Montagnes réelles, montagnes imaginaires dans la littérature française (XIXe-XXe siècle)
p. 15-43
Texte intégral
1La montagne, dans la littérature en France, n’apparaît guère, même comme simple décor, avant le xviiie siècle. Ce n’est au mieux qu’une simple silhouette, à la manière de ces arrière-plans que l’on voit dans les tableaux des peintres italiens de la Renaissance. Assurément, parce que notre pays est bordé au sud et au sud-est par deux chaînes importantes, Pyrénées et Alpes, les écrivains les mentionnent à l’occasion, par exemple lorsqu’ils relatent un voyage, comme le fait Montaigne dans son Journal de voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne, effectué en 1580-1581. Encore faut-il noter que ce texte ne fut connu et publié qu’en 1774, et que la description des Alpes se réduit au passage du mont Cenis. Il est évident que ces chaînes forment à la fois des barrières difficiles à franchir et des protections naturelles (que Vauban et tous les stratèges militaires renforceront de solides fortifications qu’on restaure actuellement). Mais la littérature classique, se souvenant avant tout de Tite-Live et Lucain, évoque surtout les Alpes par le passage de l’armée d’Hannibal et de ses éléphants, en un lieu dont on dispute encore, tant le mythe est plus puissant que l’histoire. Le début du xixe siècle donnera à cette aventure légendaire une forme moderne grâce au franchissement du Grand-Saint-Bernard par le général Bonaparte, en route lui aussi pour l’Italie, les canons remplaçant les éléphants. On sait tout l’usage qu’en fera la peinture.
2La montagne est donc, pendant très longtemps, un lieu dangereux, inconnu, exotique au sens premier ; c’est par là même aussi un lieu sacré, pays des dieux dans le décor de la Grèce, avec son Olympe aimable, mais où règne un Jupiter tonnant. L’imagination classique voit dans ce lieu sacré plutôt son côté tremendum que fascinans. Ce qu’on peut apprendre des populations, en général par les prêtres et moines (les Chartreux) de ces lieux, inaccessibles pour ceux du moins qui écrivent, ne fait que renforcer cette image. À la fin du xviie siècle, par exemple, une chronique rapporte qu’en 1690, les « habitants de Chamounix » demandèrent à l’évêque de Genève, Mgr d’Aranthon, de venir « bénir et exorciser » les « glacières », car « Chamounix [...] a de grosses montagnes qui sont chargées de glace et de nêges, aussi bien en esté qu’en hyver ; leur hauteur semble porter leurs pointes jusque dans les nües, et elles s’élèvent presque autant que la veüe peut porter ; ces glaces et ces nêges, qui viennent toujours en penchant depuis la cime jusqu’en bas, menacent sans cesse de ruiner les lieux circumvoisins ». La chronique ajoute que depuis la bénédiction de l’évêque, les glacières se sont retirées d’un demi quart de lieue.1 Le mont Blanc s’appellera longtemps la Montagne maudite, même lors des premières tentatives d’ascension, et il y a toujours un Mont maudit. Il n’est donc pas étonnant que Bossuet parle, sans les connaître, d’« affreuses montagnes » ; Mlle de Scudéry et bien d’autres expriment le sentiment d’« horreur » qu’elles procurent ; même saint François de Sales, l’évêque d’Annecy, qui pourtant les connaît forcément mieux, parle d’« effroyables glaciers », expression bien plate mais on a vu qu’en effet, ils menaçaient les montagnards. Le peintre Horace Vernet, qui vient en Suisse en 1778, n’en aime pas les paysages. Il avait d’ailleurs déjà peint une « Bergère des Alpes » en 1763, qui ne faisait qu’illustrer de façon insipide, un fade conte de Marmontel, cliché qui perdurera longtemps sur l’innocence de ces lieux inviolés et de leurs habitants. Il avouait, à la suite de la critique sévère que fit Diderot de son tableau de 1779, que si ces Alpes étaient informes, c’est que son « talent n’avait pas été préparé pour de si vastes et étranges sujets ».2
3Cependant, le xviiie siècle avec son désir d’éclairer les hommes en faisant avancer la connaissance scientifique va pousser des physiciens à s’intéresser à ce que Buffon appelait encore des « imperfections de la figure du globe ». Horace-Benedict de Saussure inaugure, dès 1787, la conquête des sommets des Alpes pour des motifs scientifiques, qui seront encore longtemps le moteur des escalades, au moins en apparence. Saussure publie non seulement les résultats de ses expériences, mais surtout une Relation abrégée d’un voyage à la cime du mont Blanc (Genève, 1787) qui a un grand succès, et n’est pas dépourvu de qualités littéraires. Mais cet aspect de la conquête des cimes n’est pas celui qui, dans la seconde moitié du xviiie siècle, va faire entrer la montagne en littérature. Du reste, on a déjà pris l’habitude d’accoler au terme convenu du sentiment d’horreur qu’elle inspire celui de « sublime », beaucoup plus positif. Mais le rôle essentiel dans le changement des mentalités et par conséquent dans l’imaginaire et son expression littéraire, vient en France, on le sait, de Rousseau et de la Nouvelle Héloïse (1761). Son influence a été telle que nous pouvons l’intégrer dans une étude qui porte essentiellement sur les deux siècles suivants. Son « préromantisme » s’est exprimé tout particulièrement dans les images de la montagne, paysage privilégié pour traduire les sentiments d’exaltation, avec lesquels la montagne est en accord par sa nature même. Rousseau marque un tournant dans la présence de la montagne comme moteur de l’imagination poétique, et c’est pourquoi il n’était pas inutile de faire, très sommairement il est vrai, l’historique du thème avant lui. L’imaginaire est tributaire à la fois des archétypes, qui sont généraux et communs à tous en tous temps et tous lieux, comme on le verra assez dans l’ensemble de cet ouvrage, mais aussi de l’expression propre que détermine à la fois le contexte historique, social et culturel, et les données personnelles des créateurs. Il n’est pas question de passer en revue tous les textes où apparaît la montagne ; j’ai dû faire un choix parmi ceux qui m’ont semblé les plus aptes à tracer les grandes lignes de force d’un imaginaire de la montagne, en France, que d’autres contributions compléteront, et dont je ne nie pas le côté parfois subjectif.
La découverte des voyageurs romantiques
4Rousseau, grâce à l’immense succès de la Nouvelle Héloïse, fait prendre conscience aux âmes sensibles de son temps, et surtout ensuite aux écrivains romantiques, qui lui voueront une admiration reconnaissante, de l’accord entre une nature sauvage jusque-là ignorée et la force des sentiments de l’être humain.3 Il ne faut cependant rien exagérer. Si le héros du roman de Rousseau, Saint-Preux, est son porte-parole et traduit les émotions vives que l’écrivain a pu ressentir notamment lors de son voyage de Genève à Chambéry, la description en elle-même est encore bien vague, même si elle l’est moins que celle des auteurs classiques. On trouve comme chez eux « d’immenses roches qui pendaient en ruine au-dessus de nos tête », un « torrent éternel », « un abîme dont mes yeux n’osaient sonder la profondeur ». Rousseau et son héros sont frappés, comme le seront beaucoup d’autres, par le contraste entre la nature cultivée et la nature sauvage – ce qui indique du reste que le voyageur de l’époque ne monte pas fort haut. Cependant la nature y est déjà différente de celle de la plaine, elle est Autre et le héros tourmenté est distrait de son désespoir, gravissant « lentement et à pied des sentiers assez rudes », par le spectacle de la montagne, comme, ajoute-t-il, par un spectacle de théâtre. Ce qui souligne l’étrangeté frappante, plutôt que l’artifice, de « ces lieux si peu connus et si dignes d’être admirés ». Surtout, comme il le comprend, l’apaisement que lui procure cette contemplation vient de l’impression générale
qu’éprouvent tous les hommes [...] sur les hautes montagnes où l’air est pur et subtil : on se sent plus de facilité dans la respiration, plus de légèreté dans le corps, plus de sérénité dans l’esprit [...]. Les méditations y prennent je ne sais quel caractère grand et sublime, proportionné aux objets qui nous frappent, je ne sais quelle volupté tranquille qui n’a rien d’âcre et de sensuel.4
5Analyse précise, fondée sur des impressions personnelles, elle souligne l’accord entre les sensations et sentiments, et l’objet du spectacle, perçu non seulement intellectuellement, mais physiquement et presque mystiquement.
6Au début du siècle suivant, Senancour, exilé dans le Valais, traduit tout autrement le sentiment de la montagne, dans Oberman, en 1804 – mais il s’agit toujours d’un accord entre les sentiments et aspirations de l’âme et la nature. Bien plus mélancolique que Rousseau, il recherche la solitude absolue, tout en trouvant, dans le spectacle des montagnes, où « tout est grand, caractérisé, perdurable», la permanence du monde, qui lui fait oublier la fuite du temps, la fièvre de l’existence, ce qu’il appelle de façon très poétique « la lenteur des choses ».5 En même temps, il décrit avec assez de précision, par exemple, l’horizon contemplé depuis la Dent du Midi, après une tentative d’ascension initiatique6, ou encore la tombée de la nuit en montagne : « L’air est froid, le vent a cessé avec la lumière du soir ; il ne reste que la lueur des neiges antiques et la chute des eaux dont le bruissement sauvage semble ajouter à la permanence silencieuse des hautes cimes et des glaciers, et de la nuit ».7 Très vite, il s’enfonce dans une rêverie cosmique, où la montagne est un lien entre le monde d’ici-bas et l’Au-Delà, retrouvant, assez inconsciemment sans doute, des traditions mythiques. Mais pour lui, cet Au-Delà est vide, et son spleen inguérissable, bien plus que celui de René. Car ces sommets ne sont jamais l’équivalent d’une Amérique où pourraient vous emporter les « orages désirés ».
7Désormais, en tout cas, l’impénitent voyageur romantique aime placer dans son itinéraire la contemplation d’une de ces montagnes, d’abord surtout en Suisse, ce qui permet à l’âme de s’exalter en accord avec une nature elle aussi excessive. De cet accord naissent plutôt, il est vrai, des récits que des romans ou des poèmes. Cependant, il y a au moins une exception notable parmi ces hymnes à la montagne : Chateaubriand, à Chamonix, fait une description acerbe de la mer de Glace, « qu’on pourrait prendre dans plusieurs endroits pour des carrières de chaux et de plâtre ». En outre, ces « draperies blanches des Alpes [...] noircissent tout ce qui les environne, et jusqu’au ciel, dont elles rembrunissent l’azur ». Le coucher de soleil sur la montagne n’est beau que de Lausanne, parce qu’on a du recul. À Chamonix, on le voit « comme du fond d’un entonnoir ». À la rigueur, on peut apprécier le site au clair de lune...8 En somme, le grand homme, écrasé par la montagne, semble lui en vouloir de lui faire ressentir sa petitesse !
8Peu d’auteurs romantiques ont cette attitude orgueilleuse, même si souvent on parle plus des grand panoramas que de montagnes vues de près. Il y a, en outre, encore bien des poncifs. Musset, par exemple, écrit deux sizains « À la Yung-Frau » en 1829, mais c’est le nom de la montagne, « la jeune fille », la jeune vierge inatteignable, qui l’inspire, et la « montagne sublime », « lieu trop haut pour être d’un mortel », n’est qu’un prétexte à comparaison. Tout au plus ces vers assez faibles attestent-ils qu’en ces années, le nom de cette montagne suisse était assez connu pour être utilisé tel quel dans des vers de circonstances. Le Tyrol (qu’il n’a pas plus vu que la Jungfrau...), décor de La Coupe et les lèvres, en 1832, n’est pas beaucoup plus original, reprenant des images qui ont déjà le statut de cliché et que sauvent à peine quelques expressions un peu plus poétiques, dans l’« Invocation » qui précède l’Acte premier :
Salut, terre de glace, amante des nuages,
Terre d’hommes errants et de daims en voyage,
Terre sans oliviers, sans vigne et sans moissons.
Ils sucent ton sein dur, mère, tes nourrissons ;
Mais ils t’aiment ainsi, – sous la neige bleuâtre
De leurs lacs vaporeux, sous ce pâle soleil
Qui respecte les bras de leurs femmes d’albâtre
[...]
9Refuge contre les bassesses de la société bourgeoise, terre de liberté... rien qui ne puisse être remplacé par tout autre élément de la nature, la mer, par exemple. Il semble bien que pour chanter la montagne de manière originale, il faille en avoir eu l’expérience directe. Curieusement, car elle passe pour avoir avant tout chanté son Berry natal, c’est chez George Sand que l’on peut trouver les exemples les plus poétiques (au sens bachelardien du terme). Il est vrai, comme le raconte Histoire de ma vie, que son contact avec la montagne remonte aux souvenirs de sa petite enfance, lorsqu’elle traverse les Pyrénées, avec sa mère, pour rejoindre son père en poste en Espagne, auprès de Murat : souvenir d’une « surprise pleine d’angoisse », mais aussi et dans le même temps, l’admiration pour la première fois, « sur les marges du chemin, des liserons en fleur ».9 Ces impressions si importantes puisque situées dans une période très sensible de la vie de la romancière se renouvellent lorsqu’en 1825, elle fait un séjour dans les Pyrénées. La forme, dans Histoire de ma vie, est celle d’un journal de voyage, qui rompt le cours de la narration conventionnelle de l’autobiographie. Il est plus que probable qu’elle utilise alors, en 1852, le journal qu’elle a tenu à l’époque du voyage, et dont on a perdu la trace. C’est une coutume courante, et George Sand a tenu des « journaux » à de nombreuses reprises, qu’elle a utilisés de diverses manières, y compris dans ses romans. La description des paysages et des sentiments est bien plus précise et originale que chez les autres romantiques, et en particulier que chez Rousseau, à qui pourtant George Sand voue une admiration fidèle. Après Tarbes, dont elle aime « le beau ciel, des eaux vives, des constructions bizarres faites d’énormes galets apportés par le gave », elle pénètre dans le territoire des montagnes.
Peu à peu, cet amphithéâtre de montagnes blanches se rapproche et se colore [...]. Enfin nous sommes entrés dans les Pyrénées. La surprise et l’admiration m’ont saisie jusqu’à l’étouffement. J’ai toujours rêvé les hautes montagnes. Je ne me figurais pas la hauteur de ces masses qui touchent les nuages et la variété des adorables détails qu’elles présentent. Les unes sont fertiles et cultivées jusqu’à leur sommet ; les autres sont dépourvues de végétation, mais hérissées de formidables rocs en désordre, comme au lendemain d’un cataclysme universel.10 (C'est moi qui souligne.)
10Si la jeune femme est sensible comme tous les autres voyageurs de l’époque, après Rousseau, au contraste entre la nature cultivée et la nature sauvage, elle l’est aussi au rapport entre la montagne réelle et la montagne rêvée. En outre, ce n’est pas l’apaisement serein du héros de Rousseau qu’elle ressent, mais un sentiment bien plus ambivalent devant une nature inhumaine, dont la dimension cosmique est suggérée par l’allusion au cataclysme universel. Lorsqu’elle gravit « une montagne inouïe de rapidité pour des chevaux attelés », et qu’elle entend « mugir le torrent dans toute sa fureur », son sentiment est celui de la terreur sacrée : « l’âme se resserre et [...] un sentiment d’effroi insurmontable vient glacer le cœur ». La suite du texte se réfère à des éléments du paysage de montagne précis et originaux : « Là, le jour devient bleuâtre, de noires montagnes de marbre et d’ardoises où se traîne une sombre bruyère et des arbres nains resserrent le ciel. » Elle précise alors le sentiment de « coïncidence des contraires », marque de sacré, qui l’étreint : « Tout cela m’a paru horrible et délicieux en même temps. J’avais une peur inouïe et sans cause, une peur de vertige et qui n’était pas sans charme. J’étais ivre et j’avais envie de crier. »
11On a déjà souligné le terme de « rêve » dans la première citation. Ce rapport entre le réel et le rêve est plus précis encore dans la suite du récit. Lorsque, le lendemain matin, le brouillard se lève, ce qu’elle voit lui semble « un tableau suspendu à rien, comme un rêve jeté dans l’espace ». Rêve, en effet, correspondance poétique qui semble annoncer les « correspondances » baudelairiennes : « Ce que j’avais pris pour le ciel était la nuée, ce qui paraissait l’espace était la densité. » Elle affirme qu’elle ne pourrait se lasser de ces merveilles de la nature, et qu’elle, fille des plaines, se sent devant la montagne toujours prête à s’élancer ailleurs. Ce qu’elle fait d’ailleurs dans la réalité, lors d’excursions à cheval, et qu’elle fera, plus tard, à pied, en parcourant avec Pagello les montagnes au nord de Venise.11 Le voyage pourtant n’est pas seulement distraction, qu’on pourrait déjà dire sportive, c’est avant tout une quête, quête de soi et quête d’un ailleurs, que le roman de Consuelo, en 1844, mettra en forme romanesque et mythique, avec les errances de la cantatrice, dont la première l’amène dans le massif des Carpates. Montagnes cette fois totalement imaginées, refuge et lieu d’une première initiation de l’héroïne. Or George Sand raconte qu’elle a toujours rêvé, non des Carpates, mais du Tyrol, à cause d’une chanson dont elle ne se rappelle que deux vers : « Je ne sais guère pourquoi je les imagine si belles ; mais il est certain qu’elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. » Une rencontre durant un voyage avec une jeune fille qui vient de ce pays ravive cette attirance : « Depuis, j’ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies de Beethoven. »12
12Pourtant, elle gardera longtemps, puis détruira, le manuscrit inachevé d’un roman, dont le titre, Engelwald renvoie explicitement au personnage mystérieux des deux vers de la chanson oubliée. Comme si ce rêve d’une montagne idéale ne pouvait prendre une forme concrète dans un roman. Car il y a bien des décors de montagnes plus « réelles » dans ses romans. Par exemple, dans ce roman plein de fantaisie, Teverino (1848), où avec Léonce, deus ex machina, nous nous promenons dans un décor de montagnes de la frontière italienne que George Sand connaît, mais dont la description, tout en utilisant plus de clichés que les récits autobiographiques, ouvre cependant sur l’imaginaire. Ainsi, après avoir parcouru ce que la dédaigneuse et blasée Lady G. appelle un « affreux pays », car « ces roches nues, ce torrent toujours irrité, ce ciel étroitement encadré, cette chaleur étouffante [...] tout cela porte à la tristesse et à l’effroi de la vie », un « vallon délicieux comme une oasis dans le désert » s’ouvre tout à coup. Nous n’échappons pas aux flots « limpides comme le cristal » (même s’ils sont qualifiés de « verdâtres »), ni aux « tapis d’émeraude », aux « frais murmures » et à la « clochette lointaine des vaches éparses ». Mais la fin du paragraphe sauve la fadeur de ce qui précède : « Les gorges granitiques ouvraient leurs perspectives bleues, traversées à la base par les sinuosités des eaux argentées. C’était un lieu de délices où tout invitait au repos, et d’où cependant l’imagination pouvait s’élancer encore dans de mystérieuses régions. ».13 Ces « régions » sont aussi celles que l’on découvre d’un col, quelques chapitres plus loin, une Italie mythique sous la forme d’une « vallée immense et verdoyante», découverte brusquement « au sommet d’une montée longue et pénible ». Les voyageurs voient, du plateau où ils se trouvent, « de gigantesques rochers couronnés de neige » qui se « dressaient encore vers le ciel ». Lorsque George Sand qualifie cette nature « aride, bizarre », « d’effroyablement romantique », on sent bien la malice moqueuse de la romancière, qui est d’ailleurs dans le ton de tout le roman. Mais elle insiste aussi sur le contraste, ou sans doute vaudrait-il mieux dire sur la « coïncidence des contraires » : « Quoi de plus beau qu’un pareil spectacle au coucher du soleil, lorsqu’à travers le cadre anguleux de la nature alpestre, on découvre la splendeur des terres fécondes, les flancs verdoyants des collines intermédiaires [...] ». La suite de la description est beaucoup plus convenue. Mais elle est prend un sens plus profond lorsque Sabina apprend que ce qu’elle voit, c’est l’Italie, une Italie mythique : « Ma chère Italie, que je rêve depuis mon enfance [...]. L’Italie ! ô mon Dieu ! je pourrai donc dire que j’ai au moins salué les horizons de l’Italie ! »
13Il est vrai que, transplanté dans les romans, le cadre des montagnes a rarement la vigueur et l’originalité pittoresque des descriptions qui se trouvent dans les récits de voyage réels chez George Sand, même s’il garde un sens symbolique derrière l’ironie manifeste de la romancière devant les excès d’enthousiasme de son personnage féminin. Refuge aussi bien que passage vers un ailleurs longtemps rêvé, la montagne, pour George Sand, est avant tout la manifestation dans la nature d’un rêve et le symbole d’un élan vers un ailleurs. L’imaginaire de l’écrivain est tantôt de type « héroïque »14 lorsqu’on s’élance, en réalité ou dans l’imaginaire, vers les sommets, tantôt de type « mystique » lorsque dans l’aridité désertique des rocs se découvre une sorte d’île bienheureuse15, soit enfin un imaginaire « dilemmatique », qui prend en compte les deux autres aspects de la montagne. Toutefois la référence, dans l’écriture autobiographique de l’auteur, aux montagnes réelles, a finalement plus de valeur poétique que leur utilisation dans les romans.
14Lamartine n’avait pas non plus tellement réussi la transposition poétique d’un décor montagnard, dans Jocelyn (1836), qui devait être le poème terminal d’une grande épopée, jamais menée à bien, sauf le premier chant et le dernier. L’aventure de l’ange déchu devenu un curé de village, se déroule en partie à la « Grotte des Aigles, au sommet des Alpes du Dauphiné », où il a dû se réfugier à cause de la Révolution. Inutile d’essayer de la localiser exactement, comme on a souvent essayé de le faire : même si Lamartine se souvient évidemment de son voyage à la Grande Chartreuse, beaucoup plus impressionnant alors que de nos jours, il s’agit avant tout d’un refuge imaginaire, d’un territoire érémétique que protège la distance et la difficulté d’accès, comme le nom entièrement inventé de la grotte l’indique. Les vers qui décrivent la montée à un premier palier, comme ceux d’une traversée de l’abîme, ne sont pas parmi les meilleurs du poète :
Je commence à gravir ces gradins de colline
Où les Alpes du Nord enfoncent leurs racines,
Immense piédestal par sa masse abaissé,
Qui sous le poids des monts semble s’être affaissé,
Et dans l’encaissement des roches éboulées
Cache les lacs profonds et les noires vallées.
[...] Du noir pilier des monts la colonne d’écume
Tombe en rejaillissant dans le gouffre qui fume,
Hurle dans sa ruine avec tous ses ruisseaux
Remonte en blancs flocons, retombe en verts lambeaux
Et remplit tout le vide où flotte en bas sa foudre,
De vent, de bruit, de flots, de vertige et de poudre :
Un seul débris de roc que le fleuve a broyé,
Tremblant aux coups de l’onde, et d’écume noyé,
Comme un vaste arc-en-ciel appuyé sur deux cimes
Se dresse en voûte immense et franchit ses abîmes.
15Ce qui aurait pu être un fort mythique « pont de l’épée » à la manière de celui des poèmes arthuriens est, il faut l’avouer, rendu bien peu impressionnant par ces vers trop lisses et coulants. Quant à la fameuse grotte, elle est un nid rustique, certes, mais dont les aigles, malgré son nom, sont fort absents, en réalité et symboliquement. Jocelyn ne se risque du reste jamais plus haut ; il faut faire un effort pour voir dans les parcours périlleux, dans les dangers de la montagne (il y a même une avalanche), la métaphore du difficile rachat d’une âme perdue et d’un ange déchu. C’est pourtant bien sans doute ce que voulait montrer Lamartine...
16Gérard de Nerval rend beaucoup mieux le sens mystique de la montagne, dans son Voyage en Orient (que Lamartine fera, lui aussi). Dans un article16, auquel on ne peut que renvoyer, Gisèle Vanhèse a montré le rôle et le sens de la montagne du Liban, dans l’imaginaire nervalien, « noirs abîmes » et eau lactée, lieu où renaître : paysage avant tout spirituel, toute montagne sera finalement assimilée à la montagne sacrée de Kaf, où Adoniram arrive après une plongée dans le monde souterrain. Nerval résume bien sa vision par cette formule : « Montagnes. Harmonie première ».
17Plus tard, et dans un tout autre registre, Théophile Gautier, notamment dans ses Vacances du lundi, parle plus poétiquement des montagnes que bien des poètes, et qu’il ne le fait lui-même dans ses poèmes d’España. C’est qu’il les voit avec un œil de peintre, quasi impressionniste : il cite d’ailleurs les aquarelles de Turner. Lorsqu’en 1866, il voit enfin le mont Blanc, le Cervin et d’autres hauts sommets des Alpes, son œil de coloriste joue des nuances variées : « gris de perle, lilas, fumée de cigare, rose de Chine, violet d’améthyste... un bleu idéal, qui n’est ni le bleu du ciel, ni celui de l’eau, qui est le bleu de la glace » (chapitre II). Il peint le Cervin au soleil levant : « Le ciel d’une sérénité glaciale avait des teintes d’acier bleui, comme un ciel polaire, et sur le bord il était dentelé bizarrement par les silhouettes sombres des montagnes formant le cercle de l’horizon. Au-dessus de ces découpures jaillissait le pic gigantesque du Cervin, avec un élancement désespéré, comme s’il voulait atteindre et percer la voûte bleue » (chapitre II). Théophile Gautier réussit à la fois à peindre – au sens pictural du terme, et à donner un sens symbolique à la célèbre montagne, qui relie dans un élan violent la terre au ciel, tout en étant conscient du paradoxe qui fait de ce chaos, de cette nature où domine la mort, un des lieux les plus attirants du monde. De sorte qu’il admire, en avance sur son temps et malgré une rationnelle réticence, les efforts pour conquérir par exemple la cime du Cervin, qui avait donné lieu à de spectaculaires et mortels accidents17 : « Quoi que la raison puisse y objecter, cette lutte de l’homme avec la montagne est poétique et noble. »
18Le xixe siècle voit émerger une autre forme d’intérêt, à la fois littéraire et scientifique, pour la montagne. On connaît l’ouvrage de Michelet, qui fait suite à L’Oiseau, L’Insecte et La Mer. Michelet prétend faire un ouvrage scientifique, mais outre qu’il n’a pas vu grand-chose des Alpes, ses connaissances naturalistes et géologiques sont approximatives. La montagne est avant tout un symbole moral. La conclusion de la Préface est claire : « Puisse ce livre qui nous soutint en relever d’autres encore sur les pentes, où par faiblesse ou chagrin, beaucoup descendent. » La montagne est espace de liberté et de pureté, dont elle a sauvegardé la force. Mais il ne s’agit pas d’atteindre les sommets, ni même seulement les glaciers, images de mort ; Michelet préfère les lieux où la nature manifeste son instinct de vie contre les dures conditions du climat et de l’altitude, faisant pousser les pins aroles, les mélèzes, les gentianes, verdir les hauts pâturages. C’est d’ailleurs dans la description de la flore des Alpes qu’il se montre le plus original et le plus poétique. Quant à la montagne elle-même, il préfère toujours les cols aux sommets qui « ne mènent à rien » (1re partie, chapitre II-3), et le lac de Genève ou le lac de Lucerne aux sommets qui les entourent, comme Chateaubriand ; il détaille, en outre, les glaciers menaçants, les avalanches, et aussi les déprédations des hommes. On se croirait presque revenu au temps de Mgr d’Aranthon, avec un zeste d’écologie...
19On connaît moins l’ouvrage d’Elisée Reclus, Histoire d’une montagne, paru chez Hetzel en 1887, illustré de belles gravures de Benett. Ce curieux livre d’un géographe, voyageur jusqu’en Nouvelle-Guinée, commence d’une façon tout à fait romanesque, sinon autobiographique. Le narrateur veut échapper à une « humanité hideuse », celle « des grandes villes, des fumées et du bruit », pour se diriger vers la « montagne non encore asservie ». Thème plutôt rebattu, mais qui va perdurer jusqu’à nos jours.18 Heureusement, les notations sont plus originales que le thème explicite. « Les hameaux, les villages, me sont à demi cachés par leurs propres fumées, brouillard d’un gris bleuâtre qui rampe lentement sur les hauteurs et se déchire en route aux lisières de la forêt » (p. 4). Accueilli par un berger et son chien, thème lui aussi véritable poncif à l’époque, il se met à aimer « la montagne pour elle-même», et le berger, au lieu d’une allégorie facile du dernier homme pur et libre, devient celui qui connaît les secrets de la montagne, et qui lui sert de guide pour comprendre le travail géologique qui a formé cette « scie monstrueuse aux dents bizarrement taillées » (p. 7-9). À partir de ce prologue se développe, en effet, une « histoire » de la montagne, sa géologie, ses habitants, dont l’inévitable « crétin des Alpes », mais aussi ses mythes, l’adoration des montagnes, l’Olympe et les dieux, les génies. Cet ouvrage est assez caractéristique de l’époque, celle des travaux de vulgarisation, qui comportent, outre une partie scientifique, une part personnelle, une part de réflexion morale et philosophique, et une part de références mythologiques.
20Mais si la connaissance de la montagne est une manière d’instruire les hommes, Elisée Reclus n’est pas persuadé que le progrès qui perce les montagnes pour en faciliter le passage (le Saint-Gothard...) va améliorer le bonheur des hommes, au contraire. La montagne risque bien de perdre ce caractère de « terre vierge » où se ressourcer, qui est un leitmotiv prenant le relais de la montagne, lieu d’horreur inaccessible. Cette crainte, que l’on retrouvera dans tout le siècle suivant, et de nos jours, est exprimée dès 1860 et sur le mode de la dérison, dans Le Voyage de M. Perrichon, d’Eugène Labiche, en 1860, et dans Tartarin sur les Alpes, d’Alphonse Daudet, en 1885. Dans la pièce de théâtre, qui fait la critique habituelle à l’époque du « bourgeois », l’action se déroule à l’acte II dans « un intérieur d’auberge au Montanvert, près de la mer de Glace », sur laquelle M. Perrichon va aller « gambader », dit-il. Sa femme ne partage pas son « enthousiasme » – elle trouve que la Suisse a « trop de précipices et de montagnes ». Il est vrai, ajoute-t-elle ingénument, que sa famille est de la Beauce (acte II, scène 9). Mais son mari s’est senti obligé de faire ce voyage à la mode. On connaît le récit que fait M. Perrichon du sauvetage de l’un des deux jeunes gens : « Nous étions sur la mer de Glace... Le mont Blanc nous regardait pensif et majestueux... [...]. Depuis cinq minutes nous suivions, tout pensifs, un sentier abrupt, qui serpentait entre deux crevasses... de glace ! » Mais c’est surtout dans l’aventure de Tartarin qu’on commence à se moquer plus précisément de l’envahissement des montagnes par les touristes ; on a construit un hôtel au sommet du célèbre mont Rigi, « vitré comme un observatoire, massif comme une citadelle, où pose pour un jour et une nuit la foule des touristes adorateurs du soleil ».19 Tartarin le découvre à sa stupeur lorsqu’il parvient au sommet, qu’il a gravi péniblement à pied et avec tout un attirail d’alpiniste. Convaincu par un de ses amis, aussi fanfaron que lui, que tout est organisé pour la commodité des touristes et donc sans danger, il monte à la Jungfrau avec une désinvolture qui sidère son guide. Pourtant, Daudet parsème le récit de notations moins ironiques, comme lorsque Tartarin sort dans le froid du petit matin pour la dernière partie de l’ascension :
Brusquement, il se trouva dehors, saisi de froid, ébloui par la réverbération féerique de la lune sur ces blanches nappes, ces cascades figées où l’ombre des pics, des aiguilles, des séracs se découpait d’un noir intense. Ce n’était plus l’étincelant chaos de l’après-midi, ni le livide amoncellement des teintes grises du soir, mais une ville accidentée de ruelles sombres, de coulées mystérieuses, d’angles douteux entre des monuments de marbre et des ruines effritées, une ville morte avec de larges places désertes (ibid, p. 188).
21De même la description de la vue depuis le sommet prend un aspect magique, avec l’« amoncellement bizarre de glace » qui pourrait faire croire que « dormait dessous le mastodonte ou le mégathérium disparu », tandis que le soleil fait jouer lumière et de couleurs (p. 195).20 Il n’y a plus alors de dérision : Tartarin frissonne, autant à cause de la lumière « écliptique et froide » que de la « sensation de silence et de solitude de tout ce blanc désert aux replis mystérieux ». Il est curieux de voir qu’en somme, le grotesque du personnage est atténué, presque gommé parfois par la grandeur de la montagne, surtout si on compare ce roman au premier Tartarin.
Conquête des sommets : le sport et la solitude
22On vient de le voir, dès la seconde moitié du xixe siècle, les montagnes ne sont plus ces lieux sauvages et inviolés, ou encore difficiles à atteindre, qui ravissaient les Romantiques, et les happy fews. La montagne a pris sa place dans l’image du monde que se font les hommes, au même titre que les autres lieux géographiques. « La terre entière, hélas, est découverte », comme dit Baudelaire, même s’il reste encore, à la fin du siècle et pendant au moins la première moitié du xxe siècle, des blancs sur les cartes. La conquête des sommets procède de cette conquête par l’homme de tout son territoire, et se déplacera des Alpes à l’Himalaya, des Andes aux montagnes des pôles. Au début de la conquête, on sent bien que, comme pour les explorateurs de terres vierges, cette quête des sommets inviolés, sur lesquels poser le pied pour la première fois, prend sa source dans un imaginaire très héroïque, avec le désir sans doute inconscient, en attachant son nom à ces roches éternelles, de transcender sa condition mortelle. La littérature cependant est vite évacuée, au moins jusqu’à récemment, des récits de ces conquêtes. Le Club alpin anglais, puis français, dans leurs publications, prennent bien soin de bannir toute « littérature », de s’en tenir (et cela jusqu’à nos jours) aux détails techniques. De plus, les exploits deviennent de plus en plus pointus : on ne conquiert plus de sommet, on « ouvre des voies », par des moyens de plus en plus « artificiels ».21 Pourtant, il y a eu quelques ouvrages qui ont tenté de donner un sens à ce qui paraissait de plus en plus comme des jeux dangereux, et pour cela fort critiqués dans l’opinion. Lionel Terray, en écrivant Les Conquérants de l’inutile, voulait souligner la valeur morale de ces compétitions, et leur sens en quelque sorte transcendant : la beauté aussi est « inutile ». La fascination du vide s’exprimait dans Les Carnets du vertige de Serge Lachenal. Tous deux « guides de montagne », où ils trouveront la mort. Et il faut dire que le nom même de ce qui est devenu une profession dès la seconde moitié du xixe siècle aurait pu exciter l’imaginaire créateur d’un romancier. Il serait toutefois injuste de ne pas mentionner ici un livre qui a enchanté des générations d’adolescents, Premier de Cordée, de Roger Frison-Roche (1941).22 L’accident à l’aiguille du Dru, qui ouvre le roman, où le guide Jean Servettaz est foudroyé, puis le calvaire du porteur qui accomplit au péril de sa vie la mission presque impossible de ramener le « client », dont l’obstination à gagner le sommet a été cause du drame, et qui est devenu fou, seront la source de la vocation de Pierre Servettaz, le fils de Jean, qui, d’après un autre guide, est « prédestiné » (p. 18), à la suite de la mort de son père. Victime d’un accident en tentant d’aller rechercher le corps, il a de graves problèmes de vertige, qu’il arrivera à vaincre grâce à l’aide sans faille de ses amis guides. Le roman fait sans doute l’effet, maintenant, d’être un peu trop mélodramatique, et les péripéties rebattues. Mais à l’époque, ce qui a frappé, c’est à la fois la précision des détails techniques, qui « faisait vrai » (Frison-Roche était un alpiniste chevronné), et le combat avec une montagne « inhumaine », « impavide et souveraine [...] insensible aux pensées des hommes » (p. 32), qui est aussi une bataille contre soi. La muraille du Dru, qui « se redresse d’un seul jet jusqu’au ciel, qu’elle troue d’un seul coup, semblant vouloir atteindre les au-delà mystérieux » (p. 39), prenait, en un temps où l’on n’avait pas encore vu la montagne au cinéma, une grandeur mythique. Tout un folklore des « guides de Chamonix », hommes simples, rudes mais au grand cœur et à l’héroïsme sans faille, avec ses histoires vraies, et surtout ses légendes, a pris naissance à partir du roman. Cela n’a pas suscité des romans de grande qualité. Sans doute faut-il signaler, cependant, les nouvelles d’Anne Sauvy, notamment celles intitulées Le Jeu de la montagne et du hasard où la réalité est moins édulcorée, et la poésie teintée d’humour.23
23Au xxe siècle, la montagne, dans l’imaginaire, est donc assurément plus naturellement présente que dans les siècles précédents, mais elle a aussi une image plus diffuse. L’alpinisme contribue à la banaliser, cadre d’exploits plus sportifs qu’héroïques. Souvent très médiatisés, ces exploits seraient d’ailleurs plutôt passibles d’une analyse filmique, notamment avec les documentaires de Gaston Rebuffat, également excellent photographe. En outre, prolongeant les moqueries de Labiche et de Daudet envers les touristes qui envahissent la montagne24 », des voix s’élèvent pour redonner à la montagne un peu de sa sacralité, en stigmatisant les hordes qui envahissent des lieux que protégeait autrefois la difficulté de leur approche. Samivel l’a manifesté souvent par ses aquarelles, tantôt vengeresses, tantôt poétiques, peignant les grands espaces blanc bleuté de la neige, mais aussi les files continues des skieurs aux monte-pentes, qui font la queue du haut jusqu’en bas. Dans son roman L’Amateur d’abîmes, il se moque férocement des « faits et gestes du Parisien (ou Londonien, ou Berlinois...) “moyen” hors de sa ville d’élection » incapable d’apprécier « la liberté [...], le vent, la solitude, les saisons, la santé, le silence »25 (p. 173-174). Car seul celui qui en a acquis le droit par la souffrance et la fatigue de l’ascension est capable et digne d’apprécier la « définitive beauté » de la cime neigeuse que les trois alpinistes du roman viennent de quitter.
Ce n’était plus un sommet sur une arête quelconque, mais l’image parfaite de la Cime telle qu’on pouvait l’imaginer dans un rêve. Presque rien, d’ailleurs. Deux glacis déserts, scellés l’un à l’autre par l’arête. Un vaste triangle profilé sur le ciel en émail. La plus pauvre, la plus dénuée des géométries dans l’espace. Mais de cette nudité ascétique naissait le sentiment d’une plénitude et d’une opulence sans égale, qu’une seule surcharge aurait anéanti.
Cela semblait à la fois simple et complexe, vide et plein, (p. 235)
24Il a auparavant comparé ce qu’il éprouve à contempler cette cime sans nom à ce que lui font ressentir « les ombres de Georges de la Tour, la sonate en ut dièse mineur, le portail de Chartres, le visage de quelques vivants ». La « coïncidence des contraires » de la dernière phrase montre bien que la conquête des cimes permet à quelques élus la même expérience que celle que l’on éprouve devant les chefs d’œuvre une expérience mystique.
25Quant à la science, qui avait, en somme, été le moteur de la conquête des sommets, elle se consacre désormais à l’étude géologique des chaînes, et notamment des Alpes. Il faut cependant remarquer que dans les ouvrages d’un Raoul Blanchard, le Grenoblois maître des études de géographie alpine, qui ne sont pas strictement scientifiques, l’imaginaire n’est pas exclu. Il a écrit en effet un ouvrage « grand public », avec la collaboration du lieutenant-colonel Seive, responsable des photographies aériennes qui illustrent le volume, intitulé Les Alpes française à vol d'oiseau.26 Le texte, tout en étant irréprochable sur le plan scientifique, s’exprime avec une poésie certaine, grâce à la vie qui anime paradoxalement ces masses immobiles. Décrivant une partie des Bauges, vue du ciel, il écrit :
Puis le désordre se met dans cette irrégularité. À l’approche des Grandes Alpes, dont le plissement a mis en branle toute cette architecture, on voit les couches, les montagnes, se bousculer comme pour se dérober à la poussée alpestre. L’Arclusaz se tend comme un arc qu’on bande ; la Roche-Torse grimpe sur ses replis étagés. Dans une vraie confusion, les fragments de falaise s’accolent aux croupes de marnes que l’érosion strie de longs ravins. Puis tout s’écroule vers la large plaine béante de la combe de Savoie où l’Isère coule impétueuse derrière ses digues, (p. 34)
26La science génère ici un imaginaire cosmologique, où les forces élémentaires sont mises en action sous nos yeux dans les temps primordiaux, véritable retour aux origines, qui donne un sens mythique à ce qui pourrait n’être qu’une description scientifique et abstraite. Il est vrai aussi que l’homme les domine, dans une situation totalement inédite.
27Mais la montagne n’est pas seulement le lieu des exploits. Y habitent des hommes, qu’on ne prend plus pour des bergers d’Arcadie un peu frustes ou des crétins des Alpes. Certains romans du xxe siècle font de la montagne un véritable personnage mythique et menaçant, d’une façon qui rejoint un peu la vision titanesque de Raoul Blanchard. Car contre la montagne, l’homme est sans armes ; elle le menace et il ne peut rien contre elle. Deux grands auteurs ont particulièrement élevé la montagne au rang de personnage mythique. Si dans l’œuvre romanesque de Ramuz, la montagne est toujours présente, pour Giono, il est vrai, ce sera plus épisodique. Lorsqu’il compose, en 1934-1936, Batailles dans la montagne, Giono a bien en tête les images réelles de la région du Trièves, et d’un voyage à Briançon par le col du Lautaret. Mais si le décor des quatre hameaux correspond en gros à la région de Tréminis, proche de Lalley, où Giono passa souvent ses vacances27, le romancier laisse libre cours à son imagination, en inventant un glacier dont il dit dans son journal, le 16 mars 1936, lorsqu’il l’introduit dans son roman, qu’il est un « nouveau personnage ». Ce glacier, baptisé par Giono la Treille, joue, en effet, sur le symbolisme paradoxal de la vie et de la mort. La première description du glacier insiste sur cette ambiguïté fondamentale :
[...] c’était ce glacier de la Treille qui commandait la lumière, ici, et dans tout le large de cet océan de nuages d’où n’émergeaient plus que des sommets de montagne aigus et déserts. Le soleil ordinaire se reflétait dans ces amoncellements de glaces. La Treille était devenue comme un brasier avec de drôles de flammes d’un vert sournois. Et elle éclairait le haut monde de son soleil particulier qui était fait de tous ses agissements, de tout ce qu’on savait maintenant sur elle, de la solitude dans laquelle on la laissait, de tout ce qu’elle gardait enfoui dans ses grappes de glace.28
28Pour faire bonne mesure, Giono imagine qu’on y met des outres de vin à vieillir, ce qui est pure invention. En outre, le glacier va les rejeter vers le seul hameau épargné, mais il rejette aussi les cadavres des disparus. Au reste si le glacier n’est pas un élément essentiel pour expliquer la catastrophe qui va isoler les hameaux et en détruire trois, il accentue l’inhumanité de la montagne et thématise le danger mortel toujours présent pour les hommes de ces villages.
29Car le roman est la bataille collective des hommes contre la montagne – contre un monstre que le romancier compare dès le début aux « os de Léviathan » (p. 797), éternellement contemporain de la Genèse, ajoute-t-il un peu plus loin. Le nom de « Léviathan » a même été inscrit par le pasteur sur un rocher de Villard-l’Église, dans une citation (fictive) de la Bible. Les paysans en comprennent le sens symbolique, dès qu’on leur a expliqué ce qu’est ce monstre biblique : il leur suffit de « regarder autour et au-dessus de soi » :
Au bout du pâturage l’herbe rousse finissait contre un énorme éboulis de pierre, presque debout, hérissé de débris de roches, comme le vieil entassement des os, des cornes, des sabots de toutes les bêtes mortes de cette grande mort nécessaire, (p. 794)
30Le travail des paysans de ces montagnes montre qu’ils « ont bêché sur les pentes jusqu’au bord des forêts noires, ayant cherché la terre nourricière jusque dans l’ossuaire des troupeaux, jusqu’à la gratter entre les os de Léviathan » (p. 797). La comparaison des rocs nus avec des os est d’ailleurs un thème courant : déjà Victor Hugo, décrivant le spectacle du Rigi, lors de son voyage de 1835, parle curieusement d’« ostéologie de la terre ».29
31L’eau, qui envahit les hameaux à la suite d’une pluie de Déluge, est retenue par un barrage qui s’est formé dans l’endroit le plus étroit de la vallée : la configuration de la montagne est, là aussi, hostile. Contre elle, les hommes, unis, arriveront à l’emporter. Mais la catastrophe sera impuissante à réunir le couple qui s’aimait et que la vie avait séparé. Ce qui n’est pas courant chez Giono. Entre autres raisons, on peut se demander si, ayant imaginé cette montagne hostile, mais dont les maléfices sont tout de même vaincus par l’homme, le créateur n’a pas transposé dans la défaite de l’amour l’impuissance de l’être humain devant la force inhumaine des montagnes.
32Ramuz, dans Derborence, paru en 1934, insiste plus encore que Giono sur le rôle mythique et maléfique de la montagne et du glacier. Il est vrai que toute l’œuvre du romancier suisse a pour cadre et acteur les montagnes et leurs habitants : Ramuz est sans doute le seul auteur qui ne puisse imaginer un roman dont l’action ne se passe pas dans les Alpes – question d’environnement réel, évidemment. Mais cela va plus loin qu’une forme récurrente de décor. J’ai choisi Derborence parce qu’il y a des rapports entre ce roman et celui de Giono ; ce dernier ne nie pas l’avoir lu, même s’il en souligne les différences. Dans le roman de Ramuz, au style plus sec, la montagne est véritablement « diabolique » : le glacier des « Diablerets » le bien nommé (qui existe réellement sous ce nom ?30) s’effondre en ensevelissant les bergers venus garder leurs troupeaux sur l’alpage de Derborence. C’est un lieu de mort, dont le vieux berger Plan semble interdire l’entrée, gardien du seuil de l’Autre monde.
Il riait.
Il disait :
- Les géomètres sont repartis, ils ont bien fait... Plus personne...
Il n’y a plus que moi...
Il reprenait :
-D... I... DIA... B...
À ce moment, une pierre, se détachant là-haut de la coulée de boue, est venue s’abattre sur le pierrier.
— Je vois ça, a-t-il dit, tu me comprends, toi.31
33Même l’alpage, avant d’être enseveli, est un lieu sacré et par là angoissant :
On avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement [...]. On avait beau écouter maintenant, c’était comme si aucune chose n’existait plus nulle part, de nous à l’autre bout du monde, de nous jusqu’au fond du ciel. Rien, le néant, le vide, la perfection du vide, une cessation totale de l’être comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde, (p. 507)
34On retrouve le thème de la montagne renvoyant aux commencements ou à la fin absolue du monde, lieu d’où les hommes sont exclus, et qui ne les tolère pas, autre monde des origines ou d’après l’Apocalypse. On peut évidemment penser aux paysans de Chamonix demandant à leur évêque, on l’a vu plus haut, au xviie siècle, de bénir les glacières, afin d’en conjurer le mal menaçant, diabolique. Mais nous sommes au xxe siècle. Si la superstition est encore représentée par le vieux berger Plan, c’est vraiment en arrière-fond. Le roman montre une véritable renaissance initiatique du héros, qui, enseveli sous les blocs de glace, parvient à sortir de ce véritable labyrinthe. Mais il est devenu fou : il faudra que sa jeune femme parvienne à l’arracher à la montagne.
Les cinq qui étaient là avaient en face d’eux la montagne avec ses murailles et ses tours ; et elle est méchante, elle est puissante ; mais voilà qu’une faible femme s’est levée contre elle et qu’elle l’a vaincue, parce qu’elle aimait, parce qu’elle a osé.
Elle aura trouvé les mots qu’il fallait dire, elle sera venue avec son secret ; ayant la vie, elle a été là où il n’y avait plus la vie ; elle ramène ce qui est vivant du milieu de ce qui est mort. (p. 645)
35On ne peut mieux suggérer le mythe d’Orphée et d’Eurydice, avec des rôles inversés, et une fin heureuse. Dans cette interprétation moderne du mythe, la montagne est très symboliquement le royaume de la mort : « Derborence, le mot chante triste et doux dans la tête pendant qu’on se penche sur le vide, où il n’y a plus rien, et on voit qu’il n’y a plus rien. [...] Et si loin que le regard porte, il n’y a que des pierres, encore des pierres, toujours des pierres. » Et pourtant dans leurs fissures, la vie reprend, les rocs « nourrissent [...] diverses espèces de plantes et de buissons, airelles, myrtilles, épine-vinette aux feuilles dures, aux fruits ligneux, que le vent fait tinter comme des clochettes » (p. 647). Une fois encore, la montagne est le lieu de la coïncidence des contraires, marque du sacré.
36Ce qu’exprime aussi plus clairement encore le roman inachevé de René Daumal, Le Mont Analogue, écrit à partir de 1940, et explicitement annoncé ainsi dans une lettre à un critique :
J’écris en ce moment un assez long récit où l’on verra un groupe d’êtres humains qui ont compris qu’ils étaient en prison, qui ont compris qu’ils devaient d’abord renoncer à cette prison [...] et qui partent à la recherche d’une humanité supérieure, libérée de la prison, où ils pourront trouver l’aide nécessaire. Et ils la trouvent ; car quelques amis et moi avons réellement trouvé la porte. À partir de cette porte seulement commence la vie réelle (ce récit sera sous une forme de roman d’aventures intitulé Le Mont Analogue : c’est la montagne symbolique qui est la voie unissant le Ciel à la Terre ; voie qui doit matériellement, humainement exister, sans quoi notre situation serait sans espoir).32
37Le titre même du roman dit assez la volonté de faire de cette quête, dans le droit fil du surréalisme, une quête symbolique, où le mythe du Graal est relayé « analogiquement » par un récit que l’on dirait aujourd’hui de « science-fiction » : on passe en effet dans une « troisième dimension », où se trouve l'île et sa montagne. Le sous-titre est tout aussi explicite : « Roman d’aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentique ». On sait que Daumal, en 1939, a tenu un journal de son été à Pelvoux, dans le massif des Écrins, et il y évoque ses courses. Le terme « aventures alpines » renvoie bien à une expérience réelle. Mais il affirme aussi qu’empêché par diverses circonstances de « retourner au pays aérien des arêtes déchiquetées dansant en plein ciel », il a pensé d’abord parler de la montagne. Mais bien vite il préfère parler par la montagne. « Avec cette montagne comme langage, je parlerais d’une autre montagne qui est la voie unissant la terre au ciel, et j’en parlerai non pas pour me résigner, mais pour m’exhorter. »33 Dès le début du récit, à la première personne, le narrateur explique comment il est entré en contact avec celui qui sera le guide de l’expédition, et qui lui a écrit à la suite d’un article, « fantaisie littéraire » dont il ne garde qu’un vague souvenir.
Je relus cet article. C’était une étude assez rapide sur la signification symbolique de la montagne dans les anciennes mythologies. Les différentes branches de la symbolique formaient depuis longtemps mon étude favorite – je croyais naïvement y comprendre quelque chose – et, par ailleurs, j’aimais la montagne en alpiniste, passionnément. (p. 31)
38Ainsi ce roman mêle volontairement, et par un jeu qui n’est pas sans rapport avec le « Grand Jeu », des notations à la fois très réalistes sur la technique même de l’alpinisme, et l’accomplissement d’une expédition tout à fait imaginaire. Le guide spirituel et matériel en est le Père Sogol (le contraire de Logos, évidemment). L’entraînement est fort sérieux, jusque dans les détails les plus matériels, comme la nourriture (p. 117). Mais l’entraînement spirituel à une autre logique l’est tout autant. Les membres de l’expédition sont des alpinistes, un Anglais qui a une expérience himalayenne, deux Autrichiens « spécialistes des escalades acrobatiques », mais ils sont aussi conquis immédiatement par le projet de rejoindre cette montagne la plus haute du monde et qui n’est portée sur aucune carte. Quant à la femme peintre :
Elle a très bien compris que la vue qu’on a d’un haut sommet ne s’inscrit pas dans les mêmes cadres perceptifs qu’une nature morte ou un paysage ordinaire. Ses toiles expriment admirablement la structure circulaire de l’espace dans les hautes régions. [...] Ses tableaux, avec leurs perspectives courbes, rappellent de façon frappante ces fresques où les anciens peintres religieux essayaient de représenter les cercles concentriques des mondes célestes, (p. 74)
39Ainsi se mêlent inextricablement le réel et l’imaginaire, l’expérience profane et la quête du Sacré. Par exemple, quand l’un des Autrichiens parle de la haute montagne, pour expliquer pourquoi elle est pauvre en légendes fantastiques, il affirme que cela s’explique aisément, car « la réalité y est elle-même plus merveilleuse que tout ce que l’homme pourrait imaginer ». Et il prend pour exemple le glacier (une fois encore...), avec qui rien dans la nature ne peut « rivaliser en puissance et en mystère ». Car « les glaciers sont des êtres vivants ». Suit une démonstration où se mêlent les références scientifiques à la marche et l’évolution des glaciers, mais dont les termes sont volontairement pris dans la vie humaine ou animale : « être organisé », « tête, qui est son névé, qui broute la neige et avale des débris de roches, tête bien séparée du reste du corps par la rimaie », « ventre », « rejet des déchets par la partie inférieure», et même capacité à se reproduire ! (p. 123-124). À l’arrivée sur l'île hors du monde, mais réelle selon le roman, il leur faudra très initiatiquement se débarrasser de tout l’attirail qu’emploient les humains du monde profane pour réaliser leurs exploits d’alpinistes, mais aussi de ce « vilain hibou de la cupidité intellectuelle » (p. 161). Il leur faut se « dépouiller de Peur] vieux personnage », de leur rôle dans l’ancien monde, qui n’est en somme que déguisement de la véritable personnalité. Ils deviennent peu à peu « des hommes, des femmes, et toutes sortes d’animaux aussi » (p. 168). Les notes laissées dans l’inachèvement du roman mêlent elles aussi les considérations morales et métaphysiques et les notations réalistes. « Tiens l’œil fixé sur la voie du sommet, mais n’oublie pas de regarder à tes pieds. [...] Le premier pas dépend du dernier » (p. 206) peut s’interpréter à la fois dans la réalité de l’expérience du grimpeur et dans un sens moral et philosophique.
40La montagne est, en effet, le lieu d’épreuves où seul l’initié pourra triompher et atteindre un état supérieur. L’effroi doit être surmonté, comme doit le faire dans la réalité l’alpiniste qui est « descendu puis remonté par des couloirs qui se terminaient par des à-pics (qu’on ne voit qu’au dernier moment). Les jambes se mettent à trembler du genou à la cheville ». Alors, on doit gagner une plate-forme :
Rappelle à ta mémoire tout ce que tu sais d’injures et lance-les à la montagne, et crache sur la montagne [...]. Bois une gorgée, mange une bouchée et remets-toi à grimper, tranquillement, lentement, comme si tu avais la vie entière pour te tirer de ce mauvais pas. (p. 207)
41On trouvera quelques années plus tard les mêmes notations réalistes dans les récits d’alpinistes mentionnés plus haut. Mais la conclusion a une autre portée : car, dit Daumal, il n’y a pas de honte à se comporter comme « ces hommes que nos savants appellent des primitifs et des animistes », croyant par des paroles soumettre la montagne qui n’est « que roc ou glace, sans oreilles et sans cœur » : « ton dialogue avec la nature n’était que l’image, hors de toi, d’un dialogue qui se faisait au-dedans » (p. 207-208). Ainsi retrouve-t-on l’homme revenu à lui-même, à son essence primitive. Retour aux origines, à un Paradis perdu qui est bien celui de l’île où se trouve la montagne de l’épreuve suprême (que nous ne connaîtrons pas, la disparition de l’auteur laissant le roman inachevé). Dans ce lieu, un mythe au langage très mystérieux raconte d’ailleurs l’Origine de la Terre et de l’Homme, une Genèse réinterprétée. L’Homme y reçoit seul « un souffle et une lumière », mais voulant en jouir « sous des figures multiples », il est chassé et va vivre dans les « terres de l’En-Dehors, peinant, se divisant et se multipliant ». Parfois, pourtant, « un homme se soumet à son cœur, soumet le visible au voyant, et il cherche à revenir à son origine ». Ce qui est exactement le propos des voyageurs partis en quête du mont Analogue. L’Origine mythique est à la fois celle de l’homme, et celle de la société.
42Nous avons de la sorte affaire à un véritable archétype, dont les variations se modulent selon les lieux, les époques et les créateurs, mais demeurent fondamentalement et structurellement apparentés : la montagne est un lieu sacré, lien entre le ciel et la terre. Mais l’imaginaire particulier des auteurs va choisir des traits dominants, qui devront beaucoup à l’approche réelle de ces lieux longtemps inconnus ou mal connus. Les Romantiques français seront surtout sensibles à la nouveauté des contrastes que la montagne leur offre, comme un tableau qui refléterait leur sensibilité et leur enthousiasme. Ils viennent la contempler, mais non gravir ses sommets, encore inaccessibles pour eux. Il s’agit d’un voyage et non d’une expédition, en tout cas d’un dépaysement, qui les plonge dans une sorte d’extase quasi mystique, ou, pour George Sand, d’une invitation au rêve. Terre autre, déjà. Et qui le demeurera, même si l’homme très vite ose conquérir les cimes. Terre sacrée parce qu’elle peut être une menace, aussi bien pour l’alpiniste que pour les paysans, elle est alors vaincue par l’exploit des « professionnels » qui se sentent, au moins au début, investis d’une mission, aussi bien que par l’union des forces des hommes ou par l’amour d’une femme. Toujours, en somme, l’homme se dresse, prométhéen, face à cette force immobile et brutale. Mais outre qu’elle peut aussi être un refuge, pour une imagination de type « mystique », jusqu’à ce que son envahissement par la foule anéantisse sa solitude et sa pureté originelles, les plus récentes créations où elle est mise en scène en font le lieu où atteindre la cité et la société idéales, lieu des origines et lieu de la fin des temps, lieu hors du monde profane et quotidien, même si on l’atteint par des moyens en partie réalistes : c’est le lieu de la coïncidence des contraires, où toutes les distinctions s’abolissent dans le rêve d’un monde et d’une humanité supérieure. En ce sens, René Daumal réalise ce que d’autres ont tenté plus ou moins consciemment : faire de la montagne le symbole de la quête d’une autre réalité. Qu’il n’ait pas pu achever son roman, interrompu par la mort, est peut-être, en bonne « logique surréaliste », une sorte de signe : sa mort, même non provoquée, est un saut définitif vers l’Au-Delà. Et chacun peut à loisir imaginer la difficile et héroïque escalade du mont Analogue. Pour y trouver, peut être, ce que prophétise Isaïe (XXV, 6) : « Le Seigneur des armées préparera sur la montagne le banquet de vin et de viande délicieuse pour tous les peuples de toutes les nations. »
Notes de bas de page
1 Vie de Jean d’Arantbon d’Alex, Lyon, 1767, cité par Charles Gos, L’Épopée alpestre, p. 75-76, éd. Victor Attinger, série « Montagne », Neuchâtel, 1944. Charles Gos, de nationalité suisse, a écrit de nombreux ouvrages sur l’alpinisme et la montagne, dirigé une collection intitulée Montagnes. Son père était un peintre connu pour ses tableaux de montagne. On trouvera aussi beaucoup de renseignements dans la thèse de Claire-Éliane Engel, La Littérature alpestre en France et en Angleterre aux xviiie et xixe siècles, Chambéry, Dardel, 1930.
2 Ibid. p. 97. Goethe aussi, en 1775, tentant de dessiner le massif du Saint-Gothard, se sent impuissant.
3 Il faut noter cependant le poème Die Alpen (1732), de Albert de Haller, savant bernois médecin et botaniste, qui fut traduit de l’allemand en français et connut une grande vogue. Rousseau le connaissait sûrement, ainsi que les œuvres de Gessner.
4 Rousseau, La Nouvelle Héloïse, Ire partie, Lettre 23. Saint-Preux est censé décrire le Valais.
5 Obermann, 3e fragment, « Sur le ranz des vaches ».
6 Il semble que Senancour soit monté jusqu’au sommet du glacier de Soix. Il raconte aussi le passage du Saint-Gothard, dans la nuit, sous la neige (lettre LX), où la lutte pour l’existence lui fait oublier quelque temps le spleen, dans la « jouissance toute particulière que suscitait la grandeur du péril ». Notation très en avance sur son temps, comparable aux sentiments qu’évoqueront bien plus tard les alpinistes (voir infra).
7 Ibid., Lettre VII.
8 Voyage au Mont-Blanc, p. 24-26, extrait des Mémoires d’outre-tombe, édité par Gabriel Faure et suivi d’une étude sur Chateaubriand et la montagne, Grenoble, Rey éditeur, 1920.
9 Histoire de ma vie, George Sand, dans Écrits autobiographiques, Paris, Gallimard (Pléiade), 1972, tome 2, p. 58 et suivantes.
10 Ibid., p. 58 et suivantes.
11 Voir Lettres d'un voyageur, première et seconde lettre, dans Écrits autobiographiques, op. cit., p. 652 et suivantes.
12 Ibid., p. 658, lettre I, à Musset.
13 Teverino, Éditions d’Aujourd’hui, p. 50-51.
14 Nous utilisons ici, bien entendu, les termes de G. Durand, dans les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris, Bordas, 1969.
15 Voir aussi le refuge dans les Alpes suisses de M. Sylvestre dans Dernier Amour.
16 Gisèle Vanhèse, « L’exil et la demeure », dans Cahiers Gérard de Nerval, n° 16, 1993.
17 Gustave Doré avait, à la demande de l’alpiniste Whymper, vainqueur du Cervin, dessiné deux gravures, l’une sur l’arrivée victorieuse de la caravane au sommet, l’autre sur l’accident mortel de la descente, en 1865. La seconde gravure impressionne beaucoup.... Tartarin de Tarascon (voir infra).
18 Et se manifester concrètement par les batailles pour protéger les parcs naturels, par exemple.
19 Alphone Daudet, Tartarin de Tarascon, rééd., Paris, Flammarion, 1968, p. 5.
20 La montagne où se trouvent des animaux préhistoriques, cette fois bien vivants, est le sujet de The Lost World, de Sir Arthur Conan Doyle (1912 dans le Strand, et 1913 en traduction française). La montagne, ancien volcan aux falaises en principe infranchissables, est située en Amérique du Sud. Jurassic Park a repris le thème au cinéma.
21 On parle d’« escalade artificielle », dont les difficultés sont d’ailleurs cotées en « degrés ». La mode de l’escalade libre a pris récemment le contrepied de ces exploits. Mais c’est plutôt l’image qui a rendu compte de ce renversement de tendance.
22 Actuellement disponible dans la collection « J’ai lu », réédité depuis 1979. Texte intégral d’après l’édition chez Arthaud de 1963.
23 Réimpression aux Presses universitaires de Grenoble, 1995. Première édition 1985. Anne Sauvy pratique l’alpinisme depuis son adolescence.
24 Frison-Roche parle des « Perrichons déversés par la crémaillère » qui grouillent au Montenvers, op. cit., p. 74.
25 Paru en 1940, références à la réédition chez Stock en 1963, p. 173-174. L’éloge de la marche à pied rappelle celui que faisait déjà Rodolphe Toepffer, dans Voyages en zig-zag (1844 et 1854), emmenant des groupes de jeunes gens dans les montagnes suisses.
26 Arthaud, collection « Les Beaux Pays », 1942.
27 Voir René Bourgeois et Jean Serroy, Le Trièves de Giono, édité par le Conseil général de l’Isère – Musée dauphinois, 1996.
28 Références à l’édition de la Pléiade, Œuvres complètes, tome II, p. 794.
29 Voir aussi Alejo Carpentier, Le Partage des eaux, 1955 : « Nous étions sur l’échine des Indes fabuleuses, sur l’une de leurs vertèbres [...]. Nous arrivons sur le rebord de cratères emplis de débris géologiques, de noirs abîmes terrifiants [...]. Une crainte silencieuse s’était emparé de moi » (p. 106, éd. Folio). En revanche, c’est là qu’il rencontre la Femme, qui représente l’amour et la vie. La Mère, aussi.
30 C’est même actuellement une station de ski...
31 Références à l’édition des Œuvres complètes, éditions Rencontre, tome IV, p. 570.
32 René Daumal, Le Mont Analogue., Paris, Gallimard, 1952. Le roman est posthume : Daumal meurt en 1944, laissant le roman inachevé. La lettre est citée dans la préface de Roland de Renéville, p. 19.
33 Ibid., p. 22.
Auteur
Université Stendhal, Grenoble
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