Cryptogrammes
p. 71-76
Texte intégral
1On appelle cryptogramme un écrit en caractères secrets. Une telle écriture peut être, au sens le plus strict du terme, chiffrée. Elle peut aussi utiliser, d’une manière inhabituelle, la lettre.
2Dès l’Antiquité, on eut recours à de tels langages codés. Pour chacun des deux types principaux de cryptogrammes, je me contenterai d’un seul exemple, en suggérant, les deux fois, le passage d’une donnée ancienne à une reprise moderne.
3Comme e dans l’alphabet romain qui est resté le nôtre, l’é fermé, epsilon, était la cinquième lettre de l’alphabet grec. Dans le roman de Vassilis Alexakis, La Langue maternelle (1995), Pavlos rentré après coup de Paris à Athènes redécouvre son pays d’origine et tente longuement d’élucider un mystère qui semble contenir toutes ses incertitudes : que signifie l’epsilon majuscule, la lettre isolée, gravée à Delphes, à l’entrée du temple d’Apollon, parmi les maximes énoncées par les Sept Sages (« Connais-toi toi-même », « Rien de trop ») ? Plutarque, au ier siècle après Jésus-Christ, avait consacré à cette question un traité, Sur l’E de Delphes,1 dont les réponses ne satisfont guère le Pavlos d’Alexakis. Il multiplie les suggestions par mise en valeur de l’initiale, et déclare que la solution chiffrée, en revanche, ne l’enchante guère :
Je crois comprendre pourquoi il parle tant du nombre 5. La plupart des mots inscrits dans mon cahier, je les ai choisis arbitrairement. Je n’ai pas noté le 5. Les chiffres ne m’ont jamais intéressé. Je n’ai de préférence pour aucun.2
4Pourquoi l’epsilon ne désignerait-il pas tout aussi bien le nombre 1, éna, puisqu’il commence par cette lettre ?3
5De telles spéculations apparaissaient dans le conte d’Edgar Poe intitulé Le Scarabée d’or (The Gold-Bug). William Legrand, déchiffrant un mystérieux parchemin, y explique que, « dans tous les cas d’écriture secrète, – la première question à vider, c’est la langue du chiffre ».4 Sans entrer dans le détail d’un cryptogramme particulièrement compliqué, je retiendrai deux notations : le e est la lettre qui se rencontre le plus fréquemment en anglais ; et, puisque le caractère dominant dans le document étudié par Legrand est le 8, il décide que 8 représentera e.
6Georges Perec a joué à son tour avec le e (et avec l’epsilon monopolisé, donc capturé dans son recueil de 1967 par son ami Jacques Roubaud5). Le « scrivain », le scriptor s’en est privé volontairement pour écrire La Disparition (1969), faisant revenir cette seule voyelle dans Les Revenentes (1972), – avec un trucage orthographique visiblement venu de la différance derridienne. Il met encore cette voyelle en valeur avec la dédicace « Pour E. » de W, ou le souvenir d’enfance (1975), même si, conformément à un autre projet de Rimbaud, la spéculation sur la consonne semble succéder à l’intérêt exclusif porté aux voyelles. Perec fait bien de la cinquième lettre de l’alphabet un usage chiffré quand, dans le premier roman de cette sorte de trilogie, il saute du chapitre 4 au chapitre 6, laissant donc un vide à la place du chapitre 5, comme se trouve évacuée du livre la lettre correspondante. Ce creux, ce blanc, intervient, dans le livre, immédiatement avant l’annonce de la disparition d’Anton Voyl, et après une reprise apparemment plaisante de la rencontre mythique entre Sphinx et un Œdipe qui se nomme Aignan, et qui est fils de Logos.
7Le logos, sinon le laïus, retrouve tous ses droits quand le cryptogramme ne met en jeu que des lettres. Suétone et Aulu-Gelle rapportent que César, pour sa correspondance secrète, usait d’une manière subtile de l’alphabet. Chaque lettre était avancée de quatre rangs. Il remplaçait a par d, b par e, et ainsi de suite.
8Autre exemple : Benjamin Constant, dans son Journal intime dont la publication tardive, longtemps retardée, a posé de redoutables problèmes à ses éditeurs, a usé de caractères grecs, peut-être pour que ses domestiques ne pussent lire ses pensées secrètes.
9Plus subtil que le javanais, langage conventionnel, inventé vers 1875, qui consistait à intercaler dans les mots les syllabes va et av, de façon à n’être pas compris des non-initiés, l’éolien de Michel Tournier, dans Les Météores (1975), est le langage cryptique, la « cryptophasie » des jumeaux, Jean et Paul Surin, leur « langue secrète». Paiseilles y désigne à la fois pomme, raisin, groseille et poire. Cravouette implique à la fois poisson, crevette, mouette et huître. Dans bachon, Jean et Paul, ou plutôt Jean-Paul., entendent « tout ce qui flotte (bateau, bâton, bouchon, bois, écume etc.) ». « Ce que les singuliers [c’est-à-dire les non-jumeaux] appelaient notre “éolien” – par antiphrase sans doute », note Paul après la disparition de son frère,
... était en vérité un langage de plomb parce que chacun de ses mots et de ses silences s’enracinait dans la masse viscérale commune où nous nous confondions. Langage sans diffusion, sans rayonnement, concentré de ce qu’il y avait en nous de plus personnel et de plus secret, proféré toujours à bout portant et doué d’une force de pénétration effrayante, je ne doute pas que ce soit pour échapper à sa pesanteur écrasante que Jean ait fui. À ce bombardement infaillible qui l’atteignait jusqu’à la moelle des os, il a préféré le menuet, le madrigal, le doux marivaudage des sociétés sans pareil. Comment le lui reprocherais-je6 ?
10Si Robert Schumann fait danser, légères, dans son Carnaval, des lettres qui sont aussi des notes (c’est une autre manière de « chiffrer»), Perec fait évoluer les jeux lipogrammatiques de l’Oulipo vers un W qui révèle toute l’épaisseur du monde concentrationnaire dans le camp d’Auschwitz ou dans son équivalent, la terrifiante île des athlètes et des Atlantes. Entre ces deux extrêmes s’est poursuivi, de Nerval à Poe (ou « Pot », dans le chapitre 4 de La Disparition !) et à Perec lui-même, un jeu de perte et de retour.
11L’écriture du cryptogramme peut sembler verrouillée.7 Mais au plaisir du lecteur vient s’adjoindre celui du déchiffreur, désormais prêt à affronter, en William Legrand inventif, ou en Dupin à la fois intuitif et déductif, l’énigme que Rimbaud a représentée, moins par le E de « Voyelles » que par le « H » des Illuminations.
Notes de bas de page
1 On trouvera le texte et la traduction dans les Dialogues pythiques de Plutarque.
2 Vassilis Alexakis, La Langue maternelle, Paris, Fayard, 1995, p. 164.
3 Ibid., p. 173.
4 « In all cases of secret writing – the first question regards the language of the cipher », The Complete Stories and Poems of Edgar Allan Poe, Londres, Chancellor Press, 1994, p. 156.
5 En fait, la question est plus complexe car le signe tracé par Roubaud sur la couverture de son livre ne se laisse pas réduire à l’epsilon. Ce premier recueil poétique de Roubaud a été publié aux éditions Gallimard. Le blanc y occupe une place importante comme les « Rois blancs » (l’une des images suscitées par E blanc dans les « Voyelles » de Rimbaud) dans La Disparition de Perec, deux ans plus tard. L’un des sonnets correspond au chiffre cinq, « quelles hauteurs dans la moitié de nuages ».
6 Michel Tournier, Les Météores, p. 159.
7 La métaphore est de Jacques Derrida, à propos de La Lettre volée d’Edgar Poe, dans « Le facteur de la vérité », Poétique, no 22, 1975, p. 238.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010