10. L’enfance mythopoïétique de Buzzati
p. 205-218
Texte intégral
1Il segreto del bosco vecchio que Buzzati publie alors qu’il n’a pas trente ans se présente d’abord comme un manifeste affirmant que l’enfance est l’âge de la créativité poétique. Même si l’auteur, malgré son emploi institutionnel au Corriere della sera, est resté en marge des courants littéraires de la péninsule, ce n’est pas un hasard si cette fable date de 1935, à une époque où, sous l’influence combinée du réalisme magique de Bontempelli et de la revue florentine Solaria, les narrateurs italiens trouvent leur inspiration en valorisant l’éveil au monde et notamment le chronotope post-romantique de la forêt-enfance. De même que Savinio dans Tragedia dell’infanzia (la première édition est de 1937) se déclare sensible au mystère de la « dense forêt de [son] enfance », le conteur du Bosco vecchio nous invite à pénétrer dans un vieux bois enchanté dont il nous livre immédiatement le secret :
Seuls les enfants encore libres de tout préjugé s’apercevaient que la forêt était peuplée de génies ; et ils en parlaient souvent, bien qu’ils en eussent une connaissance très sommaire. (BV, 103)
2Buzzati met ici intuitivement en application le principe de Bontempelli selon lequel les bambini ont ce privilège du sens du merveilleux ; en remarquant qu’ils ne se font dans leur imagination fertile qu’une représentation vague et générale de la forêt, il retrouve même cette idée chère à Leopardi que la poésie naît de ce sentiment du vago et de l’indeterminato propre au premier âge. Le conteur ajoute aussitôt que cette faculté d’enchantement se perd très vite : « Toutefois au fil des années eux aussi changeaient d’avis car leurs parents leur faisaient croire de sottes fables » (BV, 103). Non sans humour il adopte ainsi d’entrée de jeu le point de vue magique de l’enfant, en reléguant l’interprétation rationnelle de la réalité au rang des « sottes fables ». Par cette phrase d’ouverture, il entre ainsi de plain-pied dans le merveilleux : une fois admise comme naturelle la présence des génies, Buzzati cultive une grande précision réaliste car son merveilleux ne s’oppose pas au réel mais, comme dans la mentalité primitive et dans la mentalité enfantine, il le fonde.
3Le sens de cet art poétique est transparent : lorsque les enfants sont présents, le bois s’anime et fermente de vie ; les oiseaux et les écureuils arrivent de partout (on songe aux animaux faisant cortège à Blanche-Neige), scellant cette alliance traditionnelle entre l’enfantin et l’animal ; par contre, dès que le colonel, qui incarne non seulement l’âge adulte mais le retour à l’ordre, fait irruption dans le bois, l’enchantement est rompu. L’originalité de Buzzati, c’est de dissimuler son parti pris poétique sous une impassibilité d’entomologiste ; il se garde de toute envolée lyrique sur le pouvoir charmant des yeux d’enfant et, cultivant sobrement le réalisme magique, il se contente de mettre une note de bas de page comme s’il s’agissait d’un ouvrage de sciences naturelles :
Ce phénomène, encore peu étudié, peut être observé en n’importe quel bois, champ, ravin, pâturage ou marais : des animaux et des plantes manifestent une vitalité toute particulière lorsqu’ils se trouvent en compagnie d’enfants et leurs facultés d’expression se multiplient au point de permettre de véritables dialogues. Mais la présence d’un seul adulte suffit à briser cette sorte d’enchantement. (BV, 152)
4Cet humour qui est une forme de pudeur rejoint le précepte de Bontempelli,
Quand on propose des interprétations magiques de choses communes, il faut le faire de telle sorte qu’on ne puisse savoir si l’auteur présente ces interprétations en y croyant pleinement et comme authentiques stricto sensu ou bien comme des symboles d’une interprétation non pas certes magique, mais purement spirituelle (AN, 29),
5et brouille la distinction classique de Todorov1 entre le fantastique et le merveilleux, car, par cette note d’auteur pince-sans-rire, Buzzati introduit ici une fêlure dans le réel telle qu’il l’exploitera dans ses récits fantastiques.
6Le réalisme affiché dans la note en bas de page du Bosco vecchio n’est pas une feinte gratuite car il signifie que le merveilleux est la vérité naturelle de l’enfance. Si le poète doit être enfant, c’est pour connaître le langage des choses, des plantes et des animaux afin de retransmettre ce que dit la nature (dont nous avons perdu le sens dans ce monde moderne et industrialisé perçu comme artificiel). C’est en effet la nature elle-même qui est fabuleuse quand on sait en découvrir les secrets. Alpiniste confirmé, Buzzati restera toute sa vie un amoureux de la montagne sauvage, non contaminée, non violée par l’homme commun. A cette confiance dans le pouvoir de l’enfance d’entrer en communication avec la nature et de vivre en harmonie avec elle, succédera néanmoins une vision plus pessimiste du monde et surtout de la nature humaine.
7La foi de l’enfance, qui nous rassure face à l’irrationnel, ne nous préserve qu’un temps contre ce qu’a d’inquiétant le réel. Si l’ensemble de son œuvre trace une continuité entre le sens du merveilleux de l’enfance et le sentiment effarant du fantastique, elle porte en même temps la marque d’une rupture : non seulement le second Buzzati apprendra, en disciple de Kafka, qu’il n’y a plus lieu de se réjouir d’échapper au contrôle de la raison (bref de dénigrer le colonel qui veut mettre le Vieux Bois en coupe réglée), mais il dénoncera en l’enfant l’apprenti sorcier qui a déchaîné les forces maléfiques.2
8D’ailleurs cette confiance dans les vertus de l’enfance trouve déjà ses limites dans le Bosco vecchio : dès qu’il devient ragazzo, le bimbo perd le sens du merveilleux ; l’enfance mythopoïétique n’est qu’une condition précaire et Bernardi, l’homme-génie, annonce avec amertume au petit Benvenuto (ce nom est tout un programme !) : « Toi aussi, quand tu seras grand, tu ne te souviendras pas de nous » (BV, 173). Nous oublions tous très vite l’enfant que nous avons été : comme le dira le Petit Prince de Saint-Exupéry, tous les parents ont d’abord été des enfants, mais peu d’entre eux s’en souviennent. Le conteur a donné de ce congé à l’enfance une représentation dramatique. A la fin du récit, le vent Matteo annonce à Benvenuto que son enfance s’est achevée et qu’il va cesser de comprendre le langage des choses : « C’est une nette barrière qui se referme d’un seul coup » (BV, 204). C’est la fin de l’accès au mystère, le paradis perdu de la connaissance hermétique. Pourtant Matteo mourant salue l’enfant comme s’il portait encore l’espoir : « Souviens-toi quelquefois ». On peut espérer que l’homme garde quelque réminiscence de son savoir secret primordial.
9A la question – l’adulte peut-il retrouver ce privilège d’enchantement de l’enfance ? – Buzzati a répondu métaphoriquement par la négative en 1948 dans « Il borghese stregato » (SR). Ce récit s’achève comme Il segreto del bosco vecchio par la mort rédemptrice d’un adulte qui jusqu’alors avait ignoré la grâce enfantine. Ce n’est plus un colonel en retraite mais un paisible bourgeois, commerçant en céréales, qui connaît une métamorphose lors de vacances à la montagne : tout à son métier et à sa famille, Gaspari découvre sur le tard un paradis naturel semblable au Vieux Bois et à celui que Bàrnabo, dans le premier roman de Buzzati, Bàrnabo delle montagne, avait connu avant la faute : « L’une de ces vallées, images de félicité humaine, dominées par de fantastiques rochers, où de blancs hôtels en forme de châteaux se trouvent au seuil de vieilles forêts pleines de légendes » (SR, 163). Ceux qui ont visité les Dolomites et les sommets escaladés par Buzzati reconnaîtront dans cette évocation un paysage qui a effectivement quelque chose d’irréel : ce décor mythique sert de point d’ancrage aux valeurs d’enfance et de théâtre de mise à l’épreuve de la difficulté d’être.
10Déguisés en pirates, des enfants jouent ; dès qu’ils remarquent la présence de Gaspari, un lourd silence interrompt leur jeu, exactement comme l’irruption de Procolo a interrompu la fête du Vieux Bois. Toutefois, alors que Benvenuto et ses camarades de jeu fuyaient le colonel, Gaspari, quadragénaire frustré d’enfance, réussit à se faire admettre dans la bande des enfants qui, divisés en deux camps, jouent à la guerre, afin d’atteindre « les terres magiques des rêves et des aventures si désirées à l’époque où l’on pouvait tout espérer ». A l’inverse du militaire criminel qui a abandonné Benvenuto au fond du bois afin de le perdre comme le Petit Poucet, puis s’est efforcé d’avoir sa peau, quitte à se racheter in extremis en sacrifiant sa vie pour (croit-il) sauver l’enfant, Gaspari offre ingénument son aide aux enfants pour porter une lourde planche qui sera sa croix sur la via crucis de sa rédemption.
11Ce bourgeois sera stregato, victime des sortilèges de l’enfance, car il a commis la faute de vouloir rattraper une enfance gâchée et perdue ; il a pris le risque insensé de courir une aventure de rêve qu’il aurait dû vivre en son jeune âge. Entreprise fatale parce qu’il prend à la lettre ce que les psychologues appelaient le jeu dramatique enfantin (aujourd’hui on parle de jeu de rôles) : l’assaut à livrer aux ennemis perchés sur un rocher escarpé (une situation d’assaillant symétriquement inverse de celle qu’occupait Benvenuto dans la cabane où il faillit périr, car le narrateur de « Il borghese stregato » s’identifie au point de vue de l’adulte) lui paraît être au-dessus de ses forces ; « y parviendra-t-il avant le soir ? » se demande-t-il avec inquiétude, et ce n’est que le pressentiment de sa mort prochaine. Tandis que Benvenuto, doué de la grâce qui lui permet de franchir trois fois des flammes réelles comme si elles n’existaient pas, a réussi à sortir indemne de la cabane incendiée par de méchants garnements, Gaspari qui ne subit qu’une attaque imaginaire meurt réellement. Parce qu’il s’est pris au jeu au point d’avoir le sentiment enivrant d’être en train de « lutter avec des sauvages » sur « une terre inexplorée », au « pays des malédictions et des mythes, des vierges solitudes, la dernière vérité accordée à nos rêves », il succombe sous la flèche inoffensive décochée par le méchant chef de bande que son délire a métamorphosé en sorcier : « flèche pour jouer, et vraie flèche qui le faisait mourir ». Cocteau avait déjà montré dans Les Enfants terribles que ceux qui veulent poursuivre « le jeu » de l’enfance au-delà de cet âge se condamnent à mort. Seuls des enfants (et au théâtre l’acteur, mais non sans risque de folie et de mort) peuvent jouer un rôle à la fois passionnément et pour rire, coller au masque et s’en détacher.
12Ne pas étancher ce besoin de jeu, cette soif de rôles, durant l’enfance, telle est la faute :
Oui, lui, à quarante ans, il s’était mis à jouer avec des enfants, en y croyant comme eux ; seulement, chez les enfants il y a une sorte de légèreté d’ange, tandis que lui, il y avait cru sérieusement, avec une foi lourde et rageuse qui couvait en lui depuis Dieu sait combien d’années sans qu’il le sache. Une foi si forte que tout était devenu vrai, le vallon, les sauvages, le sang. Il était entré dans le monde des fables qui ne lui appartenait plus, au-delà de la frontière qu’à partir d’une certaine saison de la vie l’on ne peut pas impunément franchir. (SR, 164)
13Nous retrouvons ici la barrière qui se refermait à la fin de l’enfance de Benvenuto et que l’on ne peut plus repasser dans l’autre sens. La légèreté de l’ange est devenue chez lui pesante puérilité. Malheur à qui tente de singer l’enfance ! L’adulte qui retombe en enfance ou qui découvre trop tard la puissance de l’imaginaire paie de sa vie « le sortilège ardu, le rachat » tardif de sa morne vie bourgeoise symbolisée par le bœuf bouilli et la partie de bridge qui l’attendaient à l’hôtel des touristes.
14Toutefois, si ridicule qu’il puisse paraître vu de l’extérieur (comme Buzzati lui-même que ses collègues journalistes appelaient cretinetto à cause de son ingénuité et de sa simplicité), Gaspari est rédimé par cette première et dernière folie. Il meurt en héros, le sourire aux lèvres, parce qu’il a le sentiment d’être mort à la vie mesquine des bourgeois pour devenir in articulo mortis, par une initiation de rattrapage et une promotion non orthodoxe, « un homme véritable ». A ses yeux, il a retrouvé in extremis une dignité comme Procolo au moment où son ombre qui s’était détachée de lui l’a rejoint. Buzzati, poeta ut puer, est indéniablement en sympathie avec ce « bourgeois ensorcelé ». Du Bosco vecchio au « Borghese stregato » il célèbre constamment la vertu, mythopoïétique de l’enfance avec cette différence qu’à trente ans il nous contait le monde avec des yeux d’enfant, sans complexe, avec la légèreté de l’ange, tout en nous avertissant que l’enchantement s’arrête aux frontières du jeune âge, comme si son livre était destiné aux enfants, alors qu’ayant atteint, comme Gaspari, la quarantaine, les moqueries de ses congénères piètrement adultes l’incitent à s’identifier à l’ingénu tardif qui tente vainement de récupérer l’état de grâce que seul l’enfant peut connaître sans avoir à le payer de sa vie.
15Dans les années quarante, sous l’influence de Kafka, de Poe, d’Hoffmann, des romanciers allemands des années vingt et d’autres lectures indiquées par Buzzati lui-même3, le conteur recourt de moins en moins au merveilleux enfantin du temps où il se souvenait des contes de Grimm et d’Andersen, pour s’orienter vers une poétique du mystère fondée sur une inquiétude métaphysique. Néanmoins dans Il deserto dei Tartan, ce qui différencie cette littérature fantastique de l’univers kafkaïen auquel on l’a comparé me semble être cette foi typique de l’enfance qui persiste chez Giovanni Drogo (dont on a pu dire qu’il était Benvenuto devenu adulte4), malgré tous les démentis opposés par la raison : le désert reste désert, mais en tant que mythe de l’enfance, survivance dans la psyché de l’adulte de l’histoire qu’un enfant aime à se raconter, les Tartares existent puisqu’ils ordonnent notre vie.
16La poétique de l’enfance demeure sous-jacente dans maints récits ultérieurs sous la forme de cette persistante disposition d’attente du miracle dans l’univers le plus quotidien. Prenons comme exemple « L’apparizione » : un enfant de dix ans a rêvé que la Vierge annonçait sa prochaine apparition « à l’heure qui étonne » (on retrouve ici le concept de stupore cher à Bontempelli) ; la servante a répandu la tumeur dans le quartier et les supputations vont bon train sur l’instant du miracle, qui pronostiquant l’aurore, qui le crépuscule ; en tout cas les incrédules ont eu tort, affirme candidement le narrateur, puisque le lendemain, « à la trente-sixième heure », ponctuelle nous dit-on sans plus d’explication, la Madone a fait son apparition (QPM). Croira qui voudra ; le narrateur se range du côté de la candeur de l’enfance et des gens de peu.
17On trouve dans le recueil de l’après-guerre In quel preciso momento d’autres partis pris en faveur de cette religiosité qui va de la foi naïve des émules de Bernadette de Lourdes, à une époque où l’Italie meurtrie était secouée par des manifestations d’hystérie collective lors de processions de dévotion à Marie, à une disposition plus subtile qui est l’attente d’une épiphanie bien mise en scène dans le récit « Vivono corne se ». Il suffit d’être invité à dîner pour se rendre compte qu’il y a deux sortes de familles, celles chez qui il ne se passe jamais rien qui ne sorte de la grisaille routinière, et celles qui « vivent comme si »..., par exemple « comme si devait arriver une grande nouvelle que tout le monde ignore », bref chez qui règne « une secrète et inconsciente tension », un sentiment du mystère susceptible de donner à la banalité du quotidien un halo extraordinaire. Au fond, dans l’univers buzzatien, on attend toujours les Tartares... Le narrateur de « Vivono corne se » nous rappelle que nous avons connu cette disposition d’esprit à certains moments intenses de nos jeunes années :
quand, bien que déjà plongés dans le train-train monotone de l’école ou du travail, nous aiguillonnait à notre insu le pressentiment de grandes choses qui étaient en train de s’accomplir au-delà des murs familiaux ou qui étaient sur le point d’arriver. (QPM, 277)
18Si, du point de vue socio-culturel5, cette aspiration à briser le cadre de la famille pour vivre de grandes choses est caractéristique d’une petite-bourgeoisie dessaisie de tout rôle historique et puise ainsi sa résonance auprès d’un large public, elle trouve son origine dans les grandes espérances de l’enfance. Cette attente d’un événement hors du commun, autrement dit d’un avènement, récurrent dans bien d’autres récits, s’apparente aux aguets d’une épiphanie telle qu’elle a été théorisée par le jeune Cassola dans sa poétique du subliminal. Toutefois, alors que l’épiphanie liée à un souvenir d’enfance chez Cassola fonde le réel ou le « confirme » au sens religieux, chez Buzzati elle subvertit le réel et à la limite le détruit. Le sens aigu du numineux qui caractérise l’enfance est ensuite miné par une sourde angoisse métaphysique. Désormais, le surnaturel inquiète ou terrorise, réveillant les peurs de l’enfance, comme cette goutte d’eau qui remonte l’escalier dans « Una goccia » (SR, 171).
19Deux récits peuvent être interprétés comme un regret de l’âge fabuleux, l’un déplorant la perte des certitudes, l’autre la mise à mort de l’imaginaire.
20Parti explorer le royaume de son père, en un voyage qui s’avérera aussi interminable que l’attente des Tartares, le jeune héros de « I sette messaggeri » (SR, 9) se sent étranger à toutes les contrées qu’il parcourt car c’est son sol mental qui se dérobe sous ses pieds à partir du moment où il a quitté son pays natal. Au début, il tente de se rassurer en se disant que les nuages qui l’accompagnent sont les mêmes que ceux qui, durant son enfance, présidaient à sa destinée ; en clair, il croit encore que les grandes espérances du jeune âge se réaliseront. Si, à l’origine du roman, il y a un roman familial, son aventure est, comme celle d’Hamlet, l’histoire d’un prince légitime dépossédé : il apprend que son père est mort et que son frère s’est emparé de la succession ; à partir de ce moment-là, il se sent irrémédiablement coupé du lieu originel des certitudes enfantines, ce monde immobile qui fut le théâtre fallacieusement prometteur de ses premiers pas. Cette lecture n’épuise certes pas la polysémie d’un récit où l’enfance mythique n’est qu’une prémisse du sentiment panique du temps destructeur.
21« L’uccisione del drago » déplore la mise à mort des croyances et fables de l’enfance de l’individu et de l’humanité. Ce monstre fabuleux, préhistorique (avant l’âge de raison), qui vit dans une caverne (celle de nos instincts et de nos peurs les plus primitives, celle aussi de « la pénombre que nous avons traversée » à savoir l’enfance) et que les adultes s’acharnent à exterminer est pourtant d’une vitalité incomparable : même blessé à mort, « on aurait dit que jamais, au grand jamais, il ne parviendrait à mourir » (SR, 97). Il ressemble comme un frère à ce « dragon invulnérable et toujours renaissant, avec son enfance merveilleuse » qui, dans L’isola di Arturo d’Eisa Morante, symbolise l’impérissable été-dans l’Île qui condense l’enfance mythique d’Arturo. Pour Buzzati, il est sacrilège de vouloir anéantir ce dragon qui concrétise le monde irrationnel et poétique, autrement dit mythopoïétique, de l’enfance.
22Cette interprétation est explicitée de manière un peu trop appuyée dans un récit ultérieur, « Il babau » composé par l’auteur peu de temps avant sa mort comme un testament. La chasse au monstre y est précédée d’un exorde précisant trop le contexte socio-historique de la fable : un ingénieur, après avoir blâmé sa servante parce qu’elle utilisait la peur du croque-mitaine pour assagir l’enfant, est terrorisé la nuit suivante par ce croque-mitaine, mitapir mi-hippopotame qui a pris le visage d’un dirigeant de l’entreprise, sa « bête noire ».6 Le distingué technocrate parvient à convaincre son conseil d’administration d’organiser des battues pour mettre hors d’état de nuire ce « facteur de trouble » (la chose n’est pas nommée). Buzzati se moque ainsi de la société technologique si hyper-rationalisée que, par un retour de bâton, elle est frappée par l’irrationnel. La réticence de certains sous-officiers à participer à la chasse nocturne est perçue par leurs collègues comme un « attachement nostalgique à certains souvenirs troublants de l’enfance » (NDI, 7). Ils appartiennent au camp de ceux qui, comme le docteur, considéraient comme funeste la mise à mort du dragon dans « L’uccisione del drago », ou, comme Bernardi, protestaient contre l’abattage des arbres entreprise par le colonel dans Il segreto del bosco vecchio. Comme si « Il babau » n’était pas une fable assez explicite, le narrateur a éprouvé le besoin d’expliquer que ce ballon dégonflé auquel a été réduit le croque-mitaine par une rafale de mitraillette était fait de cette substance impalpable vulgairement appelée fable ou illusion.
23« Il babau » n’est certes pas réductible à un apologue des croyances irrationnelles ; on peut également y voir comment la volonté obtuse d’exorciser cliniquement les peurs archaïques peut déclencher des « chasses aux sorcières » politiquement redoutables. Cependant « L’uccisione del drago », par l’absence relative d’historicisation explicite, nous paraît détenir une efficacité symbolique supérieure, « Il babau » étant la version appliquée à la société technocratique. Le mérite de Buzzati a été d’inventer des fables avant 1968 et le reflux des illusions sur les bienfaits du progrès technologique dans une société qui avait sous-estimé les forces de l’irrationnel qui en cette fin de siècle n’ont été que trop revalorisées.
24D’un bout à l’autre de l’œuvre, la leçon est toujours la même : luttons contre les dévastations de la raison adulte car l’homme est ainsi fait qu’il a besoin pour vivre du merveilleux des contes enfantins. Préservons autant qu’il se peut la vertu mythopoïétique de l’enfance. Le narrateur poète de « Inviti superflui » (SR, 205) invite la femme aimée à se souvenir des hivers fabuleux où, lui dit-il, nous avons traversé ensemble des forêts pleines de loups :
Je voudrais aller avec toi l’été dans une vallée solitaire, en riant continuellement des choses les plus simples, explorer les secrets des bois. Mais toi – il m’en souvient – tu ignores les fables anciennes des rois sans nom, des ogres et des jardins enchantés. Jamais tu n’es passée, ravie, sous les arbres magiques qui parlent d’une voix humaine, jamais tu n’as frappé à la porte du château désert, ni tu n’as marché dans la nuit en direction d’une lumière très lointaine, ni tu t’es endormie sous les étoiles d’Orient, bercée par la pirogue sacrée. (SR, 206)
25Cette compagne ignore donc tout du « secret du Vieux Bois » ; elle n’est pas réjouie par des « souvenirs d’âge bienheureux ». Le poète ne pourra donc pas, comme il l’escomptait, partager dans l’état amoureux la reviviscence du monde fabuleux de l’enfance. Pavese, dans « Viaggio di nozze », avait fait le même constat : on ne peut jouir qu’égotistement de ses souvenirs d’enfance sans pouvoir les partager avec une femme. Le poète est seul avec le puer qu’il fut.
26Buzzati célèbre l’enfance comme réservoir mythopoïétique et non pas parce qu’elle fut l’âge du bonheur et de l’innocence. On trouve dans son œuvre une galerie de méchants petits diables (qui persécutent notamment le futur Adolf Hitler dans « Povero bambino ») et d’enfants qui tyrannisent leur famille (« Il bambino tiranno ») ou empoisonnent leurs grands-parents (« La polpetta »). Il n’ignore pas non plus que le charme des vertes années est un effet d’optique, comme en témoigne cette réflexion dans « Giugno 1947 » :
Quel temps bienheureux que celui-là, dit-on, il ne reviendra plus ; et non point parce qu’aujourd’hui on est dans la misère, ou malade ou affligé par quelque autre malheur. Les années lointaines semblent très belles parce qu’alors on était plus jeune et que la réserve des espérances plausibles était beaucoup plus grande, tandis que maintenant elle s’est amenuisée et que le futur, aussi longtemps qu’il puisse durer, ne contiendra en aucune façon l’immensité des choses auxquelles on avait rêvé. (QPM, 82)
27C’est le regard qui a changé, un regard qui ouvrait tout grand l’horizon.
28Le poète peut-il conserver ce potentiel onirique et dégager les horizons rétrécis ? A la différence de Bontempelli, Buzzati exprime plus volontiers le désenchantement adulte. Le narrateur de « Strano giardino » ignore l’explication fournie dans « Giugno 1947 » et ne comprend pas comment l’immense jardin de son enfance aux merveilleuses allées blanches et aux somptueux massifs de plantes rares est devenu soudain, mystérieusement, « de manière inexplicable » dit-il en adoptant le point de vue du sens commun, un jardinet de misère guère plus grand qu’un mouchoir de poche. Néanmoins son retour à l’origine ne se limite pas à ce constat banal car ce mythe du jardin est scandé en trois chronotopes : autrefois, ce théâtre était à la mesure des espérances de l’enfant mais aussi de son inépuisable imagination nourrie de lectures, quand, avec sa cavalerie héroïque, il poursuivait peaux-rouges et cannibales, thugs et coupeurs de têtes ; le garçonnet a vraiment vécu dans cet univers à géométrie variable. Le rétrécissement du temps du retour de l’adulte, c’est le tarissement des rêves face au principe de réalité qui nous ligote dans les limites de la raison et la routine du labeur quotidien qui correspond à la période dite de vie active et à l’emprise de cette vision pratique et utilitaire dénoncée par Bergson. Cependant, il y a un troisième temps : après de longues années, c’est-à-dire en clair pour le senex, pour le sage qui dans sa vie contemplative redécouvre le mystère des choses insondables, le jardinet redevient le fabuleux terrain d’aventures originel : « Je revis la savane illimitée de mon enfance, la steppe des indiens, la pampa, les mirages du désert. Il était redevenu l’immense royaume de mon enfance » (QPM, 268). Est-ce pour autant le miracle de l’enfance mythopoïétique retrouvée ? Pas tout à fait. Certes le jardin a repris sa dimension fantastique, du temps où le puer y régnait avec sa fantasia ailée, mais le senex n’a plus cette vertu conquérante d’Hermès : il est saisi par l’angoisse de ne plus posséder ni comprendre l’étendue des choses : « Hélas, la haie là-bas au fond, la frontière ultime, est désormais une limite très lointaine ; jamais, au grand jamais je n’y arriverai avant le soir ». Cette anxiété tourmentait déjà le Roi aux sept messagers. Buzzati est l’homme qui a gardé ce sens enfantin du surnaturel et cette aspiration à l’infini tout en ayant pris conscience, en une crise aiguë, de notre finitude : l’insaisissable mystère de l’être et du non-être l’a d’autant plus tourmenté que s’approchait l’heure de sa mort.
29En ces dernières années, l’écrivain qui a toujours défendu cette vertu mythopoïétique de l’enfance a lancé métaphoriquement un cri d’alarme : notre société industrialisée tend à priver les enfants de cette faculté de rêver. Dans « Il giardino », une fillette de trois ans dépossédée de son jardin est condamnée à jouer au milieu de débris de ciment et de goudron ; elle n’est plus aussi jolie qu’avant et son sourire s’est fêlé. C’est la dernière image qui nous est livrée dans un univers moderne représenté comme une descente aux Enfers : « Sans la douleur et le désespoir des enfants, qui probablement est le pire de tous, comment pourrait-il exister un Enfer comme il faut ? » (QPM, 450).
30Le plus grave est que les enfants de cette société de consommation se satisfont de leur nouvelle condition et se moquent des vieilles lunes des adultes ingénus. Dans « Il problema del bambino Gesù », Buzzati dénonce ces gamins pervertis qui ne croient plus au Père Noël, en renversant les rôles lors de la célébration de la fête de la Nativité et en restituant ironiquement aux anciens la foi et l’ingénuité que les enfants ont perdues : des parents se rendent compte que leurs progénitures ne croient plus que les jouets sont apportés par le petit Jésus et ils remercient le Seigneur de leur laisser cette illusion, pas mécontents de passer pour des parents généreux alors qu’en réalité ils n’achètent rien. Toutefois, saisi d’un doute, le couple a la stupeur de découvrir dans un tiroir des paquets-cadeaux avec des étiquettes sur lesquelles on a imité leur écriture afin de laisser croire qu’ils les ont achetés ; « c’est vous l’Enfant Jésus ! » s’écrient les enfants qui les guettaient pour les cueillir en flagrant délit... Cette faculté d’étonnement de l’enfance et cette foi dans le surnaturel, la société moderne les a peut-être anéanties pour les générations futures et elles ne survivent plus guère que chez quelques anciens qui se souviennent d’une enfance mythique qui ne saurait se répéter. En analysant socio-culturellement « le mythe de l’enfance dans le roman italien contemporain », j’ai avancé l’hypothèse que ce mythe littéraire est le produit d’une condition historique de l’enfance dans une société bourgeoise qui investissait ses espoirs sur cette figure, condition limitée à trois générations et qui s’épuise après 1968. Dans la société post-moderne, il n’y a plus de condition enfantine privilégiée, coupée du monde hyper-rationalisé de la production, et, selon nous, Buzzati a eu raison de dater cette vertu mythopoïétique désormais menacée : de nos jours, le petit Benvenuto se moquerait du colonel Procolo qui croyait aux génies du Vieux Bois... Et quand nous proposons à nos enfants les chefs-d’œuvre de la littérature pour la jeunesse qui nous ont enchantés naguère, ils nous regardent d’un air de commisération. Ils ne s’en laissent plus conter !
Notes de bas de page
1 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1969, 190 pages. Les notions de merveilleux et de fantastique sont déjà abordées chez Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Paris, PUF, 1939, 146 pages.
2 Voir la place faite à Buzzati dans notre étude sur « l’enfance satanique » dans Novecento. Le renouveau de la culture italienne, Grenoble, ELLUG, 1984, p. 175-208.
3 Sur la formation de Buzzati et ses lectures, voir ses Entretiens avec Yves Panafieu, Paris, Laffont, 1973, 244 pages.
4 L’un des premiers à l’avoir remarqué est Fausto Gianfranceschi, Dino Buzzati, Turin, Borla, 1966, p. 39.
5 Je ne crois pas que Buzzati se soit référé par son « comme si » à la philosophie du « als ob » chère au néo-criticisme allemand et notamment à Hans Vaihinger. Toutefois, le néo-idéalisme kantien a imprégné la culture italienne grâce au puissant relais de l’irrationalisme pirandellien au point que l’on peut considérer cette sensibilité à l’insolite et au jeu des apparences comme un sous-produit culturel de ceux qui, comme Natorp, ont utilisé le concept kantien du « als ob » pour dépasser le naturalisme : l’art représente ce qui pourrait ou devrait advenir comme si cela était.
6 Jung nous enseigne que la bête noire n’est que la projection de nos monstres intérieurs, de notre mauvaise conscience également symbolisée par l’ombre qui délaisse Procolo lorsqu’il exerce ses méfaits sans scrupules et qui le rejoint quand il se repent.
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L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010