7. Le futurisme de l’enfance et le merveilleux enfantin selon Soffici
p. 161-167
Texte intégral
1La culture italienne du début du siècle privilégie l’enfance de deux manières opposées : au culte élégiaque des crépusculaires qui se complaisent dans leur passé s’oppose la provocation subversive des avant-gardes et notamment des futuristes qui voient dans l’enfant la préfiguration de l’avenir en projetant sur lui leur volonté impatiente de renouveau. Il ne s’agit plus de s’attendrir sur ce que l’on a été, mais d’admirer la puissance innovatrice de nos rejetons. Ce renversement de perspective est évidemment sous-tendu par le passage d’une civilisation patriarcale à une société où les pères sont désormais très vite dépassés par leurs progénitures plus aptes à suivre l’accélération des transformations technologiques et sociales. « A la poésie du souvenir nostalgique, nous opposons la poésie de l’attente fébrile », avait proclamé Marinetti en 1915.1
2Réagissant contre les professeurs et les pédants, les futuristes prônaient une spontanéité de l’expression que l’on pouvait considérer comme un retour au langage enfantin. Toutefois, en mettant « le parole in libertà », ils n’entendaient pas comme Pascoli imiter les balbutiements du bambin ni les mélopées des berceuses, mais au contraire la promptitude du garçonnet sans complexe fasciné par la vitesse et l’innovation de la modernité, en utilisant une syntaxe plus libre, le verbe à l’infinitif (la potentialité des commencements de la vie dans toute sa plénitude) et des métaphores hardies comme osent en inventer les gamins avant la scolarisation qui les normalise : « Raconte-moi tout, vite, en deux mots » ; à quoi l’on pourrait ajouter une attitude égocentrique délibérée, elle aussi infantile : « Unique préoccupation du narrateur, rendre toutes les vibrations de son moi ».2
3Des crépusculaires qui avaient cédé à la nostalgie délétère du passé enfantin comme Palazzeschi se convertirent au futurisme en confiant leur inspiration à un nouveau fanciullino non plus pascolien mais tourné vers le futur, celui qui découvre le monde avec audace et désinvolture. Le puer est toujours à l’honneur, mais le nouveau modèle est subversif et bouscule les valeurs établies. Dans son hommage à l’auteur de La fontana malata seconde manière, Marinetti ne manqua pas de recourir à la formule du poeta ut puer.
Avec l’inconscience apparente d’un enfant, guidé néanmoins par un flair très assuré, le poète Palazzeschi a appris à l’Italie à se moquer allègrement des professeurs, en se fichant, mieux que tout autre, de toutes les règles, de tous les interdits stylistiques et linguistiques. E lasciatemi divertire est le plus beau traité d’art poétique, et en même temps la gifle la plus forte qu’aient jamais reçue en plein visage tous les passéistes d’Italie.3
4Le « petit enfant qui pleure » a cédé la place à « l’enfant qui rit » dont il était aussi question dans la théorie du fanciullino mais que Pascoli ne mettait guère en scène. Cet esprit gamin s’amuse de manière désopilante et se moque des grandes personnes trop sérieuses. Si l’inconscience de ce poète-enfant n’est qu’apparente, il convient de préciser le sens de la métaphore ut puer.
5Le futurisme a en effet été interprété comme un retour à l’enfance dans le curieux livre de Margherita Fazzini, L’infanzia del futurismo ovvero il futurismo dell’infanzia, qu’elle a publié en 1914 sous le pseudonyme de Marga.4 Il s’agit d’un compte rendu d’observations sur la psychologie des quatre enfants d’une amie de l’auteur. Les conclusions sont étonnantes : « l’enfant est un futuriste né » car il est « destructeur », il aime la musique bruyante, il parle en employant le verbe à l’infinitif et sans recourir aux adjectifs... En vérité, Marga ne manque pas d’humour ; les excès des marinettiens sont tournés en dérision : à la puérilité de futuristes peu sincères qui cultivent l’artifice, elle préfère la véritable spontanéité des enfants. Leur regard vierge et sans préjugés ainsi que la vivacité de leurs impressions qui engendre d’audacieuses métaphores renouvellent notre perception et nous arrachent à une expression routinière : en ce sens, leur vision mérite l’adjectif « futuriste ».
6Cet ouvrage illustre l’interaction entre les nouvelles sciences humaines et la littérature qui s’efforce d’intégrer l’apport des théories sur l’acquisition du langage aussi bien que les progrès de la psychologie de l’enfant. Une psycho-pédagogue comme Margherita Fazzini, tout en dénonçant les excès et les impostures de la mode marinettienne, en retient l’ouverture à la modernité ; et, sensible à la prodigieuse faculté d’adaptation de l’enfant aux nouvelles conditions de vie, elle en célèbre le futurisme et les trouvailles poétiques dans un sens anti-passéiste.
7Considérer l’enfant non plus comme l’héritier d’une tradition mais comme l’inventeur au regard novateur convenait non seulement au programme des avant-gardes littéraires mais aussi à la propagande anti-gérontocratique du fascisme qui, lors de la conquête du pouvoir, proclamait sa volonté de rupture avec la génération précédente. Dans sa phase de normalisation, le régime, désormais bien en place, rejouera l’opération de propagande du renouveau en se réclamant du cambio della guardia, du renouvellement des cadres dirigeants. Au terme des années trente, il annoncera fièrement l’avènement prochain de la génération de ceux qui sont nés avec le fascisme et devaient être les meilleurs garants de l’avenir de l’Italie fasciste : les premiers eurent vingt ans en 1943...
8Cette instrumentalisation au profit du nouveau régime est illustrée par les livres que Margherita Fazzini a écrits pour les enfants ; dans Piccolo mondo fascista (1924), nous trouvons par exemple un édifiant dialogue entre une fillette de cinq ans qui a revêtu sa poupée d’une belle chemise noire et son frère aîné qui prétend qu’à l’âge de sa sœur il était déjà un vrai balilla. Ces prétendus futuristes qui rivalisent de précocité sont en réalité sottement conformistes puisque le garçonnet suggère de baptiser la poupée Mussolini, mais comme c’est une fille, elle s’appellera Italia ! Cet échantillon suffira à montrer comment cette valorisation du futurisme de l’enfance conduisait les chantres du nouveau régime à des impostures démagogiques pour endoctriner la jeunesse en herbe.
9Cela n’autorise pas à considérer les poétiques du regard nouveau de l’enfant comme la simple expression de l’idéologie fasciste qui commençait à imposer sa loi. Le futuriste Soffici, le novecentista Bontempelli et le surréaliste Savinio qui les ont mis en œuvre se sont formés à Paris au contact des avant-gardes, du surréalisme d’Apollinaire et de Breton ou de l’imagisme de Pound, et ils ont naturellement opté pour la modernité par réaction contre le provincialisme de la culture italienne. Il n’en reste pas moins qu’ils exprimèrent aussi à des degrés divers des aspects de la culture fasciste.
Le meraviglioso infantile selon Soffici
10Dans ses Principî di un’estetica futurista (1916), Ardengo Soffici définissait « l’art comme générateur de merveilleux » en le concevant non point comme une fuite hors du réel mais comme la faculté de découvrir tout ce qu’a de miraculeux notre vie quotidienne : « Il n’est au fond qu’une surprise prolongée face à une réalité toujours nouvelle et imprévisible ». Etonnantes étaient en effet les nouveautés technologiques et les découvertes scientifiques qui venaient bouleverser les habitudes et modifier l’horizon de l’homme. « Par merveilleux, on n’entend point ici le bizarre, l’étrange, le fantastique » des vieilles croyances et des superstitions, mais les prodiges de la modernité.
11Soffici peut donc soutenir que son art est « fondamentalement réaliste » car « tout l’univers est en somme un miracle ». Entre l’hypersensibilité du fanciullino pascolien qui perçoit l’insolite et le merveilleux dans les petites choses simples du monde domestique et rural, et d’autre part le « futurisme de l’enfance » avide de nouveautés vanté par Soffici, il y a la révolution industrielle, scientifique et technologique qui a modifié la condition de l’enfant en discréditant le modèle patriarcal.
12Les concepts de stupore et de meraviglia comme sources de l’art avaient déjà été en vigueur à la Renaissance et à l’époque baroque. Soffici cite même le vers du chevalier Marin – « é del poeta il fin la meraviglia » –, vers programmatique « qui prend aujourd’hui valeur de vérité fondamentale ». La nouveauté, depuis le romantisme, est d’attribuer à l’enfance cette faculté d’étonnement, alors que la sensibilité des adultes s’est considérablement émoussée :
Seules quelques rares individualités privilégiées, douées d’une impressionnabilité plus grande et plus résistante, capables de prolonger en eux l’état d’enfance, de virginité des sens et de l’âme, sont en mesure de percevoir les nuances infinies, les variétés imperceptibles, le caractère divin inouï de ma mystérieuse représentation.5
13Soffici a pu se souvenir de la formule de Baudelaire selon qui le génie n’est que l’enfance retrouvée, tout en ayant en mémoire la leçon de Croce qui, sans faire sienne la poétique du fanciullino pascolien, n’en reconnaissait pas moins dans La poesia « l’éternelle jeunesse ou enfance du poète ». Rappelons surtout que Soffici avait consacré avant-guerre un ouvrage à Rimbaud présenté comme le « poète de sept ans », celui qui « est parvenu à voir le monde dans sa virginité ».6
14Néanmoins, l’accent mis sur l’émotivité et « l’impressionnabilité » du poeta ut puer ne le différencie pas, sur ce point, de Pascoli, et le caractère mystique de sa sensibilité admirative au mystère du cosmos le rapproche des romantiques allemands et anglais. La fascination pour la nouvelle civilisation mécanique n’engendre pas une vision matérialiste ; Soffici comme Bontempelli reste un esprit religieux : dans l’état d’enfance, règne un sens du numineux, une fraîche admiration pour le spectacle matinal de la Création.
15Cet essai composé durant la guerre constituait un acte de foi pour racheter les hommes de leur misère morale. Dans l’entre-deux guerres, Soffici a pourfendu les cafoncini supermoderni (« petits culs-terreux supermodernes ») qui abusent de « situations ou compositions étranges et inouïes » en confondant l’imagination avec les dérives de fantaisies arbitraires ou bizarres, alors qu’il ne faut jamais perdre de vue la « simplicité naturelle » du merveilleux enfantin. Entre temps Soffici a renié les avant-gardes parisiennes pour préconiser avec ses amis strapaesani le retour à la terre et aux saines traditions provinciales. Il invite donc ses contemporains à s’émerveiller de la nature, ce qui le rapproche fortement de Pascoli :
Maintenant le merveilleux, c’est vraiment l’imagination véritable qui se manifeste précisément quand elle découvre ce qu’il y a d’admirable, d’extraordinaire, de mystérieux et de fabuleux dans les choses de la nature, de la plus humble à la plus spectaculaire, (p. 104)
16Si l’objet d’admiration a changé dans l’optique d’un retour à l’ordre concrétisé par son adhésion à un fascisme de conservateur terrien, reste l’éloge du stupore, faculté privilégiée de l’enfance :
Le monde entier est une merveille toujours nouvelle, un vrai miracle pour le poète authentique qui le contemple, qui en est exalté sans en être assouvi, qui tente d’exprimer cette beauté, mais sans jamais réussir qu’à en saisir ou en rendre quelques aspects, ou traits, ou caractères. Ce stupore face au veto comme devant la révélation lumineuse du divin, semblable au stupore de l’enfant pour qui tout est nouveau et inattendu, est assurément la vertu propre du poète, sa faculté spécifique, (p. 122)
17Nous gardons l’italien : stupore (étonnement, émerveillement) face au vero (qui a donné le vérisme, ce naturalisme italien qui voulait restituer la réalité dans sa vérité). La faculté de l’enfance que le poète conserve, ce n’est pas seulement celle de s’étonner (on pense à Kant que le ciel étoilé remplissait d’une admiration toujours constante et toujours renouvelée), mais c’est aussi sa religiosité face au miracle de la Création.
18Toutefois, à la différence de Bontempelli, Soffici n’a pas su mettre en œuvre cette poétique dans ses récits car il a été victime des préjugés crociens contre le roman jugé « forme d’art hybride ». Dans une lettre de 1923 à un « littérateur romancier » (letterato romanzista [sic]), il soutenait que l’architecture romanesque impliquait une « fable artificiellement préétablie » au détriment de l’ingénuité nécessaire à la poésie :
Si l’écrivain, au lieu de composer un roman composait un poème, une chronique ou une autobiographie, il décrirait ingénument [...] il exprimerait son sentiment profond, (p. 122)
19Cette lettre insérée dans le Taccuino di Arno Borghi de 1934 montre que Soffici ne croyait toujours pas en la réhabilitation du roman opérée par Bontempelli sur la base de la faculté d’émerveillement de l’enfance et limitait l’application de sa théorie au poème en prose (Rimbaud et Gide), au journal et aux souvenirs d’enfance.
20Dans l’autobiographie qu’il a composée sur le tard, il faut attendre la fin du volume consacré à son enfance contée de manière naturaliste, L’uva e la croce, pour qu’elle soit idéalisée :
Époque sereine et vraiment très heureuse. Si plus tard les amours, les arts, l’amitié m’ont fait éprouver d’autres jouissances, jamais elles n’ont été aussi pures, intenses et spontanées que celles qui m’étaient alors données chaque jour. (p. 254)
Notes de bas de page
1 Filippo Tommaso Marinetti, « Nous renions nos maîtres symbolistes, derniers amants de la lune », dans Guerra sola igiene del mondo, Milan, Edizioni futuriste di Poesia, 1915.
2 Id., dans Marinetti e il futurismo, a cura di L. De Maria, Milan, Mondadori, 1973, p. 99.
3 Ibid., p. 211.
4 Marga, L’infanzia del futurismo ovvero il futurismo dell’infanzia, Florence, Quattrini, 1914, 42 p. Écrivain pour l’enfance, Marga a publié chez Bemporad, à Florence, Ragasgi fascisti (1923) et Piccolo mondo fascista (1924). Giuseppe Prezzolini avait mis en parallèle fascisme et futurisme dans un article paru dans Il Secolo (3 juillet 1923) et intitulé « Fascismo e futurismo ».
5 Ardengo Soffici, « A. Rimbaud », La Voce, XIII, 31 juillet 1911 ; Benedetto Croce, La Poesia, Bari, Laterza, 1966, p. 31 ; Charles Baudelaire, Paradis artificiels, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1961, p. 332 : « Le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté, l’enfance douée maintenant d’organes virils et de l’esprit analytique qui lui permet d’ordonner la somme des matériaux involontairement amassés ».
6 Ardengo Soffici, Taccuino di Arno Borghi, Florence, Vallecchi, 2e éd., 1943, p. 104.
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