Épilogue. L’imaginaire du secret
p. 241-248
Texte intégral
1Comme les poètes, j’ai voyagé, sans que les chapitres précédents en portent la marque. Certains ont été écrits à Paris. D’autres, à Saint-Denis de la Réunion, à Bari, à Valencia, à Cordoba, en Argentine (près de là où mourut Manuel de Falla), et tout près de là, à Vaquerias. Je n’ai pas eu la sagesse de rester dans mon vieux moulin. Mais l’interrogation sur le secret m’a accompagné au cours de ces premiers mois de l’année 1997.
2À l’université de Cagliari, en avril, j’ai découvert le Secretum de Pétrarque, commencé en 1347, achevé en 13 5 3-13 54 à Milan, où le monologue de celui qui se penche sur son être secret (« De secreto conflictu curarum mearumy ») s’ouvre bientôt en un dialogue entre F. et A., à grand renfort de citations d’Ovide, de Virgile et de Cicéron. À la gloire s’oppose l’amour de l’immortalité qui élève l’homme au-dessus de lui-même. Le colloquium prend parfois des allures d’éloge ou de condamnation de la folie, et va dans le sens de l’encouragement à un zèle passionné (studium), vers un terme qui est le silence du monde et le calme de la fortune, si s’apaise la tempête de l’âme :
... subsidantque fluctus animi, sileat mundus et fortuna non obstrepat.
Si plachino la tempeste dell’animo, taccia il mondo e non strepiti la fortuna.1
3À l’Aéroparque de Buenos Aires, à la fin de mai, j’ai aperçu sur le présentoir tournant d’une librairie des livres dont les titres finissaient par me paraître banals : El secreto de la Colina del Misterio, traduction d’un roman de Doug Wilhelm, éditions Atlantida ; Secretos de modelos, par Barbara Lash et Cardina Ripetta, Publitec Editorial ; Il dulce Secreto. Las mas bellas pœmas de amor, éditions Planeta, – tous ces volumes dans des collections populaires et à bon marché, à quoi il faudrait ajouter un volume de vulgarisation scientifique qui s’y trouvait mêlé : El enigma humana d’Alberto Lazaro Fernandez, aux éditions Eudecor.
4Le risque, pour qui s’intéresse à ce sujet, est de se perdre très vite dans un maquis de textes et, s’il écrit, de ne composer qu’une rhapsodie du secret. Conscient du danger, qui guette beaucoup d’ouvrages comparatistes quand un habile saupoudrage de citations diverses et en diverses langues ne parvient pas à cacher l’indigence de la pensée, j’ai choisi de prendre des textes exemplaires et de les analyser.
5L’autre danger est alors celui d’une juxtaposition d’études monographiques classées alphabétiquement, chronologiquement ou thématiquement. J’ai essayé de l’éviter à la faveur d’une diachronie souple (Ovide intervient avant Sophocle, et ils sont associés l’un à Baudelaire, l’autre à Péguy). Je suis passé de figures antiques (Midas, Œdipe et la Sphinx, Phèdre) à des figures médiévales modernisées (Lohengrin, Mélusine), à des visages masqués comme celui de Salvador Dali. Un lieu a retenu en priorité mon attention : l’île secrète, dont le moulin d’Alphonse Daudet est une manière d’équivalent.
6J’ai accordé, dans la partie centrale, une attention toute particulière aux cryptogrammes, et à de grands textes à mystères du xixe et du xxe siècle : Jean-Paul Richter à la source du Carnaval de Robert Schumann et de ses lettres dansantes, lettre perdue d’Aurélia, lettre volée ou détournée d’Edgar Poe, lettre disparue, lettre retrouvée ou en tout cas revenante de Georges Perec. L’interrogation de Plutarque sur l’epsilon de Delphes continue, en toute liberté romanesque, dans le roman de Vassilis Alexakis, La Langue maternelle (1995). Et c’est en effet du plus familier, de la langue apprise presque en suçant le lait, que peut naître le plus mystérieux, caché dans l’intimité la plus jalousement gardée.
7La musique étant toujours pour moi un accompagnement, je voudrais repartir d’elle pour mettre en place trois termes, et trois grandes catégories inévitablement sollicitées dans ces pages : mystère, énigme, secret.
8Les Variations pour orchestre (Variazioni per orchestra) de Luigi Dallapiccola (1904-1975), nées de deux cahiers écrits deux ans plus tôt par le compositeur pour le piano et pour sa très jeune fille, Quaderno musicale di Annalibera, se placent, dès la première, sous le signe du mystère : « Quasi lento, misterio ». Le simbolo qui est au cœur de ce mystère est la série BACH (si bémol, la, ut, si naturel), si souvent exploitée, en particulier par Franz Liszt. Une manière de cryptogramme est proposée par le texte confié aux trombones, vite déchiffré pourtant par l’auditeur. Mais dans la variation 10, « Ombre », ombres, le mystère prend une autre forme, moins immédiatement saisissable. « Suggestion d’“ombres” sur des juxtapositions rythmiques et dynamiques ; l’une des pièces les plus mystérieusement belles », écrit à son sujet François-René Tranchefort.2 De l’ombre qui passe aux ombres errantes, l’impalpable se dérobe à la faveur de toute une série de variations, et il est aussi difficile pour l’œuvre littéraire ou pour l’œuvre d’art de les fixer que de fixer des vertiges.
9Les Enigma Variations d’Edward Elgar (1857-1934), son opus 36, ont été créées à Londres le 19 juin 1899. L’œuvre est dédiée par le compositeur à ses amis (« Dedicated to my Friends Pictured Within »), et la première recherche sera de les identifier, à partir de simples initiales (II. H.D. S-P, c’est-à-dire David Stewart-Powell, pianiste amateur) ou de pseudonymes (VI. Ysobel, c’est-à-dire Isabel Fitton, altiste). L’autre énigme est plus purement musicale : le thème, fait de six mesures en sol mineur pour cordes seules, mettant l’accent sur les intervalles de tierce et de septième, suivies de quatre mesures en sol majeur doit servir de contrepoint à une mélodie très connue. Mais laquelle ? Bien d’autres solutions ont été proposées, dont le « God save the King », on a même pensé que l’énigme était Elgar lui-même. Mais aucune réponse définitive n’a jamais été apportée. Et l’essence de l’énigme est sans doute là : non point dans une question à laquelle finalement il était trop facile de répondre (celle qu’a posée la Sphinx à Œdipe), mais dans une multiplicité de réponses possibles entre lesquelles il est difficile de choisir.
10Pour le secret proprement dit, je pense à « Secreto » de Federico Mompou (1893-1987), un compositeur catalan comme Dali, mais dont l’art d’une discrétion extrême se situe aux antipodes du peintre. Cette brève page pour piano, extraite des Impresiones intimas de 1914, est chargée de sept dièses à la clef, le maximum, mais elle paraît volontairement pauvre, comme l’est quelquefois la musique d’Erik Satie : le bref motif mélodique épouse le rythme monotone de la basse ; ce n’est pas le monde qui s’endort, mais un coin d’alcôve, un enfant sage, sans même le secours des fées marraines.
11Le mystère fuit, l’énigme pique l’imagination, le secret se dérobe au creux du plus intime, qui peut être le plus simple. À ces trois verbes peuvent être rattachées trois modalités de l’imaginaire du secret, qui va pouvoir désormais être plus précisément formalisé. Je distinguerai un imaginaire de l’évanescent, un imaginaire du défi et un imaginaire du repli.
12La représentation que Marcel Prévost donne des êtres dans son roman Le Jardin secret est celle d’individus qui, même s’ils sont « les plus étroitement juxtaposés dans la vie », mariés par exemple, « s’ignorent les uns les autres », se fuient tout en étant là :
... que le frère soit un mystère pour le frère, la fille pour la mère, l’épouse pour l’époux, c’est une constatation bien ancienne ; c’est l’un des sens qu’on peut distinguer dans la phrase du Cantique des Cantiques : Hortus conclusus soror mea uxor. Mais vous est-il arrivé de rêver à ce qui se passerait si le mur défensif de la personne humaine s’écroulait soudain, si l’on voyait le dedans des êtres3 ?
13À cette sorte d’évaporation qui serait la forme intimiste de l’évanescent s’oppose l’état d’éveil et d’extrême intensité suscité par l’énigme. Parler comme un oracle n’est pas déclamer une pompeuse science avec des trésors d’éloquence ; c’est capter l’attention en laissant à deviner ou à interpréter. Quand Rimbaud dit, dans Une saison en enfer, « C’est très-certain, c’est oracle, ce que je dis »,4 il a l’air d’apporter un savoir capital et sûr, mais il ne le délivrera que dans l’obliquité. Et Loxias, Apollon l’Oblique, n’est pas le seul dans la tragédie grecque à parler par énigmes (di’ainigmatôn). Le langage humain, comme le langage divin, a ses énigmes, ménageant volontairement, quand il le faut, l’appât de l’inconnu, l’impatience du réservé. Si l’entrée dans la multiplicité de l’empire des signes introduit dans une manière d’évanescence, le mystère de l’avenir d’un être, celui que Hu-Tsin demande au devin au sujet de son petit-fils dans L’oracolo de Franco Leoni (1864-1949), opéra sur un livret de Camillo Zanoni, crée un état dramatique, une attente fébrile.5
14Le genre du roman policier participe de ce défi lancé à l’enquêteur, à ses aides, à tout un groupe ou à toute une population quelquefois qui se met à la recherche d’un secret. En cela l’enquête d’Œdipe dans Œdipe Roi est exemplaire, car après avoir délégué ses fonctions, en envoyant Créon à Delphes, Œdipe devient le délégué de son peuple suppliant. Auguste Dupin se voit confier des missions par le préfet de police qui agit lui aussi, il est vrai, au nom de la société. Il est frappant que, dans le roman de Graham Greene The Confidential Agent, traduit sous le titre L’Agent secret, D. soit encore désigné par une initiale, et que l’agent délégué par le parti adverse pour l’espionner ne soit que L.6 Philippe Sollers, faisant flèche de tout bois dans ses romans postérieurs à 1980, va chercher lui aussi du côté de l’énigme policière et de l’enquête dans Le Secret. Mais le tout se déroule sur un fond plus large, celui de l’Histoire contemporaine, celui de la redistribution, partout accélérée, des pouvoirs occultes.7
15J’irai chercher le repli, en revanche, dans Il Segreto, le roman de l’Anonyme triestin auquel j’ai déjà fait allusion plus haut. Le secret du désir, que le Narrateur cherche en lui, et depuis longtemps, peut être le secret de tout être humain. Mais il reste le sien, et c’est à la chasse de ce secret véritablement intime et individuel, caché à lui-même, qu’il est parti. Aussi le dernier chapitre ouvre-t-il l’espace du rêve, cette « seconde vie », selon Nerval dans Aurélia, dont on est ici parfois bien proche :
Puis je rêvai d’autres choses encore, et soudain je me trouvai dans une pièce où entrait M., une de mes amies, qui est vivante et en bonne santé, et à qui je pense très peu. Dans mon rêve, elle était morte, et elle venait me prévenir gentiment, amicalement, que j’al lais mourir moi aussi. Alors je m’approchai de la fenêtre pour sauter et me tuer, mais elle, toujours en souriant aimablement, me dit : « C’est inutile, elle est déjà là ». Je ne la voyais pas, la Mort, dont elle me disait qu’elle était présente, et cela ne me déplaisait pas de mourir. Mais sa présence me donnait le frisson. Et je m’éveillai.8
16Aussi le secret se nichera-t-il dans le moins apparent, dans ce qui est caché déjà, dans l’infime : la fleur, par exemple. Cela me permettra de mettre en place, pour terminer, trois paradoxes de l’imaginaire du secret, et donc d’apporter une bien modeste conclusion.
17Le premier paradoxe est que le secret caché dans le minuscule peut être significatif d’un ensemble. Pierre Michon a très bien exploité cette donnée dans son roman de 1984, Vies minuscules. Le secret d’André Dufourneau, d’Antoine Peluchet ou de Claudette constitue le secret de l’enfance et de l’être du narrateur. Il a bien conduit à son tour une enquête, une « recherche » en tout cas, dans son village creusois natal, et il a fallu ce « conclave ailé » pour qu’il parvînt à se trouver lui-même.9
18Le deuxième paradoxe est que le secret, qui est à l’origine d’une question, ou d’un ensemble de questions, est aussi celui qui doit faire taire toute question. Telle est en tout cas l’assurance de l’amant dans le poème de Goethe, « Geheimes », dont Franz Schubert a fait un Lied (D. 719). L’amant est « der Wissende », celui qui sait, et les yeux de la bien-aimée, qu’il regarde, sont possesseurs d’un savoir qui est le trésor même :
Denn es heisst: Ich liebe diesen,
und nicht etwa den und jenen,
lasset nur, ibr guten Leute,
euer Wundern, euer Sehnen!
Car il dit : j’aime celui-ci,
Et pas celui-là ou tel autre,
laissez-là, bonnes gens,
votre étonnement, votre questionnement.10
19Il y a quelque chose d’extérieur, de désinvolte dans ce Lied aux allures de marche printanière, et pourtant une ferveur est là, celle qui cherche à annuler toute interrogation pour accéder à la plénitude d’un secret.
20Une autre mélodie, française, celle-là, doit me permettre de dégager un troisième paradoxe. Une fois encore Gabriel Fauré transfigure un poème de l’inoffensif Armand Silvestre en retrouvant par l’intuition musicale l’essence du secret, comme il retrouve le « souffle léger » des « Roses d’Ispahan » (poème de Leconte de Lisle) ou « Le Parfum impérissable » (toujours de Leconte de Lisle) :
Je veux que le matin l’ignore
Le nom que j’ai dit à la nuit,
Et qu’au vent de l’aube, sans bruit,
Comme une larme il s’évapore.
Je veux que le jour le proclame,
L’amour qu’au matin j’ai caché,
Et sur mon cœur ouvert, penché,
Comme un grain d’encens, il l’enflamme.
Je veux que le couchant l’oublie,
Le secret que j’ai dit au jour,
Et l’emporte avec mon amour
Aux plis de sa robe pâlie !
21Comme le « Secreto » de Mompou, cette mélodie de 18 81 est à la fois d’une grande économie de moyens et d’une grande subtilité. Sur la basse en forme de choral, se déroulant comme une théorie, la déclamation monodique se satisfait d’abord de l’ambitus d’une quinte (ré bémol, la bémol), de la tonique à la dominante, puis s’ouvre. Une modulation par enharmonie, pour la strophe centrale, amène un renforcement de l’intensité, sans rien qui pèse ou qui pose, avant un retour à la tonalité et au ton initial, plus assuré, plus fervent encore11 :
22Le secret, lors même qu’il est préservé, est révélé, et largement diffusé, mais pas divulgué : car ce n’est pas à un autre, ou aux autres, que le dit celui qui le possède ; il le dit à la nuit, il veut que le jour le proclame, avant un nouvel et apparent oubli qui n’est en fait que les conditions d’une sauvegarde, un acte de confiance.
23Cornille faisait déjà parler son moulin muet. Et pour dire ce recel d’un secret pourtant éclatant, il n’est même pas besoin que l’imaginaire du secret prenne la forme complexe, rhizomatique ou infinie, du labyrinthe. Il lui suffit de la forme simple, de la vie minuscule, de l’aleph et, en tout cas, de la moindre lettre de l’alphabet, de l’écoute du rien ou du presque rien.
Notes de bas de page
1 Francesco Petrarca, Secretum, a cura di Enrico Fenzi (texte latin et traduction italienne), Milan, Ugo Mursia, 1992, p. 282-283.
2 François-René Tranchefort, Guide de la musique symphonique, Paris, Fayard, 1986, p. 196.
3 Marcel Prévost, Le Jardin secret, édition définitive, Paris, Flammarion, 1914, p. III-IV.
4 Collection Bouquins, p. 142.
5 Cet opéra italien, représenté pour la première fois à Londres, à Covent Garden, le 28 juin 1905, sous la direction d’André Messager a été enregistré pour la marque Decca par Richard Bonynge, avec Joan Sutherland et Tito Gobbi dans les rôles principaux (444 396-2).
6 Graham Greene, The Confidential Agent, New York, The Viking Press, 1939, trad, de Marcelle Sibon, Paris, Seuil, 1948.
7 Philippe Sollers, Le Secret.
8 Turin, Einaudi, 1961 ; trad. de Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Paris, Seuil, 1996, p. 403.
9 Pierre Michon, Vies minuscules, Paris, Gallimard, 1984, rééd. Folio, no 2895, p. 249.
10 Ce Lied a été enregistré par Lynda Russell, accompagnée au piano par Peter Hill, avec un ensemble de Lieder de Schubert, Naxos 8.553113.
11 Magnifique interprétation de Camille Maurane avec Pierre Maillard-Verger, XCP 5001, dans un ensemble de mélodies de Fauré. On trouvera la partition sans Gabriel Fauré, Sixty Songs, Dover, 1990, p. 131-132. C’est l’opus 23, no 3, et une mélodie du Deuxième Recueil de 1897, revu en 1908.
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