Introduction
p. 7-12
Remerciements
Ce travail n’est que le produit très partiel d’un travail de recherche de longue haleine, qui a notamment permis une collaboration franco-japonaise extrêmement solide, à laquelle ont significativement contribué pendant quatre ans le ministère japonais de l’Éducation, la Japan Society for Promotion of Science, le ministère de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie, la Région Rhône-Alpes, le Conseil général de l’Isère et la Ville de Grenoble : qu’ils en soient tous une fois encore remerciés.
Texte intégral
1La montagne, c’est une évidence, a nourri et nourrit encore une masse énorme de textes de toutes nationalités, procédant d’horizons les plus divers, pour la bonne et simple raison, sans doute, qu’elle constitue une image primordiale construite très tôt dans le psychisme humain, à partir d’une réalité considérée aujourd’hui encore comme « magique » pour reprendre l’adjectif de Thomas Mann. C’est bien cette magie que le présent ouvrage se propose d’explorer, avec de « nouveaux discours ». Nouveaux, d’abord, parce que nous avons tenu à comparer ce qui, dans un pays que l’on croit parfois connaître par le « japonisme », et, qu’en fait, on ne cesse de découvrir, constitue une essentielle pierre de touche : lorsqu’un pays est constitué au deux tiers par des montagnes, et que celles-ci, sans atteindre de grandes hauteurs, n’en sont pas moins, aujourd’hui encore, quasi inaccessibles, on comprend la nécessité d’explorer une culture qui, psychiquement, spirituellement et symboliquement, mais aussi dans la vie de tous les jours, a fait de la montagne un élément essentiel de son paysage mental. Cependant ces « discours » sont aussi novateurs en ce qu’ils proposent en face à face implicites, ou par des comparaisons explicites, l’Europe et le Japon. Par cette démarche, ils montrent combien l’écart que l’on pouvait juger a priori immense ne cesse de se réduire au fur et à mesure de la lecture, en dessinant les traits d’une Montagne d’abord sacrée et religieuse, puis source d’inspiration et objet d’écriture, nourrie des projections d’un imaginaire archétypal dont Gilbert Durand, en particulier, a su mettre en lumière les principes de fonctionnement.
2Un simple survol de la bibliographie très dense et pourtant sélective qui figure en fin de volume prouve en effet combien la montagne constitue un point d’ancrage de première importance pour ce que Jean-Jacques Wunenburger appelle nos « conduites mythogéniques ». Les études qui suivent sont aussi quelque peu nouvelles en ce qu’elles tentent d’amorcer un dialogue interdisciplinaire entre l’Europe et le Japon dans le domaine des représentations mentales : géographie, philosophie du langage et de l’esthétique, histoire des mentalités, sociologie, musicologie, filmologie, autant d’approches spécifiques qui viennent finalement éclairer un massif principal de textes littéraires dans lesquels la montagne joue un rôle de premier plan.
3Il nous reste à souligner que la matière est si riche qu’il nous a bien fallu écarter de ce premier volume tout ce que la poésie, les contes, ou la littérature fantastique pouvaient apporter en propre. De même, pour aider à la compréhension générale de cet ouvrage, au parcours qu’il suscite, nous devons en préciser l’organisation qui se devait de ne pas restreindre à une simple cohérence formelle l’extrême variété des aspects abordés.
4La première partie (Construction d’un imaginaire) vise à montrer comment, d’Occident en Orient, puis en Extrême-Orient, de la littérature européenne à la littérature japonaise, en passant par l’héritage chinois, se construit un imaginaire archétypal de la Montagne. On y découvre ainsi pourquoi cet imaginaire transgresse les oppositions pourtant très fortes entre une civilisation très tôt « paysagère » comme la Chine (dont le Japon héritera pour une large part) et la civilisation européenne qui, souligne Augustin Berque, ne découvrit le paysage et ses montagnes que vers la fin du xviiie siècle.1 Le face à face entre les montagnes européennes emblématiques que sont devenues les Alpes et les représentations symboliques bien antérieures dont les hauteurs japonaises sont porteuses, met progressivement en lumière le caractère sacré de toute montagne, célèbre ou non, de l’Éminence sur laquelle, immanquablement, se rencontre le dieu. C’est pourquoi le panorama littéraire dressé par Simone Vierne répond si vivement en écho à celui de Chiwaki Shinoda : s’il est un pays, en effet, qui s’est approprié la Montagne au point de lui préférer l’île qui le constitue tout autant, comme le montre Philippe Pelletier, c’est bien le pays du Soleil Levant.2 On sait aussi, nous venons d’y faire allusion, que les « Alpes japonaises » sont peu élevées relativement à leurs consœurs européennes, et sont couvertes jusqu’en leur sommet d’épaisses forêts souvent impénétrables. L’étude de Gilbert Durand et Chaoying Sun en reprend bien des traits : ceux d’une montagne « vivante » que seule une ascèse intérieure peut permettre de comprendre et non de vaincre, ceux d’une montagne « aménagée » instaurant un dialogue inaccoutumé entre « le sauvage et l’artifice » (Berque). De ce fait, rien de la « fadeur » extrême-orientale, pour reprendre le mot de François Jullien, ne semble subsister dans la perception occidentale de la Montagne.
5Pourtant, progressivement, la deuxième partie de l’ouvrage (Du sublime au mysticisme) se propose précisément de montrer que la montagne vue par les écrivains occidentaux, depuis l’époque romantique jusqu’à nos jours, ne diffère pas aussi radicalement qu’on aurait pu s’y attendre de celle des auteurs japonais. Par-delà d’inévitables – et bienheureuses – particularités, on s’aperçoit avec Jean Perrin que le mont Blanc de Shelley et de Coleridge est tout autant que le mont Fuji un axe du monde, le séjour des dieux, la demeure de l’inconnaissable, le lieu du silence énigmatique n’appelant aucune parole ; et même lorsqu’un Hugo se permet de comparer les Alpes aux poètes, ou Les Misérables à un roman-montagne, on voit bien, avec Françoise Chenêt, que la montagne est bien plus que le sommet d’une pensée, plus que l’élément primordial d’une mythologie personnelle : « un spectacle inexprimable ». Peut-être est-ce pour cette raison que la musique européenne, de Strauss à Novak, en passant par D’Indy, Messiaen ou Mahler, échoue comme le fera sans doute la peinture, à dépasser ce descriptif que dépeint si bien Didier Van Moere, qui relit au passage Hugo à travers Liszt. Or, la perception d’un écart s’affaiblit encore avec la contribution de Danièle Chauvin, à propos du Ventoux de Jaccottet, lecteur de haïku. Chez ce poète, la montagne ne se réduit pas non plus aux Alpes, pas plus qu’à la symbolique du sommet à atteindre ou à contempler. Les montagnes de Jaccottet, à la fois légères et maternelles, sont propres à « dire la mort comme amoureuse initiation » ; et la comparaison que nous établissons ensuite, pour découvrir de très profondes parentés entre la fameuse Ballade de Narayama de Shichirō Fukazawa et le chef-d’œuvre portugais de Virgílio Ferreira, Pour toujours, ne fait que confirmer l’empreinte archaïque de la montagne dans la psyché et les conditions communes d’une écriture de la montagne.
6La troisième partie (De l’archétype au stéréotype) tient, elle, à mettre en lumière l’espèce de défi à la création que constitue la montagne. Telle est bien la préoccupation soulignée par Marc Béghin chez Ludwig Hohl, lequel n’ignore rien des pièges d’un roman « de la montagne » conditionné par tout un imaginaire « alpinistique » propre aux lieux communs héroïques et à une narration stéréotypée. C’est également ce que Dazai éprouva sans doute pour tout ce qui fut écrit sur le mont Fuji, face à l’emprise duquel il croit ne pas céder en tentant de parodier ses prédécesseurs : Gérard Siary nous livre ici une interprétation qui n’est pas sans évoquer l’attitude de Hugo face au Riggi. Analysant ensuite les représentations de la montagne au cinéma, Caroline Eades, tout en montrant les contraintes techniques qu’impose pareil décor naturel, soulève les stéréotypes auxquels il contribue dans l’écriture filmique, même si quelques réussites, dont précisément La Ballade de Narayama, montrent qu’il est possible d’y échapper, au point même, avec Kurosawa, de sous-entendre l’impossibilité de représenter la Montagne, ce qui croise tout ce qui aura été dit auparavant sur les limites de l’image. De la même façon, l’expérience collective que permet de vivre tous les ans l’ascension par les cyclistes de telle ou telle montagne traversée par le Tour de France, donne à Alain Pessin l’occasion d’exprimer justement la force des stéréotypes dont les récits d’Antoine Blondin sont porteurs : le Ventoux devient une « verrue monstrueuse chauffée à blanc », une sorte de « démence du paysage », et se déroulent de nouveau sous nos yeux les mêmes clichés héroïques que des spectateurs, cette fois, partagent par procuration.
7Une quatrième partie, enfin (De la montagne à la ville), vient très logiquement montrer cette montagne hybride, perçue dans son rapport permanent avec le monde civilisé, soit qu’il s’agisse de faire de la montagne, comme dans les récits utopiques qu’analyse Hélène Greven, la métaphore d’un chaos intérieur ou social, d’un espace autre associé au meilleur ou au pire, soit qu’il s’agisse, comme le développe Frédéric Monneyron, de découvrir dans la montagne l’expression d’une volonté de puissance et le caractère surnaturel d’une montagne vue par les gens de la ville, soit encore qu’il s’agisse d’englober la ville et la montagne dans ses souvenirs d’enfance comme le fait l’écrivain Slataper pour la montagne du Carso qui domine Trieste (Gilbert Bosetti), ou de voir dans le plateau dominant Venise le lieu d’élection d’une civilisation montagnarde, race à part dont Rigoni Stern se fait le porte-parole (Claude Ambroise).
8Le lecteur remarquera en définitive que la montagne dont il est ici question est la plus archaïque, c’est-à-dire généralement celle qu’on n’escalade pas, que l’on gravit tout au plus, que l’on contemple surtout : ainsi, nous aurons beaucoup plus affaire au comportement d’un Pétrarque au sommet du Ventoux qu’à celle d’un Lionel Terray sur le toit du monde. Non qu’on veuille nécessairement subordonner l’un à l’autre de façon irréductible, non qu’on souhaite caricaturalement souligner l’intériorité spirituelle favorisée par l’élévation et l’extériorité héroïque à laquelle se limiterait l’exploit sportif : sans doute y eut-il un peu de Pétrarque, à sa manière, chez tel ou tel grand alpiniste. Mais ce qui est visé ici n’est pas la montagne accessible, fût-ce au péril de sa vie : il s’agit en effet de celle, plus difficile à appréhender, que le corps ne saurait vaincre. La puissance du décor montagnard est en effet si grande que la notion même de décor se trouve remise en question, que se produit une sorte d’aplatissement entre ce qui paraîtrait relever du détail et ce que l’on considérerait trop hâtivement comme essentiel. Certes, des montagnes célèbres sont ici examinées, nous l’avons vu, mais l’ouvrage que l’on va lire, lorsqu’on en embrasse l’ensemble des contributions, montre bien que les considérations esthétiques sur le paysage montagnard seront toujours ou presque secondes, la plupart de ces nouveaux discours sur la montagne désignant en effet paradoxalement par les attitudes les plus anciennes, sinon les plus primitives, ce que la Montagne n’est pas et voudrait donner à voir.
Notes de bas de page
1 Voir A. Berque, les Raisons du paysage, Paris, Hazan, 1995. Voir aussi, du point de vue pictural deux excellents ouvrages sur la question : C. Eggenberger et alli, Die Schwerkraft der Berge, 1774-1997, Francfort-sur le-Main, Stroemfeld Verlag, 1997, et Le Sentiment de la montagne, catalogue exposition, édition du musée de Grenoble, 1998.
2 On sait que le territoire japonais est constitué de cinq îles principales et qu’il est occupé au deux tiers par des montagnes. Une simple visite du gigantesque cimetière du mont Koya, haut lieu du shintoïsme, montre combien la mort et la montagne sont au Japon indissociablement liées, mais aussi combien ce qu’on appelle montagne en Europe et au Japon ne peuvent se rencontrer qu’archétypalement.
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