meilleur exemple. Le contexte historique de ce poème précis appelle deux remarques : typiquement romantiques sont, dans ces vers, le rôle formateur de la nature, et le statut du poète (bien évidemment sujet des deux derniers vers) comme quintessence de l’humanité et interprète privilégié de cet enseignement. Ensuite, conformément aux principes empiristes, ledit enseignement s’opère d’abord, en quelque sorte, par contagion de force et de noblesse, la conviction morale intellectualisée découlant de l’émotion suscitée par le grandiose. Ce dernier rapetisse, au point de les rendre méprisables, tricheries et mesquineries humaines, tout ce qui est bas. L’exacerbation de l’antithèse, tout comme les images catamorphes, relève du régime diurne durandien indéniablement présent dans ce poème en complément du régime nocturne synthétique, ce qui est tout à fait logique.
29Le mont Blanc s’est donc imposé à la contemplation fascinée des romantiques comme l’énigme poétique par excellence en laquelle l’homme peut percevoir un indice de l’Etre comme de la vacuité de l’univers, contempler une image de lui-même et de ce qui, le traversant et l’informant, le dépasse, l’écrase et le soulève à la fois ; un moyen, enfin, par l’identification projective de l’extase, de vivre en une provisoire éternité, l’exaltation d’un rêve de puissance par lequel l’imagination humaine a toujours tenté d’approcher le divin.
Notes de bas de page
1 Il signifiait jusqu’alors « romanesque », par exemple dans l’expression « Shakespeare’s romantic comédies ».
2 Gray's Poems, Letters and Essays, Londres, Dent, 195 5, p. 101-106.
3 E. Burke, Recherches philosophiques..., op. cit., dans The Sublime. A Reader in British Eighteenth Century Aesthetic Theory, Andrew Ashfield éd., Cambridge University Press, 1996, p. 131-139-
4 H. Bloom, Shelley’s Mhytmaking New Haven, Yale University Press, 1959, p. 12.
5 A. Leighton, Shelley and the Sublime, Cambridge University Press, 1984, p. 59.
6 Hast thou a charm to stay the morning-star / In his steep course ? So long he seems to pause / On thy bald awful head, O sovran BLANC.
7 D. Bonnecase, S. T. Coleridge. Poèmes de l’expérience vive, Grenoble, ELLUG, 1992, p. 141.
8 Ibid., p. 146.
9 Ibid., p. 150-151.
10 Ibid., p. 151.
11 Ibid., p. 152.
12 Around thee and above / Deep is the air and dark, substantial, black , /An ebon mass : methinks thou pienest it, / As with a wedge !
13 But when I look again, / It is thine own calm home, thy crystal shrine, / Thy habitation from eternity !
14 J. Chevallier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1969, 1982, p. 314.
15 O. Bonnecase, op. cit., p. 149.
16 O dread and silent Mount ! Igazed upon thee, / Till thou, still present to tbe bodily sense, / Didst vanish from my thought : entranced in prayer / I worshipped the Invisible alone.
17 Thou the meanwhile, wast blending with my Thought, / Yea, with my Life and Life’s own secret joy :/Till the dilating Soul, enrapt, transfused, / Into the mighty vision passing – there / As in her natural form, swelled vast to Heaven !
18 ... with dim eyes suffused with tears, / Solemnly seemest, like a vapoury cloud, / To rise before me – Rise, O ever rise, / Rise like a cloud of incense from the Earth / Thou kingly Spirit throned among the hills, / Thou dread ambassador from Earth to Heaven, / Great Hierarch ! tell thou the silent sky, / And tell the stars, and tell yon rising sun / Earth, with her thousand voices, fraises GOD.
19 The everlasting universe of things / Flows through the mind, and rolls its rapid waves, / Now dark – now glittering – now reflecting gloom – / Now lending splendour, where from secret springs / The source of human thought its tribute brings / Of waters, – with a Sound but half its own.
20 Thus thou, Ravine of Arve – dark, deep Ravine – / Thou many-coloured, many-voiced vale, / Over whose pines, and crags, and caverns sail / Fast cloud-shadows and sunbeams : awful scene, / Where Power in likeness of the Arve comes down / From the ice-gulfs that gird his secret throne... Dizzy Ravine ! and when I gaze on thee / I seem as in a trance sublime and strange / To muse on my own separate fantasy, / My own, my human mind, which passively / Now renders and receives fast influencings, / Holding an unremitting interchange / With the clear universe of things around.
21 The secret Strength of things / Which governs thought, and to the infinite dome / Of Heaven is as a law, inhabits thee ! / And what were thou, and earth, and star, and sea, / If to the human mind’s imaginings / Silence and solitude were vacancy ?
22 E. R. Wasserman, The Subtler Language, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1959, p. 195-240.
23 « Rien n’existe qu’en tant qu’il est perçu », et « le fondement de toutes choses ne peut être l’esprit. » (Shelley, Essay on Life)
24 ... thou dost lie, / Thy giant brood of pines around thee clinging, / Children of elder time, in whose devotion / The chainless winds still come and ever came / To drink their odours, and their mighty swinging / To hear – an old and solemn harmony.
25 A. Leighton, op. cit., p. 61.
26 T. L. Peacock, Memoirs of Shelley, dans Works, VIII, p. 71.
27 Cité par Jean Clay, Le Romantisme, Paris, Hachette, 1980, p. 73.
28 Voir, à ce sujet, Jean Perrin, Les Structures de l'imaginaire shelleyen, Grenoble, PUG, 1973, p. 732 et suiv.
29 Le mot Power désigne les deux (v. 16 et v. 96).
30 Thou hast a voice, great Mountain, to repeal / Large codes of fraud and me ; not understood / By all, but which the wise, and great, and good / Interpret, or make felt, or deeply feel.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010