5. Lettre perdue, lettre volée, lettre retrouvée
p. 99-125
Texte intégral
1Dans le bal des lettres dansantes, une lettre s’isole. Ce peut être la première lettre de l’alphabet, le « A noir » de Rimbaud dans le sonnet des « Voyelles », l’aleph de Jorge-Luis Borges, première lettre de l’alphabet hébreu qui se trouve également dans les autres alphabets sémitiques. Ce peut être la dernière, le « z châtreur » que Roland Barthes fait siffler dans le titre du petit roman de Balzac, Sarrasine. Ce peut être « s », autre serpent sifflant sur les têtes, le « s » d’Hermès, redoublé dans le caducée, redoublé aussi dans le prénom et le nom de Salah Stétié, qui fait volontiers du caducée son propre emblème et rêve, en poète, entre savoir, science d’une part, sagesse, santé, subtilité et sourire de l’autre, sur le « s » du mot secret.1
2La lettre isolée devient une figure de roman. Elle connaît les aventures et mésaventures d’une lettre. Comme l’ombre de Peter Schlemihl dans le conte de Chamisso, elle peut être perdue. Pille peut être volée. Elle peut être retrouvée. Ce roman d’une lettre, je voudrais le suivre d’un auteur à l’autre, avec des échanges, comme quand une danseuse relaie une autre danseuse dans un bal ou dans un ballet. Et ce bal, Schumann nous a mis en garde, peut être un bal noir.
Gérard de Nerval et la lettre perdue
3Sylvie commence par « s ». Mais Aurélia, comme Adrienne, par « a ». La lettre, lisible à l’initiale, se fait entendre dans sa plénitude sonore à la finale de ce prénom devenu titre. Indépendamment du titre, il apparaît, fait son entrée dans le texte dès le chapitre I, mais comme fictif, celui d’une dame aimée depuis longtemps et désormais « perdue ». Il repasse dans le chapitre VII de la première partie, au moment de l’annonce de la mort d’Aurélia, – une mort elle-même connue après coup :
Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité.
Que signifiait-il ? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte.2
4Alors qu’il croit la jeune femme seulement malade, et en dépit de noirs pressentiments, A noirs, le Narrateur couvre les murs de sa chambre d’une série de fresques où une figure domine toujours les autres : « c’était celle d’Aurélia, peinte sous les traits d’une divinité». Mais la divinité est mortelle, et la deuxième partie s’ouvre sur un double appel en épigraphe, « Eurydice ! Eurydice ! » (p. 722), qui suggère qu’Aurélia a été non seulement perdue, mais « une seconde fois perdue ». Or il est curieux de constater que, comme du fait de cette perte, le nom et l’initiale même se perdent. Aurélia, encore désignée dans le chapitre II de la seconde partie par A*** (p. 727), n’est plus désignée que par *** dans le chapitre VI (p. 746). Trois étoiles rendront-elles une étoile perdue, au moment où le rêveur croit reconnaître les « traits divins » de la disparue ?3
5Nerval avait ainsi annoncé son projet dans le post-scriptum de sa lettre à Alexandre Dumas qui a servi de préface aux Filles du feu en 1854 :
Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j’écrirai l’histoire de cette « descente aux enfers », et vous verrez qu’elle n’a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison (p. 458).
6L’image de la descente aux enfers est présente dès le début d’Aurélia. Il est vrai que les « portes d’ivoire et de corne », image empruntée à Homère et à Virgile, sont celles du rêve. Mais l’allusion à La Divine Comédie de Dante implique bien une entrée dans le monde des morts. Rimbaud dira plus tard : « l’enfer, l’ancien, celui dont le fils de l’homme ouvrit les portes ».4 Et la dernière phrase d’Aurélia comparera la « série d’épreuves » traversée par le narrateur « à ce qui, pour les anciens, représentait l’idée d’une descente aux enfers » (p. 750).
7La représentation des enfers redouble celle du labyrinthe, – à moins que ce ne soit l’inverse. On se rappelle que Thésée, vainqueur du Minotaure, le monstre de Crète, grâce au fil que lui avait donné l’aimante Ariane, s’est retrouvé plus tard dans un autre labyrinthe quand il est descendu aux enfers avec son ami Pirithoüs pour l’aider à séduire Perséphone elle-même. La même isotopie,5 même si le lieu n’est pas identique, apparaît dans cette préface des Filles du feu annonciatrice d’Aurélia : dans la « nuit de sa destinée », dans la « nuit du tombeau » de « El Desdichado »6, le rêveur, le «ténébreux», est comme dans un labyrinthe, et l’image de l’étoile perdue est un fil d’Ariane lui permettant d’affronter le(s) monstre(s), d’en triompher et de transformer l’enfer en ciel.
8L’épigraphe qui figure en tête de la seconde partie d’Aurélia est la seule du récit. Elle donne à l’aventure une dimension mythique. Elle introduit aussi un rappel de l’opéra de Gluck. C’est le cri redoublé de la douleur d’Orphée, quand Eurydice est en effet « une seconde fois perdue ». Le mot n’a pas exactement la même signification que dans la première partie, où il était seulement l’indice, ambigu il est vrai, d’une séparation (« Une dame [...] était perdue pour moi », p. 696). La séparation est nettement, cette fois, celle de la mort. Nerval suit au plus près la version virgilienne du mythe, dans le Livre IV des Géorgiques, même s’il se réfère à Lucrèce (Lucretius, p. 722) quand il essaie de caractériser la divinité immanente, diffuse dans un univers régi par les lois d’un mécanisme naturaliste, par laquelle il est passé avant de songer enfin à Dieu.7
9Le Narrateur revient au Dieu des chrétiens parce qu’il sait qu’Aurélia croyait en lui, et qu’elle avait la dévotion de Jésus. Nous ne savons rien, et c’est dommage, de la religion de Jenny Colon, la bien-aimée elle aussi deux fois perdue, à la suite du mariage avec le flûtiste Leplus en 1838, par sa mort le 5 juin 1842. Nous devons donc nous fier au seul témoignage de Nerval, sans l’assimiler complètement à la fiction d’Aurélia. Le nom de Jésus coulait si doucement sur les lèvres de la jeune femme que son adorateur en a pleuré. « Ô mon Dieu ! cette larme, – cette larme [...]. Elle est séchée depuis si longtemps ! Cette larme, mon Dieu ! rendez-la moi ! » (p. 722). Larme perdue, larme qu’il voudrait retrouver : tout le mouvement du récit est là. Il vaut pour la lettre autant que pour la larme.
10La pensée religieuse est comme une bouée de sauvetage pour celui qui allait se perdre, dans tous les sens du mot. Dans le labyrinthe du deuil, dans celui de la folie, mais d’abord dans celui de la science, ou de ce qu’il est convenu d’appeler, au sens dix-huitiémiste du terme, la philosophie, – celle qu’a fait connaître à Gérard son grand-oncle Antoine Boucher. Contre elle, le chapitre I d’Aurélia dresse un véritable réquisitoire. Il est difficile de reconstruire un édifice mystique, miné par l’intelligence et la prétendue raison. L’arbre de la connaissance, celui dont Ève et Adam ont mangé le fruit, a ruiné ce qui devait être la vie, l’innocence, l’ignorance. Nerval se plaît à citer le vers 12 du Manfred de Byron :
The Tree of Knowledge is not that of Life
L’arbre de science n’est pas l’arbre de vie (p. 723).
11Mais il est impossible de revenir en arrière. « L’ignorance ne s’apprend pas ». Elle ne se réapprend peut-être pas davantage. Au rêve nostalgique d’une ignorance perdue succède un mouvement où le Narrateur semble se reprendre, et croire à une mysticité de la science. Tel est le rêve du siècle de Nerval, celui, par exemple d’Auguste Comte, qui aboutirait à une vision utopique : « la cité merveilleuse de l’avenir ». La raison n’est-elle pas, elle aussi, une création de Dieu ? Ne peut-on pas y ajouter une preuve hagiographique ? « L’apôtre (c’est-à-dire saint Thomas) qui voulait toucher pour croire n’a pas été maudit pour cela ».
12Nerval, ou celui qu’il fait parler, corrige immédiatement ce qu’il vient d’écrire. Un tel projet d’union de la religion et de la science est blasphématoire. C’est une pensée d’orgueil, une invention satanique (P.-G. Castex, dans son commentaire, fait allusion au caïnisme). Seul demeure le rêve, sans doute impuissant, d’une innocence perdue qu’on voudrait retrouver.
13Là se situe la mention d’un recours aux livres de cabale (p. 723), la cabale étant cette doctrine juive ésotérique sur Dieu et l’univers, qui se donne comme une très ancienne révélation et qui aurait été transmise par une chaîne ininterrompue d’initiés, en particulier par deux livres essentiels, le Sepher Jetzira (Livre de la Création), attribué à Akiba (mort en 135), et le Zohar (L’Éclat, La Lumière).
14Le développement qui suit, dans ce chapitre I de la seconde partie d’Aurélia, risque de provoquer quelque étonnement. En effet, Nerval semble y condamner la tentation de la cabale qui s’est pourtant exercée si fortement sur lui. Il en fait l’aveu, revenant au temps du récit : « J’avais réuni quelques livres de cabale ». Il a l’air d’en minimiser le nombre et l’importance. Mais cette étude n’en a pas moins été une plongée dans la gnose, et il est passé par une véritable intoxication intellectuelle, à laquelle le raisonnement même n’est pas étranger (« j’arrivai à me persuader que... »). La masse de tous ces écrits constitue un argument de fait. Quant à l’argument intérieur, il vient de la coïncidence entre une conviction et des lectures. L’initié a l’impression d’un vaste syncrétisme religieux, et il croit volontiers que chaque religion possède « une certaine portion (des) arcanes ». Il a aussi le sentiment d’un équilibre : aucune race, donc sans doute aucune religion, ne peut dominer l’autre.
15On ne dispose pourtant pas nécessairement de la vérité pure parce qu’on se trouve en face de la masse des écrits cabalistiques. L’erreur a pu se glisser. Or Gérard, ou son narrateur, a cru qu’il pouvait retrouver dans un tel fatras la vérité pure, représentée par la lettre perdue :
Toutefois, me disais-je, il est sûr que ces sciences sont mélangées d’erreurs humaines. L’alphabet magique, l’hiéroglyphe mystérieux ne nous arrivent qu’incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance ; retrouvons la lettre perdue ou le signe effacé, recomposons la gamme dissonante, et nous prendrons force dans le monde des esprits (p. 724).
16Le passage est célèbre, et il n’est pas moins mystérieux que ce qu’il exprime. L’alphabet magique peut renvoyer à celui des sémites, comme l’aleph de Borges ; l’hiéroglyphe mystérieux rappelle la fascination exercée par la découverte de Champollion, venant s’associer pour Nerval au prestige de Napoléon Bonaparte et de la campagne d’Egypte. Quant à la gamme, elle est moins celle, corrigée ou pervertie, dissonante, qu’on peut jouer sur un piano-forte, que la « première octave » (p. 747), rendue à l’harmonie première par l’art cabalistique (p. 739).
17Michel Jeanneret a choisi ce titre, La Lettre perdue, pour son livre subtil et profond sur « Écriture et folie dans l’oeuvre de Nerval ».8 Il s’est proposé de montrer que, face à la folie, l’écriture assume deux fonctions, une fonction mimétique et une fonction critique. L’œuvre suit la folie dans son déroulement, mais elle est aussi le lieu d’une prise de conscience de la menace exercée par la fascination de la folie sur l’intégrité du moi. « L’écriture ne saurait donc enregistrer passivement les symptômes maléfiques ; elle s’en empare pour les modifier, les neutraliser et coïncide alors avec un projet de maîtrise : discours sur la folie, qui déploie toute sorte de stratégies narratives et exploite, pour échapper à l’indifférencié, les ressources logiques du langage ».9
18Michel Jeanneret ne se contente pas de déployer la séquence : dame perdue, Eurydice perdue, lettre perdue. Il met en valeur deux fois des éléments symétriques. Le passage cité du chapitre I de la seconde partie (« retrouvons la lettre perdue ») doit être mis en parallèle avec le chapitre V :
En passant devant un marchand de curiosités, j’achetai deux écrans de velours couverts de figures hiéroglyphiques. Il me sembla que c’était la consécration du pardon des cieux (p. 736).
19De l’un à l’autre, un progrès considérable a été accompli : on est passé du « savoir accumulé par l’esprit humain » dont, comme le fait observer Michel Jeanneret, « s’inspirait justement [l’]orgueil [de Gérard] », donc des « débris d’un savoir altéré », au moment où il croit s’être « emparé de l’hiéroglyphe secret », où « il a trouvé la clé », comme le dirait Rimbaud, et où il a « reconstitué les différents éléments de la Vérité : le projet initial – retrouver la plénitude du sens – paraît accompli ».10 Mais n’est-ce pas encore qu’une des « idées bizarres » que « donnent ces sortes de maladie » apparentées à la sienne ? (p. 750)
20L’autre parallèle établi par Michel Jeanneret n’est pas moins intéressant. Il permet cette fois de rapprocher le passage cité du chapitre I et le moment où, dans le chapitre VI et dernier, le narrateur se retrouve « sollicité par une multitude d’événements et de signes confus, sans logique apparente », et se met de nouveau « en quête d’une continuité et d’un sens nécessaires »11 :
En somme, je retrouvais là à peu près tout ce que j’avais possédé en dernier lieu. Mes livres, amas bizarre de la science de tous les temps, histoire, voyages, religions, cabale, astrologie, à réjouir les ombres de Pic de la Mirandole, du sage Meursius et de Nicolas de Cusa, – la tour de Babel en deux cents volumes, – on m’avait laissé tout cela ! Il y avait de quoi rendre fou un sage ; tâchons qu’il y ait aussi de quoi rendre sage un fou (p. 743).
21Mais l’amas dont il est question dans cet ultime chapitre ne concerne pas seulement les livres du célèbre polygraphe italien Pic de la Mirandole, ou du philologue hollandais Jean de Meur, dit Meursius (1579-1639), l’auteur d’un commentaire sur Lycophron, le plus contourné des écrivains grecs, ni Nicolas Krebs, dit Nicolas de Cues (1401-1465), évoquant tour à tour dans sa Concordance catholique, la « Docte Ignorance », « Les Conjectures » et « La Vision de Dieu ». Le « capharnaüm » comparé plus loin au cabinet de travail du docteur Faust (p. 742), – représentation sans doute de la chambre de Nerval dans la maison de santé du docteur Émile Blanche, à Passy, où il était soigné-, ne contient pas seulement des livres et des grimoires, mais des lettres, au sens épistolaire cette fois du terme.
22On ne peut se contenter de considérer ce passage, avec Jean Richer, comme un « intermède descriptif ». Car le détail de l’inventaire importe peu : objets rapportés d’Orient, œuvres données par des artistes amis, souvenirs du Valois, volumes d’une Bibliothèque de Babel avant Borges, invitant à un jeu érasmien des contraires. Il y a des papiers aussi, des manuscrits, des lettres. Tout se passe comme si Nerval allait citer ces dernières :
Avec quelles délices j’ai pu classer dans mes tiroirs l’amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j’ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. Ô bonheur ! Ô tristesse mortelle ! ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c’est le trésor de mon seul amour... Relisons... Bien des lettres manquent, bien d’autres sont déchirées ou raturées ; voici ce que je retrouve :
……………………………………………………………………………. (p. 743)
23Les deux points n’ouvrent sur rien qu’une ligne de points de suspension, donc du vide. On ne sait si la rupture est volontaire, comme dans Les Elixirs du diable,12 ou si elle correspond à une marque d’inachèvement. Certains éditeurs, certains commentateurs même (dont Michel Jeanneret) choisissent d’insérer, malgré la préoriginale, les lettres conservées de Nerval à Jenny Colon.13
24Je préfère, pour ma part, constater que, dans l’état du texte laissé par Nerval, non seulement la lettre est fêlée, mais perdue.14 Que ses héritiers, que les éditeurs, que les chercheurs aient retrouvé les lettres à Jenny Colon, ou du moins certaines d’entre elles ne change rien.15 Je suis persuadé, comme Jean Richer, qu’« il est extrêmement probable qu’il n’aurait inséré dans Aurélia qu’un nombre restreint de lettres ».16 Je ne suis même pas éloigné de penser que, telle qu’elle se présente, la lacune est significative par elle-même d’une béance dans la mémoire. A défaut de ne pas retrouver la lettre, du moins conserve-t-elle l’esprit. Dans le labyrinthe d’oubli, le fil d’Aurélia, cette fois, a fait défaut.
Edgar Poe et la lettre volée
25L’analyse précédente a déjà fait apparaître un glissement, dans Aurélia, de la lettre conçue comme signe typographique à la lettre considérée comme épître. Jacques Lacan, dans le compte rendu de son séminaire sur « La lettre volée », qu’il avait tenu en 1955 et qu’il publiait en 1966, n’hésitait pas à augmenter encore les possibilités sémantiques du mot :
... pour la lettre, qu’on la prenne au sens de l’élément typographique, de l’épître ou de ce qui fait le lettré, on dira que ce qu’on dit est à entendre à la lettre, qu’il vous attend chez le vaguemestre une lettre, voire que vous avez des lettres, – jamais qu’il n’y ait nulle part de la lettre, à quelque titre qu’elle vous concerne, fût-ce à désigner du courrier en retard.17
26Mon intention n’est pas de reprendre ici le détail de la brillante analyse du docteur Lacan, ni de m’engager dans un domaine qui n’est pas le mien, mais d’opérer un passage inverse du précédent : de glisser de la lettre-épître à la lettre-signe. Pour cela, je m’aiderai du seul texte d’Edgar Poe.
27The Purloined Letter a été d’abord publié dans le journal The Gift, à l’automne de 1844. On en retrouve une version abrégée, sans la caution de l’auteur, dans le Chamber’s Edinburgh Journal., le 30 novembre 1844, puis dans Littell’s Living Age, le 18 janvier 1845, et encore dans le New York Morning News les 21 et 24 janvier 1845 ou dans le New York Weekly News, le 25 janvier 1845 : le récit devient comme une nouvelle, au sens journalistique du terme, qu’il faut diffuser, et sous une forme plus concise que celle, pourtant littérairement brève, qui a été prévue initialement. Le texte complet est repris en recueil dans les Tales à New York, chez Wiley and Putnam, puis à Londres, et enfin à New York et Londres, 1845, 1846, 1849.
28Charles Baudelaire a découvert ce texte dans le tome II de l’édition établie par N.P. Willis, J.R. Lowell et R.W. Griswold, dite « édition Griswold », publiée à New York, chez R.S. Redfield, en 1830. Alors que le tome I de The Works of the Late Edgar Allan Poe réunit les Tales, ce tome II recueille Poems and Miscellanies. Sa traduction a d’abord paru dans un journal, comme si l’intention première de Poe était instinctivement respectée : Le Pays a accueilli, dans ses numéros des 7, 8, 12 et 14 mars 1855, donc en feuilleton, Facultés divinatoires d’Auguste Dupin. II. La Lettre volée. Le titre simple suffit quand cette traduction est reprise en 1856-1857 dans les Histoires extraordinaires, chez Michel Lévy.
29Baudelaire n’était pas le premier à donner une version française de The Purloined Letter. Un anonyme avait publié « Une lettre volée » dans le Magasin pittoresque, en août 1845. Un autre anonyme en avait fait « La lettre soustraite », pour Le Mémorial bordelais des 20, 21, 22 mai. Le titre, sans doute, satisferait plus Lacan que celui qui a été retenu par Baudelaire. L’illustre docteur a cru devoir faire observer, en effet, que « Baudelaire, malgré sa dévotion, a trahi Poe en traduisant par “la lettre volée” un titre qui est : the purloined letter, c’est-à-dire qui use d’un mot assez rare pour qu’il nous soit plus facile d’en définir l’étymologie que l’emploi ». Après avoir eu recours à un dictionnaire d’Oxford, – je passe sur le détail de la démonstration – il a conclu qu’il s’agissait de « mettre de côté, ou pour recourir à une locution familière qui joue sur les deux sens, de : mettre à gauche ». Et, ajoute-t-il avec autorité, « c’est bel et bien la lettre détournée qui nous occupe, celle dont le trajet a été prolongé (c’est littéralement le mot anglais), ou pour recourir au vocabulaire postal, la lettre en souffrance ».18 Prolongeons, détournons donc, sans hésitation.
30Baudelaire lui-même notait que le principe de répétition était à l’œuvre dans les trois nouvelles d’Edgar Poe où Dupin fait office de détective subtil et qui sont des romans policiers avant la lettre. « Encore un meurtre, dont Dupin refait l’instruction », écrit-il ; « Double Assassinat dans la rue Morgue, De Mystère de Marie Roget et La Lettre volée font une espèce de trilogie ». Et il croit même devoir ajouter par scrupule de traducteur : « Obligé de donner des échantillons variés des talents de Poe, j’ai craint la répétition » (p. 143).
31La répétition fonctionne en effet d’un de ces récits à l’autre : The Murders in the Rue Morgue date de 1841, The Mystery of Marie Rogêt : A Sequel to The Murders in the rue Morgue de 1842. Les trois enquêtes ont lieu à Paris, où vit C. Auguste Dupin, qui y réside avec le Narrateur son ami. Le « gentleman » (Baudelaire garde le mot anglais utilisé par Poe pour le caractériser, p. 14/ 77) n’est nullement un policier, ou un détective, de profession. Ce sont les circonstances qui l’amènent à mettre en œuvre son flair, son talent, et l’extraordinaire rigueur de ses déductions à partir de fines observations. Le préfet de police de Paris n’hésite pas, à plusieurs reprises, à avoir recours à lui. Il fait, avec son appareil impuissant, piteuse figure, en face d’un Dupin de génie. Un mot revient dans sa bouche : le secret, « le plus grand secret » (the greatest secrecy, p. 145/ 320). Mais à vouloir trop cacher les choses, ne risque-t-il pas de les laisser ensevelies ?
32Le principe de répétition fonctionne aussi à l’intérieur de chaque récit. Le titre choisi par Baudelaire, « Double Meurtre », rend même mieux compte que le pluriel plus lâche de Poe (« The Murders ») de l’effet de réduplication obtenu par le sort hideusement parallèle de la dame L’Espanaye et de sa fille Camille : gorge meurtrie ou coupée, corps tailladé ou mutilé. Le Mystère de Marie Roget (j’efface, comme Baudelaire, l’accent circonflexe prévu par Poe) tient au fait qu’il y a peut-être deux cadavres, deux Marie, auxquelles il faudrait ajouter Mary Cecilia Rogers, récemment assassinée à New York (p. 66/ 486). Quant à La Lettre volée, elle permet d’établir un étonnant parallèle, qui tourne à l’imitation, entre le coupable (le ministre) et Dupin lui-même. Ce principe de répétition n’a pas échappé à Jacques Lacan, qui, au départ même de sa recherche, a placé l’« automatisme de répétition (Wiederholungszwang) » et en a cherché le principe même dans « l’insistance de la chaîne signifiante ».19
33L’histoire de la lettre volée, ou dérobée, permet à Dupin de répondre au ministre un peu comme le berger répond à la bergère. Le puissant personnage, en effet, a dérobé à une grande dame, – la Reine, à n’en pas douter, mais sur ce point aussi, le préfet de police, comme elle, tient au secret –, une lettre compromettante. Il l’a aperçue de son œil de lynx alors qu’elle était seule dans le boudoir royal, il a tout de suite pénétré son secret.20 Habilement il substitue à cette lettre, pour la dérober, « une lettre à peu près semblable à la lettre en question » (p. 147).
34Dupin, chargé d’enquêter sur cette indélicatesse, se contente d’agir de la même manière que le ministre. Il se rend dans son hôtel particulier, est reçu par lui dans son bureau et, tout en se plaignant devant lui de la faiblesse de ses yeux et de la nécessité de porter des lunettes, il avise un porte-cartes contenant une lettre unique (a solitary letter, dit d’une manière plus suggestive le texte anglais, p. 331), salie et chiffonnée, portant le large sceau noir du ministre, mais dont la suscription est d’une écriture de femme très fine. Le lendemain, il revient, fait tirer un coup de pistolet sous les fenêtres de l’hôtel, et profite du tumulte, ainsi que du retrait du ministre, pour subtiliser la lettre volée, en mettant à la place une espèce de contrefaçon (a fac-simile, p. 332, Baudelaire garde le mot).
35Il convient d’observer que la répétition n’est pas un mécanisme automatique. Elle apparaît bien plutôt comme une quasi-répétition. De même qu’il demeurait une légère différence entre le sort du cadavre de Mme L’Espanaye et de celui de sa fille, – le premier se trouvait à l’extérieur, le second à l’intérieur de la maison –, de même Dupin est obligé de recourir à une mise en scène bruyante, là où le ministre opérait en silence, et l’imitation qu’il substitue à la lettre semble plus grossière que celle dont avait usé le ministre.
36Le parallèle me semble renforcé par le jeu des initiales, donc de la lettre au sens typographique cette fois. Poe s’en contente souvent. Le préfet de police n’est que M.G... Sur la lettre volée se trouve le sceau de la famille S... Le premier prénom de Dupin n’est connu que par la lettre C. (peut-être Charles, si le modèle, comme on l’a prétendu, est le baron français François Charles Pierre Dupin, qui a vécu de 1784 à 1873).
37Ce qui me retient davantage, c’est que le ministre indélicat n’est que le ministre D... Le conte est-il à clef, et Poe est-il contraint, lui aussi, au secret ? On sait trop quelle importance il accorde à la « composition », à la « consistency », pour ne pas voir l’effet de construction presque trop volontaire : Dupin et le ministre D..., l’enquêteur et l’objet de l’enquête, ont la même initiale. Alors que le Docteur Jekyll de Robert-Louis Stevenson se dédouble en Mr. Hyde, Dupin redouble D..., ou D... redouble Dupin. Ils sont, intellectuellement (mais non moralement), de la même trempe : même acuité du regard, même art subtil de subtiliser, même usage du faux. Dupin n’est pas le singe de D..., – le gorille deux fois meurtrier de la rue Morgue –, il lui renvoie ironiquement son image. Il ne prend pas D... en flagrant délit de vol, il lui tend un portrait de D... en voleur, – lui-même.
38Je n’irai pas, comme Jacques Lacan, « écouter aux portes du Professeur Freud »21, pour commenter The Purloined Letter. Je lui abandonnerai même cette belle image, mais superfétatoire, de « la lettre volée, comme un immense corps de femme, [qui] s’étale dans l’espace du cabinet du ministre, quand y entre Dupin ». Mais comme lui, et mieux que Baudelaire, qui a ici gauchi le texte, je retiendrai cette fine remarque que Poe prête au Narrateur dès la deuxième page du conte : « L’ascendant, nous dit-il, qu’a pris le ministre, dépendrait de la connaissance qu’a le ravisseur de la connaissance qu’a la victime de son ravisseur », – the robber’s knowledge of the loser’s knowledge of the robber.22 Je vais au bout du conte : Dupin, le voleur du voleur, jouit de la connaissance que D... aura de savoir que c’est lui qui l’a démasqué, et qu’il n’a fait pour cela qu’utiliser son propre artifice et sa propre manière.
39Dans ces conditions, le sceau de Dupin peut-il être le même que celui de D..., ce « sceau large et noir avec son chiffre » (p. 168) ? En principe, le signe que laisse Dupin est tout différent, sur la lettre qu’il a glissée à la place de la vraie dans le porte-cartes :
– Eh mais ! il ne m’a pas semblé tout à fait convenable de laisser l’intérieur en blanc, – cela aurait eu l’air d’une insulte. Une fois, à Vienne, D... m’a joué un vilain tour, et je lui dis d’un ton tout à fait gai que je m’en souviendrais. Aussi, comme je savais qu’il éprouverait une certaine curiosité relativement à la personne par qui il se trouvait joué, je pensai que ce serait vraiment dommage de ne pas lui laisser un indice quelconque. Il connaît fort bien mon écriture, et j’ai copié tout au milieu de la page blanche ces mots :
... Un dessein si funeste
S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.
Vous trouverez cela dans l’Atrée de Crébillon. (p. 171)
40Claude Richard a bien senti la présence du thème du double à la faveur du jeu sur l’initiale D... dans La Lettre volée, mais il le fait trop évoluer, me semble-t-il, vers The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde quand il veut voir dans le ministre D... « le frère » de Dupin, « génie dévoyé engagé dans la poursuite du pouvoir – soit le mauvais Dupin – tandis que son frère supérieur – le bon Dupin –, engagé dans la poursuite des vérités fondamentales, s’efforcerait d’annihiler les tendances "perverses" de son alter ego ».23 Aucun soupçon ne me paraît peser sur Dupin, sinon celui d’une malignité dont D... à son tour sera la victime. Et cette malignité s’exerce à la faveur d’un jeu de miroirs, non pour y voir son ombre mauvaise, mais pour tendre à l’adversaire une image superlative de lui-même.
41De même, Claude Richard est à la fois savant et habile quand il suggère que les modèles seraient les deux frères Dupin, François Charles Pierre, déjà nommé, et André Marie Jean-Jacques (1783-1865), son aîné d’un an, qui eut rang de ministre, alors que son frère, mathématicien et économiste de renom, se fit un nom dans les lettres. Et il est vrai que Poe eut connaissance de ces deux Dupin, et surtout du premier, par les Sketches of Conspicuous Characters of France, dont il rédigea le compte rendu. Mais Atrée et Thyeste sont plus qu’André et François Charles Dupin. Edgar Poe garde présente à la mémoire la fin de la tragédie de Crébillon père, Atrée et Thyeste (1707), très précisément de l’acte V, scène 4,24 dans le monologue où Atrée, roi d’Argos, s’apprête à se venger de la trahison de son frère Thyeste, roi de Mycènes, en lui faisant boire dans une coupe le sang de Plisthène, ce fils qu’il a longtemps cm le sien, et qui est le fruit de l’union adultère de Thyeste et de son épouse Aerope :
Ce fils infortuné, cet objet de ses vœux,
Va devenir pour lui l’objet le plus affreux.
Je ne te l’ai rendu que pour te le reprendre,
Et ne te le ravis que pour mieux te le rendre.
Oui, je voudrais pouvoir, au gré de ma fureur,
Le porter tout sanglant jusqu’au fond de ton cœur.
Quel qu’en soit le forfait, un dessein si funeste,
S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste.25
42La formulation est subtile, comme dans la phrase de Poe citée et traduite par Lacan. Le crime est monstrueux, sans doute, mais Atrée, en le commettant, le renvoie sur Thyeste qui en serait le véritable auteur ou qui devrait l’être. Il lui tend, lui aussi, comme dans un miroir, une image coupable de lui-même.
43Poe avait fait allusion à une autre tragédie de Crébillon, Xercès, au début de Double Assassinat dans la rue Morgue (p. 18). À cet égard aussi, La Lettre volée boucle le cycle, qui devient celui de la tragédie détournée.
Georges Perec et la lettre retrouvée
44La Disparition, le titre choisi par Georges Perec pour son roman publié chez Denoël en 1969 conviendrait pour un roman policier ou, déjà, pour une enquête conduite par Auguste Dupin comme La Lettre volée, ce récit parfait qui, comme l’a noté Leonardo Sciascia, faisait l’économie du mort, « c’est-à-dire du crime absolu et nécessaire d’où partiront tous les romans policiers : l’homicide ».26
45Double Assassinat dans la rue Morgue faisait état d’une disparition, celle, tout d’abord du cadavre de Mme L’Espanaye (Of Madame L’Espanaye no traces were here seen, p. 23/ 81). De la même façon, Marie Roget disparaît à deux reprises. La première fois, sa mère est folle d’inquiétude jusqu’au moment où, huit jours après, elle revient derrière son comptoir de parfumerie. La seconde fois, ses amis sont alarmés par cette « nouvelle et soudaine disparition » (her sudden disappearance for the second time, p. 70/ 487), qui restera un mystère même quand on croira avoir découvert son corps flottant sur la Seine. Dans La Lettre volée, d’une manière différente et plus subtile, un document disparaît sous les yeux mêmes de la reine qui en était la dépositaire, et Dupin le fait disparaître à son tour du bureau du ministre D...
46Perec, grand lecteur de Poe, retient tous ses éléments pour la composition à la fois rhapsodique et rigoureuse qu’il conçoit à partir de techniques oulipiennes. L’Ouvroir de littérature potentielle fondé en 1960 par Raymond Queneau et le mathématicien François Le Lionnais est attentif aux potentialités du langage, mais aussi à celles du jeu sur l’intertextualité. Anton Voyl, le héros du roman, disparaît donc à la Toussaint, alors qu’il semblait plutôt cloué dans son lit comme le Gregor Samsa de Franz Kafka et qu’il avait entrepris lui-même la rédaction d’un roman faisant place à un journal intime, digne réplique des Faux-Monnayeurs de Gide et contenant en abyme, comme le célèbre roman-miroir, un récit intitulé lui-même « La Disparition ».
47Mais, comme Anton Voyl disparaît, a disparu la lettre e, dont le « scrivain » a décidé de se passer tout au long de ces quelque trois cents pages, afin d’« aboutir à un produit aussi original qu’instructif, à un produit qui aurait, qui pourrait avoir un pouvoir stimulant sur la construction, la narration, l’affabulation, l’action, disons, d’un mot, sur la façon du roman d’aujourd’hui ».27 Le lecteur de Poe, de Baudelaire et de Valéry aura reconnu sans peine un avatar de la célèbre « Philosophy of Composition » qui, au même moment fascinait un adepte étranger de l’Oulipo, Italo Calvino.
48Le chapitre IV de la Première Partie, « Anton Voyl » (un titre à la manière de Gide mais, cette fois, celle des Caves du Vatican : «Anthime Armand-Dubois », « Amédée Fleurissoire », « Lafcadio ») se présente à la fois comme un pot-pourri et une parodie des récits de Poe dont Dupin était le point de mire. On y retrouve Dupin, explicitement nommé. Il est le recours, non du préfet de police G..., mais d’un Commandant et de son adjudant favori, qui savent comment on vante « l’infailli flair » du détective improvisé. Inversant l’ordre des enquêtes, Perec place d’abord la troisième, celle qui concerne la lettre volée :
Un individu, dont on craignait tant l’obscur pouvoir qu’on gardait son incognito, s’introduisant à la nuit dans un local du Commissariat Principal, y avait ravi un pli qu’on disait capital car on y divulguait la compromission du trio d’argousins qui commandait à la Maison Poulaga. (p. 53)
49Mais ici, Dupin manque son coup et, pour se consoler, se rabat sur la me Morgue ou son équivalent, donc sur la première enquête, puisqu’il « s’occup[e], laissant la P. J. à son tracas, d’un orang-outang qui avait commis trois assassinats » (p. 54 ; de deux à trois, la distance est aisément franchie). Il avait pourtant aussi bien compris la stratégie du voleur que dans The Purloined Letter, « à savoir, qu’il n’avait pas tapi son larcin, qu’il l’avait tout au plus sali ou racorni ainsi qu’on fait d’un mot banal, puis blotti dans un sous-marin ».
50Le « cuir » est amusant, pour « sous-main », traduction que Perec était sans doute plus tenté de retenir pour card-rack, que le « porte-cartes » de Baudelaire. C’est d’ailleurs une déformation professionnelle, le sous-marin désignant l’intermédiaire occulte dans les histoires de trafic louche. Déjà le travail sur le mot, banal ou non, est accompli, qu’il soit volé (« sous-marin » se substituant à « porte-cartes ») ou détourné (« sous-marin » venant pervertir « sous-main », et ne le rappelant que par approximation équivoque).
51Le piquant est que Perec s’inspire de Poe, mais qu’il lui est interdit d’inscrire son nom dans son texte (le nom de Perec lui-même, avec ses deux e, ne peut figurer que sur la couverture du livre). On attendrait à la limite « Allan », mais le titre de ce chapitre IV lui préfère, de manière inattendue, le nom de Nicolas Rimski-Korsakov, tout en précisant qu’il ne sera pas fait allusion au compositeur russe, relégué à son tour sans doute dans la bande des Cinq.
52Le prétexte à cette autre substitution est le célèbre morceau extrait de l’opéra Le Tsar Saltan, « Le Vol du bourdon », passé par tant d’arrangements divers, du violon de Fritz Kreisler au piano de Serge Rachmaninov (et ce sont là les meilleurs). L’œuvre, dont le titre complet est La Légende du tsar Saltan, a été écrite sur un livret de V.I. Bielski, d’après un conte de Pouchkine, et elle a été créée à Moscou le 3 novembre 1900. C’est un opéra à métamorphoses, qui semble même une réplique au Lohengrin de Richard Wagner : le prince Guidon y disparaît, comme le jeune duc Gottfried von Brabant, le frère d’Eisa. Il a été jeté à la mer dans un coffre avec sa mère, la tsarine, accusée par ses deux sœurs jalouses d’avoir enfanté un monstre. Le tsarévitch ne se transforme pas en cygne, mais il sauve un jour un cygne, qui n’est autre qu’une princesse métamorphosée, Schwanhilde, laquelle va à son tour le transformer en bourdon pour qu’il puisse piquer sans merci ses deux tantes criminelles. « Le Vol du bourdon » est mieux qu’une scie musicale. Replacé dans l’opéra, le motif apparaît comme véritablement conducteur dans le troisième acte, l’avant-dernier : « non point élément de pittoresque "descriptif’ », comme le fait observer à juste titre François-René Tranchefort, « mais exemple rare, dans le domaine lyrique, de l’emploi d’un matériau exclusivement symphonique pour donner vie scénique à un personnage invisible », donc secret28.
53Ici, Perec, avec une véritable jouissance, joue deux fois sur les mots : le vol comme envol et comme larcin, le bourdon comme insecte et bourde de typographe (c’est le sens 6 de Littré pour bourdon : « terme d’imprimerie. Faute d’un compositeur qui a passé un ou plusieurs mots de la copie »). L’équivalent de G., le Commandant Romain Didot, représente bien évidemment, à la faveur d’une nouvelle équivoque approximative, Firmin Didot (1764-1836), imprimeur de l’Institut depuis 1811, graveur et fondeur de caractères sans rival (il n’y a pas, semble-t-il, de Romain Didot notable dans cette famille). Son adjoint, devenu adjudant par glissement, Garamond, renvoie à Claude Garamond, illustre fondeur et graveur français du début du xvie siècle (il est mort en 1561), celui qui substitua aux caractères gothiques les caractères romains et qui a donné son nom à un type de caractère qui fut longtemps en usage et a abouti au type classique de l’elzévir. L’Imprimerie nationale a perpétué jusqu’à nous le « garamont », caractère d’une grande perfection qui reste sa propriété exclusive.
54La disparition, telle que la présentent les fonctionnaires de la Maison Poulaga (c’est-à-dire, bien sûr, la maison des « poulets »), est l’analogue du vol d’une lettre, – même pas d’un pli, mais d’une des composantes de l’alphabet. « A priori », dit Garamond à Dupin, qui n’est nullement expert en imprimerie, « nous n’aurions pas dû tant pâtir du vol ; pour tout pli disons normal, si l’on nous avait ravi un x ou un y, ça nous aurait fait un faux bond minimal. Mais ici, il a pour filiation un bourdon trop important [...] ». Et il précise à Dupin, qui n’entend pas une telle signification du mot : « Pardon du jargon [...] ; disons qu’il nous paraît s’agir d’un vol pour nous vital car il abolit, il fait vain, il fait caduc tout souci d’organisation ».
55La disparition ruine toute composition à la Poe à partir d’un « Nevermore », qui se trouve aussi exclu que le nom du poète américain lui-même par la proscription du e. Elle perturbe l’organisation administrative de la maison Didot, Garamond and Co., préfecture ou commissariat de police qui sent son imprimerie.
56Par un effet de surimposition supplémentaire, le vol de la lettre est aussi celui d’un symbole mathématique, à la manière de ceux dont Auguste Dupin contestait l’usage dans The Purloined Letter :
... je n’ai jamais rencontré de pur mathématicien en qui on pût avoir confiance en dehors de ses racines et de ses équations ; je n’en ai pas connu un seul qui ne tînt pas clandestinement pour article de foi que x2 + px est absolument et inconditionnellement égal à q ; et, quand vous lui aurez fait comprendre ce que vous voulez dire, mettez-vous hors de sa portée et le plus lestement possible, car, sans aucun doute, il essayera de vous assommer, (p. 163-164/ 329)
57De telles remarques ne pouvaient avoir pour Georges Perec qu’un sel tout particulier. En effet son ami, confrère et collaborateur oulipien Jacques Roubaud, mathématicien de son état comme François Le Lionnais, mais poète de pointe, a publié en 1967 chez Gallimard un recueil intitulé £, qui fait appel à la lettre grecque, au symbole mathématique de la plus petite quantité, à l’emblème philosophique du mystère. Entre les sonnets en prose ponctués de lacunes, d’apparents bourdons, Roubaud a placé des blancs, indiqués comme tels. Son epsilon est à l’E blanc de Rimbaud, dans le sonnet des « Voyelles », ce que l’oméga final, « rayon violet de Ses Yeux », est à l’O bleu du premier vers.29
58Ce n’est à coup sûr pas un hasard si La Disparition s’ouvre sur un sonnet, en vers celui-ci, signé Jacques Roubaud, et intitulé, toujours en abyme, « La Disparition » :
Un corps noir tranchant un flamant au vol bas
un bruit fuit au sol (qu’avant son parcours lourd
dorait un son crissant au grain clair) il court
portant son sang plus loin son charbon qui bat
Si nul n’allait brillant sur lui pas à pas
dur cil aujourd’hui plomb au fil du bras gourd
Si tombait nu grillon dans l’hors vu au sourd
mouvant bâillon du gris hasard sans compas
l’alpha signal inconstant du vrai diffus
qui saurait (saisissant (un doux soir confus
ainsi on croit voir un pont à son galop)
un non qu’à ton stylo tu donnas brûlant)
qu’ici on dit (par un trait manquant plus clos)
l’art toujours su du chant-combat (noir pour blanc).
59Le poème liminaire a une autre fonction que ceux qui, vers le milieu du roman, sont donnés dans la transcription oulipienne d’Anton Voyl : « Bris marin », de Mallarmus (d’après « Brise marine » de Mallarmé), « Booz assoupi », signé quand même Victor Hugo, « Trois Chansons par un fils adoptif du commandant Aupick», « Sois-soumis, mon chagrin » (« Sois sage, ô ma douleur », donc « Recueillement »), « Accords » (« Correspondances »), « Nos Chats » (« Les Chats »), Mais on comprend très bien que le dernier de la série, « Vocalisations » (« Voyelles »), un rimbaud comme Arthur Rimbaud écrivait des coppées, fait écho et au sonnet liminaire et au vol de la lettre e : « E blanc », dans le sonnet des « Voyelles », se trouve remplacé par « (Un blanc) », en toutes lettres, donc par une manière de bourdon explicite, et à la faveur d’une de ces parenthèses qui peuvent s’emboîter les unes dans les autres comme des objets-gigogne, – le sonnet liminaire l’illustre de manière exemplaire-, et sont une autre manière de mettre en abyme. Il n’est pas jusqu’à l’omicron venant se substituer à l’oméga rimbaldien qui ne renvoie à l’epsilon de Jacques Roubaud.
60Car il faut bien comprendre que tout se passe, dans ce jeu amical d’émulation et de complicité, comme si Jacques Roubaud avait volé la lettre e dont Georges Perec est obligé de se passer pour écrire La Disparition. Le nom de Voyl indique, aussi clairement qu’il est possible, une intention cryptique, comme s’il fallait voiler ce vol, tout en le racontant indirectement à la faveur d’une enquête à la Dupin. Le y s’est introduit dans vol, par une manière de compensation, mais aussi comme Jacques Lacan plaçait un i superfétatoire, lors du séminaire sur La Lettre volée, pour créer « la politique de l’autruiche », c’est-à-dire la politique de l’autruche quand elle est pratiquée par un politique comme le ministre D...30 Voyl a pour anagramme viol, ce qui nous ramène moins à l’histoire de l’orang-outang, dans The Murders in the rue Morgue, qu’à celle de Marie Roget, au corps « maltraité » (p. 113), peut-être par un « amant secret » (p. 116) avec qui la jeune fille n’aurait pas hésité à pénétrer dans des bosquets solitaires. Viol encore, et viol du secret, que l’acte accompli par D... dans La Lettre volée.
61Mais le roman de Perec ne voile-t-il qu’un jeu ? La lettre volée, ou plutôt escamotée, qui va reparaître, au point de devenir voyelle unique, dans cet autre roman plus désopilant encore qui va suivre, Les Revenentes, en 1972,31 est-elle seulement l’enjeu d’un jeu de cache-cache ? On comprend bien que, jouant avec Poe aussi avec Nerval, et aussi avec Proust, qu’il fait passer de la lettre perdue à la lettre retrouvée. Mais il n’est pas impossible, précisément, que ce jeu soit grave, puisqu’il correspond déjà, dans l’œuvre de ces prédécesseurs illustres, au passage de l’Aurélia perdue à l’Aurélia retrouvée, ou du Temps perdu au Temps retrouvé.32
62L’avant-propos de La Disparition jette déjà une ombre sur le jeu de la lettre disparue, énumérant d’emblée une série d’exactions et de crimes, parmi lesquels des attentats ou massacres inspirés par le racisme le plus brutal :
Plus tard, on s’attaqua aux Nords-Africains, aux Noirs, aux juifs. On fit un pogrom à Drancy, à Livry-Gargan, à Saint-Paul, à Villacoublay, à Clignancourt. (p. 11)
63Et le titre de cet avant-propos, s’il doit être celui d’une plaisanterie, ne peut indiquer qu’une plaisanterie de la Mort, comme le Death’s Jest-Book de Thomas Lovell Beddoes (1803-1849) dans un Romantisme noir qui se situerait au-delà du roman gothique : « Où l’on saura plus tard qu’ici s’inaugurait la Damnation ». Perec n’a pas besoin de la voyelle perdue, e, pour écrire le nom de Drancy, lieu de sinistre mémoire, où fut internée sa mère, avec tant de rafles de juifs, après avoir été arrêtée à Paris le 17 janvier 1943. Déportée à Auschwitz le 11 février suivant, elle disparaît, soit qu’elle meure en cours de route, soit qu’elle ait été exterminée dans le camp. Il existe même un Acte de disparition, daté du 19 août 1947, signé par le ministre des Anciens Combattants et Victimes de guerre, décidant (sic) que Mme Perec née Szulewicz Cyrla a disparu.33
64La Disparition n’est dédiée à personne, mais cette absence même est significative, dans un livre qui porte ce titre et dont l’auteur est le fils de la disparue. Pas davantage de dédicace pour Les Revenentes. En revanche, W ou le souvenir d’enfance, publié par Denoël en 1975, porte sur la page de garde « Pour E. ». S’agit-il de sa tante Esther, la sœur de son père, qui prit soin de l’orphelin ? S’agit-il de la lettre disparue, puis retrouvée, qui mérite un hommage comme une Eurydice ? Est-elle l’emblème de l’écriture, dont Perec dit, dans ce nouveau livre, qu’elle est le souvenir de la mort de ses parents et l’affirmation de sa vie ?34
65W s’est substitué à e dans le livre nouveau. Dans le livre qu’on pourrait dire tout aussi bien ancien, puisque Perec, consacrant les chapitres pairs à son autobiographie, explique qu’il est privé d’enfance, de souvenirs d’enfance (donc encore une fois de e), mais que dès l’âge de treize ans, il a inventé une histoire, qu’il s’est racontée, qu’il a dessinée, à laquelle très tôt il a donné le titre « W » et qui était, d’une certaine façon, l’histoire de son enfance.35 Cette histoire, elle est aussi, mais sur le mode indirect cette fois, celle qu’il raconte en alternance dans les chapitres impairs du livre de 1975, une robinsonnade qui tourne court, ou qui tourne mal, puisqu’elle conduit dans une île W où, sous couleur de compétitions sportives, s’est constituée ou reconstituée une société de type nazi, autour d’une Forteresse dont le secret, s’il est découvert un jour, sera le même que celui du camp d’Auschwitz.
66S’il a perdu le e de Cécile, le prénom usuel de Cyrla Szulewicz épouse Perec (c’est le texte « W », en abyme dans le livre, qui le révèle36), Georges Perec a retrouvé le w de Szulewicz, même s’il lui est arrivé, et il le reconnaît, de mal orthographier le nom et d’écrire Schulevitz.37 Il a retrouvé aussi le w d’Auschwitz, qu’il avait voulu en vain chasser de sa mémoire et qui d’ailleurs ne s’y trouve que d’une manière incertaine, puisqu’il peut se reprocher de n’y avoir pas accompagné la disparue et de n’avoir pas disparu avec elle.
67Plus que e, w est la lettre porteuse du secret de Perec. Plus encore qu’elle, w apparaît comme la lettre perdue et retrouvée.
68Un dernier passage par les contes d’Edgar Poe me paraît s’imposer. Aucun des récits recueillis dans les Tales de 1845 n’a eu plus de succès que The Gold Bug, publié pour la première fois dans le journal de Philadelphie Dollar Newspaper les 21 et 28 juin 1843. La traduction de Baudelaire, Le Scarabée d’or, parue la première fois dans les Histoires extraordinaires, en 1857, a confirmé le caractère exceptionnel de cette réception, supérieure, selon Poe lui-même, à celle de son poème « Le Corbeau » (The Raven).
69Le scarabée d’or y a moins d’importance sans doute que le « vieux vélin fort sale » sur lequel William Legrand fait une espèce de dessin à la plume sous les yeux du Narrateur, venu le rejoindre dans l’île de Sullivan, près de Charleston. Ce dessin fait apparaître une analogie entre l’insecte et une tête de mort.
70Plus tard, tombé malade, Legrand, qui est une manière d’autre Dupin, multiplie sur une ardoise les chiffres et les lettres, tout en paraissant toujours obsédé par le « damné scarabée » (dat deuced bug, p. 141). La Disparition, on s’en souvient, commence sous le signe de la Damnation à venir. Dans la suite du récit il est question d’un lieutenant G... (comme si, chez Poe déjà, le préfet de police G... pouvait devenir un militaire). Legrand fait l’exégèse de son propre dessin, et du rapport du scarabée figurant sur le vieux vélin avec la tête de mort. Le texte abonde en mots qui servent à désigner le secret (« mystery », « secret », en particulier, p. 153). Mais Legrand, habile à confirmer par un raisonnement une intuition immédiate, comme Dupin, révèle la présence d’une signature logogriphique ou hiéroglyphique, celle d’un certain capitaine Kidd, sur cette peau de chevreau (kid). Or on attribue à cet écumeur des mers d’immenses richesses, en quelque sorte l’or du scarabée.
71Il est impossible d’entrer ici dans le détail des caractères que fait apparaître Legrand en chauffant le vélin et qui sont grossièrement tracés entre la tête de mort et le chevreau. Baudelaire n’est pas parvenu lui-même à toujours obtenir de l’imprimeur le signe figurant dans le texte original. Mais je suis frappé par cette remarque, grosse de conséquence quand on passe de Poe à Perec :
Now, in English, the letter which most frequently occurs is e. (p. 157)
Or la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais est e.38
72Dans la liste de 23 lettres qui suit, w apparaît à la dix-septième place. Mais aucun chiffre ne lui est affecté, comme 8 est l’équivalent de e. Et dans le texte du document complet enfin déchiffré, aucun mot n’apparaît qui contienne w. Ce w serait donc le texte absent du cryptogramme, comme s’il était évincé par la prolifération de e.
73Pour Perec, fallait-il chasser e, le faire disparaître, pour retrouver w ? Sans doute e tente-t-il de reparaître dans Les Revenentes, mais au prix de quels trucages, de quelles « distorsions », comme le dit Perec lui-même, qui renonce à en dresser la liste !39 Le vrai retour est celui de w, venu de plus loin, du fond d’une enfance perdue et pourtant elle aussi retrouvée, mais d’une enfance rongée, comme l’existence elle-même de Perec, par la disparition.
74Un peu avant cette étonnante trilogie de Perec, Jean Ricardou avait fait avec beaucoup d’ingéniosité l’exégèse du Scarabée d’or. Procédant par inversion un peu facile, il proposait sous le titre « L’Or du scarabée» une série de suggestions qui prirent place dans un volume collectif placé sous le signe de Tel Quel, en 1968, Théorie d’ensemble.40 Il avance en particulier l’hypothèse selon laquelle « en ce récit d’un décryptage, la lecture fait l’objet d’une explicite mise en place ». La vraie lecture n’est pas le fait d’un « savoir satisfait », mais « puisqu’elle est transgressive, toute aberration doit être tenue, à l’inverse, comme émergence possible d’un autre système ». Legrand est le seul capable d’une lecture inventive qui peut aller au cœur du secret. Et le texte apparaît à Ricardou, dans une perspective très soixante-huitarde à laquelle n’échappe assurément pas Perec, comme « une machine à changer indéfiniment le sens des mots », comme « une permanente subversion du langage instrumental ».
75On ne peut lire autrement La Disparition, Des Revenentes, W, ou le souvenir d’enfance. L’écriture de Perec n’existe pas sans la multiplicité, la superposition même de jeux de mots qui appellent une autre lecture. Le texte, à n’en pas douter, est un cryptogramme. Mais le secret peut en être découvert, à la faveur de ce chiffre même qu’est la lettre.
76Oulipiens, telquéliens redécouvrent ce qu’au xixe siècle Edgar Poe (et Baudelaire nécessairement à travers lui), Rimbaud ou Mallarmé avaient pressenti. En 1893, ce dernier, dans un fragment sur « La Littérature », écrivait :
Banalité ! et c’est vous, la masse et la majorité, ô confrères, autrement que de pauvres kabbalistes tantôt bafoués par une anecdote maligne : et je me félicite du coup de vent si c’est de votre côté qu’il décharge en dernier lieu mon haussement d’épaules. Non, vous ne vous contentez pas, comme eux par inattention et malentendu, de détacher d’un Art des opérations qui lui sont intégrales et fondamentales pour les accomplir à tort, isolément, c’est encore une vénération, maladroite. Vous en effacez jusqu’au sens initial sacré.
Si ! Avec ses vingt-quatre signes, cette Littérature exactement dénommée les Lettres, ainsi que par de multiples fusions en la figure de phrases puis le vers, système agencé comme spirituel zodiaque, implique sa doctrine propre, abstraite, ésotérique comme quelque théologie : cela, du fait, uniment, que des notions sont telles, ou à un tel degré de raréfaction au-delà de l’ordinaire atteinte, que de ne pouvoir s’exprimer sinon avec des moyens, typiques et suprêmes, dont le nombre n’est, pas plus que le leur, à elles, illimité.41
77Paul Zumthor a cité un fragment de ce fragment dans son livre de 1975, Langue, texte, énigme, qui se situe au-delà de la vague telquélienne et coïncide avec le terme de la trilogie de Perec. Le savant médiéviste remonte vers les spéculations médiévales sur l’alphabet, les Etymologiae d’Isidore de Séville refaites par Raban Maur. Mais par un autre cheminement que Mallarmé, il aboutit lui aussi à une équivalence de la lettre et de la littérature. « Littérature », écrit-il, « se réfère à littera comme signatura à signum : elle dénote le réel ultime impliqué par la lettre, dans sa matérialité, comme la signature par le signe majeur que constitue la présence de quelque sujet engendrant le texte ».42
78Telle serait la « signifiance énigmatique du langage » : « le réel ultime impliqué par la lettre ». Une telle remarque, appelée déjà par les analyses précédentes, permet d’aborder la poétique de l’énigme dans l’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud, du « A noir » de « Voyelles » au « H » des Illuminations.
Notes de bas de page
1 Salah Stétié, Hermès défenestré, Paris, José Corti, 1997, p. 270.
2 Gérard de Nerval, Œuvres complètes, p. 696 et 710. C’est à cette édition que renverront les références paginées. Aurélia a paru en deux livraisons de la Revue de Paris : la première partie le 1er janvier 1855, la deuxième le 15 février 1855. Entre ces deux dates, Nerval avait été retrouvé pendu, le matin du 26 janvier 1855, rue de la Vieille Lanterne à Paris.
3 Une variante du texte, signalée par Jean Guillaume, semble indiquer que ces trois étoiles remplacent le nom de Sophie, biffé (éd. citée, p. 1368).
4 Une saison en enfer, Bruxelles, imprimerie Poot, 1873, Paris, Robert Laffont (Bouquins), p. 156.
5 Isos : égal ; topos : lieu. A.-J. Greimas a introduit le mot « isotopie » en sémantique pour rassembler toutes les unités qui, dans un texte, renvoient, par dénotation, connotation, ou analogie, à un certain domaine de réalité, à une certaine « totalité de signification » (Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966 ; je cite d’après le Dictionnaire de poétique de Michèle Aquien, Paris, LGF, Le Livre de poche, no 8073, 1993, p. 161). J’emploie le terme en un sens beaucoup plus restreint pour faire état d’une équivalence dans la morphologie de lieux imaginaires.
6 Le premier sonnet des Chimères, jointes aux Filles du feu dans l’édition de 1854.
7 Voir sur ce point le commentaire de Pierre-Georges Castex, édition commentée d’Aurélia, Paris, SEDES, 1971, p. 193.
8 C’est le sous-titre ; Paris, Flammarion (Sciences humaines), 1978.
9 Quatrième de couverture du livre cité.
10 Ibidp. 206-207.
11 Ibid., p. 220.
12 Hypothèse suggérée par Jean Guillaume dans le volume de la Pléiade cité, p. 1366. Corriger L’Élixir du diable, traduction fautive pour Die Elixiere des Teufels (1814-1815).
13 Voir M. Jeanneret, op. cit., p. 221, qui accepte de prendre tous les risques que cela comporte.
14 Sur cette distinction, voir M. Jeanneret, p. 220.
15 Voir par exemple, dans le recueil qu’avait réuni Léon Cellier pour Garnier-Flammarion, 1972, Promenades et souvenirs, lettres à Jenny, Pandora, Aurélia. Il rappelle que Nerval avait publié lui-même six de ces lettres en 1842, après la mort de l’actrice dans La Sylphide, sous le titre Un roman à faire. Après la mort de Nerval, Théophile Gautier et Arsène Houssaye en donnèrent d’autres à la Revue de Paris, où elles furent insérées le 15 mars 1855, donc un mois après la publication de la seconde partie d’Aurélia. C’est la même année que les deux amis prirent l’initiative d’insérer dans la lacune du chapitre VI de la seconde partie d’Aurélia les lettres manquantes. Sur le détail des manuscrits, et de leur histoire très compliquée, voir la préface de Léon Cellier p. 18-19.
16 Introduction aux « Lettres d’amour », dans l’édition critique d’Aurélia, Paris, Lettres Modernes (Paralogue no 1), 1965, p. 150.
17 « Le Séminaire sur La Lettre volée », dans Ecrits I, Paris, Seuil, 1966, repris dans la collection Points/Seuil, Essais no 5, p. 34.
18 Ibid., p. 41. Ces considérations se trouvent reprises sans commentaire dans le petit volume réunissant habilement Les Trois Enquêtes du chevalier Dupin, Toulouse, Petite Bibliothèque Ombres, 1997, que j’utiliserai par commodité, puisqu’elle réunit Double Assassinat dans la rue Morgue, Le Mystère de Marie Roget, et La Lettre volée. C’est à elle que renverront les références paginées entre parenthèses, en romain. Le chiffre suivant, en italique, renverra au texte anglais dans The Complete Illustrated Works of Edgar Allan Poe. Stories and Poems. En français, l’instrument de travail indispensable est le volume de la collection Bouquins, Edgar Allan Poe, Contes, Essais, Poèmes. C’est à elle que j’emprunte les renseignements sur les éditions américaines et françaises.
19 Écrits I, p. 19.
20 « His lynx eye immediatly perceives the paper, recognises the handwritting of the address, observes the confusion of the personage addressed, and fathoms her secret » (p. 321).
21 Écrits I, p. 47.
22 Ibid., p. 44. Édition anglaise citée p. 321. Baudelaire traduit faiblement : « Ainsi, dit Dupin en se tournant à moitié vers moi, voilà précisément le cas demandé pour rendre l’ascendant complet : le voleur sait que la personne volée connaît son voleur » (p. 147).
23 Paris, Bouquins, p. 1420-1421.
24 Et non acte V, scène 5, comme l’écrit Claude Richard, p. 1422, note 29.
25 Je cite d’après une édition du xviiie siècle, où le nom de l’imprimeur a disparu, tome II des Tragédies de Crébillon, p. 226. Cette scène est l’antépénultième.
26 « Brève histoire du roman policier », texte traduit par Michel Orcel et recueilli dans Mots croisés, Paris, Fayard, 1985.
27 Je cite La Disparition d’après la réédition dans la collection L’Imaginaire, Paris, Gallimard, 1989, ici p. 309.
28 François-René Tranchefort, L’Opéra 2. De Tristan à nos jours, Paris, Seuil (Inédit-Musique), Mu 3, 1978, p. 136-138. L’opéra de Rimsky-Korsakov a été enregistré pour Melodya (repris en France par Chant du monde) par la troupe du Théâtre Bolchoi dirigée par Vassili Nebolssine, LDX 78019 (prise de son de 1959).
29 Rimbaud, Bouquins, p. 96. Entre ε et La Disparition, Etiemble établissait et publiait le dossier critique concernant Le Sonnet des Voyelles, Paris, Gallimard, 1968. Cet ouvrage vinaigré est à rapprocher de ceux de Roubaud et de Perec, bien différents, dans un contexte et une époque propices, on le sait, à la contestation dont mai 1968 fut le sommet, entre tant de sonnets.
30 Écrits I, p. 24 : « il suffirait qu’enrichissant d’une lettre sa dénomination proverbiale, nous en fassions la politique de l’autruiche, pour qu’en elle-même enfin elle trouve un nouveau sens pour toujours ». Ce premier tome des Écrits de Lacan se trouve aussi à l’arrière-plan de La Disparition.
31 Paris, Éditions Julliard. Le livre a été réédité en 1994.
32 Les références à Proust sont explicites dans le livre publié par Perec en 1974 aux Éditions Galilée, Espèces d’espaces.
33 Le document est reproduit en fac-similé dans le précieux album Georges Perec. Images, texte de Jacques Neefs et Hans Hartje, Paris, Seuil, 1993, p. 41.
34 W, ou le souvenir d’enfance, rééd. Gallimard (L’Imaginaire), p. 19.
35 Ibid., p. 14.
36 Ibid., p. 45. Ce texte W., qui est censé être le texte d’autrefois retrouvé, est imprimé en caractères gras pour le distinguer du reste.
37 Ibid., p. 45, et la note.
38 Trad. Baudelaire, Bouquins, p. 687.
39 Les Revenentes, « Règle », en tête du livre : ainsi, i, en principe exclu, est rendu par deux e, comme dans tree, en anglais (Geede : Gide, Émeenence : Éminence), qu s’écrit q (évêqe), y est quelquefois toléré (yes).
40 On y trouvait les signatures de Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, et, en second rang, Jean-Louis Baudry, Jean-Joseph Goux, Jean-Louis Houdebine, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Philippe Sollers et Jean Thibaudeau, Paris, Seuil. « L’Or du scarabée » avait d’abord paru dans la revue Tel Quel. Il occupe dans le volume les pages 365 à 383.
41 Mallarmé, Œuvres complètes, édition de G. Jean-Aubry et Henri Mondor, Paris, Gallimard (Pléiade), 1945, p. 850.
42 Paris, Seuil (Poétique), p. 16.
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