9. Mythopoïétique d’Alberto Savinio : le surréalisme fabuleux dans les yeux d’un enfant grec
p. 191-203
Texte intégral
1La poétique de Savinio nourrie des mythes de son enfance grecque et de sa fréquentation des avant-gardes parisiennes s’inscrit dans la réaction antipositiviste contre « l’orgie de vérisme documentaire » dénoncée par Bontempelli dans sa revue Novecento.
2Ami de Max Jacob et d’Apollinaire, Andrea De Chirico, alias Alberto Savinio, a participé activement aux mouvements d’avant-garde des peintres et des écrivains du début du siècle, lorsque Paris était la capitale littéraire et artistique de l’Europe et il est évident que son style, que ce soit dans ses écrits ou dans ses tableaux, est notamment redevable du surréalisme. Il sait puiser dans le vieux répertoire mythologique pour porter un regard futuriste sur les nouveautés du siècle : « Dans le cycliste qui porte en amazone la femme aimée, on peut voir la version la plus récente de l’enlèvement d’Europe » (CLV, 103). C’était l’époque où, dans Le Paysan de Paris, Aragon, encore surréaliste, se proposait de « faire naître des mythes nouveaux en confrontant des personnages marginaux de la vie moderne avec des mythes anciens ».1
3Rentré en Italie en 1914, Savinio s’est affirmé comme un écrivain très original, même si ses fulgurantes méditations sur le poète enfant ont pris place dans le débat culturel crocien des années vingt. A l’instar de Bontempelli, il a réhabilité les mythes non sans humour, en ressuscitant par exemple le Centaure que le narrateur de Achille innamorato (1938) rencontre sur un champ de courses « aujourd’hui qu’une humeur moins positiviste s’est mise à circuler dans le monde » (TV, 373). Recourir à Homère permet de redonner un peu de poésie à la grisaille de la vie moderne.
4Dans le récit « Foskolos », Savinio, qui a partagé avec Foscolo le privilège de naître et de grandir en Grèce, se définit comme un peu grec et très italien. S’il est vrai que « l’homme est le grand mythe de lui-même », comme l’a soutenu Bontempelli dans l’Avventura novecentista (AN, 185), l’auteur de Infanzia di Nivasio Dolcemare a pu spontanément mythifier sa propre enfance au pays qui fut le berceau de la mythologie classique.
Grand privilège que d’être né à l’ombre du Parthénon, ce squelette de marbre qui ne projette pas d’ombre. On reçoit en hérédité un générateur de lumière intérieure et une paire d’yeux tranformateurs. Tel est le privilège dont a bénéficié Nivasio Dolcemare.2
5Sa mythopoïesis est tissée de souvenirs personnels et de réminiscences de sa culture gréco-latine, l’existentiel et le littéraire se mêlant dans l’évocation du décor mythique de ses premières années « souvenirs de montagnes épiques et de vallées héroïques » « d’une immortalité terrestre » (ND, 12). Il nous offre un bel exemple d’alliance, voire de connivence, entre l’autobiographisme et l’intertextualité.
6Dans ce que les critiques considèrent comme ses meilleurs ouvrages, Savinio évoque certes le « temps fabuleux de [sa] vie », mais il ne s’agit pas du tout d’une reconstitution chronologique de ses jeunes années (« Cronos est un Dieu que les enfants ne connaissent pas du tout » (TI, 9). Ainsi se remémore-il son premier voyage en bateau et une ville du bord de mer où il séjourna durant sa convalescence à la suite d’une de ses maladies infantiles qui vous font délirer et vous métamorphosent. Il appelle ce paradis perdu « la cité disparue » car il n’a jamais retrouvé son nom sur une carte : utopie de l’uchronie de l’enfance. Il en conserve le souvenir d’une « ville vue en rêve » avec une femme merveilleuse, violoniste de cabaret, dont il ne voulait plus se séparer : « Cette admirable cité ne survit nulle part ailleurs que dans le cœur le plus jaloux de ma mémoire » (TI, 57).
7Ce temps mythique des commencements se confond d’autant plus avec un passé immémorial que son enfance fut grecque et marine. Ayant grandi à Iolchos, là d’où partirent les Argonautes pour conquérir la toison d’or, au bord du Pénée, et autres lieux mythiques où Achille fut élevé par le Centaure, il a été nourri de ces fabuleuses histoires après que « la dense, l’étincelante vie de l’enfance » a préparé son esprit à les recevoir :
Bien que j’ignorasse et la gloire du Roi de Thessalie et la Conquête de Jason et les forfaits de Médée, le souffle inextinguible du mythe animait mes premiers pas. Profondes étaient les nuits, les jours étaient denses d’aventures ; d’un Noël à l’autre s’écoulait une éternité. (TV, 487)
8La psyché enfantine dilate la durée, ce qui lui permet d’entrer de plain-pied dans le monde homérique des héros et des dieux ; c’est l’âge du mythe, si bien que la mythologie, avant d’être une rencontre littéraire, a été une expérience vécue.
9Ainsi, dans « La voce del drago », son premier voyage en bateau réitère-t-il l’aventure des Argonautes : le navire Andromède redevient cette « créature fabuleuse » qui avait – une première fois entre toutes – si fortement étonné Neptune que Dante en fît le paradigme de son ravissement au Paradis.3 Il crée un nouveau mythe d’origine (l’unicité et pourtant aussi l’universalité de nos extases enfantines), puisque la faculté d’émerveillement de l’enfant égale à la fois le ravissement du chrétien bienheureux et l’étonnement du dieu des profondeurs marines. Le mythe personnel de l’enfance prolonge naturellement les vieux mythes classiques et renouvelle à la fois le mythe païen de l’âge d’or et le mythe chrétien du paradis perdu, conjonction illustrée à peu près à la même époque par la rencontre culturelle entre le mythologue Kerenyi et le psychanalyste Jung.4
10Le premier récit « Alla città délia mia infanzia dico » est un hymne d’amour à sa ville natale, « la douce ville de [s]on enfance », dans un paysage de cités rupestres on ne peut « plus propice à l’esprit passionné et curieux des enfants ». Les temples, les colonnes, « les statues animées de sereine magie » ont conditionné sa forma mentis.5 La Grèce serait donc, par son antiquité, une terre adéquate au monde de l’enfance, un véritable chronotope du premier âge. Et sa ville natale, un lieu d’élection divin :
Les dieux la visitent souvent, ordinairement le matin. Mercure tombait du ciel, scintillant comme un scarabée dans sa cuirasse d’or, posait un pied ailé sur les maisons pour reprendre son élan, rebondissait vers le ciel. (CLV, 12)
11L’agile Mercure, médiateur entre 1’oikos et le cosmos, entre la terre et le ciel, est le dieu enfant remplissant les fonctions d’intermédiaire assumées par l’enfant dans le roman bourgeois moderne. Une enfance singulière est mise en consonance avec le matin du monde.
12La cité natale demeure le filigrane des découvertes ultérieures. Savinio a connu bien d’autres villes méditerranéennes, mais les fugitives impressions de ces ports sont inévitablement effacées par une image primordiale qui les domine toutes :
Et tandis qu’elles déclinent à l’horizon, ombres vaines d’un âge consumé pour toujours, chaque fois se superpose sur elles la douce ville de mon enfance. Alors il me souvient comment elle se laissait saisir tout entière par mes yeux d’enfant, posée comme un nid très blanc d’albatros dans la conque boisée de la vallée. (CLV, 11)
13Même les antiques cités grecques ne parviennent pas à s’imposer à l’esprit : derrière leurs terrasses de palmiers et de statues réapparaît toujours en arrière-fond la ville primordiale, à la fois alpha et oméga – « port d’incessants retours, golfe heureux de mes premières années, la ville de mon enfance » (CLV, 13) –, palimpseste archétypal des cités du monde. Comme l’a remarqué Bachelard, « l’enfance, dans sa valeur d’archétype est communicable. Une âme n’est jamais sourde aux valeurs d’enfance ».6
14Tragedia dell’infanzia, poème en prose qui tente de restituer la vision quelque peu surréelle du petit enfant non encore doué de raison, est suivi d’un « Commentaire de la Tragédie de l’enfance » écrit dans le même style imagé et quasiment surréaliste où l’auteur essaie de nous persuader de la justesse de sa poétique, héritière de la tradition du poeta ut puer. Il avait sans doute à l’esprit les réflexions de Baudelaire sur le génie qui ne serait que l’enfance retrouvée quand il affirme que « uniquement chez les artistes, c’est bien connu, la vie adulte est la continuation naturelle de l’enfance » (TI, 15 3). C’est lui qui souligne, car si rester enfant est le privilège du poète, encore faut-il que ce prolongement ne soit pas artificiellement recherché, comme cela se produit parfois chez Bontempelli.
15Le narrateur de Tragedia dell’infanzia nous introduit au surnaturel par les préoccupations gnostiques et métaphysiques de l’enfant qui veut connaître le pourquoi des choses. Arrive l’âge des pourquoi qui assaillent les parents ; ceux de Nivasio baptisèrent leur progéniture qui ne réussissait pas encore à prononcer les r « il signor peché » : les grandes personnes rient du « Monsieur pouquoi » mais ils ne savent pas répondre à ses grandes questions.
16Pour Savinio, la sensibilité du petit de l’homme, d’une extraordinaire richesse, se trouve mutilée lorsqu’il grandit, car l’éducation, telle qu’elle est organisée, brise sa spontanéité pour le soumettre aux règles mesquines d’une société sourde aux vraies valeurs et qui le contraint à s’intégrer dans un système qui ne permet pas à l’individu de s’épanouir. Il qualifie les grandes personnes de « réactionnaires » parce qu’elles tendent à mater l’esprit de découverte et d’innovation de l’enfance. Tragedia dell’infanzia évoque avec gravité cet âge durant lequel est tragiquement détruit, sauf chez les artistes, un potentiel de créativité.
17L’une des vertus de l’enfance est l’intensité des émotions qu’elle offre : « Souffrances et joies se traduisaient par des troubles violents mais brefs » (TI, 65), d’où un sentiment de plénitude de vie. De plus, la puissance d’imagination de l’enfant le fait vivre dans un monde autre, alors même que se poursuivent les activités domestiques insignifiantes des adultes. Ce dédoublement entre la prose quotidienne et la poésie de l’enfance est déjà perceptible dans le titre du récit « Un maus in casa Dolcemare ovvero i mostri marini » : le maus n’est qu’un banal jeu de cartes auquel s’adonnent parents et amis de la maison, mais ce mot mystérieux faisait aussi rêver Quarantotti Gambini enfant qui croyait qu’on désignait ainsi le chat. Il a suffi que le père de Nivasio (l’anagramme de Savinio, par le bouleversement des lettres, suggère justement le renversement de l’ordre des choses qui s’opère dans la psyché enfantine, alors que le père est baptisé Visanio) appelle « monstre marin » le domestique pour que, aux yeux du petit enfant, ce dernier devienne une figure inquiétante : l’épiant par le trou de la serrure, il le voit tremper sa tête dans un baquet et l’imagine déjà noyé. Le voyeur devient voyant et la tranquille soirée familiale se métamorphose en aventure fantastique, puisque l’enfant, que le serviteur emmène chez lui en cachette, se croira ravi et transporté au pays des monstres marins.
18L’enfance est fabuleuse au sens étymologique ; elle est réceptive à la fabulation. Les mots, à l’âge où l’on découvre le monde, ont une aura, un pouvoir de suggestion, que seule la poésie plus tard, tentera de restituer. Ainsi du théâtre « Lanarà », lieu initiatique du narrateur enfant : ce nom de trois syllabes était le « symbole sonore qui exprimait l’idée de “théâtre”, et non seulement de celui-ci mais de tous les théâtres qui brillent la nuit sur la face infinie du monde » (TI, 78). Les idiosyncrasies les plus riches de résonance sont de mystérieuses syllabes pour Savinio « resyllabé » en Nivasio.
19Ayant grandi, le garçon fut déçu d’apprendre que ce qui était pour lui l’archétype des lieux de plaisir – « Lanarà ! » – n’était que le nom du propriétaire de l’établissement : la connaissance rationnelle engendre le désenchantement.
Tandis que je foule en compagnie de la pieuse Mnémosyne les pas de ce que je fus, et qu’ayant rompu les amarres du présent je navigue sur les mers fabuleuses de l’enfance, un cruel petit génie se complaît parfois à rompre cette charitable illusion. (TI, 24)
20Maudit soit cet Adam qui cède à la tentation de l’arbre de la connaissance : le fruit d’or du jardin des Hespérides a pour le narrateur un goût de mort.
21Si le recueil de nouvelles Casa « la Vita » est inspiré, comme l’affirme l’auteur dans la préface, par l’obsédante pensée de la mort, on devine que le culte d’une enfance uchronique est un rempart face à la menace de l’anéantissement. Tragedia dell’infanzia commence par évoquer la lutte contre la mort, reviviscence de l’une de ces maladies infantiles qui nous laissent en mémoire des visions de cauchemar dues au délire de la fièvre, lorsque le garçonnet se débattait dans les bras de Therme, cette implacable divinité. Un oiselet tombé du nid, apparemment sans vie, et qui a finalement pu reprendre son vol, nous suggère, lors de la convalescence, que l’enfant est « rené » à une nouvelle vie à l’issue de cette terrible épreuve. Ce n’est qu’une fois guéri qu’il a connu la félicité, laquelle n’est jamais donnée mais conquise dans la sueur et les larmes. Une autre fois, l’enfant terrorisé par la voix d’un dragon devra apprendre à dominer sa peur. Mémorables angoisses.
22Savinio se désolidarise d’une conception attendrissante et paternaliste de l’enfance car les artistes n’ont rien à voir avec un certain hédonisme qui reposerait sur un culte de l’irresponsabilité présumée du premier âge :
Nous autres hommes à la mémoire pure, à la conscience immaculée, nous seuls pouvons comprendre combien est sotte et immorale cette invocation de l’homme vulgaire : « répéter l’enfance, saison insouciante de la vie... » (TI, 149)
23L’enfant trahi par les grandes personnes se rebelle. Dans « Offesa », Giovannino se réveille en pleine nuit pour constater que ses parents perfides l’ont abandonné pour aller au théâtre, alors que son père lui avait promis de l’emmener au cirque ; il met le feu à la maison...
24L’enfance vécue, loin d’être un objet de désir et de nostalgie, n’est pas invoquée mais répudiée : « Chaque souvenir, et ne serait-ce que l’ombre d’une réminiscence de ce que fut l’enfance, est l’impitoyable et cruelle confirmation que la vie, c’est la loi, est une défaite ». Dès le début de son existence, l’enfant doit engager un dur combat contre les adultes, combat qui se terminera inexorablement par sa soumission : cela, il faut l’oublier. Savinio dénonce les trompeuses poétiques de la mémoire qui tentent d’embellir ce temps honteux de la déroute. Même la mère qui entoure sa progéniture de ses soins anesthésie les besoins profonds de l’enfant, victime de l’enchantement qu’elle exerce sur lui. Les artistes sont au contraire ceux qui ont réussi à échapper à la « castration » en préservant la virilité de l’enfance. On est proche de la formule de Baudelaire pour qui le génie, c’est l’enfance douée d’organes virils, et évidemment aux antipodes d’une poétique pascolienne ou crépusculaire illustrée par Il romanzo della mamma de Marino Moretti. Être fidèle à l’enfance, c’est tout autre chose que se souvenir des capitulations quotidiennes ; c’est lutter pour rester fidèle à soi-même en préservant sa force créatrice.
25Or la société ne l’admet pas. Les hommes vulgaires ont l’esprit trop étroit pour tolérer une survie de l’enfance, si ce n’est en concédant à ces fous que sont les artistes une place marginale qui semble être la soupape de sûreté du système. « Pour qu’ils restent sages, on dit que les artistes sont de grands enfants » (TI, 153) et l’on se réserve le droit, lorsque leurs caprices sont jugés trop gênants, de les remettre dans le droit chemin.
26Le poeta ut puer défend un ethos : tel les premiers chrétiens, il doit témoigner du temps des persécutions dans le secret des initiés. Tragedia dell’infanszia se présente comme un poème assez hermétique, une étrange aventure de l’esprit :
Cette patiente et fatale transcription de souvenirs et d’images n’est pas en effet autre chose qu’un monologue jaloux. La lettre apparaît mais comme dans les Saintes Écritures l’esprit demeure indéchiffrable. – Pour quoi donc écrivez-vous ? – Pour que nous méritions le Paradis. (TI, 9 5)
27L’œuvre, secret évangile, vise la rédemption de l’écrivain lui-même : loin d’être un délire onirique gratuit, elle répond à une exigence intérieure. Dans les ultima verba du « Commentaire » le narrateur explicite sous forme de récit mythique que le paradis perdu est celui de l’enfance. « Je te restituerai les jardins, la dense forêt de ton enfance » dit une voix ; ce n’est pas le bleu paradis maternel ou familial, mais le vert paradis d’une enfance libre et indomptée que le narrateur retrouve jalousement, en écartant le commun des mortels :
A entendre parler de forêts retrouvées, d’obscurs souvenirs se réveillaient dans les cerveaux opaques des hommes. Nombreux furent ceux qui s’approchèrent des grilles7 et demandèrent à entrer dans la forêt... Une voix fit remarquer que seuls les poètes avaient le droit d’entrer. Quelqu’un émit l’hypothèse que forêt de l’enfance et paradis perdu, c’était la même chose. La voix répondit : « oui ». CTI, M4)
28Après avoir éveille un remords tardif chez ces misérables adultes qui avaient trahi l’enfance, l’initié leur referme la porte au nez.
29Tragedia dell’infanzia est comme un rêve éveillé nourri de réminiscences de la prime enfance de l’auteur, mais aussi de toute la mémoire du monde dans la mesure où l’omericità de l’enfance individuelle se conjugue avec les mythes grecs et latins. Le narrateur nous entraîne au fond des mers, au royaume de Neptune et de l’enfance perdue, dans une ville blanche engloutie, et ce qu’il veut retrouver, ce n’est pas l’univers familial bourgeois : « Dans cette ville-là je n’ai pas de parents, pas d’amis, pas de souvenirs. Je regarde la ville et je ne la désire pas. Et toi aussi, ô ma vie, je te regarde et je ne te désire pas » (TI, 129). L’enfant divin décrit par Jung et Kerenyi n’est le fils de personne. Le narrateur reste sourd à l’appel maternel qui voudrait le réduire à l’état de progéniture chérie, ce qui signifierait castration et aliénation : « Fais en sorte ô ma vie que je ne me souvienne plus de toi ! L’image de maman revient. Lointaine et perdue pour toujours. Elle m’appelle sans voix, au-delà d’une vitre » (TI, 130). La tentation de la régression au sein maternel existe ; il faut la surmonter.
30Savinio n’ignore pas du tout ce que peut avoir de délétère l’attachement à l’enfance puisqu’il représente souvent avec un humour caricatural, mais non sans une tendresse complice, ce que peut avoir de névrotique la fixation au père (« Il signor Münster ») ou à la mère (« Mia madre non mi capisce » et « Poltromamma »), Le signor Münster, qui avait treize ans quand mourut son père, éprouve moins d’affection pour sa femme et sa fille que pour les meubles de la maison paternelle, objets d’un culte immuable au point que « rien ne révèle que depuis son enfance trente-neuf années se sont écoulées et que son besoin métaphysique d’immortalité en tire du réconfort » (CLV, 242). Pour lui, la vie s’est arrêtée à la sortie de l’enfance et à la disparition du géniteur ; chaque jour, inlassablement, le signor Münster « joue aux meubles » en (re)voyant dans les fauteuils qui s’animent les parents de jadis.
L’adulte doit changer continuellement de jeux pour se divertir, alors que l’enfant, favorisé par une imagination plus généreuse, prend plaisir à répéter toujours le même jeu. Quelle meilleure preuve que, malgré ses quarante-neuf ans bien sonnés, il signor Münster a conservé une âme d’enfant ? (CLV, 243)
31Jusqu’au jour fatidique où il sentira en lui-même et reconnaîtra cette odeur de mort qui l’avait assailli autrefois dans la chambre funéraire de son père. Ce mort-vivant se laissera alors mourir dans la sérénité, conscient qu’il est désormais, comme l’explique une postilla, que nous croyons découvrir l’avenir alors que nous ne faisons que « fabriquer du passé ». Ainsi Savinio met-il en scène avec un humour corrosif ce pathéthique désir d’éternité qui nous fait trépasser à reculons.
32Dans « Mia madré non mi capisce », Nivasio Dolcemare est désormais un cinquantenaire marié et père de famille, homme-enfant qui vit dans un état de grâce, accueilli qu’il est par « la rumeur de la machine à moudre la félicité ». Il se conduit encore comme il se comportait enfant dans le récit « Un maus in casa Dolcemare » : tandis qu’il répond distraitement à ses invités, indifférent à la vie mondaine, il poursuit sa rêverie intérieure « selon l’ineffable mise en scène de sa vie colorée et heureuse » (CLV, 165). Jusqu’à ce fatidique 31 décembre (date qui marque un rite de passage) où il entend une plainte dans une pièce inhabitée ; il reconnaît alors, en pénétrant dans la chambre-musée où le temps s’est arrêté, les jouets de son enfance et les cris de souffrance de sa mère à l’agonie. Il comprend ainsi que la mort est une nouvelle naissance, un passage encore plus douloureux que le traumatisme primordial. L’enfance nous marque donc non seulement comme âge des grands commencements, mais, à travers le lien viscéral à notre mère, comme destinée de mort.
33Michel David a bien montré comment Savinio, d’abord initié à la psychologie des profondeurs par Schopenhauer, Ibsen ou Weininger, était prédisposé à recevoir les révélations de la psychanalyse.8 L’écrivain était fort conscient de sa relation tourmentée à l’imago maternelle. Dans « Poltromamma », encore un rêve éveillé, Luigino non seulement supporte les coups de ses camarades de classe, mais, loin d’être consolé à la maison, il endure les récriminations d’une mère toujours prompte à le châtier. C’en est trop : il la frappe, s’enferme dans sa chambre, envisage le suicide, puis une fugue et se voit déjà grand et riche, de retour au foyer, annonçant à ses parents ingrats : « Voilà ce que je suis devenu ! », alors que, s’arrachant à sa rêverie, l’homme, éternel enfant, se découvre à genoux en train de demander pardon devant un fauteuil vide... Nous avons fait un saut dans le temps : la mère est morte et il ne reste plus qu’un vieillard qui pleure devant un vétuste fauteuil. Nous relevons ainsi l’obsession d’une enfance humiliée, d’une mère castratrice à la fois maudite et trop aimée, et son cortège de rêves compensatoires. L’enfance est interpellée lorque l’adulte est confronté à l’inéluctabilité de la mort qui frappe son premier grand coup en emportant celle qui nous a donné une vie que son fils croyait éternelle.
34De même le protagoniste du récit « Storta la vita sana ? », transporté inopinément à l’hôpital, découvre-t-il que l’homme terrassé par la maladie est réduit à l’état de puer : un mourant ressemble à un nouveau-né et la boucle est refermée. Chez Savinio, l’enfance inaliénable a partie liée avec la mort souvent perçue comme délivrance, terme d’accouchement. Car le mythe d’Eonio, dans Tutta la vita, nous signifie clairement la folie du rêve d’une éternelle jeunesse : le bel Eonio, qui a grandi normalement jusqu’à l’âge de vingt ans, ayant atteint ce seuil, ne vieillit plus, ô miracle, pendant plus d’un siècle. Las, ce quasi-dieu qui a vu mourir non seulement ses parents mais tous ses amis se retrouve terriblement seul et malheureux... Il rêve alors de sa propre enfance et se retrouve instantanément à l’état de squelette. Cette fable, ou, comme disait Seroni à propos de Bontempelli9, « ce mythe comme reconstruction définitive du rêve de type classique », exprime à la fois l’impossibilité d’insérer l’âge d’or dans le cours temporel et la vanité de tout désir de régression.
35Dans « Anima », « pédiatres, psychiatres, biologistes, psychanalystes » se penchent en vain sur le cas de Nìvulo qui demeure inexorablement muet à l’âge où les autres bambins commencent à parler ; le narrateur suggère que l’âme du frère mort de Nìvulo est venue habiter ce corps devenu muet parce que vidé de son âme. On voit que cette histoire de transmigration d’âme (le puer angelicus qui a partie liée avec la mort) est proche du dédoublement Mario/Ramiro dans Il figlio di due madri de Bontempelli. Les nécrologues parlent de vampirisme, les superstitieux d’ange gardien. Savinio n’est pas un adepte de la parapsychologie, mais, comme Bontempelli, il invente un mythe moderne pour exprimer le mystère non résolu de la naissance, de la vie et de la mort.
36De Freud, Savinio a retenu que les causes de nos actions sont à rechercher dans le sous-sol et ces lieux sales qui attirent justement les enfants tentés par le mal, mais il reproche à la psychanalyse de ne pas suffisamment prendre en compte les effets qu’il a choisi d’illustrer humoristiquement avec un grain de fantaisie surréaliste dans le récit « Attila » : Attila (funeste idée de l’avoir ainsi baptisé), docteur Jekyll (écrit Jeckyl dans le texte) en culottes courtes, est à la fois ange et démon, sage garçonnet parfois emporté par des pulsions destructrices : nouveau-né, il pourfend le crâne paternel à la surprise de l’horloge dont le balancier reste en suspens ; écolier de treize ans, il plante son compas dans les fesses du professeur Morroide...10 C’est dire que Savinio ne croit pas à l’innocence enfantine, mais refuse de prendre trop au sérieux les fixations et les névroses. Car la tragédie essentielle, c’est celle de toutes les enfances châtrées : alors tant mieux si un méchant garnement se venge des pères et des maîtres et si le narrateur ironique joue de bons tours avec les mots (hémorroïdes !).
37Ce que représente Nivasio Dolcemare, ce n’est pas la mémoire du passé enfantin de l’auteur, c’est l’enfance éternelle symbolisée par les dauphins qui accompagnent le nouvel argonaute de Tragedia dell’infanzia : « Les dauphins fusent sur la mer transparente, / Immortels enfants » (TI, 140). Le garçonnet allié au dauphin symbolise dans la mythologie l’enfance prénatale et, selon la formule de Kerenyi, une certaine manière d’être déjà et de ne pas être encore qui donne à ce statut une condition d’éternité. En replongeant au fond de la mer primordiale, dans une vie mieux qu’intra-utérine, antérieure, le narrateur enfant ne se perd pas dans le non-être, mais simultanément initial et final, il échappe à la temporalité et se confond avec l’océan de l’être. Ce puer aetemus qui effectue à l’envers le voyage de la vie est à la fois fragile et souverain, inquiet de cette mère qui appelle sans être audible, mais accueilli par une déesse. Savinio a bien saisi intuitivement l’ambivalence de cet archétype analysé par Jung et Kerenyi :
L’enfant est l’abandonné, le délaissé et en même temps le divinement puissant ; il est le début insignifiant, douteux, et la fin triomphante. L’« éternel enfant » dans l’homme est une expérience indescriptible ; un état d’inadaptation, un défaut et une prérogative divine ; en dernier lieu un impondérable qui fait la valeur ou la non-valeur d’une personnalité.11
38Il fallait le génie poétique de Savinio pour mettre en scène cet archétype.
Notes de bas de page
1 Cité par Yves Tadié, Le Récit poétique, Paris, PUF, 1978, p. 151.
2 Savinio cité par Alberto Cavaglion, « I Russi sono il popolo meno greco che esista », Nove Carte, anno II, septembre 1983, p. 6.
3 « Un punto solo m’è maggior letargo / che venticinque secoü all’mpresa / che fè Nettuno ammirar l’ombra d’Argo », Paradiso XXXIII, 94-96. « Mais un instant, pour moi, est cause d’un oubli / Plus profond que vingt-cinq siècles, pour l’entreprise / Qui à Neptune fit craindre l’ombre d’Argo » (traduction de Longnon).
4 Carl Kerenyi et Carl Gustav Jung, Introduction à l’essence de la mythologie. L’enfant divin, la jeune fille divine, Paris, Payot, 1953, 221 pages.
5 Il dit « a formé ma raison » alors qu’on attendrait plutôt « imagination ».
6 Gaston Bachelard, La Poétique du rêve, Paris, PUF, 1968, p. 109.
7 On songe à la pancarte « no trespassing » qui barre le passage à la grille de la villa du Citizen Kane – dans le film d’Orson Welles – et préserve à jamais le secret de Rosebud, cette forêt de l’enfance à laquelle fut arraché le protagoniste pour faire carrière.
8 Michel David, La psicoanalisi nella cultura italiana, Turin, Boringhieri, 1966, p. 356-358.
9 Adriano Seroni, Ragioni critiche, Florence, Vallecchi, 1944, p. 183.
10 Voir Gilbert Bosetti, « Un thème nouveau du roman : l’enfance satanique », dans Novecento. Le renouveau de la culture italienne, Grenoble, ELLUG, 1984, p. 184.
11 Carl Kerenyi et Carl Gustav Jung, L’Enfant divin, p. 90.
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L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
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1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
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2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
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2002
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