2. Questions à Œdipe
p. 37-55
Texte intégral
De la supplique à la question
1Charles Péguy nous a donné une des plus belles leçons de comparatisme qui soient. Le 12 décembre 1905, il a consacré le septième des Cahiers de la Quinzaine à un texte de François Porché, Les Suppliants. Ce texte ne comprend que quelques pages. Péguy le fait précéder d’une introduction, écrite par lui-même, qui en fait presque cent. On aurait tort de trouver rhapsodique cette longue méditation, « Les Suppliants parallèles », car elle a une grande unité. On se tromperait beaucoup aussi à ne voir en elle qu’un texte de circonstance, où s’exprimeraient tour à tour l’indignation d’un Péguy socialiste, ouvert sur les révolutions de l’avenir, et la nostalgie d’un Péguy hellénisant, « rétro » même, attristé par les ruines de l’enseignement de la langue grecque en France, donc récupérable par tous les défenseurs de l’Antiquité classique qui militent encore aujourd’hui.
2Il est vrai que le premier article de Péguy, « Un économiste socialiste : M. Léon Walras », a été publié dans La Revue socialiste (numéro 146) en février 1897, sous la simple signature C.P., qui devait avoir quelque chose de mystérieux pour les lecteurs. Dans les cinq suivants, jusqu’en février 1898, il s’est abrité sous le voile d’un pseudonyme, celui de Pierre Deloire, transparent sans doute pour ses amis : Pierre est son second prénom, et il est né en bord de Loire, à Orléans, le 7 janvier 1873, « le long du coteau courbe et des nobles vallées ».1
3Péguy n’est pas l’homme du secret et, quand il a l’air de se cacher, il se montre déjà, proche en cela de sa Jeanne d’Arc, dont la féminité éclate sous l’armure du soldat, et dont la réputation de « diligente bergère » allait « jusqu’au fond du plus secret hameau ».2 «De la cité socialiste », l’article publié en août 1897 dans le numéro 152 de La Revue socialiste, et bénéficiant d’un tirage à part, s’ouvre sur la déclaration forte : « Dans la cité socialiste les biens sociaux seront bien administrés ». Et cette nouvelle République, cette cité socialiste, sera essentiellement claire, au contraire de la « société présente », qui est « sournoise » et « injuste », car « on ne veut pas avouer que la misère générale soit telle qu’il y ait des citoyens qui tombent si bas que de remonter jusqu’à ces métiers-là justement leur paraisse un bonheur ».3
4Mais quand Péguy parle du grec, en 1905, il est encore socialiste. Et il ne retrouve son Sophocle, le souvenir de ses bons maîtres, M. Simone, M. Doret (qui s’écrivait peut-être Doré), M. Paul Glachant, et « le chant alterné », autre alterna Camenae, « des anciennes classes de grammaire et des anciennes classes de lettres dans l’enseignement secondaire »4, que parce qu’il est bouleversé, parallèlement, par la requête des suppliants, des iketai, prosternés devant Œdipe Roi, et par la pétition adressée par les ouvriers de Saint-Pétersbourg au tsar Nicolas II le 22 janvier 1905. Le texte en a été publié par Etienne Avenard, le correspondant de L’Humanité, le journal de Jean Jaurès, en Russie, dans le cinquième cahier de la septième série, le 19 novembre 1905. Entre temps, une manière de révolution a éclaté, avec la grève générale qui s’est déclarée en octobre à Saint-Pétersbourg et à Moscou, et avec l’insurrection des Provinces baltes qui a déjà obligé le tsar à annoncer l’élection d’une Douma, ouverte seulement le 10 mai 1906.
5En novembre 1905, Péguy se refusait à « jacasser », quand le récit d’Avenard, si sobre, « sans romantisme, sans littérature », se suffisait à lui-même. Il se rendait compte qu’il aurait été outrecuidant de vaticiner, du fond de sa boutique du 8 rue de la Sorbonne, « quand toute une partie de l’humanité, une partie considérable, s’avance douloureusement dans les voies de la mort et de la liberté, quand toute une énorme révolution tend aux plus douloureux enfantements des libertés les plus indispensables ». Et pourtant sa phrase se gonfle déjà, se tend, lourde d’émotion à peine contenue, quand « l’honnête homme, lâche nationalement, libre chez lui, nationalement tenu en servitude par un empereur militaire étranger, comprend qu’il n’a provisoirement qu’à lire, se taire et méditer ».5
6L’émotion se débonde en décembre dans « Les Suppliants paralparallèles». Mais, comme pour la canaliser, et pour se calmer, Péguy passe par la comparaison entre la pétition des ouvriers au tsar et le début d’Œdipe Roi. Le peuple de Thèbes, rassemblé ou représenté, est là agenouillé, ou sans doute plutôt accroupi (hedra, au vers 2, désigne une situation assise), « figé » devant son maître, comme le dit la traduction de Victor-Henri Debidour, « avec des rameaux suppliants pour couronner [son] geste ».6 Œdipe s’inquiète de cette situation assise. Dans le texte grec, le verbe (thoadzô, être assis) et son complément (hedra) se redoublent, et il ne faut pas négliger que hedra désigne d’abord en grec le trône et la situation assise du roi. Si le drame présenté par Sophocle dans Œdipe Roi est celui des suppliants parallèles, – Œdipe étant amené à se présenter un jour en suppliant devant son peuple qui l’a supplié –, le spectacle tragique s’ouvre sur des assis parallèles : le roi sur son trône, et ces étranges assis, des lamentables accroupis qui sont là devant lui, comme si ce trône était l’autel d’un dieu (à hedra, le Prêtre substituera bômos, et même au pluriel bômoi, les autels, au vers 16, et ce n’est pas seulement une déformation professionnelle du langage).
7Pourquoi le peuple est-il ainsi rassemblé, accroupi, suppliant ? Pourquoi le Prêtre, le Iereus, n’est-il qu’un suppliant lui-même ? Tout desservant de Zeus qu’il est, il est intégré à la foule, et il parle sur le mode du nous (bèmas, au vers 15). Péguy en rend très bien compte, comme il respecte bômoi, dans sa traduction d’écolier : « Oui (eh bien), ô Œdipe, maître de mon pays, tu nous vois, de quel âge, nous sommes prosternés au pied de tes autels ». Porte-parole de ceux qu’il ne veut pas considérer comme les autres, ce prêtre, maniant mieux qu’eux le verbe, est capable d’exprimer le profond remuement du peuple de Thèbes. Proches de la mer, les Grecs aiment la mer, et la métaphore revient dans les textes tragiques pour décrire les mouvements les plus forts de l’histoire. Après l’image de la tempête (kheimôn), à la fin des Choéphores d’Eschyle, qui a permis d’évoquer le triple assaut du Destin contre la famille des Atrides (le festin offert par Atrée à Thyeste, le meurtre d’Agamemnon, le double meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, et pour le meurtrier, Oreste, pour les vengeurs, le frère et la soeur, quelle catastrophe attendre ?), la poésie de Sophocle montre la ville de Thèbes qui est agitée (saleuei) comme un navire à l’ancre, ou, comme un nageur englouti, impuissante à maintenir hors de l’eau sa tête entraînée dans les abysses (buthôn) de flots agités (salos, l’agitation de la mer, qui vient redoubler saleuei), mais d’une agitation meurtrière (phoiniou). Péguy rend compte très précisément de tout cela :
Car la cité, comme tu le vois là (et) toi-même, roule à présent d’un violent roulis, désormais incapable de resoulever la tête des fonds de ce roulis rouge de sang, dépérissant par les bourgeons des fruits de la terre, dépérissant par les troupeaux paissants de bœufs et par les enfantements stériles des femmes.
8Ce puissant roulis est, curieusement, un roulis terrestre, terrien, dirait Péguy. Poséidon, le dieu des mers, est l’Ébranleur du sol. Mais l’ébranlement est ici de la terre même. Le dérangement de l’ordre du monde se manifeste dans les trois ordres, végétal, animal et humain, à la fois par le flétrissement ou le dépérissement prématuré de ce qui est né et par une stérilité qui interdit le renouvellement par la naissance. Nul besoin ici de la Mort rouge d’Edgar Poe,7 du « sang, de la rougeur et de la hideur du sang ». La couleur prêtée par Péguy au roulis est le seul détail superflu dans sa traduction qui se veut littérale. C’est plutôt une mort non rouge, une mort blême, insidieuse, pour reprendre l’adjectif utilisé par Péguy pour critiquer la société non socialiste. Elle procède par étouffement. On pourrait même dire : par avortement. Elle tue mais, pire, elle refuse la vie.
9À ce fléau, toutes les traductions de Sophocle donnent le nom de la Peste. Et c’est vrai qu’on peut l’imaginer, ce dieu porte-feu, comme la Peste telle que l’a peinte Arnold Böcklin sur sa toile de 1898, ou tout aussi bien, planant au-dessus d’une ville, comme La Mort qui sème la zizanie, vernis mou de Félicien Rops. Mais le mot est masculin dans le texte de Sophocle (purphoros theos, dieu porte-feu, v. 27). Les traductions féminisent abusivement l’expression.8 Et elles font trop facilement du loimos (v. 28, là encore, le mot est masculin) la peste. Péguy évite la première erreur (« le dieu porteur de feu »), mais pas la seconde (« peste suprême ennemie », le raccord se faisant d’ailleurs mal du masculin au féminin), erreur philologique, erreur historique aussi, puisque la première peste historique semble avoir été celle qui a surgi en Égypte, à Pelouse, l’an 541 de notre ère, et qui a fait le tour du bassin méditerranéen, avant d’essaimer encore, celle dont Procope brossa le tableau à Constantinople en 543.9
10La prétendue « peste d’Athènes », celle de 429 av. J.C. qui est décrite dans le Livre II de Thucydide, ou celle de 426-427 dont il est question dans le Livre III au moment de la première expédition de Sicile, est seulement désignée par le mot nosos, maladie.10 Encore cette épidémie, car c’en était une assurément, ne frappait-elle que les humains, comme la peste décrite par Procope de Césarée.11
11Au contraire, le loimos de Thèbes, tel qu’il est présenté par le Prêtre dans la tragédie de Sophocle, ravage tout ce qui jusque-là était vivant. Il fait de la Béotie une « terre gaste », le domaine d’Amfortas, le Roi Pêcheur, et pécheur à la fois, dans le mythe médiéval du Graal. T.S. Eliot, qui a indiqué lui-même son livre-source, From Ritual to Romance, de Miss Jessie L.Weston, a donné le nom de cette terre gâtée, ravagée, à son grand poème de 1921-1922, The Waste Land, « dead land » où pourtant naissent les lilas d’un avril cruel, « débris rocailleux » (stony rubbish) auxquels s’accrochent encore quelques racines, « roche sèche » (dry stone) où l’on n’entend plus aucun bruit d’eau, « cité fantôme » (unreal city), Londres qui est une Thèbes moderne, avec un Tirésias, « vieillard aux mamelles ridées » (old man with wrinkled dugs), qui se donne pour mission à la fois de « percevoir la scène » et de « prédire le reste » en attendant « le visiteur prévu ». Le poète anglais relie l’évocation des bords de la Tamise et celle de l’Ionie, et, dans une parenthèse du monologue de Tirésias inséré dans la troisième partie, « Le Sermon du feu » (« The Fire Sermon »), il fait du devin thébain celui qui a subi à l’avance la passion de l’Histoire, jusqu’à celle d’aujourd’hui :
(And I Tiresias have foresuffered all
Enacted on this same divan or bed ;
I who have sat by Thebes below the wall
And walked among the lowest of the dead)
(Quant à moi, Tirésias, j’ai comme pré-souffert
Tout ce dont ce divan, ou lit, fut le théâtre,
Moi qui me suis assis au pied des murs de Thèbes,
Moi qui suis descendu au tréfonds des enfers).12
12Il est bien besoin d’un devin, en effet, pour répondre à la question que pose un tel bouleversement. Les sujets d’Œdipe viennent porteurs d’une demande, d’un vœu, et encore une fois le Prêtre est chargé de le formuler pour eux : « redresse cette cité en lui donnant la stabilité » (v. 51, bien traduit par Péguy : « dans la stabilité redresse cette cité »). Il s’agit précisément de lui mettre la tête hors de l’eau (anorthôson), de supprimer le roulis (asphaleia). On observera que ni le Prêtre ni le peuple ne se posent de question. Du moins ne veulent-ils pas avoir l’air de s’en poser ou d’en poser (même si certaines traductions maladroites les multiplient). C’est Œdipe qui va convertir leur inquiétude en interrogation. Bien plus, il a devancé leur appel, et sous l’effet du souci (phrontis, v. 67), il a envoyé à Delphes Créon son beau-frère (le frère de Jocaste, cette épouse dont il ignore encore qu’elle est aussi sa mère). Et Créon est porteur d’une question qui, dans le sanctuaire pythique, a été posée à Apollon, avec le double intermédiaire d’un messager envoyé vers le sanctuaire par le roi de Thèbes et de l’interprète du dieu, la Pythie. Mais voilà que Créon traîne, il ne revient pas, et une seconde question, une question secondaire, vient accompagner la question principale :
... vous ne m’éveillez pas dormant dans le sommeil ; mais sachez que j’ai versé beaucoup de larmes, et que j’ai enfilé beaucoup de routes dans les errements de la souciance. Mais le seul remède qu’en bien considérant j’ai trouvé, celui-là, je l’ai fait : que le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, je l’ai envoyé vers les demeures Pythiques de Phoibos, afin qu’il demandât et apprît quoi faisant ou quoi disant je sauverais cette cité. Et moi le jour déjà, calculé en comparaison du temps, me peine que fait-il ? car au-delà du convenable il est absent plus long que le temps convenable.13
13Dans son apparente maladresse, la traduction de Péguy rend très bien compte des deux questions qui s’enchaînent : Créon, l’ambassadeur extraordinaire à Delphes, est parti porteur d’une question du roi de Thèbes (pourquoi le loimos s’est-il abattu sur la cité et ses environs ?), mais son retard fait naître une autre question et grossit l’inquiétude (pourquoi tarde-t-il à rentrer dans la capitale de la Béotie ?). Le retour de Créon efface immédiatement la seconde. La première est renforcée quand Œdipe demande à son envoyé : « m arrives en nous apportant quelle parole (phème) du dieu » (v. 84) ? Les Thébains et leurs rois souffraient d’une non-parole, d’un secret. Et voilà que Créon, de retour de Delphes, s’annonce comme porteur d’une révélation.
14Je laisse de côté pour l’instant le contenu de cette révélation et, la suite du texte de Sophocle le montrera, l’incertitude de la réponse. Seul le mouvement m’intéresse. Et il a intéressé Péguy car il s’est rendu compte que les prolétaires de Saint-Pétersbourg étaient tourmentés eux aussi par un secret et avaient besoin de réponse à une question. Eux aussi, ils commencent par présenter directement une demande, sans l’intermédiaire d’un porte-parole : « Sire ! Nous, ouvriers de la ville de Saint-Pétersbourg, nos femmes, nos enfants et nos vieux parents invalides, sommes venus vers toi, Sire, chercher la justice et la protection ». Ils décrivent l’état misérable dans lequels eux et leurs familles se trouvent : « Nous sommes tombés dans la misère : on nous opprime, on nous charge d’un travail écrasant, on nous insulte ; on ne reconnaît pas en nous des hommes, on nous traite comme des esclaves qui doivent supporter patiemment leur amer et triste sort et se taire ! »14
15Mais qui est ce « on » ? Le propre de l’impersonnel est de cacher le secret d’une personne. Le pouvoir qui s’abrite derrière ce voile de l’indéfini est aussi redoutable que celui de l’invisible comte Westwest dans Le Château ou que celui de Godot, l’éternel attendu d’En attendant Godot. Kafka et Beckett savent bien que ces désignations d’un maître insaisissable ne sont que des fausses appellations et des renforts de l’anonymat : Westwest relégué dans un Ouest de plus en plus lointain, par un nom dont les syllabes monotones se bousculent comme les vagues se succèdent sur la mer ; Godot, diminutif dérisoire d’un Dieu plus que douteux.
16Le Prêtre, et par son truchement le peuple, ne mettent en cause ni Zeus ni même Œdipe dans le début de la tragédie de Sophocle. Tout au plus ce dieu porte-feu qui reste sans nom et qui se confond avec l’épidémie, le loimos, le fléau personnifié. Œdipe, lui, a un nom, et un nom qui n’est nullement secret, mais public, prononcé par tous, connu de tous (v. 7). Il ne sait quel nom donner à ce rival, ce roi Loimos. Il est comme le prince Prospero, dans le conte d’Edgar Poe, qui se heurte à un masque, à un fantôme, et qui demande en vain « Qui ose nous insulter par cette ironie blasphématoire ?»15 Il ne le désigne même pas par ce mot de loimos. Il flotte entre maladie (tout le registre lexical de nosos est fortement sollicité dans sa réponse au Prêtre, v. 58-77) et souffrance (algos, v. 62, la souffrance qu’il partage avec ses sujets). Son adversaire, et l’objet de son interrogation, est très exactement l’Innommable, avec toutes les incertitudes du titre que Samuel Beckett a donné à son long monologue de 1953.
17Les ouvriers de Saint-Pétersbourg, en 1905, pourraient s’en prendre au tsar comme les Thébains auraient pu mettre en accusation leur roi. Mais ils s’en gardent de la même façon. Peut-être n’y pensent-ils même pas. Ils mettent en cause, du moins dans la version française d’Avenard, un « on » : « on nous pousse de plus en plus dans l’abîme de la misère, de l’absence du droit, de l’ignorance ; le despotisme et l’arbitraire nous écrasent et nous étouffons». De la pression de l’impersonnel, ils glissent vers celle de l’abstrait, à peine allégorisé, avec quand même quelques allusions aux « patrons », aux « capitalistes », aux « fonctionnaires », particulièrement redoutés dans la Russie d’alors. Mais quand ils en viennent enfin, – et il faut longtemps –, à la question, elle porte sur une transcendance, comme à Delphes :
Sire ! cela est-il conforme aux lois divines, par la grâce desquelles tu règnes. Et peut-on vivre sous de telles lois ? Ne vaut-il pas mieux mourir, mieux pour nous tous, travailleurs de toute la Russie ?16
18Péguy l’a bien compris, même s’il veut aller vers la cité socialiste, et même s’il pense qu’elle serait un havre de paix pour les prolétaires de Saint-Pétersbourg. La question que posent ces ouvriers est la question tragique, celle-là même qui est posée au début d’Œdipe Roi. Elle engage bien plus qu’une politique : une métaphysique, une religion même, s’il est vrai que le pouvoir du turannos grec, du tsar russe est lié, relié, à celui des dieux ou de Dieu qui leur serait partiellement délégué.
19Le tragique naît d’un secret, celui que Lucien Goldmann a désigné comme Le Dieu caché. Il est plusieurs façons, pour ce dieu, ou pour ces dieux, de se cacher. Par des contradictions, des tensions entre anciens et nouveaux dieux, dans l’Orestie d’Eschyle. Par l’obliquité d’Apollon Loxias, même si Oreste, à son retour en Argolide, veut se persuader qu’« il ne [l]e trahira pas, l’oracle tout-puissant de Loxias ».17 Car Apollon parle toujours par énigmes (di’ainigmatôn) et ni Oreste ni Créon n’ont pu y échapper. Mais, comme l’a fait observer Jacques Schérer, cette parole voilée des dieux, cette phèmè qui reste toujours à interpréter, est moins apparemment sollicitée dans la geste thébaine qu’ailleurs. « Nourri d’une transcendance », écrit-il, « bien caché mais efficace, à chacun de ses détours, le mythe d’Œdipe n’éprouve pas le besoin de faire appel à des dieux. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres légendes grecques, les dieux n’y apparaissent jamais. Même Apollon n’intervient pas personnellement ; il se dissimule derrière cette sorte de bureau des oracles qu’il a institué à Delphes ».18 Point d’Apollon en scène donc, comme dans Les Euménides d’Eschyle, qui constitue d’ailleurs un cas assez exceptionnel, comme si la tragédie se dégageait mal des différends entre dieux qui conditionnaient la geste épique. Œdipe Roi ne s’est même pas déplacé pour aller consulter l’oracle de Delphes. Il y a envoyé son émissaire, Créon, et cet intermédiaire s’est adressé aux intermédiaires d’Apollon, avant même la Pythie, les prêtres qui sont comme les fonctionnaires du dieu. Le dieu est caché d’abord par ces maillons, comme le Dieu de qui le tsar détient son pouvoir. Et tout se passe comme si par eux le secret était bien gardé.
Les incertitudes de la réponse
20On ne sait quelle réponse le tsar fit aux suppliants de Saint-Pétersbourg, ni même s’il les gratifia d’une réponse. Ce fut peut-être simplement cette annonce d’une douma, qui fut diffusée dans toutes les églises de Russie. Mais Créon était revenu à Thèbes porteur d’une réponse, et il l’annonçait même comme une réponse heureuse (esthlèn, v. 87). Le Prêtre d’ailleurs a remarqué que, si elle était défavorable, l’ambassadeur extraordinaire ne serait pas arrivé le front couronné d’une profusion de laurier, de feuilles et de fruits. Le Choeur, dans le premier chant qui correspond à son entrée, la parodos, va célébrer cette parole non seulement comme parole d’Apollon, mais comme parole de Zeus, le maître des dieux, comme une parole immortelle (ambrote Phama, v. 159), fille de l’Espérance d’or.
21Le spectateur ne peut s’empêcher d’avoir l’impression qu’Œdipe lui-même est moins confiant à l’égard de cette parole. Dans le début de son dialogue avec Créon (v. 87 et suiv. ), on est frappé par la relance perpétuelle des questions, par son besoin aiguisé de savoir exactement quelle est cette parole (v. 89), et sans doute au fond de lui-même par son autre besoin de savoir si c’est bien une parole exacte.
22Créon lui rapporte solennellement le message du dieu : «Apollon Souverain nous enjoint expressément, ce pays entretenant sur son sol une souillure criminelle, d’éliminer celle-ci sans la laisser s’invétérer jusqu’à devenir incurable ».19 Mais Œdipe n’est pas tout à fait satisfait d’une semblable réponse. Elle le laisse sur sa faim de savoir. Elle maintient une zone de secret. De nouveau il multiplie les questions : pas moins de huit dans la suite de ce dialogue avec Créon.
23Il faut analyser avec beaucoup d’attention ces questions qui sont nées de la réponse même, car elles nous entraînent au cœur de la dramaturgie d’Œdipe. Sans me soucier de suivre l’enchaînement des répliques, même s’il conduit bien à la dernière, et à la plus embarrassante, je voudrais m’efforcer de les classer.
24Œdipe, en conducteur de peuple et d’une politique, s’interroge sur un « comment ? », un « comment faire ? » : Comment nous laver de cette souillure (v. 99) ? Comment retrouver la trace du crime (v. 108) ? Comment s’informer sur la mort de Laios, son prédécesseur sur le trône de Thèbes (v. 116-117) ? Comment faire tomber les écrans qui dissimulent le secret de cette mort (v. 128-129) ? D’une interrogation sur les rites purificateurs et propitiatoires, il est passé à une manière d’irritation devant les obstacles qui se multiplient pour cacher la vérité dont il a besoin.
25Une seconde série concerne « l’homme », et elle mérite une attention toute particulière. « Quel est donc l’homme dont l’oracle dénonce le sort funeste ? » (v. 102). Cette première fois, Créon croit pouvoir répondre, allant au-delà de l’oracle : Laios. Quels sont les hommes qui ont assassiné ce Laios (v. 108-109) ? Envolés, même s’ils sont, dit-on, encore dans le pays... Quel est, où est l’unique témoin, le compagnon de route de Laios dont on pourrait tirer quelque information, l’angelos dont il aurait besoin (v. 116 et suiv. ) ? Il a fui, effrayé, parlant seulement de brigands sous les coups desquels le roi serait tombé.
26La troisième série d’interrogations va bien plus loin. Elle concerne un mystère qui n’est plus seulement policier, mais métaphysique. Quelle est la nature du malheur ? demande Œdipe au vers 99, et on peut aller ici jusqu’à la traduction de Paul Mazon : « Quelle est la nature du mal ? » Dès lors, l’histoire des brigands paraît bien banalement romanesque. La personnalité même du roi défunt s’efface derrière une énigme fondamentale, un secret grave, et Œdipe s’étonne qu’on n’ait pas cherché plus tôt à le percer. Il faut qu’il y ait eu un malheur (kakon, v. 128), mais lequel ? pour empêcher les Thébains, et en particulier les membres de la famille royale, de chercher, quand le trône se trouvait ainsi menacé de chute. Toujours désireux d’arriver à la source, de remonter au commencement – et il l’affirmera fortement l’instant d’après (ex hjparchès, v. 128), en opposant sa conduite (egô) à celle des responsables d’alors, il veut savoir quel a été l’obstacle originel à la découverte de la vérité. Et Créon, une fois encore, donne la réponse : la Sphinx (v. 130), par ses chants variés (tactique du charme poétique), par sa manière de leur faire regarder le proche d’un regard myope (tactique de l’abêtissement) et de leur faire négliger le non manifesté (tactique de la diversion).
27Cette réponse de Créon, dans les vers 130-131, va permettre un nouveau départ pour un Œdipe décidé à y voir clair, à tout reprendre au début, à défendre son peuple, Laios et lui-même. Mais il faut bien voir aussi qu’une telle réponse le ramène à un autre départ, à l’origine même de son règne, à une plus ancienne question qui a été celle de la Sphinx et à la réponse qu’il a brillamment donnée à cette question, quand tant d’autres avant lui avaient échoué.
L’énigme de la Sphinx
28Au risque de surprendre et de paraître un peu impertinent, j’irai chercher ici une version récente et franchement policière de l’histoire d’Œdipe et de la Sphinx. Je l’emprunte à un roman publié dans la « Série noire », que son auteur, Didier Lamaison, présente astucieusement comme « traduit du mythe », sans se cacher, bien évidemment, que cette traduction-là ne peut aller sans quelque trahison. On devine aisément que cet auteur de roman policier est un homme cultivé, qui a la coquetterie de dédier son livre entre autres au philosophe Jean Beaufret, traducteur du poème de Parménide et commentateur de Heidegger. Il suppose qu’il y a eu une version officielle, par laquelle, à l’avènement d’Œdipe, les habitants de Thèbes se sont débarrassés de l’incertitude concernant la mort de leur roi :
– Laios a été tué par la Sphinx, c’est clair !
– Or Œdipe a tué la Sphinx !
– Donc Œdipe a vengé Laios.20
29Cette version officielle prendrait même des allures de version scolaire, tant elle est construite à la manière d’un syllogisme. Et pourtant elle est née de l’esprit fertile de Didier Lamaison. Il est piquant aussi de le voir réduire à une « grippe », d’ailleurs mortelle et comme le loimos, stérilisante, la prétendue « peste » des versions ordinaires d’Œdipe Roi en français.21 Charles Péguy, en effet, n’a-t-il pas écrit à trois reprises « De la grippe », pour les Cahiers de la Quinzaine, peu après leur création, le 5 janvier 1900 : dans le quatrième cahier de la première série (20 février 1900), dans le sixième cahier de la première série (20 mars 1900), dans le septième cahier de la première série (5 avril 1900). Elle n’a empêché ni le « citoyen malade » de continuer à réfléchir sur la cité socialiste, ni l’amoureux du grec à reprendre son Sophocle, à l’instigation de son médecin, pour y relire, non Œdipe Roi, mais Antigone, et retrouver le moment où, « pour que la cité de Thèbes résistât aux ravages de l’anarchie – déjà – le roi Créon avait jugé indispensable que la fraternelle et coupable Antigone fût enfermée vivante dans un cachot naturel »22 (et peu importe que, ne pouvant retrouver le livre, il doive se rabattre sur l’adaptation de Paul Meurice et Auguste Vacquerie, pour laquelle Camille Saint-Saëns a écrit une musique de scène).
30Didier Lamaison est moins inventif qu’il n’en a l’air quand il nous donne, dans le chapitre IV, sa version de la rencontre d’Œdipe et de la Sphinx :
Œdipe raconta comment, s’attendant à affronter une créature assoiffée de sang, il s’était trouvé face à une jeune et belle femme, entichée de mots d’esprit, d’énigmes et de calembours. Tout ce qu’il appréciait lui-même. Ils avaient galamment conversé. Elle se flattait d’être imbattable au jeu des devinettes. Elle ne pouvait mieux tomber. Il releva le défi. Elle lui avait demandé : « Quelles sont les deux sœurs dont l’une engendre l’autre qui est derechef engendrée par la première ? – La journée et la nuit », avait-il répondu aussitôt. Elle avait alors corsé la difficulté : « Il marche le matin à quatre pattes, le midi à deux, et le soir à trois pattes : qui est-ce ? » Comme elle l’émouvait cette fille splendide qui le provoquait sur son terrain favori ! Le jeu était d’un érotisme rare. Son esprit travaillait avec la rapidité d’Hermès. Voyons... Bébé... adulte... vieillard bancal... Eurêka ! « C’est l’homme ! »23
31L’« Eurêka » est celui d’Œdipe qui trouve. Il est aussi celui de l’écrivain d’aujourd’hui qui retrouve dans sa mémoire cette vieille histoire d’énigme. La tragédie de Sophocle ne peut en rien l’aider à cet égard. Il y est question de la Sphinx à plusieurs reprises : d’abord de façon anonyme dans la supplique du Prêtre (v. 35-36 : « toi qui (du moins) délias, venant dans la ville de Kadmos, le tribut de la dure chanteresse », sklèras aoidou, Péguy une fois de plus traduit exactement) ; ensuite dans la révélation de Créon, à la fois réponse à Œdipe et glose de la parole d’Apollon (v. 130-131, et elle est cette fois nommée de ce nom de Sphinx, sans doute l’Étrangleuse – sphingein signifie étrangler –, alors qu’Hésiode ne connaissait que Phix, Théogonie, v. 326, peut-être d’après le mont Phikion voisin de Thèbes, Le Bouclier, v. 3 3) ; enfin quand Œdipe lui-même reproche à Tirésias de ne pas avoir aidé les Thébains, en disant le mot qui aurait pu les délivrer de cette « chienne chanteuse »24 (v. 391). Tout se passe comme si, dans le texte de la tragédie de Sophocle, on évitait, à une exception près, de la nommer. On évite encore plus de raconter l’histoire, dont Œdipe donne une version extrêmement sobre :
Sans rien savoir, moi Œdipe, j’y mis fin,
triomphant par la seule intelligence, et sans avoir consulté les oiseaux.25
32Il faut donc aller jusqu’à l’argument écrit par un grammairien pour Les Phéniciennes d’Euripide et jusqu’aux poèmes tardifs de l’Anthologie palatine pour lire l’énigme de la Sphinx et sa solution :
Sur terre il est un être à deux, quatre, trois pieds,
et même voix toujours : le seul dont le port change
parmi tous ceux qui vont rampant au ras du sol,
qui montent dans les airs ou plongent dans l’abîme.
Quand, pour hâter sa marche, il a le plus de pieds,
c’est alors que son corps avance le moins vite.26
Ô chanteuse des morts au vol sinistre, écoute
Malgré toi notre voix qui met fin à tes crimes.
C’est l’homme qui petit, étant sorti du sein,
A d’abord quatre pieds lorsqu’il se traîne à terre ;
Puis vieux, comme un troisième il appuie son bâton,
Quand sous le faix de l’âge, il tient courbée la nuque.27
33Il faut avoir recours à d’autres sources, plus tardives et moins sûres parce qu’elles procèdent par addition, pour trouver, à côté de cette énigme principale, une manière d’énigme secondaire. Le Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine dirigé par René Martin, même s’il signale à l’entrée « Sphinx » que « le monstre soumettait aux passants des énigmes qu’ils ne réussissaient pas à résoudre et les dévorait », n’en rapporte qu’une dans la notice consacrée à « Œdipe » (« Œdipe résolut celle qui lui était soumise : “Quel animal a quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir ? Réponse : l’homme” »).28 Plus fourmillant, le Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de Pierre Grimai fait place à une seconde énigme, celle qui devient la première dans le roman de Didier Lamaison : « Ce sont deux sœurs, dont l’une engendre l’autre, et dont la seconde, à son tour, est engendrée par la première ? » Réponse : « le Jour et la Nuit », le nom du jour étant féminin en grec, et la journée pouvant être ainsi sœur de la nuit.29
34Sans doute cette autre énigme, très belle, permettrait-elle de placer le mythe d’Œdipe dans la perspective du régime nocturne et du régime diurne de l’image chère à Gilbert Durand. L’auteur des Structures anthropologiques de l’imaginaire y apporte d’ailleurs un précieux et poétique correctif quand il fait observer que «sémantiquement parlant, on peut dire qu’il n’y a pas de lumière sans ténèbre alors que l’inverse n’est pas vrai : la nuit ayant une existence symbolique autonome ».30 L’alternance du jour et de la nuit vient rythmer aussi les belles analyses de Michel Serres, celle de la Carmen de Mérimée, en particulier, dans Le Tiers-instruit (1991). Mais l’énigme dont la réponse est « l’homme » est autrement importante. Ce n’est pas seulement l’individu, l’être masculin, l’anèr, dont s’inquiète Œdipe dans ses questions à Créon (v. 102), « l’homme dont l’oracle dénonce la mort », mais l’homme en général, l’être humain, l’anthrôpos. Et pourtant on ne peut s’empêcher de penser que le passage s’effectue de façon comme nécessaire de la première confrontation d’Œdipe avec le secret à la seconde.
La structure du redoublement
35Si l’on accepte de prendre quelque distance avec l’Œdipe Roi de Sophocle, sans le lâcher pour autant, et d’envisager une recomposition plus large, et sans doute un peu artificielle, du mythe d’Œdipe, on constate sinon une répétition, un redire, du moins une pliure. Arrivant à Thèbes, dans cette ville dont il ignore qu’elle est sa ville natale, Œdipe doit subir une épreuve, l’énigme ou les énigmes de la Sphinx. Il en triomphe avec aisance, trouvant après une très courte réflexion, grâce à cette intelligence (gnôme) dont il se targue encore dans l’Œdipe Roi de Sophocle, une réponse qui est dictée par le bon sens. Même s’il ne fait qu’entrer dans le second âge de la vie, celui de Midi,31 Œdipe en sait asse2 sur le dernier de ces âges, celui qui oblige à se servir d’un bâton pour marcher. Or voilà que, quelque vingt ans après, il se trouve confronté à une autre énigme, le secret de l’origine du loimos. Cette fois-ci, l’intelligence rapide ne suffit pas, la découverte ne peut pas être instantanée, il faut une enquête. La réponse de l’oracle de Delphes, rapportée par Créon, apporte quelques éléments, mais ils font rebondir l’interrogation et multiplient les questions. Le devin Tirésias, avec ses demi-éclaircissements, lui paraît suspect et l’irrite. D’ailleurs n’est-il pas coupable de recel du secret ? En Créon, qui l’a pourtant mis sur la voie, il croit découvrir un perfide, un ambitieux, un assassin qui en veut à son trône et à sa vie. Comme dans la confrontation avec la Sphinx, il veut être seul et reprendre tout au commencement comme si une fois de plus la solution était dans l’archè, et même dans l’hyparchè : dans le fondamental, en tout cas. L’homme, la première fois. Et peut-être l’homme, encore la seconde. Mais pour cela, tout un cheminement est nécessaire, et pas un cheminement du seul Œdipe.
36Il apparaît clairement qu’Œdipe est allé trop vite quand il a cru triompher de la Sphinx. Sans doute a-t-il découvert la solution, sans doute la fille d’Echidna s’est-elle jetée dans l’abîme, retrouvant brutalement et mortellement le sol dont elle était issue. Mais la réponse qu’il lui a donnée, l’homme anthrôpos, est plus énigmatique que la question elle-même. Et il reviendra à Pascal, dans l’analyse des « Contrariétés » de l’homme, entre grandeur et misère, entre veille et sommeil – entre Nuit et Jour –,32 de s’écrier :
Quelle chimère est-ce donc que l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.33
37Œdipe désigne l’homme, or l’homme est une énigme pour lui-même, dont le monstre, la Chimère (corps de chèvre, tête de lion et queue de serpent) et cette autre fille d’Echidna qu’est la Sphinx (tête de femme, corps de lion, ailes d’aigle), peuvent être l’emblème. Désireux de voler, comme Icare, mais comme lui rendu au sol.
38L’aventure royale d’Œdipe, et la crise du loimos à laquelle il est confronté, le mettent en face d’une autre énigme. Et il ne découvrira, avec quelle peine, au prix de quelles recherches, le secret que lorsqu’il s’apercevra que la réponse est encore l’homme, ou plus exactement cet homme, lui-même. Il apprend qu’il est le meurtrier de Laios, donc le coupable politique dont on avait besoin pour expliquer la crise, alors qu’il détient le pouvoir politique. Il découvre qu’il est la souillure (miasma, v. 97) dénoncée par Apollon dans la réponse oraculaire confiée à Créon, alors qu’il voulait être le purificateur de la cité. Non seulement il est le meurtrier de Laios, mais il était son fils. Et, en plus, il a épousé sa mère. Le dernier salut d’Œdipe à la lumière du jour est pour dire l’éclat insupportable de cette révélation si longtemps attendue après laquelle il faudra passer du Jour à la Nuit (la seconde énigme, apparaissant de plus en plus comme le contrepoint indispensable de la première) :
Hélas ! hélas ! ainsi tout à la fin serait vrai ! Ah ! lumière du jour, que je te voie ici pour la dernière fois, puisqu’aujourd’hui, je me révèle le fils de qui je ne devais pas naître, l’époux de qui je ne devais pas l’être, le meurtrier de qui je ne devais pas tuer !34
39Œdipe, sachant enfin la vérité sur lui-même, est pourtant rendu, non seulement aux ténèbres de la cécité, mais aux ténèbres de lui-même. « Regardez, habitants de Thèbes, ma patrie », dit le Coryphée dans l’exodos qui invite à voir le plus vrai du spectacle qui a été présenté : « Le voilà, cet Œdipe, cet expert en énigmes fameuses (kleina ainigmata) qui était devenu le premier des humains (kratistos anèr, un homme très puissant). Personne dans sa ville ne pouvait contempler son destin sans envie. Aujourd’hui, dans quel flot d’effrayante misère (sumphora, le malheur) est-il précipité ! » (v. 1524-1526). Paul Mazon, dans sa traduction, retrouve le mot pascalien, et Œdipe est bien tombé de la grandeur à la misère. Mais cette alternance ne fait que montrer de manière exemplaire les deux aspects dont l’homme est le mélange. De l’anèr, objet de la seconde énigme, on revient à l’anthrôpos, qui était le sujet de la seconde, dans un enfantement perpétuel qui n’est plus seulement celui de la journée et de la nuit, mais celui de la question et de la réponse, comme à la fin de la première des Cinq grandes odes de Paul Claudel, ou plutôt de la réponse et de la question, de la réponse qui est une nouvelle source de questions :
Erato ! tu me regardes, je lis une question dans tes yeux ! Une réponse et une question dans tes yeux !
Le hourra qui prend en toi de toutes parts comme de l’or, comme du feu dans le fourrage !
Une réponse dans tes yeux ! Une réponse et une question dans tes yeux.35
40Dans les yeux inquisiteurs d’Œdipe, il y a une question en quête de réponse. Dans ses yeux morts, dans ses yeux crevés, il y a une réponse qui est, elle aussi, encore une question.
Notes de bas de page
1 Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard (Pléiade), 1954, p. 471, « Châteaux de Loire ».
2 Ibid., p. 477, « La Tapisserie de sainte Genevière et de Jeanne d’Arc », quatorzième série des Cahiers de la Quinzaine, Troisième jour pour le dimanche 5 janvier 1913.
3 Œuvres en prose 1898-1908, Paris, Gallimard (Pléiade) 1959, p. 7.
4 Ibid., p. 873. « Les Suppliants parallèles » occupent dans ce volume les pages 869-935.
5 « Courrier de Russie », ibid., p. 867-868.
6 Sophocle, Œdipe Roi, p. 7. Péguy, dans sa traduction d’écolier, ne rend pas compte du geste : « Ô enfants, du Kadmos d’il y a longtemps neuve génération nourrissonne, quels sièges donc d’agitations tumultueuses me tenez-vous, ceux-ci, – couronnés de rameaux d’olivier suppliants » (p. 887).
7 The Masque of the Red Death, conte publié dans le Broadway Journal le 19 juillet 1845 ; la traduction de Baudelaire, « Le Masque de la mort rouge », (publiée d’abord dans Le Pays les 22 et 23 février 1855, reprise dans les Nouvelles histoires extraordinaires en 1857), ne peut rendre compte de mask qui, en anglais, désigne une forme de divertissement théâtral en usage à l’époque élisabéthaine.
8 « Diabolique, incendiaire, foudroyante, fonce des cieux sur la ville une peste atroce qui fit de Thèbes un désert » (Debidour, Œdipe Roi, p. 8) ou, pire : « Une déesse porte-torche, déesse affreuse entre toutes, la Peste, s’est abattue sur nous, fouaillant notre ville » (Paul Mazon, dans Sophocle, tome II (Ajax, Œdipe Roi, Électre), Paris, Belles Lettres (CUF), 1958, rééd. 1964, p. 73).
9 Voir le livre si intéressant de Jacqueline Brossolet et Henri Mollaret, Pourquoi la peste ? le rat, la puce et le bubon, Paris, Gallimard (Découvertes), no 229, 1994, p. 14 et suiv.
10 Voir par exemple III, 87, mais Raymond Weil, secondé par Jacqueline de Romilly, traduit par « la peste » (Belles Lettres (CUF), 1967, p. 62).
11 Corpus scriptorum Byzantinae, traduction dans le volume cité de la coll. Découvertes, p. 114-117 : « Elle a attaqué la vie d’hommes [...]. Moi, je décrirai d’où la maladie a commencé et de quelle manière elle a détruit les hommes ».
12 Je cite l’édition bilingue de Pierre Leyris, dans T.S. Eliot, Poésie, Paris, Seuil, 1947, 1950, 1969, p. 74-7 5. Il est indispensable de se reporter à la belle édition de Valerie Eliot, The Waste Land, a facsimile and transcript of the original drafts including the annotations of Ezra Pound, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1971. On y trouve p. 133 et suiv. le texte de l’édition originale de 1922, New York, Boni and Liveright.
13 Traduction de Péguy, « Les Suppliants parallèles », p. 889.
14 Ibid., p. 869.
15 Le Masque de la Mort rouge, trad. Baudelaire, dans Edgar Allan Poe, Contes. Essais. Poèmes, p. 596.
16 Dans « Les Suppliants parallèles », p. 872.
17 Les Choéphores, v. 269-270, trad. Paul Mazon, Eschyle, Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides, Paris, Belles Lettres (CUF), 1925, rééd. 1965, p. 90.
18 Dramaturgies d’Œdipe, Paris, PUF (Écriture), 1987, p. 87-88.
19 Debidour, Œdipe Roi, p. 10-11.
20 Didier Lamaison, Œdipe roi, Paris, Gallimard (Série noire), 1994, p. 22.
21 Ibid., p. 32 « Une épidémie se déclara. C’était une grippe. On en fit une peste. / “La peste !” / Œdipe, toujours attentif au bien-être de ses sujets, s’était jusqu’alors tenu en alerte. Sans trop s’émouvoir. Il connaissait le goût du peuple pour la dramatisation ».
22 Œuvres en prose 1898-1908, p. 193-194.
23 Didier Lamaison, Œdipe roi, p. 76. Sans parler d’une ponctuation quelque peu défaillante, il conviendrait de corriger « engendre », impropre avec un sujet féminin, en « enfante ».
24 Traduction proposée par Francis Goyet pour rhapsôdos [...] kuôn, Livre de poche cité, p. 109. Le dictionnaire de Bailly n’hésite pas à donner comme version littérale « la chienne rhapsode » (p. 1715). Poète, la Sphinx n’invente rien, elle coud des morceaux variés (d’où l’épithète poikilôdos du v. 130).
25 Je m’efforce à une traduction presque littérale, comme Péguy, pour ces vers 397-398, en forçant toutefois quelques effets. C’est qu’il y a quelque démesure (hybris) dans ces paroles d’Œdipe qui, un peu comme Ajax dans une autre tragédie de Sophocle, croit agir seul quand les dieux sont toujours présents et témoins de l’action des hommes, même quand ils sont des héros tragiques.
26 Anthologie palatine, XIV, 64, traduction de Félix Buffière, Paris, Belles Lettres, reprise par Francis Goyet dans Le Livre de poche cité, p. VI. « Pied » est probablement trop précis, même s’il y a tetrapon et tripon dans le texte grec. Ferdinand de Saussure faisait observer la nécessité de « pattes » pour ménager l’ambiguïté et ne pas orienter déjà la réponse vers l’homme (voir Jean Starobinski, Les Mots sous les mots, Paris, Gallimard, 1971).
27 « Solution de l’énigme », traduction de Louis Méridier, dans Euripide, Hélène, Les Phéniciennes, Paris, Belles Lettres (CUF), 1950, p. 152.
28 Paris, Nathan, 1992, p. 175, 225.
29 Paris, PUF, 1963, p. 324. La présence de la même petite impropriété de langage indique bien que cet usuel fort répandu a été la source de Didier Lamaison.
30 Je cite la réédition Bordas de 1969, p. 69. L’ouvrage a d’abord paru aux PUF en 1965.
31 Sur cette question, voir l’ouvrage collectif dirigé par Danièle Chauvin, L’Imaginaire des âges de la vie, Grenoble, Ellug, 1996.
32 Et c’est une autre forme de l’énigme secondaire de la Sphinx : « Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n’est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir ? » (Pensées, 164, dans l’édition de Philippe Sellier d’après la copie de référence de Jacqueline Pascal, Mercure de France, 1976, p. 87). Comme le signale en note Philippe Sellier, c’est le thème baroque développé entre autres par Calderón dans La Vida es sueño. Sur l’analogie entre l’aventure de Sigismond et celle d’Œdipe, je renvoie à mon étude La Vie est un songe ou le Théâtre de l’hippogriffe, Paris, Ellipses, 1996.
33 Suite de la Pensée 164, ibid., p. 89. Il faudrait suivre le motif de la Chimère jusqu’à Baudelaire (« Chacun sa chimère » dans Le Spleen de Paris, petit poème en prose no VI), Flaubert (troisième version de La Tentation de saint Antoine) et Huysmans (A rebours), avec dans ces deux derniers cas dialogue du Sphinx et de la Chimère.
34 Sophocle, Œdipe Roi, v. 1182-118 5. Je cite ici la traduction de Paul Mazon, p. 115.
35 Paul Claudel, Œuvre poétique, Paris, Gallimard (Pléiade), 1967, p. 233. La première Ode, « Les Muses », datée de Paris, 1900, Foutchéou, 1904, a été publiée à L’Occident en 190 ; dans un grand in-4 de 31 pages. Elle a été reprise en 1910, chez le même éditeur, en tête des Cing grandes Odes, suivies d’un Processionnal pour saluer le siècle nouveau. Erato y représente l’amante du poète, Rosalie Vetch.
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