3. « Et Phèdre au labyrinthe... »
p. 57-70
Texte intégral
1Sur les ordres du roi de Crète Minos, Dédale, l’architecte aux mille tours, a construit le Labyrinthe pour dissimuler le monstre, le Minotaure, aux yeux de la cour, du peuple et du monde. Le souverain, descendant de Zeus, n’a pas seulement pris une mesure de salut public. Il fallait faire un secret de ce que Phèdre, sa seconde fille, appelle les « égarements » (v. 250) de sa mère, Pasiphaé, dans la tragédie de Racine.1
2Je serais tenté d’avancer la proposition suivante, qui a des allures de paradoxe, mais ne se réduit pas à cela : le Labyrinthe de Crète était moins la prison du Minotaure que le cloître de Pasiphaé. La partie animale d’elle-même y était enfermée tandis que, personnage officiel, elle pouvait apparaître sur le trône ou dans les cérémonies publiques. Minos a conçu le Labyrinthe pour le fils de la Reine et du Taureau, mais surtout pour l’autre de Pasiphaé ou, plus généralement, pour l’autre de la femme.
3Sans référence directe à Phèdre, un poème de Claude Esteban exprime très bien cela, dans Cosmogonie. A quatre reprises y apparaît le motif conducteur, ce fil d’Ariane pour le lecteur :
Labyrinthe et la femme au fond
la haute flamme rouge
[...]
Labyrinthe et la femme au fond
la continuelle flamme rouge
[...]
Labyrinthe et la femme au fond
l’indéchiffrable flamme rouge
[...]
Labyrinthe et la femme au fond
Hérissée de mort, notre histoire.2
4La subtile variation sur l’épithète conduit du voyant, de l’insistant, à l’énigmatique. On pourrait dire : au secret du secret, si l’occurrence finale ne déplaçait la représentation vers l’allégorie. Phèdre non nommée, arrachée à la scène, au théâtre (« Etourdie, unanime / à ta mort / sans théâtre »), devient la figure de la femme dévastatrice, donneuse de mort, mais portant aussi la mort, sa mort, en elle-même. Et c’est bien encore Phèdre.
5Le labyrinthe est, comme l’a fait observer Paolo Santarcangeli, identifiable au monstre qu’il recèle. Il est complexe, multiforme comme lui sauf quand il prend, comme cela arrive chez Jorge-Luis Borges, l’aspect du désert. Santarcangeli va jusqu’à y retrouver « l’aspect d’un ovaire féminin, avec une sortie et des méandres qui conduisent à un visage schématique de monstre, situé au centre ».3 La construction mythique de Dédale correspondrait alors à un archétype féminin, au ventre maternel, premier labyrinthe par lequel est passé le Sigismond de Calderôn, avant de se trouver dans le labyrinthe de la tour où il est enfermé4 et, – variante borgésienne –, dans le labyrinthe du monde.5
6Phèdre est mère, elle a porté dans son ventre maternel les enfants (v. 1472) que lui a donnés son époux Thésée, roi d’Athènes. A l’annonce de la mort du souverain, la suivante Panope lui rappelle que l’aîné, le « prince votre fils » (v. 326), est l’un des trois candidats à la succession, et la fidèle Œnone insiste auprès de Phèdre pour qu’elle assure à ce rejeton légitime le trône d’Athènes qui lui revient :
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,
Esclave, s’il vous perd, et roi, si vous vivez.
(v. 343-344)
7C’est à lui que les lois donnent Athènes, et « les superbes remparts que Minerve a bâtis » (v. 360). C’est lui aussi dont Phèdre, en tant que mère, doit assurer l’existence dans un monde plein de dangers, « hérissé de mort », pour reprendre l’image de Claude Esteban. Contrairement au Minotaure, fils secret, fils inavouable de la reine Pasiphaé, le jeune prince est le fils officiel. Il est le fils montrable par opposition au fils monstrueux.
8Et pourtant Phèdre manifeste une étrange indifférence à l’égard de ce fils royal. Dans le « désordre éternel » (v. 148) où elle se trouvait avant son entrée en scène, elle en avait presque oublié l’existence : son lit même (v. 148) était devenu un lit de douleur insupportable, de lit d’époux et de mère qu’il avait été. Dans la scène 5 de l’acte II, Œnone doit encore lui rappeler : « Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous » (v. 583). Elle ne tue pas ses enfants, comme Médée ; elle les fait presque mourir en elle, elle les ensevelit dans le tombeau de l’oubli. Il faudra la proximité immédiate du trépas pour qu’elle se rappelle leur existence, pour qu’elle se rapproche d’eux, mais pour brutalement les éloigner davantage encore :
Quelquefois pour flatter ses secrètes douleurs
Elle prend ses enfants, et les baigne de pleurs.
Et soudain renonçant à l’amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d’elle.
(v. 1471-1474)
9Ces « secrètes douleurs », dont Panope vient à demi-mot entretenir Thésée survivant et de retour parmi les siens, sont dus aux craintes qu’elle éprouve pour la vie de son beau-fils, Hippolyte, et à l’amour jaloux, interdit, désespéré, qu’elle lui voue.
10Au moment où parle Panope, Hippolyte est mort, par suite de la malédiction qu’a lancée contre lui son père. Ni Panope ni Thésée ni Phèdre elle-même ne le savent. Mais la reine le pressent, consciente d’avoir suscité, à l’instigation d’Œnone, la vindicte de l’époux ulcéré. Sans doute a-t-elle essayé de mettre en garde la main paternelle contre son sang qu’elle pourrait répandre (acte IV, scène 4), mais la jalousie l’a emporté à l’égard de l’amant (au sens classique) d’Aricie, et elle a suspendu son vol « au secours de son fils » (c’est-à-dire, au vers 1196, le fils de Thésée, brusquement détaché d’elle et de la famille légitime dont elle est la garante). De cette conduite déjà par elle-même pleine de contradictions, elle passe à une attitude qui n’est pas moins incohérente à l’égard de ses enfants légitimes alors qu’ils constituent cette famille. En réalité, il faut bien comprendre que son vrai fils, le seul qui lui tienne à cœur, est le faux, le beau-fils, Hippolyte. Je soupçonne même qu’au rare moment où Phèdre prend ses enfants, et les baigne de pleurs, c’est Hippolyte qu’elle caresse, c’est Hippolyte sur qui elle se lamente.
11Le propre d’Hippolyte, vis-à-vis de Phèdre, est qu’il n’est jamais à sa place. Sans doute pendant quelque temps s’est-elle d’abord durcie dans l’attitude d’une marâtre à l’égard du beau-fils qu’il est, du « fils de l’Amazone » (v. 262). Elle l’a, dit-elle elle-même, « opprimé » (v. 263). Mais Théramène, dès la première scène, dit au prince dont il a la garde, que cette haine est désormais ancienne et que, ou bien elle s’est évanouie, ou bien elle s’est relâchée (v. 37-41).
12Dira-t-on qu’oubliant la mère d’Hippolyte, Antiope, elle retrouve en lui son père, ce Thésée qu’elle a aimé passionnément au point de le suivre à Athènes et de s’acharner à supplanter sa sœur Ariane dans son cœur ? Non, car elle présentera les choses inversement dans la longue scène de l’aveu, acte II, scène 5 :
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche,
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous vois,
(v. 634-640)
13Elle identifie bien Hippolyte à Thésée. Mais, sous couleur de faire le portrait d’Hippolyte en Thésée – et de le dire ainsi digne de son père –, elle présente le portrait de Thésée en Hippolyte. Ici, c’est le père qui est le portrait de son fils :
Il avait votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des fils de Minos.
(v. 641-644)
14Le « comble de misère » de Phèdre (Racine retrouve une exclamation de Chimène dans Le Cid) est que, à partir du premier regard sur Hippolyte, ses yeux l’ont « retrouv[é| » constamment « dans les traits de son père » (acte I, scène 3, v. 290). Le roi, s’il devait être jaloux de quelque chose, devrait l’être moins d’une prétendue possession du corps de Phèdre par Hippolyte (la calomnie allait jusque-là dans l’Hippolyte d’Euripide et dans l’Hippolyte de Sénèque6), que d’une dépossession de lui-même au profit d’Hippolyte. Au regard de Phèdre, Thésée s’est effacé pour laisser paraître dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté l’Hippolyte qu’il avait porté en lui.
15La substitution modifie profondément le rappel de l’aventure crétoise et du mythe qui lui est lié. Thésée, dit-on, pénétra dans le Labyrinthe guidé par le fil que lui avait donné Ariane tandis qu’elle restait à la porte de l’édifice, et, avec l’épée forgée par Dédale qu’elle lui avait confiée, il égorgea le Minotaure.7 Mais non, pour Phèdre, c’est Hippolyte qui eût dû triompher du monstre. Il aurait tenu en main le fil de Phèdre. Elle-même l’aurait initié aux arcanes du Labyrinthe. Bien plus, elle l’aurait accompagné dans l’aventure, et elle aurait pénétré avec lui dans l’édifice :
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hippolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi trop jeune encore ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l’embarras incertain.
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée.
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, Prince, c’est moi, dont l’utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher,
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue,
(v. 645-662)
16Le traitement racinien du mythe, dans cette tirade au conditionnel, est si remarquable qu’il est difficile de n’en pas proposer une analyse moderne, même si le langage peut paraître choquant aux oreilles éprises de la sobriété classique. Le déroulement de ces vers accompagne une progression des fantasmes de Phèdre, qui se bousculent et se chevauchent. Du regret de ce qui n’a pu être, en raison de l’âge qu’avait alors Hippolyte (et on observe le grandissement épique : l’expédition vers la Crète prend des allures de recrutement pour la guerre de Troie, et la Miniade tourne à l’Iliade), Phèdre passe à ce qui aurait pu être, Hippolyte prenant la place de Thésée dans l’exploit du Labyrinthe. Elle l’imagine d’abord guidé par Ariane puis, écartant sa sœur d’une chiquenaude, elle usurpe sa place, elle devient l’accompagnatrice, associée physiquement à l’entreprise.
17Phèdre installe donc une fois encore le fils à la place du père et refait, au gré de ses fantasmes amoureux, la geste mythique. On passe d’un Hippolyte absent, éclipsé par un Thésée encombrant (« Pourquoi sans Hippolyte... »), à une entrée en force d’Hippolyte qui tend à se substituer à son père. Sa jeunesse, qui avait été son handicap, devient cette force même. Hippolyte dès lors envahit le paysage mythique (« Par vous », « devant vous », « avec vous »). Mais curieusement l’Hippolytomanie de Phèdre va de pair avec une Phédromanie qui monte d’une manière inquiétante dans les derniers vers (« Et Phèdre au labyrinthe »). Elle impose Hippolyte, mais elle s’impose aussi. Elle détourne le mythe vers elle-même en même temps que vers lui.
18Il serait trop simple de s’en tenir à ce seul mouvement dans ce qui est bien plus qu’une récriture du mythe par Racine : un détournement du mythe par Phèdre au profit de celui dont elle se considère abusivement comme l’« amante » (v. 658). On sent à l’œuvre non seulement l’imagination pressante de la reine, mais son désir de remonter le plus haut possible dans le passé pour refaire entièrement l’histoire, et la refaire à son profit. Il ne lui suffit pas que Thésée ait laissé Ariane sur le rocher de Dia ou de Naxos, l’abandonnant à Dionysos ou à la mort (et on sait que Racine retient plutôt cette dernière hypothèse, choisissant un dénouement tragique pour l’aventure d’Ariane). Elle veut prendre sa place dès le début, dès l’acte de générosité décisif qui fut une première preuve d’amour. Et c’est pourquoi elle se reprend, elle se corrige elle-même (« Mais non », v. 653), consciente d’avoir encore laissé à Ariane un avantage qu’elle doit effacer.
19Comme elle dépossède Thésée au profit d’Hippolyte, elle dépossède Ariane au profit d’elle-même, Phèdre. La substitution est double et parallèle. Il s’agit pour une Phèdre portant en elle un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’aînée (et Antiope aussi est une aînée dans l’ordre des aventures amoureuses) de s’affirmer. Elle le fait sur un mode presque naïf, qu’on dirait même narcissique s’il n’était surtout compensatoire (« C’est moi, Prince, c’est moi », « Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher »). Mais cela s’achève en majesté, sur le mode héroïque, déjà presque triomphal :
Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue.
20Car Phèdre plaide pour elle-même, mais cette elle-même n’est rien sans Hippolyte. La première répétition, « C’est moi, [...], c’est moi », appelle la seconde, « Avec vous, [...], avec vous ». À défaut d’être sûre de trouver un écho en Hippolyte qui est là et l’écoute, la parole de Phèdre se trouve un écho en elle-même. Je serais tenté de dire, sans nuance péjorative : elle s’écoute.
21Il se pourrait alors qu’en elle elle écoute plus qu’elle-même. Le fil d’Ariane, qu’elle eût voulu tenir et auquel elle aurait voulu se substituer, est qualifié par elle de « fatal » (v. 652). L’épithète surprend, car ce fil s’est révélé dans le cas de Thésée, et il aurait dû se révéler avec le nouveau Thésée, bien plus salvateur que funeste. Aussi convient-il de donner à l’adjectif un autre sens. Ce fil qui a guidé le héros est celui qui permet à son destin de s’accomplir. Phèdre s’accorde alors un pouvoir supérieur. Elle serait l’exécutrice des hautes œuvres de l’Ananké. La suite de la tragédie montrera qu’elle sera plutôt l’exécutrice des basses œuvres.
22Le labyrinthe où elle se voit photophore devant Hippolyte héroïsé est bien plus que le labyrinthe de Crète, qu’il suffit d’imaginer de plain-pied, même si on n’en fait pas la casa de Asterion. Or Phèdre s’imagine « descendue » au labyrinthe – comme on descend aux Enfers. C’est dire qu’à l’image de l’exploit ancien tend à se superposer ce qui aurait dû être le plus récent. Ismène, sa suivante, fait part à Aricie de ce on-dit qui admet des variantes et qu’a retenu la tradition la plus répandue :
On dit même, et ce bruit est partout répandu,
Qu’avec Pirithous aux enfers descendu
Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,
Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;
Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,
Et repasser les bords qu’on passe sans retour.
(acte II, scène 1, v. 383-388)
23Négligeant et cette version et celle qui veut que Thésée ait été englouti dans les flots en enlevant une amante nouvelle (v. 381-382), Racine a choisi la version qu’on peut dire terrestre, ou terrienne, de Plutarque dans la Vie de Thésée. Il s’en explique dans la préface de Phèdre sans mesurer peut-être assez la perte que fait subir cette interprétation de type évhémériste. « C’est dans cet historien», explique-t-il, « que j’ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Epire vers la source de l’Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier après avoir fait mourir Pirithoüs » (v. 31). Les « cavernes sombres » (v. 965) où Aïdonée, le roi des Molosses, a retenu le disparu si longtemps, étaient, il est vrai, souterraines, « Lieux profonds, et voisins de l’empire des ombres » (v. 966) ; elles ne faisaient pas pour autant partie des Inferi.
24Sans se soucier d’une telle localisation, dont pour l’instant d’ailleurs elle ignore tout, Phèdre se voit accomplissant avec Hippolyte substitué à Thésée une fabuleuse catabase, donc pénétrant dans ce labyrinthe moins superlatif qu’est l’Hadès. On peut s’y perdre, ou s’y retrouver, comme dans tout labyrinthe. L’opposition prend une force plus grande que dans ce qui ne serait qu’un récit mythique. Racine poète chrétien pointe l’oreille derrière le mythe païen auquel le poids de la culture antique l’incite à recourir. Sans tirer Phèdre du côté du jansénisme, comme on l’a fait parfois, on peut supposer la présence du thème de salut, même si retrouvée est plus faible que sauvée. Le salut de Phèdre, est-il besoin de le dire, ne passerait nullement par le dogme chrétien. Se perdre avec Hippolyte dans le labyrinthe, fût-il celui du monde des morts, serait encore pour elle une conception enviable. Se retrouver avec lui lui donnerait la forme suprême du bonheur amoureux auquel elle aspire.
25On doit donc souligner que Phèdre repose sur le substrat des aventures héroïques de Thésée, vainqueur du labyrinthe de Crète mais échappé à grand peine et sans gloire du labyrinthe « infernal ». Il est d’autres manières de reproduire son exploit le plus éclatant et d’en multiplier les imitations.
26Dans la tragédie de Racine, les labyrinthes se multiplient, et on pourrait même voir en elle une manière de tragédie des labyrinthes. Ainsi Phèdre, consciente d’être non seulement la fille de Minos, mais hélas aussi celle de Pasiphaé, se voit, après l’échec de son aveu, comme un nouveau Minotaure (n’est-il pas son demi-frère ?), un « monstre », en tout cas, dont Hippolyte, toujours investi de la mission de nouveau Thésée, devrait délivrer l’univers (acte II, scène 5, v. 699-701). Inversement, dépitée de n’avoir pas été entendue par Hippolyte, elle le voit maintenant en Minotaure pris dans le labyrinthe des détours qu’il a créés, insensible, pour éluder ses discours (acte III, scène 1, v. 743-744). Deux scènes plus loin, le cri éclate, et la vision se confirme en même temps que l’exécration nouvelle : « Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux » (v. 884).
27Tous les personnages de Phèdre sont susceptibles d’être des créateurs de labyrinthes, même si ce ne sont que des labyrinthes de discours. Droits, ils peuvent devenir obliques : Hippolyte lui-même, prenant la défense d’une proscrite de son père, s’emploie à sa réhabilitation et, mû par ses intérêts amoureux en même temps que par le sens de la légitimité et de la justice, il lui propose, au moment le plus périlleux, un mariage secret qui n’a rien à envier ni à celui de Roméo et de Juliette ni à ce que sera, dans un autre registre, Il Matrimonio segreto de Domenico Cimarosa. La « jeune Aricie », la chaste Aricie se prête avec des scrupules, puis avec complaisance à un tel projet. Pour son exécution, elle a seulement besoin de discrétion et d’un guide :
Le roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.
Pour cacher mon départ je demeure un moment.
Allez, et laissez-moi quelque fidèle guide,
Qui conduise vers vous ma démarche timide.
(acte V, scène i)
28Œnone, conduisant des intrigues au moment de la succession prématurée (acte I, scène 5), préparant des calomnies quand il s’agit de défendre Phèdre coupable en accablant Hippolyte innocent, après le retour du roi (acte III, scène 3), ne sort du labyrinthe qu’elle a construit qu’en se précipitant dans les flots (acte V, scène 5, v. 1466). À défaut de mer elle-même le « monstre exécrable » (v. 1317), Phèdre a renié sa conseillère et ne lui a laissé d’autre issue que le suicide (acte IV, scène 6).
29Phèdre ne s’est pas seulement laissé entraîner dans le labyrinthe d’Œnone. Prise dans le réseau de ses contradictions, elle contribue à tisser la toile d’Arachné, – pour user d’une autre image mythologique qui, à bien des égards, est en minuscule une variante du labyrinthe. C’est que, toute blanche qu’elle veut paraître, elle se sait coupable, elle a conscience d’être un monstre qu’il faut mettre au secret. Et c’est donc devant celui auquel elle veut se cacher que, par une autre apparente contradiction, elle dit son intention même :
Indigne de vous plaire, et de vous approcher,
Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.
(acte II, scène 4)
30Thésée enfin, étonné de l’accueil mystérieux qu’on lui fait à son retour, de la fuite devant lui de sa famille éperdue (v. 954), et même de tout (v. 976), n’a quitté le labyrinthe des prisons d’Epire que pour en créer un autre à l’intention de celui qu’il désigne comme un « monstre » (v. 1045), c’est-à-dire son fils Hippolyte. Ce labyrinthe sera celui de ses malédictions, et il fournit tout au plus à Neptune le fil de son désir de vengeance (acte IV, scène 2, v. 1065-1076). L’espace ouvert à ce fils qu’il croit criminel est celui d’un exode impossible, le conduisît-il par delà les colonnes d’Hercule, – et on sait que l’obstacle se présentera dès la sortie des portes de Trézène.
31Hippolyte sera sans doute la victime de la malédiction paternelle et de l’exécution aveugle de son ordre par le dieu. Mais Thésée lui-même est la victime de son propre labyrinthe. Au début de l’acte V il apparaît comme un homme égaré, perdu bien plus que retrouvé :
Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux.
(v. 1411-1412)
32La confirmation par Aricie de l’amour que lui voue Hippolyte, l’annonce par Panope du suicide d’Œnone et du trouble de Phèdre, augmentent sa perplexité, son sentiment d’être environné d’énigmes et d’erreurs. La conduite même des dieux lui semble incompréhensible. Comme Dionysos pour Midas, Neptune son protecteur, son débiteur, n’a exaucé son vœu que pour son malheur :
O mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !
Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !
A quels mortels regrets ma vie est réservée !
(acte V, scène 6, v. 1571-1673)
33En faisant le ménage dans sa maison, Thésée s’est heurté au scandale d’une volonté transcendante qui, même quand elle doit aider les humains, pratique la politique du pire. Bouc émissaire ou Thésée errant, il voudrait se bannir et fuir le lieu de son aveuglement. Comme Phèdre à l’acte III, il voudrait se cacher, et l’éclat de son nom le lui interdit (acte V, scène 7, v. 1610-1611). Peut-on, par un hardi renversement du mythe crétois, imaginer un labyrinthe où enfermer le monstre Thésée, – quelque peu taureau lui-même, s’il est vrai qu’il fut englouti par les flots au moment où il ravissait une amante, – une Europe –, nouvelle (v. 381-382) ? Le roi des Molosses a cru devoir mettre en place un dispositif de ce genre, utilisant ces cavernes qui furent, dit-on, le modèle de Dédale pour l’architecture du labyrinthe crétois. Racine se contente de l’enfermer dans un univers où l’incompréhensible est le véritable roi, le véritable dieu. Thésée devra s’en tenir à des rites obligés qui n’apportent même pas une compensation.
34La faute de Thésée, on s’en rend compte, fut l’hybris, quand Phèdre, victime d’une lourde ascendance et de la colère de Vénus, renouvelait le paradoxe tragique du coupable innocent et quand Hippolyte, l’innocent, le pur, fut mis en situation de coupable.
35Suppléant d’Hercule en l’absence du disparu, qui filait la laine aux pieds d’Omphale, Thésée s’est donné pour mission de punir les brigands et d’étouffer les monstres qui infestaient la Grèce (v. 75-79). Après Procruste, après Cercyon, après Sciron, après Sinnis, après le géant d’Epidaure8 rencontrés sur la route de Trézène à Athènes où il allait se faire reconnaître d’Égée, il s’est embarqué vers la Crète pour faire fumer le sang du Minotaure et délivrer Athènes d’un horrible tribut de vies humaines dû à Minos, ce juge des Enfers qui, à bien des égards, fut sur terre l’injustice même. La liste, sans doute continuée, ne peut qu’impressionner, et Hippolyte lui rend hommage, lui qui n’a dompté aucun monstre, dans la première scène de Phèdre (v. 65-100). En Epire, où comme Hercule il avait à son tour disparu sans laisser ni suppléant ni successeur, il a puni le barbare Aïdonée en le livrant en pâture à ses propres monstres (v. 957 et suiv.).
36À son retour à Trézène, il croit trouver en Hippolyte un monstre nouveau, et il le traite comme tel, en chargeant toutefois Neptune de la besogne, puisqu’il s’agit de son fils. Mais il se trompe deux fois, lui qui a su distinguer le Minotaure dans les ténèbres du labyrinthe crétois. Il se trompe de monstre, en chargeant Hippolyte du crime de Phèdre. Il ne sait pas voir que son fils aurait pu être son successeur. Aussi pur que le sera Parsifal (v. 1112 : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur »), il aurait pu être le champion nouveau de la purification universelle et non, comme l’a cru Thésée, le « reste impur des brigands dont [il a] purgé la terre » (v. 1046).
37Le fameux récit de Théramène, mettant en mots ce qui ne peut être mis en scène, constitue donc à la fois un sommet, un terme. Hippolyte, qui n’avait jusqu’ici dompté aucun monstre, contrairement à son père admiré, et qui s’était refusé à engager la lutte contre le monstre Phèdre, affronte pour la première fois un « monstre furieux », qui tient de la Crète et de Delphes, de l’« indomptable taureau » et du « dragon impétueux ». Comment viendrait-il à bout de ce monstre deux fois monstre, de cet émissaire du dieu de la mer ? Ni Thésée, ni Hercule n’aurait fait mieux que lui. Hippolyte le blesse, le monstre tombe, présentant une gueule enflammée. Par un nouveau paradoxe, le jeune héros est un vainqueur vaincu, la victime de sa victime : la panique de ses chevaux, augmentée par l’intervention voilée du dieu lui-même, est la cause de l’accident où s’abîme Hippolyte. Le nécessaire a pris la forme du contingent, laissant une fois de plus sur l’énigme d’un skandalon. Et nul ne l’exprime mieux, et plus simplement, qu’Hippolyte mourant dont Théramène rapporte les paroles : « Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie » (v. 1516).
38Phèdre, parlant elle aussi avant d’entrer dans le silence éternel, peut bien dire que sa propre mort « rend au jour [...] toute sa pureté» (v. 1644). On en doute à la fin de Phèdre et, à cet égard, la tragédie de Racine ne parvient pas à avoir totalement la vertu cathartique de certaines tragédies antiques. Le scandale de la mort d’Hippolyte-le-pur crée une impureté dans le monde. Ce monde n’est rendu ni à sa fraîcheur ni à sa transparence premières. Il reste opaque. Il se referme sur un secret après la grande monstrance de la tragédie. Phèdre s’ouvre et se referme sur le secret.
39Le mot, d’ailleurs, a scandé régulièrement l’implacable déroulement de ces 1654 vers. Théramène lit dans les yeux d’Hippolyte le « feu secret » qui les appesantit (acte I, scène 1, v. 134). Phèdre, comme le souligne Racine dans sa préface, « aime mieux se laisser mourir que de [...] déclarer à personne » sa passion illégitime (p. 29). Mais elle craint que ce secret ne laisse des traces sur son visage, et elle finit par le confier, directement à Œnone, plus ou moins directement à Hippolyte. Le « secret remords » (v. 591) qui agite ses esprits ne cessera de la tourmenter jusqu’au poison qu’elle lui substitue dans ses veines pour le faire cesser. Le secret de la disparition de Thésée, origine d’une enquête où Hippolyte faisait figure de Télémaque et Théramène de Mentor, se trouve enfin levé.
40Alors éclatent « mille cris » (acte III, scène 3, v. 831). Et il est remarquable en effet que, dans Phèdre, le bruit s’oppose au secret. Un « bruit sourd » se répand, concernant la survie et le retour de Thésée, au moment même où Hippolyte décide d’ensevelir en lui à jamais l’« horrible secret » de Phèdre (acte II, scène 6, v. 720, 729). Quand Hippolyte l’interroge sur le secret qui l’assombrit comme un funeste nuage (v. 1041-1043), Thésée ne sait répondre que par une bruyante explosion, et le jeune homme sent sa voix étouffée par les coups qui l’accablent (acte IV, scène 2). Au moment où le roi sent naître en lui pour son fils « une pitié secrète » (v. 1471), éclate l’« effroyable cri » qui « sort du fond des flots » et prélude à l’apparition du monstre marin (v. 1507).
41On pourrait croire que l’aveu final de Phèdre devant Thésée, si longtemps retenu, met fin au secret. Mais il restera toujours celui d’une « action si noire », comme le dit le roi lui-même dans les derniers vers (v. 1645). Elle a brillé, comme le soleil noir, sur toute la tragédie de cette descendante du Soleil9 par sa mère Pasiphaé, – la mère aussi de l’habitant du labyrinthe.
Notes de bas de page
1 La pièce a été créée le 1er janvier 1677 par les comédiens du théâtre de l’Hôtel de Bourgogne à Paris. Trois éditions ont paru du vivant de Racine : 1677, 1687, 1697. Je suivrai le texte de l’édition publiée par Gallimard, dans la collection Folio théâtre, no 23, 1995. Elle a été établie et annotée par Christian Delmas et Georges Forestier. Les références dans le texte renverront à la numérotation des vers.
2 Claude Esteban, Conjoncture du corps et du jardin, suivi de Cosmogonie, p. 89-92.
3 Paolo Santarcangeli, Il Ubro dei labirinti. Storia di un mito e di un simbolo ; trad. fr. Le Livre des labyrinthes, p. 134. Voir aussi André Siganos, Le Minotaure et son mythe, Paris, PUF (Écriture), p. 42-43.
4 Pedro Calderón de la Barca, La Vida es sueño [La Vie est un songe], 1635. La tour est comme un labyrinthe d’une architecture grossière (v. 59-60 : « con tan rudo artificio / la arquitectura »). Sigismond parle lui-même du monde comme d’un labyrinthe dont la bête, avant lui, serait le monstre (v. 140 : « monstruo de su laberinto »).
5 « La casa de Asterion », dans El Aleph, 1949.
6 Racine le rappelle dans la préface de Phèdre : « Hippolyte est accusé dans Euripide et dans Sénèque d’avoir en effet violé sa belle-mère. Vim corpus tulit [Le corps a subi violence]. Mais il n’est ici accusé que d’en avoir eu le dessein. J’ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l’aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs » (éd. citée, p. 30).
7 Je dois préciser qu’il existe bien des variantes, et je ne donne ici, volontairement, qu’une version « moyenne » plus que canonique. Voir l’article « Minotaure », rédigé par André Peyronie pour le Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1988, p. 1024 et suiv.
8 Voir Plutarque, Vie de Thésée, et l’usage qu’a fait de cette liste Michel Butor, imaginant les tapisseries Harray du Musée de Bleston dans son roman L’Emploi du temps, Paris, Minuit, 1956. Le géant d’Epidaure avait pour nom Périphétès.
9 Voir l’étude indispensable de Marc Fumaroli, « Entre Athènes et Cnossos : les dieux païens dans Phèdre », Revue d’Histoire littéraire de la France, 1993, p. 30-61 et 172-190.
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