8. Emerveillement de l’enfant et étonnement poétique dans le « réalisme magique » de Bontempelli
p. 169-189
Texte intégral
1Massimo Bontempelli a contribué dans les années vingt à réhabiliter le roman aussi bien par ses réflexions théoriques que par ses œuvres narratives. En 1931, répondant à une enquête sur la nature de la poésie, il entendait lever définitivement l’hypothèque de Croce qui avait condamné le roman comme genre non poétique ; loin de s’inquiéter de la nouvelle tendance à privilégier la narrativa plutôt que la lirica, inquiétude exprimée par les enquêteurs de la Gazzetta del popolo, il les accusait de vouloir faire redevenir crociens ceux qui avaient dépassé ces préjugés, parce que, selon lui, les poésies n’étaient trop souvent qu’épanchement décadent. Encore proche du futurisme de Soffici et plaidant pour la modernité dans sa revue européenne Novecento. Cahiers d’Italie et d’Europe, il entendait convaincre ceux qui croyaient à tort que « l’âge de la vitesse et du vol, de la machine et du dynamisme » était contraire à la poésie1 : « 522 » racconto di una giornata raconte l’aventure d’une automobile, la 522 construite par Fiat.2 Le roman peut être poétique lorsque l’auteur parvient à exprimer le mystère qui lui est propre ; cela ne dépend pas du sujet traité, mais de la manière de voir les choses en mage, avec une sensibilité proche de la capacité d’émerveillement des enfants.
2Ce refus d’admettre que certaines situations seraient non poétiques, alors que tout dépend de la vision intérieure, est illustré de manière provocante par le récit « La bella addormentata », réécriture satirique de la fable de « La Belle au bois dormant ». « Comme les gens sont inexperts dans l’art de situer la divine faculté de la maraviglia ! La Belle Endormie ronflait » dans un café enfumé et mal famé (AF, 99). Persuadé qu’« elle ne se réveillerait pas d’ici des siècles », le narrateur la soulève dans ses bras et la fait danser, accompagné par les « cris d’étonnement et de joie » de l’assistance. Cette parabole signifie clairement que le merveilleux peut surgir dans n’importe quelle circonstance et qu’il est grand temps de faire bénéficier le public de l’état de grâce du magicien plein de fantaisie et doué de la faculté de ravissement.
3Bontempelli condamne le roman psychologique et le roman de mœurs trop limités à un naturalisme dépassé et il ne se rallie pas au roman-essai car la fonction de l’art n’est pas de résoudre les problèmes sociaux et philosophiques, mais de transfigurer la réalité quotidienne dans la vérité poétique d’une fable : « Évidemment, cela n’a rien à voir avec le fabuleux des fées et des mille et une nuits » (AN, 10). Le novecentismo refuse à la fois le réalisme plat et « la fantaisie pour la fantaisie » qui verse dans la gratuité ; il « vit du sens magique découvert dans la vie quotidienne » (AN, 22). « Voir l’existence comme une grande aventure, pleine de surprises, de risque, de mystère », tel est le fondement du réalisme magique bontempellien : « Plutôt que de fable, nous avons soif d’aventure. La vie quotidienne et normale ; nous voulons la voir comme un miracle d’aventures » (AN, 22). Si l’on applique de tels préceptes à la littérature pour l’enfance, son idéal devrait être, à mi-distance des fables trop traditionnelles de Capuana et des aventures trop exotiques de Salgari, le Pinocchio de Collodi. Bontempelli était impressionné par la force lyrique qui se dégageait des romans « de nature mythologique » de Kipling (AN, 105). L’audacieuse inventivité de Carroll l’a directement inspiré.
4Dans « La scacchiera davanti allo specchio », récit de 1921, un enfant de huit ans, puni dans une pièce obscure avec interdiction de toucher à l’échiquier placé devant une glace, répond à l’invitation du Roi blanc de passer de l’autre côté du miroir pour y retrouver les images ou, mieux, les doubles des personnes qui s’y sont regardées. Comme l’a relevé Baldacci3, l’idée remonte à Through the Looking-Glass. Ajoutons que dans Alice’s Adventures in Wonderland, la fillette fréquente le Roi de cœur et d’autres cartes. Le récit est de 1921 : Lewis Carroll a été le premier modèle de synthèse entre le sens du merveilleux et un humour qui naît précocement chez les enfants quand ils s’aperçoivent de l’écart entre ce que les grandes personnes disent et ce qu’elles font.
5Le merveilleux, c’est que, de l’autre côté du miroir, les personnes conservent à jamais l’âge qu’elles avaient lorsque le miroir a saisi leur image : le garçonnet a ainsi la joie de faire la connaissance de sa grand-mère jeune. On notera que c’est l’époque de la diffusion de la photographie, puis des débuts du cinéma ; or un mythe moderne doit précisément être, selon le programme de Novecento, la traduction poétique des nouvelles merveilles technologiques. Si Bontempelli partage avec les crépusculaires le désir d’une éternelle jeunesse, au heu de pleurer le passé, il invente un univers où le temps est miraculeusement aboli, et très naturellement, sans pacte faustien, parce que la mentalité enfantine ignore encore l’irréversible. L’aventure s’achève lorsque les parents ouvrent la porte et réveillent l’enfant...
6Pour remédier « à la déplorable orgie de vérisme documentaire » dont a été victime le roman et pour le réconcilier avec la poésie, le fondateur de Novecento propose de revenir aux sources des récits homériques et des « romances » pour retrouver ce qu’il appelle le primitivisme de l’Antiquité et du Moyen Age car lors de chaque époque en ses commencements « poèmes lyriques et récits sont une seule et même chose, la poésie coïncide avec l’invention de la fable ». Bontempelli reconnaît toutefois que le primitivisme des modernes ne peut être que conscient : « Adam n’a pas de passé. Nous ne pouvons redevenir comme Adam. Nous sommes des primitifs avec un passé » (AN, 75).
7Comment le romancier contemporain peut-il être primitif, malgré cet héritage culturel qu’il ne peut feindre d’ignorer ? « L’art doit savoir retrouver la seule faculté qui lui permette d’être véritablement créateur, et qui est une faculté primévale4 : à savoir lo stupore » (AN, 75). Il faut qu’il parvienne à faire abstraction de tout ce qu’il y a d’artificiel dans la civilisation industrielle et qu’il se souvienne de notre origine divine. Il lui suffit de percevoir
la vie des hommes comme nous voyons la vie de la nature : un constant miracle. Voici ce qu’est lo stupore. Lo stupore, c’est le sens du mystère. Et où le sens du mystère fait défaut, il n’y a pas de poésie. (AN, 352)
8La « Storia di un’eco », récit présenté comme souvenir d’enfance, ce qui est exceptionnel chez Bontempelli, raconte l’émerveillement du narrateur enfant au sommet d’une montagne où il a été bouleversé par le phénomène de l’écho : il est remonté secrètement là-haut « le visage tourné vers le ciel pour lui demander de retenter l’expérience merveilleuse » et inoubliable parce qu’elle a fondé le rapport du moi au monde :
Le Mystère se dévoilait à moi, j’étais seul face à un mystère qui était grand comme toute la création. [...] Je me sentais en communion avec la terre et avec l’air. [...] J’eus par cette voie la première notion, spontanée, de l’invisibilité, de l’ubiquité de Dieu. (MI, 308-310)
9Ce que désormais la science explique et démystifie peut encore, la première fois, remplir d’extase l’enfant comme l’insaisissable ubiquité de cette voix devait étonner l’homme primitif. De Leopardi et de Pascoli, Bontempelli a retenu que l’enfance est l’âge métaphysique de l’homme. L’écho qui répond au cri de l’enfant désarmé au sommet de la montagne est « une divine condescendance » : il rassure la créature qui se sent désormais « au centre de toutes les choses ». Ce souvenir d’enfance est promu comme une nouvelle version du mythe de la nymphe Écho.
10Quand Bontempelli soutient que les yeux vierges et frais des enfants sont garants d’une vision artistique qui ne doit pas susbtituer « l’abstraction à l’image », ni « le phénomène intelligence au phénomène intuition », le vocabulaire même de cette position plus anti-intellectualiste qu’irrationaliste nous suggère une influence de Bergson.5 En juin 1927, dans sa revue Novecento, il compare la peinture des primitifs à la maraviglia de « l’enfant découvrant que les arbres font des fleurs, que ses pieds le portent d’un lieu à un autre comme il le veut, qu’en dormant on rêve, que l’aube efface les étoiles ». Il invite ses contemporains à redécouvrir ce qu’ont de miraculeux la nature, la créature humaine, le cosmos à une époque où la complexité de l’organisation sociétale pourrait nous faire perdre de vue ces valeurs simples (c’est l’aviateur Saint-Exupéry maîtrisant l’objet technologique le plus sophistiqué qui rencontre le Petit Prince) :
Le nouveau siècle demande à ses poètes une seule qualité : être candides, savoir s’émerveiller, sentir que l’univers et la vie entière sont un continuel et inépuisable miracle. (AN, 352)
11L’émerveillement enfantin est toutefois une condition nécessaire mais non suffisante. Bontempelli approfondit en la renouvelant la distinction de Soffici entre la maraviglia ou effet de surprise du poète baroque et lo stupore du poeta ut puer : à la maraviglia, « l’émerveillement naturaliste et soumis » des peintres primitifs et des enfants, il préfère lo stupore de Masaccio « actif et dominateur » qui à son avis constitue un progrès artistique. Comment ne pas penser ici à la formule de Baudelaire : le génie n’est que l’enfance retrouvée... douée d’organes virils.
12La distinction maraviglia/ stupore est redoublée par une autre dans un article de Novecento d’avril 1928. Si « le fond de l’art n’est rien d’autre qu’enchantement », voire « le seul enchantement accordé à l’homme », c’est d’une forme supérieure de ravissement qu’il s’agit et non de magie mystificatrice : « La magie au sens restreint n’est que de l’art à l’état grossier ». On ne doit pas confondre les prodiges artificiels ou effets de sorcellerie de la magie noire héritée notamment du roman gothique avec des miracles enchanteurs naturels. Cet enchantement du stupore actif qui ne se réduit pas à la magie d’un émerveillement passif s’inscrit tout à fait dans le prolongement de la distinction opérée par Coleridge entre imagination et fancy. Dans sa Biographia literaria (parue en 1817 mais rééditée en 1907), le poète anglais, commentant les poésies de Wordsworth et la mythification de l’enfance dans le romantisme anglais, a célébré « the imaginative child » comme source de poésie, tout en précisant que l’on ne doit pas confondre cette imagination créatrice (imagination) avec les caprices de la fantaisie passive (fancy), à savoir le goût de l’étrange et du bizarre. Même si Coleridge n’est jamais cité dans L’avventura novecentista, la poétique de Bontempelli est l’héritière de ce romantisme néo-platonicien.6
13La vision magique de l’enfant qui découvre le monde n’est donc pas suffisante. La poésie des primitifs était créatrice de mythes ; le romancier moderne se doit d’inventer des histoires d’une grande efficacité symbolique ; « l’ère poétique dépasse l’ère magique » par la force créatrice de l’artiste qui parvient à « peupler le monde de créatures imaginaires grâce auxquelles les expériences quotidiennes se sont totalement transformées en trouvant leur solution ».7 Il doit inventer des mythes modernes.
14Il est toutefois permis de nourrir quelques doutes sur l’authenticité de l’inspiration de l’artiste créateur qui prétend retrouver le sens du mystère quand on lit ces conseils tactiques de Bontempelli :
Quand on propose des interprétations magiques de choses communes, il faut le faire d’un air qui laisse continuellement planer le doute, sans qu’on puisse savoir si l’auteur présente ces interprétations en y croyant pleinement et comme authentiques stricto sensu ou bien comme des symboles d’une interprétation non pas certes magique, mais purement spirituelle. (AN, 29)
15C’est toute la différence entre un mythe tenu pour vrai par son récitant et un mythe ayant valeur métaphorique de fable. Dans son roman Il figlio di due madri, histoire d’une mystérieuse réincarnation d’un enfant mort, le narrateur ne prend pas parti entre les deux mères qui se disputent celui qu’elles affirment être leur fils ; il adopte une position semblable à celle de Laudisi dans Così è se vi pare (A chacun sa vérité). La scène finale du tribunal rappelle la fin de la comédie de Pirandello (on sait que les deux écrivains et amis se sont influencés réciproquement) :
Tout le monde était plongé dans un émerveillement général face à cet enfant qui en pleurant ressemblait à l’une des mères et quand il riait ressemblait à l’autre, d’une ressemblance parfaite dépassant tout ce qu’on pouvait imaginer. (DS, 148)
16Faut-il voir dans cette conclusion l’humour d’une fable sur le refus d’accepter la mort de sa progéniture ou un mythe plus profond sur la croyance en la résurrection du Fils ? Bontempelli souhaitait que le lecteur ne puisse trancher et soit au moins ébranlé dans son incrédulité et bouleversé dans son for intérieur.
17Accusé d’abuser de l’effet de surprise, Bontempelli se défendit dans un article de 1935 en soutenant qu’il avait été mal compris : être étonné comme l’enfant qui découvre comment d’un bourgeon éclôt une fleur, ce n’est pas être stupéfié par le tour de passe-passe d’un prestigitateur. Cette ingénuité naturelle qu’il revendique me paraît mieux illustrée par les Histoires naturelles que Jules Renard a publiées dans les années trente que par ses romans. Il reste que Bontempelli était sincère quand il définissait lo stupore comme un sentiment philosophique car ses modèles déclarés étaient non la surprise des maniéristes ou du Chevalier Marin, mais le Platon du Théétète et le Leopardi du Zibaldone (AN, 352). Même si sa poétique novecentista est à l’opposé du crépuscularisme, on remarquera que Platon et Leopardi sont également les deux modèles auxquels Pascoli, qu’il passe sous silence, s’est référé dans sa théorie du fanciullino.
18Il a rendu hommage à Leopardi en 1937, à l’occasion du centenaire de la mort de ce grand poète, en explicitant sa propre poétique de l’enfance et en l’appliquant, dans un essai contigu, aux récits et aux pièces de Pirandello.8 Dans « Leopardi e l’uomo solo », il valorise les âges extrêmes, à la vertu contemplative (une idée empruntée au fanciullino plus qu’au Zibaldone), au détriment de l’âge viril qui ne sert qu’à l’action et à la reproduction : c’est une erreur de voir dans l’enfant un homme inachevé et dans le vieillard un homme déchu, alors que l’enfance est source de poésie et que la vieillesse est l’âge de la philosophie ; c’est au contraire la virilité qui est bâtarde, car elle est « parcourue par des survivances des aptitudes enfantines et par des pressentiments des voyances séniles. Un homme peut rester toute sa vie surtout enfant, comme Leopardi » (PLA, 59). Dans son hommage au poète de Recanati, Bontempelli insiste plus sur les vertus de l’enfant que sur celles du senex.
19Ce n’est pas seulement l’artiste qui doit être ut puer ; mais le lecteur, s’il veut vraiment apprécier une œuvre d’art :
Le caractère de l’enfant et sa fonction spécifique résident dans sa capacité imaginative, c’est-à-dire poétique (vérité archiconnue) : les facultés fondamentales grâce auxquelles un adulte saisit intuitivement une œuvre d’art sont des facultés enfantines ; il ne peut les utiliser que dans la mesure où il les a héritées de sa propre enfance. (PLA, 57)
20Il ne s’agit donc pas de récupérer une vague disposition commune au premier âge, mais de puiser, à condition de l’avoir préservé, dans le capital de sa propre enfance ; l’artiste et l’amateur d’art ne sont tels que dans la mesure où ils ont accumulé durant l’enfance un riche vivier d’émotions.
21Comment récupérer ce trésor enfoui ? Dans son essai, Bontempelli rattache le mythe léopardien du paradis perdu à la théorie platonicienne de la réminiscence. Le poète de Recanati est « un ange tombé du ciel » qui ne cantonne pas la poésie dans les Limbes de l’innocence comme c’est le cas pour Pascoli, mais vibre face à la création et se souvient alors de sa patrie céleste : « réminiscences du ciel perdu ; souvenirs labiles, effort pour les saisir et les accomplir afin qu’ils nous servent de guide sur la voie du retour » (PLA, 45). La récupération d’un état d’enfance mythique est un retour aux origines de notre nature divine ; l’attachement au chronotope de Recanati (« sempre caro mi fu quest’ermo colle... ») et l’amour pour le genre humain « sont un même et unique amour, s’il est vrai que pour lui la vie n’est que jeunesse et la jeunesse que nature, et la seule nature où il sait retrouver les fulgurances et les tremblements de l’Éden perdu, c’était le natio borgo » (PLA, 93). Bontempelli décline ici une série d’équations vie = jeunesse = nature = paradis perdu = pays natal qui dessinent la constellation archétypale du mythe littéraire de l’enfance.
22En effet, dans la Storia delgenere umano, la nostalgie de l’Éden se traduit par une récupération de l’enfance : les hommes désenchantés par la connaissance sont désireux de retrouver la bienheureuse ignorance des enfants et de persévérer dans cette condition. Dans son commentaire, Bontempelli marque ici son désaccord avec Leopardi qui a eu le tort de croire au mythe du bon sauvage cher à Rousseau comme si la conscience était seule à l’origine du mal : « Il confond ainsi l’élémentaire et le primitif, et dans le sillage de Rousseau il croit à la candeur des hommes à l’état sauvage » (PLA, 66). La jeunesse ou enfance prolongée n’est pas « détermination d’un temps », mais une lente conquête. L’homme, « ange tombé du ciel », est terriblement seul sur la terre ; pour ressaisir le sens sacré de sa présence ici-bas, il doit renouer avec les sources divines de sa création, ce que l’on peut appeler son « elementarità ». La candeur vantée par Bontempelli, pré-adamique, se remémore notre origine angélique ; elle n’a rien à voir avec l’ingénuité inexperte du primitif. Comme il l’avait écrit dix ans plus tôt : les artistes modernes sont des primitifs avec un passé.
23Dans cette mise en œuvre d’un retour à notre condition originelle, deux solutions fantasmatiques nous sont offertes : l’assomption céleste et la dissolution dans l’eau primordiale. Dans « L’idillio finito bene »9, une fillette est mystérieusement enlevée dans le ciel d’une nuit étoilée : c’est la version chrétienne d’une assomption mariale dans la patrie céleste. Dans « L’acqua » (AF), l’ophélisation du corps de la fillette dans l’eau de la cascade où, sans qu’elle s’en souvienne, elle était née quinze années auparavant et où sa mère était morte en couches, est une version qui nous paraît plus païenne, mais toujours romantique du retour aux origines élémentaires de la vie ; Madina retrouve ainsi la pureté du premier âge : « elle se déshabilla complètement, elle resta nue comme l’eau » et son visage se dissout en ondes fraîches de bonheur. C’est le mythème de l’enfant trouvé qui, pour sauvegarder son innocence, régresse dans le sein de la mère-nature et en l’occurrence dans une eau qui, de la première à la dernière page, est ambivalente, porteuse de vie et de mort, la métamorphose signifiant leur indissociabilité. Dans les deux récits, la disparition miraculeuse d’une jeune vierge (qui ne laisse aucun corps) est une euphémisation de la mort et un refus de la corruption et de l’irréversible.
24Alors que « L’idillio finito bene » est d’une tonalité mystique et crépusculaire, « L’acqua » exprime pleinement, mais dans une version féminine, le mythe romantique de l’enfance tel qu’il est esquissé dans The Prelude de Wordsworth, avec le « growing Boy » « so exquisitely wild » qui s’épanouit en pleine nature, ou dans The Daemon of the World de Shelley avec le « happy orphan child » « through the forests wild ». Dans un tableau d’une idyllique simplicité, nous voyons d’abord Madina, recueillie par des bûcherons, grandir dans les bois, libre et sauvageonne, comme un petit animal. Puis, lorsque ses tuteurs mettent fin à cette enfance prolongée et heureuse en l’envoyant servir en ville à l’âge de quinze ans, le narrateur épouse le désenchantement progressif de son regard sur la société : elle ne s’intégrera absolument pas au monde adulte et moderne ; même un artiste prévenant comme le peintre qui l’a intriguée ne peut la satisfaire. Elle revient irrésistiblement dans le bois où elle est née pour y retrouver « les sentiers de l’enfance » et le chêne où elle grimpait petite (AF, 280). En s’abandonnant dans les eaux prénatales, elle exprime à sa manière le refus de grandir et de rompre avec sa condition d’enfant sauvage, la peur de la sexualité (elle a fui son courtisan), le rejet de la société bourgeoise et urbaine qui l’a laissée désemparée. L’art de Bontempelli tient à l’efficacité symbolique de cette mise en scène littérale d’un retour à la source afin d’exprimer dans le second après-guerre la quête de pureté associée à la persistante nostalgie des vertes années aussi bien que de l’état de nature. C’est un bon exemple de primitivisme conscient.
25Si la mémoire joue un rôle dans cette poétique, c’est sous forme de réminiscences qui renvoient à une vie antérieure et à une expérience mystique et métaphysique. Dans Vita, morte e miracoli, recueil de récits écrits entre 1923 et 1929 où Bontempelli a quasiment parodié la mode de certaines biographies épico-humoristiques, l’auteur, tout en déclarant son aversion pour « ce terme grincheux d’autobiographie », explique que l’idée de raconter les faits principaux de sa vie lui est venue parce qu’il s’est rendu compte que chacune de ses œuvres de fiction lui rappelait post scriptum un moment de son passé récent ou lointain ; il a donc décidé de compléter cet autobiographisme involontaire par une autobiographie où l’invention ne sera pas en reste : je veux écrire, explique-t-il,
non pour copier humblement la vie et particulièrement ma vie de chaque jour, comme je l’ai fait jusqu’ici ; mais pour en inventer une nouvelle ; me servir des éléments immuables de la vie humaine, pour construire des cas de figure imaginaires, des personnages stylisés, des inventions mi-inquiétantes mi-charmantes où notre véritable existence paraisse une fable ou un conte. (MI, 299)
26N’est-ce pas la manière dont un enfant imagine sa vie ?
27Un exemple probant nous est offert par l’évocation de sa naissance mythifiée en réincarnation d’un esprit :
Je suis né par un acte de ma volonté. [...] Je me revois errant dans un éther hors du temps et de l’espace, comme une volonté pure [...] quand j’étais immortel et que j’allais me faire mortel. (MI, 302)
28Cet esprit sur le point de s’incarner fait l’impasse sur les données matérielles et le contexte familial et social de sa venue sur terre. Il lui plaît de se rappeler le léopardien « ange tombé du ciel ». La naissance individuelle ainsi reliée à l’origine de l’univers met en valeur le caractère archétypique de l’enfance. Ce récit pourrait être comparé au roman Kotik Letaev10 de 1922 où l’écrivain russe Andrej Belyj a évoqué en-deçà de son enfance son existence précorporelle et le passage de l’informe aux premières lueurs de la conscience, tant il est vrai que le néo-platonisme fut dans les années vingt un phénomène européen. Le narrateur de Vita, morte e miracoli survole son enfance « qui n’a rien de mémorable », à l’exception de « Storia di un’eco », épisode que nous avons déjà donné comme exemple de mythification d’un souvenir. De sa venue au monde et de ses premiers pas, il ne retient que les épiphanies. Le culte crépusculaire des souvenirs d’enfance est dénoncé comme une attitude moralement délétère et artistiquement stérile :
Il y a beaucoup de gens qui leur vie durant ne font rien d’autre que repenser en soupirant à leur propre enfance. Nostalgiques, ils persistent à traiter de sujets rebattus par paresse ou à vrai dire incapacité d’en créer de nouveaux. Et il existe même un genre littéraire fondé sur cette belle disposition. Beaucoup de genres sont ennuyeux, mais aucun ne l’est davantage que celui-ci. A qui ressasse son passé enfantin, je souhaite cordialement de redevenir fœtus, et même de remonter en-deçà. (AN, 181)
29Cette polémique de 1932 invite indirectement le lecteur de Vita, morte e miracoli à faire la part de l’humour dans l’évocation de la vie antérieure, pré-fœtale, du narrateur ; Bontempelli s’en prenait à la mode des récits d’enfance et, s’il n’a cité personne, on pouvait penser aux romans de Marino Moretti le crépusculaire qui n’a jamais quitté les jupes maternelles ou aux récits de Saponaro, de Comisso, de Carocci, de Consiglio et de bien d’autres.11
30Aux antipodes du passéisme, le Bontempelli du début des années vingt attribuait au futurisme la tâche d’« inventer les mythes et les fables nécessaires aux temps nouveaux » (AN, 23). Ce recours au mythe qui marquera également les dernières pièces de Pirandello n’est pas sans rapport avec l’idéologie fasciste du renouveau, sans pour autant que l’on puisse accuser ces créateurs de se mettre volontairement au service d’une cause politique. Parmi les modèles que Bontempelli conseille d’imiter pour inventer une mythologie moderne – L’Orlando Furioso, Don Quichotte, Robinson Crusoé, Le Rouge et le Noir et les romans de Kipling – aucun n’apportait de l’eau au moulin de la propagande mussolinienne.
31La convergence est plus subtile. Le promoteur de Novecento affirmait que ces nouveaux mythes devaient animer la jeunesse de l’époque moderne comme les mythes pré-homériques alimentèrent l’époque de l’Antiquité classique et les premiers mythes chrétiens nourrirent l’enfance de l’époque romantique que Bontempelli étend du Moyen Age jusqu’à la Grande Guerre. Or cette troisième époque peut être mise en parallèle avec la troisième Rome qui, selon le Duce, devait succéder à la Rome antique et à la Rome papale. Il est sûr que celui que Mussolini nommera académicien d’Italie partageait la volonté de renouveau de la « révolution » fasciste. Il convient toutefois de remarquer que la rhétorique de la troisième Rome qui apparaît dès le Risorgimento, notamment dans la poésie civique de Carducci, n’est pas l’apanage du fascisme et que Bontempelli souhaite alors l’avènement d’une troisième Europe et non d’une troisième Italie, au point que les fascistes traditionalistes strapaesani, dont Soffici, dénonceront son cosmopolitisme.
32Par contre, le champion des novecentisti stracittadini se retrouvait d’accord avec les animateurs du Selvaggio lorsqu’il préconisait de s’appuyer sur la force innovatrice du jeune âge qualifié d’ardito, cet épithète d’« audacieux » dont on affublait les brigades des jeunes Chemises noires. Lui-même a rapproché le primitivisme qu’il prônait en art du style expéditif des fascistes : « comme on l’a fait en politique, faire table rase sans crainte et redevenir primitif ».
33L’écrivain n’a pas toujours réussi à mettre en œuvre cette rupture radicale et il est resté lié sous maints aspects à une thématique post ou néo-romantique. Dans sa monographie, Luigi Baldacci s’est plu à relever ce qu’il y avait encore de décadent et de crépusculaire dans son « primitivisme » même corrigé en elementarità. Ainsi ce critique n’apprécie-t-il guère le récit « Invito » où des parents peu fortunés qu’un ami a invités au restaurant ne parviennent pas à manger tant que leurs enfants n’ont pas été conviés à les rejoindre à table : « Il est triste de devoir admettre que Bontempelli se rapprochait du ton des récits mineurs de Marino Moretti ». « La candeur de Bontempelli va ici à la rencontre de Zavattini ; mais nous en avons désormais assez de ces jeunes filles qui découvrent les étoiles et la voie lactée. »12 Dans ce jugement ironique des années soixante, le rapprochement avec Zavattini, dont Bontempelli avait salué la puissance d’évocation magique dans Parliamo tanto di me13 est pertinent. Le culte de l’enfance était alors si hégémonique dans la culture bourgeoise (il allait être remis en question après 1968) que la volonté de changement ne suffisait pas à prémunir Bontempelli contre les risques de « rechute ».
34En vérité, il y changement dans la continuité comme l’illustre bien le roman Il figlio di due madri, excellent exemple de mythe moderne qui renouvelle le thème du puer angelicus. Le retour rituel de la mère, à chaque anniversaire de la mort de l’enfant, dans la chambre aux jouets qui est restée inchangée au fil des ans, est un topos crépusculaire. Les histoires d’enfants ravis ou ressuscités étaient fréquentes dans la littérature populaire ou pour l’enfance ; l’art de Bontempelli consiste à en faire un mythe où il tient pour vraies la foi maternelle et l’espérance de vie qu’incarne sa progéniture, et non pas un récit mélodramatique comme Fausto Maria Martini qui attendrissait ses lecteurs en faisant dialoguer la mère avec la voix de l’enfant défunt.14 Le motif de la mort de l’innocent risque toujours de susciter ces bons sentiments qui ne font pas forcément de la bonne littérature. Dans le cas de Il figlio di due madri, l’écueil du réalisme larmoyant est évité par l’invention du miracle de la réincarnation qui libère la mère du deuil de ce culte délétère pour la mettre en conflit interactif et dialectique avec l’autre mère à qui elle dispute l’enfant double.
35Du Pirandello de A. chacun sa vérité, Bontempelli a retenu la leçon de respect de vérités subjectives rationnellement incompatibles, mais son originalité est d’attribuer une double nature à l’enfant, mythe plus prégnant et moins artificiel que celui de la vraie/ fausse belle-mère. Son scénario peut être comparé au célèbre conte de Barrie, Peter Pan in Kensington Gardens, publié dans un premier feuilleton en 1906 et traduit en italien en 1919.15 Dans les deux histoires, le surnaturel naît de mystérieuses correspondances entre un royaume ultra-terrestre et le monde des vivants où un enfant défunt jouit du privilège de la réincarnation. En effet, Betwixt and Between (celui qui est entre deux mondes) dispose d’une double nature d’enfant et d’oiseau qui, poussé par la nostalgie de l’univers maternel revient parfois à la fenêtre revoir sa mère, laquelle espère toujours en son retour. Le mythe de l’ange envolé au ciel (avec en filigrane le motif christique du « il reviendra parmi nous et nous ne le reconnaîtrons pas ») est complété par l’acceptation du renouvellement des générations, de sa propre enfance défunte à l’enfance à venir : le jour où Betwixt and Between trouvera la fenêtre fermée et derrière les vitres apercevra un bambin endormi auprès de sa mère, il comprendra qu’il ne pourra plus jamais, oiseau, redevenir enfant sur terre.
36Bontempelli enracine sa magie dans le réalisme. Tout le surnaturel de son récit repose sur cette double nature christique, terrestre et céleste, du fils de deux mères : Mario, décédé depuis sept ans, s’est réincarné dans Ramiro âgé de sept ans. Ce qui en découle reste d’une très grande vérité psychologique. Ainsi Barrie et Bontempelli ont-ils inventé un mythe de l’enfance prégnant qui exprime la foi dans la toute-puissance de l’amour maternel et filial en exploitant les ressources du « miraculeux » sans être nécessairement conscients de toutes les implications symboliques de leur fable respective. Comme dans les rêves, le désir se masque et prend une forme poétique qui nous épargne le pathos du mélodrame. La psychologie devient aventure philosophique et religieuse avec le mythème christique du Fils ressuscité. Il faut croire au mythe de l’ange venu du ciel, credo de la religion de l’art, principe du mystère qui est source de poésie.
37Malgré le double miracle du tribunal qui donne pirandelliennement raison à chacune des deux mères dont le narrateur respecte l’ethos, celui-ci, en tant que poète créateur de mythes, n’est pas équidistant des deux femmes, même s’il n’affiche aucun parti pris. Tandis que Luciana, après son aventureuse évasion de la maison de santé (« femme volante » cachée dans les arbres comme un héros de bande dessinée), symbolise la foi dans le miraculeux mythopoïétique (sa folie ou mythomanie, comme l’enfance, est du côté de la poésie), sa rivale Arianna représente la vie tranquille et bourgeoise ; elle ne survit pas à la disparition de son fils : « Arianna est morte, faute d’imagination, maintenant qu’elle n’aurait pu vivre que d’imagination » (DS, 156). Leur nom respectif nous suggère la différence : dans Arianna, il n’y a que de l’air, aria, de l’inspiration profane ; dans Luciana, il y a luce, la lumière de la révélation ; elle seule participe de la spiritualité radieuse de la poésie. Toutefois, sa « supériorité » n’est lisible qu’en filigrane. Le réalisme magique que Bontempelli préconise veut qu’un équilibre soit maintenu entre l’attachement à la réalité et le sens de la magie : de même que Mme Ponza n’était (pour elle-même) plus personne, l’enfant ravi par les gitans n’appartient plus, au terme de l’histoire, à aucune des deux mères, avec néanmoins cette asymétrie que l’une est morte, alors que l’autre n’a pas perdu la foi : l’attente de Luciana, face à l’infini de la mer, et sa contemplation du ciel étoilé dans la scène finale n’est pas une scène sentimentale et crépusculaire, mais un hommage rituel à l’éonien mystère du monde.
38L’héroïne de Adria e i suoi figli, qui a renoncé à toutes les valeurs mondaines – plaisirs, ambitions, sentiments, jusqu’à cesser de s’occuper de ses enfants qui ne sont plus autorisés qu’à la voir une fois par semaine, puis plus du tout – afin de soustraire sa beauté aux ravages du temps en se retirant du monde, se présente, à l’inverse de Luciana et Arianna, comme la négation des devoirs communs de la maternité. Néanmoins cette seconde des « histoires de mères et d’enfants », bien que paraissant consacrer un culte de la féminité exaspérée, met avant tout en jeu une poétique des yeux de l’enfant. Ce n’est pas un hasard si ce roman commence par une évocation de « liberi tutti »16, le « plus beau jeu du monde » car il demande de l’imagination et une extraordinaire intuition :
Les garçons de sept à treize ans y excellent. Après treize ans, les qualités de ruse barbare et de promptitude sauvage qu’il exige se corrompent ; le garçon recourt à des jeux plus violents et moins imaginatifs [...] ; au-delà de cet âge, l’imagination est moins puissante pour se substituer au réel. (DS, 168)
39On remarquera que les qualités ludiques du fanciullo (âge béni entre le bambino, enfant jusqu’à six ans, et l’adolescent) sont celles que requiert la poétique du primitivisme et que cette observation bergsonienne digne du Cocteau du début des Enfants terribles équivaut à une déclaration éthico-poétique : poeta ut puer ludens.
40Lorsque Adria entre en scène pour la première fois, « plus belle que la lumière », « telle un ange », nous la voyons explicitement avec les yeux de ses deux enfants collés à la fente d’une paroi. Leur admiration (Michel Tournier m’a confié que c’est à ses yeux le sentiment dominant de l’enfance) est plus grande que celle des adultes, notamment que celle de Guarnieri épris d’Adria : cette femme n’est aussi belle que pour ses deux enfants réduits à contempler secrètement leur déesse. Ils sont là comme Through the Looking-Glass de Lewis Carroll.
41Tullia et Remo veulent une mère toujours jeune et, en refusant de la voir vieillir, ils sont les meilleurs vicaires de son rite :
Seule cette religion exaspérée les tenait enchantés dans le cercle de la vie d’Adria ; ces deux enfants étaient les fanatiques les plus proches du Dieu qu’ils se sont créé, et en même temps les plus oppressés par la stupeur sacrée engendrée par sa présence. (DS, 232)
42Non seulement Adria est considérée comme une invention de ses enfants, mais, du point de vue du narrateur, elle en perd son genre féminin. Cette mythification parentale est aux antipodes de l’humble vénération chrétienne que Moretti portait à sa mère.
43On croirait plutôt lire un extrait du début des Enfants terribles. Le sacrifice de Tullia et de Remo (en prenant congé d’Elle, ils disent adieu à l’âge heureux) illustre le caractère héroïque de cette enfance mythique qui ne veut pas survivre à la déchéance de son idéal. La fugue des deux enfants, contée selon leur vécu et leur imagination, illustre bien le réalisme magique : elle se déroule comme une aventure fantastique durant laquelle Tullia et Remo s’identifient aux héros de leurs livres ; sur leur chemin se dresse un tertre qu’ils doivent franchir comme dans « Trottolone all’isola degli uccelli mosca » ; ils l’escaladent « comme deux Peaux-Rouges ». Puis à l’enthousiasme succède la peur : le vent du soir paraît un ouragan et « l’ombre d’un nuage s’abat sur eux et les engloutit », mais un jeune charretier, « un ange », « la providence qui secourt les âmes courageuses », sauvera Tullia et Remo et les ramènera à la maison. Ils auront vécu leur dernière journée magnifique par l’intensité des émotions éprouvées, puisque c’est la date fatidique où Adria a choisi de ne plus se montrer. En effet, de retour à la maison devenue étrangement silencieuse, les enfants comprirent sans explication qu’« il n’y avait plus rien à attendre ». Le beau jeu de leur déesse était terminé et « ils demeurent comme deux poupées dans une vitrine défaite » (DS, 202).
44Il serait toutefois erroné de prendre l’effet – ne pas donner en spectacle les premières atteintes à sa beauté – pour la cause ; la Déesse-Mère se retire du monde juste à l’âge où ses progénitures ont atteint la fin de l’enfance et donc ne pourront plus l’admirer avec le regard sublime de l’âge d’or. Même le théâtre de leur adoration en est affecté :
La chambre que les enfants avaient contemplée par la fente de la paroi comme un Paradis inaccessible s’était durcie dans toutes ses lignes, même sa lumière était devenue métallique. (DS, 227)
45A l’âge d’or succède l’âge de fer. C’est donc un culte de l’enfance et non pas de la féminité : la mère ne cesse d’être belle qu’à partir du moment où fait défaut le regard enfantin, le seul à être source de beauté.
46En somme, passée l’enfance, il n’y a plus rien à attendre de la vie. Mais le roman continue... Et à la fin de cette première partie, comme en cet endroit des Enfants terribles, le lecteur a le pressentiment que la suite du récit, comme la suite de l’existence, n’aura plus le même intérêt. Tullia et Remo grandiront séparément et se pencheront épisodiquement sur leur passé dans une commune remémoration de leurs jeux d’enfants et de leur fugue cruciale de la villa Mayer. La jeune fille se souviendra avec émotion de ce qui lui semblera désormais « une légende venue de régions lointaines, comme une musique » (DS, 229). De même les souvenirs d’abord perçus comme « des ombres encombrantes » et oppressantes par le jeune homme finiront par se fondre « en une sorte de musique » (DS, 288). La mémoire qui tient peu de place dans le récit n’a pas de fonction archéologique ni cathartique : elle ne sert qu’à confirmer le sentiment d’avoir jadis vécu un âge fabuleux. La réussite poétique de Bontempelli est liée aux yeux de l’enfant bien plus qu’aux yeux du souvenir.
47Ce culte du chronotope univers/âge maternel conduit au ciel ou à 1'enfer : il sauve l’âme de la jeune fille qui se dévoue pendant la Grande Guerre en sacrifiant sa vie pour la patrie alors qu’il voue le fils à la damnation. A Paris, le « jeune homme pâle » miné par la mélancolie erre du côté du Sacré-Cœur dans la vaine espérance d’entrevoir sa mère recluse « comme cet enfant lointain qui chaque soir regardait à travers une fente dans une pièce brillante dans l’attente d’une apparition » (DS, 92). On songe évidemment à l’épisode du Grand Meaulnes quand Franz de Galais attend lui aussi pendant des mois dans l’espoir de revoir à la fenêtre la fille aimée. Si une réminiscence est possible, mais non prouvée, le réalisme magique et la « poétique du roman d’aventure » que Rivière appliquait au roman d’Alain-Fournier convergent au moins sur deux points : convertir la psychologie en aventure symbolique et transformer le quotidien en fabuleux. Remo deviendra un assassin pour préserver le portrait de sa mère que lui avait confié sa sœur et Adria périra dans les flammes après un dernier coup d’œil au miroir qui, comme dans les fables de Blanche-Neige et de Lewis Carroll, n’est pas seulement l’instrument de la coquetterie féminine, mais la frontière dramatique entre l’univers de l’enfance et le monde des adultes (comme on le vérifie dans « La scacchiera davanti allo specchio »), miroir qui pourrait peut-être ouvrir la voie à une interprétation lacanienne de ces récits sur la formation du moi.
48Dans le long récit « Eva ultima » (1923), l’histoire d’Adria était déjà ébauchée, mais sous une forme plus radicalement futuriste et d’un symbolisme trop affiché : l’emblématique Eva pour se retirer « hors du monde » a abandonné un allégorique Enfant qui pleurait à ses pieds en tentant de la retenir, mais, prise de remords, elle va se retrouver bambina en se liant d’amitié avec une marionnette en bois qui, comme Pinocchio, symbolise l’enfance libre.17 Il y avait alors trop de magie artificielle et pas assez de vérité psychologique dans cette réaction contre le naturalisme crépusculaire. Dans Due storie di madri e di figli, le sentiment bourgeois de l’enfance et de la maternité est bien sociologiquement celui que l’on retrouve dans les romans de Moretti, à savoir celui d’une société pour laquelle le fils était tout pour une femme (Il figlio di due madri) et la mère tout pour ses enfants (Adria). La vénération de Tullia et de Remo est comparable à celle de la petite Valentina pour sa mère frivole dans « La mamma vestita da suora », récit de Moretti, si ce n’est que ce dernier éprouve de la compassion pour la fillette délaissée, alors que Bontempelli glorifie les jeunes fidèles : ce sentiment historique, au lieu d’être traité suivant un naturalisme sentimental pleurnichard, est mythifié dans une fable où l’amour maternel ou filial s’exprime en une geste extraordinaire, pour aboutir à ce que Rivière appelait le « roman d’aventure psychologique ».
49Dans le second après-guerre, Bontempelli est resté fidèle à cette poétique. Nous n’en donnerons pour preuve que le récit d’ouverture « Nitta », du recueil L’amante fedele. Un automobiliste qui circule la nuit sous le ciel étoilé pressent « des présences invisibles » avant de découvrir sur le siège arrière, venue Dieu sait d’où, une fillette improbable. Elle pourrait s’appeler Nitta et avoir douze ans, mais, interrogée sur son âge et son identité, elle ne répond que par un regard de stupore et une exclamation de maraviglia : ange miraculeusement tombé du ciel (chez Bontempelli, les pueri angelici sont généralement de sexe féminin, ce qui est assez exceptionnel dans la littérature italienne sur l’enfance), elle est la messagère d’une autre planète, celle d’une enfance archétypique. Le dialogue surréel entre cette petite extra-terrestre et l’automobiliste rappelle celui du Petit Prince avec l’aviateur Saint-Exupéry. Alors que l’écrivain français a réussi à dessiner un itinéraire riche et varié sur l’autre planète, Bontempelli s’est contenté de suggérer le mystère des origines divines de cette enfance mythique qui nous accompagne comme un ange gardien et parfois de nuit nous apparaît. Ce récit illustre en somme la profession de foi de Bachelard :
Ainsi, il suffit du mot d’un poète, de l’image neuve mais archétypement vraie, pour que nous retrouvions les univers d’enfance. Sans enfance, pas de vraie cosmicité. Sans chant cosmique, pas de poésie. Le poète réveille en nous la cosmicité de l’enfance.18
50Nitta est « archétypement vraie » et son épiphanie est d’une indéniable efficacité symbolique, même si sa rencontre est trop brève et son dialogue avec l’homme moderne trop vague pour constituer un mythe aussi prégnant que le Petit Prince. Le lecteur aura déjà deviné la fin : au lever du soleil, quand le narrateur regagne son automobile en apportant à la fillette la nourriture qu’elle a réclamée (une requête symboliquement impossible à satisfaire car l’on ne peut répondre dans la vie quotidienne au besoin d’absolu de l’enfance), la créature céleste et nocturne a disparu.
51Dans un autre récit du même recueil, « I pellegrini », qui a également pour unité de temps une longue nuit et pour unité de lieu la voûte céleste, le narrateur abandonne sa maison pour suivre une colonne de pèlerins afin de respirer « la candeur immense de l’air » et éprouver que « tout est beau et bon en ce monde ». Son initiateur lui ordonne d’oublier les souvenirs les plus chers, ceux qui nous font souffrir :
Je désirai non sans angoisse redevenir vraiment enfant afin de pouvoir me mettre à pleurer. Lui dut me comprendre, car il m’ordonna aussitôt : « sois courageux ». (AF, 46)
52Et le narrateur aperçoit un serpent et un cortège de diables qui jettent dans les flammes un homme plein de « chers souvenirs ». La leçon est claire : le culte nostalgique du passé enfantin est une perdition sinon une perversion. Qui cède à l’angoisse des vains regrets est voué à l’enfer. Retrouver l’enfance, ce n’est pas ressasser ce qui fut, c’est au contraire récupérer la candeur virginale du regard du premier âge, comme y parvient le narrateur de « Luci », frappé de stupore face au ciel étoilé et qui trouve que la vie est « une chose merveilleuse ».
53A travers cet échantillon, nous constatons que l’inspiration s’essouffle et que Bontempelli finit par se répéter. Le critique Falqui a observé que le magicien ne parvenait pas toujours à convaincre, victime de sa « manie discursive » et « parce que tout ne se prête pas au tour de magie ».19 II reste que, grâce à cette poétique de la faculté d’émerveillement de l’enfance renforcée par la maîtrise culturelle de l’artiste adulte, Massimo Bontempelli a réussi à donner incontestablement à ses plus beaux récits, comme « L’acqua », une aura poétique et à inventer, notamment avec II figlio di due madri, des mythes significatifs de la société italienne et européenne de l’entre-deux guerres.
Notes de bas de page
1 Massimo Bontempelli, « Che cos’è la poesia », dans L’avventura novecentista, p. 67-70 (octobre 1931, « Risposta a un’inchiesta sulla poesia nel Diorama della Gazzetta del popolo »).
2 Id., « 522 » racconto di una giomata, Milan, Mondadori, 1932.
3 Luigi Baldacci, Massimo Bontempelli, Turin, Borla, 1967, p. 35.
4 Littéralement primigenia « de la première génération ».
5 Massimo Bontempelli, « Provocazione » (1929), dans Teatro, Milan, Mondadori, 1947, p. 11.
6 Voir Mario Praz, Poeti inglesi dell’Ottocento, Florence, Bemporad, 1925.
7 Massimo Bontempelli, « Narrazione come poesia » (nov. 1929), dans Ugo Ojetti, Venti lettere, Milan, Treves, 1931, p. 286.
8 Massimo Bontempelli, « Pirandello o del candore » et « Leopardi e l’uomo solo » (PLA).
9 Voir le commentaire d’Alfredo Gargiulo dans L’Italia letteraria du 2 août 1931.
10 Traduction italienne de Serena Vitale, Rome, ed. Franco Maria Ricci, 1973, 286 pages.
11 Gilbert Bosetti, « Bibliographie critique des récits d’enfance et d’adolescence dans les revues italiennes de l’entre-deux guerres », Novecento, no°10, p. 5-43.
12 Luigi Baldacci, Massimo Bontempelli, p. 140. « Invito » se trouve dans Galleria degli schiavi, Milan, Mondadori, 1934.
13 Massimo Bontempelli, « Narrazione come poesia », p. 528 : « Il y a dans Parliamo tanto di me « un air de pureté plein d’enchantements limpides » (septembre 1931).
14 Fausto Maria Martini, La porta del paradiso. Citons aussi de Ettore Allodoli, Il ragazzo risuscitato.
15 James Matthew Barrie, Peter Pan mi giardini di Kensington, Florence, Bemporad, 1919, 121 pages.
16 Nous appelions ce jeu « déli » dans le quartier de mon enfance car il consistait à délivrer les prisonniers de son camp en traversant le terrain ennemi sans être touché.
17 Eva, comme Luciana dans Il figlio di due madri, n’accepte pas la mort des enfants et les voudrait tous à elle (« Note a Eva ultima », dans Due favole metafisiche, Rome, Stock, 1923, p. 262).
18 Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1966, p. 109.
19 Enrico Falqui, Novecento letterario italiano, Florence, Vallecchi, III, p. 719.
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L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
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Montagnes imaginées, montagnes représentées
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