II. Le culte de l’enfance de Giani Stuparich
p. 219-230
Texte intégral
1Dès le premier avant-guerre, les Austro-Italiens de la génération qui a précédé celle de Quarantotti Gambini ont été enclins à mythifier leur pays natal, ces vieilles provinces irrédentes aux confins de l’empire habsbourgeois, comme on le constate dans Il mio Carso (i911) de Slataper. Le jeune Triestin, étudiant à Florence, s’interrogeait sur son identité « barbare » d’intellectuel de frontière et y exprimait son attachement à la ville et au Carso où il avait grandi. Dans ce poème autobiographique, le dialecte lui a permis, dans un lyrisme échevelé, de retrouver son enfance dans la spontanéité de ses enchantements, en conférant une aura épique aux camarades de jeux et aux membres de la famille ; l’éblouissante grand-mère (« Beati i oci che i la vedi ! » « Bienheureux les yeux qui la voient ! ») et l’oncle garibaldien qui brûle un billet de banque (« Ghe fazo veder che no me interessa de diese fiorini » « Je vous fais voir que je n’ai que faire de dix florins. ») deviennent ainsi des personnages de légende. Cette œuvre apparaît après coup comme parcourue par le pressentiment de la catastrophe qui allait coûter la vie à son auteur.
2Les bouleversements des deux guerres mondiales n’ont pu qu’accentuer cette quête d’identité et la tendance de ces écrivains austro-italiens à inventer un mythe d’origine. On conçoit que le desiderium de la terre d’enfance ait été particulièrement avivé par la perte de l’Istrie et l’exode qui en est résulté, même si, nous le verrons, les cadets istriens Quarantotti Gambini et Tomizza n’ont pas voulu céder à la nostalgie, préférant revivre le temps mémorable du garçonnet confronté à la guerre.
3En ce qui concerne Stuparich, qui avait vingt-quatre ans en 1915 lorsqu’il s’est porté volontaire dans l’armée italienne, le nostos de ses années d’enfance1 remonte paradoxalement, non pas à l’écroulement du fascisme quand l’Istrie devint yougoslave, mais à la rupture de la première guerre mondiale, comme il l’expliqua dans la revue Il Ponte le 6 novembre 1945, en pleine guerre froide, alors que l’Est et l’Ouest se disputaient Trieste :
Ceux dont la jeunesse coïncida avec les années du premier avant-guerre auréolent dans leur mémoire cette époque d’une atmosphère fabuleuse ; en réalité, c’était un âge d’or.
4Giani est revenu de la guerre le cœur brisé : son frère s’était donné la mort pour ne pas tomber aux mains des Autrichiens et lui n’avait eu la vie sauve qu’en donnant une fausse identité lorsqu’il fut fait prisonnier. A ce deuil s’ajouta la déception du disciple de Mazzini de voir s’intaller en Italie un régime qui allait faire preuve en Istrie d’un funeste nationalisme outrancier.
5Stuparich, qui jusqu’alors avait publié des réflexions de politologue sur les nationalités, raconte, dans le chapitre huit de Trieste nei miei ricordi, comment le désenchantement historique de sa génération et l’impossibilité de poursuivre à visage découvert le combat contre le fascisme l’ont conduit sur la voie de l’intériorité narrative.
6L’ancien combattant est devenu enseignant et l’éducateur espérait redonner à ses élèves la foi qui l’animait lui-même. Sa poétique de l’enfance et de l’adolescence est naturellement liée à cette vocation pédagogique. Le récit « Banchi di scuola » révèle l’involution du survivant : revenu durant les vacances dans l’école déserte de sa jeunesse, halluciné, il revoit un par un ses camarades de classe morts à la guerre :
Le sourire ouvert d’un enfant blond qui accueille tout avec une certitude ingénue ; et dans ses iris bleu ciel la vie se reflète comme dans une sphère de joyeuse confiance : Eugenio. Avec ce même sourire d’enfant, il a dû aller à la mort.2
7L’écrivain réduit politiquement au silence s’est alors souvenu de la genèse virtuelle de sa vocation littéraire qui remontait aux moments de déception de l’enfant vécus selon deux instances différentes comme « les prodromes très lointains de son art » : lorsque le garçonnet souffrait d’une injustice vivement ressentie, il inventait un « chant secret qui était à la fois exaltation et lamentation » ; quand au contraire la journée s’écoulait « grise et monotone », le petit Giani éprouvait alors le besoin d’inventer un récit en projetant les événements vécus dans un contexte imaginaire. Cette inspiration de l’enfant chez qui alternaient un « moment lyrique » et un « moment narratif », l’adulte a tenté de la récupérer en réagissant à la fois contre « l’injustice des hommes » par un nouveau chant secret et contre « l’ennui du monde » (la noia dénoncée par Moravia et par Brancati) en inventant des histoires empreintes d’autobiographisme. Cette aptitude du narrateur lyrique à imaginer des personnages et à scander des rythmes verbaux remontait « à [son] enfance, où en embryon poésie, morale et expérience vécue chuchotaient mystérieusement ensemble » et « aux fièvres amoureuses éphémères de l’adolescence » (CA, 144).
8Que l’Istrie où le petit Giani passait ses vacances estivales ait été ressentie comme un paradis perdu par ce patriote émérite au moment où elle devint italienne prouve que le mythe de l’âge d’or ne se confond pas avec les avatars de la politique, même si plus tard l’exode de trois cent mille Istriens a été douloureusement ressenti. Ce qui a compté au fond pour Stuparich, c’est moins le territoire et son appartenance nationale que le patrimoine sentimental et social lié à ces années d’une belle époque pleine d’illusions au sens léopardien, ce qui est devenu dans ses récits le chronotope de l’Istrie-enfance :
Dans le souvenir, mon existence est nettement partagée entre les années qui précédèrent la guerre de 1915 et les années qui suivirent. Deux époques, deux mondes avec leur atmosphère, leurs aspects singuliers et différents : d’un côté s’étendent les jours sereins, de l’enfance à la première jeunesse, avec leurs joies et leurs douleurs réparties en harmonieuses séquences ; de l’autre côté s’accumulent les heures troubles et inquiètes dans une discordance de peines et de bonheurs toujours accompagnés d’un fond d’angoisse. (RP, 419)
9Entre temps, il y a eu ces millions de morts qui ont abouti à l’instauration de régimes totalitaires. Les jeunes années n’ignoraient pas la souffrance, mais du moins celle-ci prenait-elle un sens dans un idéal de vie, ainsi que le démontrent les récits d’initiation que Stuparich a publiés dans l’entre-deux guerres.
10Dans « La promessa délia zia Nene », le narrateur évoque avec beaucoup de tact la tendresse sensuelle et les crises de jalousie d’un bambino de sept ans amoureux de sa jeune tante : innocence et perversité, candeur et malice s’entremêlent dans l’âme d’un enfant qui n’ignore pas ses pulsions mais ne sait pas donner un nom au sentiment qui le bouleverse. On peut comparer cette étude de l’éveil des sens aux récits que Alberto Consiglio publia dans Solaria (« Interno » (« Interno » en juillet 1929 et « L’angelo » en mars 1931) ou à Anna e Bruno de Bilenchi. Les solariens avaient en effet une prédilection pour ces moments de transition entre la sérénité de la première enfance et l’éveil plus ou moins précoce de la sexualité infantile et de la puberté.
11« Un’estate a Isola » qui conjugue des mythèmes romantiques et chrétiens de l’enfance nous montre comment des fanciulli au seuil de l’adolescence passent de l’époque héroïque des jeux guerriers, où la fraternité d’armes est de règle, à la brève idylle des amours enfantines vite brisée par le tourment de l’infidélité et de la jalousie.
12Dans « Un anno di scuola », des lycéens de Trieste sont fascinés par Edda Marty, la seule fille à fréquenter l’établissement et qui éblouit ces provinciaux par sa formation viennoise plus libérale et plus moderne. Plusieurs garçons en arrivent à la tentative de suicide par amour pour elle. L’originalité de ce récit par rapport à Fermina Marquez de Valery Larbaud, autre histoire d’une fille qui fréquente exceptionnellement un collège de garçons, est de faire de cette figure féminine non seulement un objet d’admiration, mais un sujet actif. Émancipée à Vienne où les femmes « peuvent parler aux hommes d’égal à égal », Edda Marty, avec ses pantalons et ses cheveux courts, voulait être non un être désirable, mais un camarade parmi d’autres, en réussissant au début à partager ses enthousiasmes littéraires avec trois amis. Mais ces garçons trop romantiques l’ont mythifiée en « femme fatale », pour leur malheur. Même Antero, quand il comprendra qu’il est l’élu de son cœur, ressentira une joie surhumaine à s’en laisser mourir, et leur dernier baiser, Edda ayant décidé d’interrompre cette relation après la tentative de suicide de Pasini, « parut une éternité d’amertume, dont ils jouirent comme d’un paradis que l’on perd pour toujours ». Au terme de cette année irrepetibile, ces adolescents rendront les armes au « sérieux tragique » de l’existence. Atteinte de tuberculose, la jeune fille choisira de partir pour un grand voyage en Orient.
13Ce culte, que toute une classe de garçons lui voue, exprime la genèse du mythe habsbourgeois qui vient discrètement redoubler le mythe d’une fin d’adolescence pleine de joie et de mélancolie : cette mémorable année du baccalauréat en 1909 apparaît après coup comme le chant du cygne de la belle époque. C’est en 1929, en plein triomphe de la rhétorique nationaliste, que Stuparich a ainsi osé célébrer le bon temps où de jeunes Austro-Triestins étaient prêts à mourir... d’amour.
14L’écrivain a rendu hommage à son père dans deux beaux récits autobiographiques écrits à la troisième personne pour donner plus de sereine gravité à cette double évocation des commencements et de la fin. Dans Il ritomo del padre (1935), le garçonnet maladif désespérait de capter l’affection de son père, trop souvent absent jusqu’au jour où le fabuleux voyageur accepta pour la première fois de dormir dans la chambre du petit tout heureux de conquérir enfin l’estime de « cet homme libre, non lié à une maison » qui lui apprit à supporter la douleur et à prendre de l’assurance au milieu des grandes personnes. L’isola (1942) boucle le cycle de leur double existence : le père atteint d’une maladie foudroyante a demandé à son fils de l’accompagner à Lussimpiccolo, pour un dernier voyage dans son île natale où le bambin rêvait jadis d’aller. C’est au tour du senex de s’appuyer sur son fils, lequel n’a rien oublié de ce qu’il doit à son père. L’île des parents navigateurs, d’abord imaginée par l’enfant en attente sur le quai de Trieste, puis vécue comme le paradis des vacances estivales, devient le dernier havre de qui souhaite être enterré là où il est né. Cette île devient l’alpha et l’omega d’une éternelle enfance idéale.
15Les deux récits gagnent à être mis en écho. Dans L’isola, le porte-cigarettes que le père a ouvert en tremblant permet de récupérer proustiennement, par un déclic de la mémoire involontaire, une scène de l’enfance de Il ritorno del padre :
Le fils se sentit étranglé d’émotion. Le ventilateur qui tournait au-dessus de la table se métamorphosa en cette vieille lampe à pétrole, suspendue au plafond de la cuisine mélancolique qui était au centre de tous ses souvenirs d’enfance. Il revit le porte-cigarettes au cheval élancé gravé dans l’argent, il se retrouva misérable dans son corps de garçonnet malingre, assis à table. Ils n’étaient que tous les deux dans la cuisine vaste et nue : lui en adoration, plein d’étonnement et de crainte, et, penché au-dessus de lui, avec son beau visage à la fierté virile, son père. (RP, 431)
16Dans ce cheval d’argent miroitait le reflet des voyages paternels tels que les imaginait le garçonnet encore rivé à l’univers domestique jusqu’à ce que son père l’emmenât à l’âge de dix ans en Dalmatie et qu’il revînt transformé, plus fort, plus hardi, plus sûr de lui.
17Giani et Carlo Stuparich n’ont jamais connu leur grand-père paternel, capitaine au long cours, mais, grâce à « une mémoire instinctive » qui ressuscitait « de lointaines atmosphères encore vives dans le sang » et grâce aussi à « l’imagination fervente et mystérieuse des enfants », la vue d’un voilier ou d’un transatlantique sur le golfe les entraînait dans des voyages imaginaires et l’Istrie, aussi bien que Lussimpiccolo, avant d’être découverte lors des villégiatures, comme ce fameux été à Isola, fut une terre promise. Les Ricordi istriani évoquent avec nostalgie, dans les années cinquante, alors que le pays est devenu définitivement yougoslave, ce paradis perdu : ce deuil de la terre-mère (l’auteur insiste sur son caractère nourricier, en rappelant toutes les bonnes choses comestibles que son père ramenait à la maison) a été surdéterminé par la mort de la mère, l’année où ont commencé à être publiés ces récits dans Il Tempo de Rome.
18Lorsqu’à la suite de l’écroulement du fascisme, Trieste devint l’enjeu d’une épreuve de force entre l’Est et l’Ouest, Stuparich, en ces temps d’apocalypse, s’engagea dans une autobiographie intellectuelle de sa génération : Trieste nei miei ricordi, mais dès qu’il eut achevé cette fresque qui s’arrête à septembre 1943, l’auteur raconte en épilogue comment la perte de l’Istrie provoqua une réactivation du nostos déjà éprouvé lors du premier après-guerre, avec cette différence que, pour compenser la barrière de l’exil (le rideau de fer séparait désormais Trieste d’Isola), l’auteur a cherché à décrire ces paysages avec le maximum de précision, tels qu’ils étaient au tout début du siècle, du temps de l’enfance, pour ne rien céder à l’oubli.
19Cette poétique de la mémoire volontaire est réussie dans son classicisme sobre comme dans « Sposalizio a Umago » :
Aujourd’hui me revient en mémoire la première Umago, l’Umago de « cet âge fabuleux »3 dont on garde les impressions comme autant d’ouvertures vers un monde à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire, presque de choses et d’événements vécus en rêves très clairs et impalpables.
20La mémoire vive permet de retrouver les yeux fertiles de l’enfance magique :
Fulgurante dans le souvenir, la terre, la verte campagne : une sorte de paysage vu en rêve de la mer dans une atmosphère agreste. Tout à mes yeux apparaissait neuf et frais et, en plus de l’émerveillement des champs, des vignes, des arbres, il y avait l’émerveillement de me trouver au milieu d’hommes jamais vus auparavant : des paysans. (RP, 416)
21Des paysans probablement slaves, mais l’on cherchera en vain un mot de haine contre les nouveaux maîtres. Ce mythe de l’enfance exclut l’idéologie revancharde de l’italianité de l’Istrie. D’ailleurs son dernier séjour à Umago date de l’été 1914, alors que la région était encore austro-hongroise ; pas encore italienne, mais déjà perdue, sous la menace du conflit mondial. Et retrouvée par l’écriture, du temps où elle est redevenue étrangère. En vérité le chronotope de l’Istrie-enfance se situe désormais hors du temps historique, en harmonie avec une nature épurée entre l’infini du ciel et de la mer :
Sur cet écueil, les heures, les déclics du temps ne comptaient plus pour nous qui faisions partie de cette nature marine, bronzés par le soleil et aspergés de sel, envoûtés par le silence de l’air et par le ressac symphonique de la mer. (RP, 421)
22Nous sommes dans la sphère atemporelle du mythe d’une enfance édénique.
23Parallèlement à cette géographie mythique de Ricordi istriani qui nous promène le long de l’Adriatischen Küstenland, Stuparich a esquissé une histoire de la Trieste habsbourgeoise du début du siècle perçue par les yeux d’un enfant très autobiographique, comme l’a fait Quarantotti Gambini dans le cycle de Paolo. Ces Sequenze per Trieste constituaient l’ébauche d’un roman d’éducation d’un jeune garçon qui grandit entre neuf et seize ans dans le climat irrédentiste du port autrichien, mais l’œuvre est demeurée inachevée. La réédition de ces récits, d’abord publiés dans Il Tempo de Rome entre 1954 et 1957, sous le nouveau titre de Cuore adolescente au côté de Trieste nei miei ricordi met en évidence la différence entre un essai qui reconstitue de manière critique un parcours intellectuel et d’autre part une représentation avec les yeux de l’enfant d’alors qui vise à nous faire partager les sentiments éprouvés par Giani et ses camarades d’école, sous le couvert d’un prénommé Toio mis en scène à la troisième personne.
24Chaque séquence de cette fresque est centrée sur un événement historique (à l’exception de rares chapitres consacrés vers la fin à la vie sentimentale de l’adolescent) perçu par les yeux de l’enfant qui (à la différence de Paolo, protagoniste du cycle Gli anni ciechi, à qui Quarantotti Gambini consacre un roman pour quelques mois d’existence) grandit rapidement au fil de courts chapitres : il a neuf ans pour l’assassinat du roi Humbert Ier, onze ans lorsqu’une grève générale endeuille le carnaval de février 1902, treize lorsqu’à Innsbrück de graves incidents qui ont opposé des étudiants italiens à leurs rivaux pangermanistes hostiles à l’ouverture d’une faculté de droit de langue italienne provoquent des mouvements de solidarité à Trieste et dans d’autres villes irrédentes.
25Ce dernier épisode est la seule instance où le narrateur abandonne le point de vue de l’enfant qu’il était alors pour une digression sur l’importance des manifestations anti-autrichiennes dans la Vénétie julienne. L’intérêt de Cuore adolescente n’est pas dans la reconstitution des événements historiques, mais dans la récréation du climat irrédentiste tel qu’il régnait concrètement dans les familles, dans les écoles et dans les rues : l’éducation sentimentale et sociale du jeune Toio nous est précieuse pour comprendre l’état d’esprit de la génération de Giani Stuparich lorsqu’à la veille de la première guerre mondiale, il déserte l’Empire pour se porter volontaire dans l’armée italienne.
26Une chose est d’expliquer en historien, comme l’avait fait excellemment Angelo Vivante dans Irredentismo adriatico dès 1913, la contradiction entre les revendications irrédentistes du parti national-libéral soutenu par la classe dirigeante et d’autre part les intérêts économiques de cette bourgeoisie d’affaires dont la prospérité était liée au fait que le port était le seul débouché de l’Empire, alors que l’Italie le laisserait péricliter ; autre chose est de représenter l’intériorisation de ces contradictions dans le vécu d’un enfant qui prend conscience de la complexité de ce monde frontalier.
27Dans le premier chapitre « 29 juillet 1900 », Toio a passé sa journée à déambuler dans les rues, « avec des yeux émerveillés » et « un visage lumineux », fier de la joyeuse activité du port empli de voiliers, de navires à vapeur et de transatlantiques (tandis que le récit est écrit quand le « territoire libre de Trieste » est une zone sinistrée et martyre) avant de pleurer le soir dans son lit, au-dessus duquel trône un portrait de Garibaldi, en apprenant l’assassinat du roi d’Italie. Il a beau se moquer des chants militaires autrichiens, il est fasciné par les prouesses des cadets impériaux sur leurs beaux chevaux lipizziens. L’écho de l’histoire de l’Italie est réduite à un chagrin d’enfant qui n’altère ni la félicité du jeune âge ni la belle époque. On était patriote, mais que Trieste était belle et heureuse du temps de François-Joseph ! Voilà ce qu’un ancien combattant de 1915 décoré de la médaille militaire peut difficilement énoncer dans un discours analytique, mais que le poeta ut puer donne à voir et que le lecteur finit par se dire...
28La famille de Toio est idéologiquement partagée. Sa mère a exigé qu’il fréquente l’école primaire allemande dans un souci carriériste à long terme, au grand dam de sa tante irrédentiste qui le soutiendra et l’aidera à obtenir plus tard son inscription dans un collège italien. Le garçonnet en voulait plus à sa mère qu’à l’Empereur ! Il reste qu’il provoquera la panique du principal en diffusant auprès des collégiens un libelle anti-autrichien. Quant à la Zia Nani qui dénonçait l’esprit de collaboration de sa sœur en confondant lutte des classes et lutte nationale (« nous restons peuple, vous vous embourgeoisez », reprochait-elle à la famille de Toio), elle ne se rendait pas compte en se rangeant à la fois du côté des prolétaires et des irrédentistes que l’internationalisme ouvrier se mariait mal avec les revendications nationalistes, comme l’avait expliqué Vivante.
29Ce mariage de circonstances se retrouve lors de la grève générale où le père de Toio, mazzinien, marche main dans la main, au côté du père de son camarade de classe Bruno dont les parents d’origine romagnole sont socialistes. Cette confluence est symbolisée par les discussions des deux chefs de famille dans un mélange de triestin et de romagnol. Stuparich s’est réjoui que ce jour-là Marx et Mazzini aient fait cause commune en dénonçant le capitalisme viennois du Lloyd où a démarré la grève, sans mesurer que la revendication de l’italianité allait provoquer le déclin du port et le licenciement des ouvriers. Le témoignage est précieux, y compris en ce qu’à la lumière des analyses de Vivante, il nous dit à l’insu de l’auteur. A cela s’ajoute l’art de Stuparich qui est d’évoquer cette journée uniquement à travers les yeux puis les seules oreilles de Toio avec une extraordinaire intensité tragique et une grande efficacité symbolique : l’enfant de onze ans aperçoit une troupe de pierrots dérisoires en train de jouer de la mandoline qui se dispersent sous un ciel de pluie dans la boue du soir, puis il entend des cris « la grève ! la grève ! », les rideaux de fer que les commerçants rabattent en hâte, des coups de feu, des gens qui se réfugient sous les portes cochères en criant « i li mazza, i li mazza ! ». Trois mots en dialecte (« on les tue ! ») pour résumer l’issue tragique de cette journée sanglante.
30Cuore adolescente est un témoignage précieux non seulement sur la montée de l’irrédentisme et le développement de la lutte des classes dans le grand port austro-hongrois du début du siècle, mais aussi, ainsi que l’attestent les deux chapitres uniquement consacrés à la vie scolaire de Toio et à son initiation sentimentale, sur la naissance d’un nouveau sentiment d’appartenance, celui de la communauté scolaire. Certes, l’école fut un foyer d’irrédentisme dans la mesure où la scolarisation dans l’Empire multinational amenait à choisir entre des écoles de langues et de cultures différentes. Mais la plus grande joie de Toio, qui aime les études et qui respecte et même admire ses professeurs, vient de ce sentiment d’appartenir à « une nouvelle famille », celle de ses camarades de classe et de jouir de cette « vie en commun ». Ce n’est pas un hasard si la dernière séquence évoque un voyage scolaire le long de la côte istrienne. Stuparich rejoignait ainsi l’inspiration de « Un anno di scuola » qui mettait en scène des lycéens et nous apparaît après coup comme la continuation (anticipée) de Cuore adolescente. C’est à mon avis la raison pour laquelle ces « séquences » sont demeurées inachevées : la suite avait déjà été écrite ! Et l’auteur était en 1929 allé plus loin dans cette scène d’inondation où l’on voyait des professeurs portés par leurs élèves qui les sauvaient du désastre. Scène symbolique d’une société patriarcale qui avait fait faillite lors de la Grande Guerre.
31A la mort de Stuparich, dans une anthologie intitulée Il ritorno del padre, Quarantotti Gambini a choisi d’ordonner les meilleurs récits non pas selon la chronologie, mais selon l’âge du protagoniste (l’enfant Stefano Premuda dans « Un’estate a Isola », l’adolescent Antero de « Un anno di scuola », Lucio le jeune homme de « La grotta » qui se sent coupable d’avoir survécu à la mort de ses deux camarades spéléologues comme Giani s’est senti coupable d’avoir survécu à la mort de son frère), à l’exclusion de Sequenze per Trieste plus semblables au cycle de Paolo, mais peut-être jugées moins réussies. Le cadet avait donc bien compris que le mythe des jeunes années d’avant-guerre était la structure portante de tous ces récits d’initiation et d’éducation et qu’ils étaient centrés sur la figure du père et le mythème de son retour.
32Certes, le schème de la régression à la mère est récurrent dans une œuvre nettement autobiographique : c’est le cas de Pasini, Antero et Edda durant leur crise sentimentale, ou du soldat dans les tranchées qui jure, s’il revient vivant, de ne plus quitter sa mère et se repent d’avoir rêvé d’aventures et de rupture avec le milieu familial (RP, 226), ou de l’alpiniste gravement blessé (un accident qui frappa Stuparich en pleine virilité) qui se sent redevenu enfant, ayant besoin d’une complète assistance (RP, 410). Pour être pleinement un homme, il faut aussi s’être senti à tous les âges aussi démuni qu’un enfant, à condition de savoir se reprendre. Son père lui a donné jusqu’au bout une leçon de courage qui a permis à sa progéniture de s’affirmer, de lutter et de préserver sa dignité dans toutes les épreuves de la vie.
33Il y a, chez ce pédagogue, une dialectique du maître et de l’élève concrétisée par la relation père-fils. Son culte de l’enfance n’est pas délétère car il est animé par la foi dans l’éducation par l’exemple. Ainsi son père lui a-t-il donné, comme il l’évoque dans Ricordi istriani, la passion de la navigation à voile. En retour, Stuparich invitait les enseignants, sans renoncer à leur rôle de guides moraux et intellectuels, à « redevenir enfants » afin de préserver la faculté d’imagination de cet âge, d’une richesse potentielle qui va « au-delà du bien et du mal ». Le soir, quand ce père de famille rentrait à la maison, il se dépouillait de son costume de professeur austère pour raconter des contes à ses filles en « libérant l’enfant qui était en [lui] ».
34Admirateur de Leopardi et de Pascoli comme l’est son double Antero dans « Un anno di scuola », Stuparich précisait le sens et les limites de cette métaphore de poétique à ne pas prendre au sens psychologique ni au sens moral :
Nous ne pouvons pas vivre comme d’éternels enfants ou, Dieu nous en garde, excuser notre petitesse morale et spirituelle en nous donnant faussement un air d’enfant, en continuant à chercher la lune au fond du puits
35(comme Henri IV de Pirandello qui refuse la temporalité). « Redevenir enfant » ne doit jamais être un prétexte pour éluder nos responsabilités d’hommes, mais simplement nous offrir la ressource de récupérer la potentialité inventive du mondo fanciullo de Vico, du garzoncello scherzoso léopardien ou du fanciullino pascolien. Dans ses écrits pédagogiques, il s’est référé particulièrement à Vico pour qui « les hommes du mondo fanciullo furent de sublimes poètes » et, commente Stuparich, « dans l’enfant se reflète l’âge primitif » car c’est l’époque fondamentale de notre formation, « la mine la plus riche de notre vie imaginaire ».
Aucun souvenir d’un autre âge n’a la vivacité ni la puissance de tels souvenirs car la mémoire est au cours de l’enfance authentique et ingénue, prête à accueillir toutes les impressions les plus efficaces et les plus durables pour en faire un trésor.4
36Le trésor de Stuparich est dans la Trieste et dans l’Istrie mythiques de ses premières années qui ont coïncidé avec la fin d’une certaine Europe et d’une certaine manière de vivre. Dans son chant, l’ardente vitalité des commencements et le courage d’aller de l’avant l’ont emporté sur la nostalgie et sur le deuil.
Notes de bas de page
1 Gilbert Bosetti, « L’Istria sognata, goduta e perduta di Stuparich », La Battana, Letteratura dell’esodo, no 97-98, février 1991, p. 35-40.
2 Giani Stuparich, « Banchi di scuola », La Stampa du 10 juillet 1942 ; réédité dans Il Banco di lettura, no 10, 1991, Trieste, p. 27-28.
3 L’età favolosa est le titre du livre de souvenirs d’enfance de Cicognani qui, à Florence, relisait les premiers écrits de Stuparich « pour les rincer dans l’Arno » (CA, 181).
4 Giani Stuparich, « Scuola e fantasia », Scuola e città, Florence, 31 juillet 1985, p. 273-277.
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