6. Poeta ut puer et souvenir de l’enfance
p. 151-160
Texte intégral
1L’idée du poeta ut puer est née avec le romantisme anglais et allemand. Dans Warum sind keine frohen Errinerungen so schön als die aus der fonderait, Jean-Paul (Richter) avait bien saisi que les sensations du premier âge, si humbles soient-elles, nous laissaient un arrière-goût de bonheur à nul autre pareil, du seul fait de leur caractère virginal : « Le ravissement démesuré de l’enfant pour les cadeaux de Noël, aucune table couverte de couronnes et de lauriers ne pourra le réitérer pour l’adulte ni le restituer ».1 Déjà Schiller, malgré son classicisme, considérait que seul l’enfant est naturellement doué de l’ingénuité qui conditionne une certaine poésie. Dans son essai Uber sentimentalisch und naïve Dichtung (1795), il distinguait le poète ingénu extraverti du poète sentimental introverti. Leopardi a repris en partie cette distinction lorsque dans son Zibaldone il a disserté des mérites comparés de la poésie d’imagination, liée au naturel de l’enfance de l’humanité et de l’individu (le caractère homérique des débuts de l’existence), et de la poésie sentimentale fondée sur le souvenir des jeunes années. Dans les poétiques de l’enfance appliquées à l’art narratif de notre siècle – ce qu’il est plus commode d’appeler la narrativa novecentesca –, on peut repérer ces deux tendances : certains romanciers suivent une inspiration plus spontanée pour représenter le monde tel qu’ils l’ont découvert la première fois ; d’autres choient jalousement le capital sentimental des souvenirs les plus anciens.
2Dans le romantisme anglais, cette opposition entre les deux courants me semble dépassée. Wordsworth soutient que l’enfance est « en vérité le premier esprit poétique de notre vie humaine » et que les années ultérieures l’affaiblissent2, mais il ajoute que cet âge est ensuite idéalisé dans la mémoire : « ces heures remémorées qui ont le charme des choses visionnaires ».3 Coleridge affirme que les hommes qui ne savent pas regarder en arrière pour contempler « their former selves » sont « morts pour le futur » parce que notre enfance est le passé qui annonce l’avenir.4
3L’histoire littéraire du poeta ut puer a déjà été retracée en ce qui concerne la poésie lyrique italienne. Dans Tra liberty e crepuscolarismo, Edoardo Sanguineti a rapidement examiné « les avatars de l’enfant poétique, de ce mythe de l’irrationalité imaginative de la poésie, forme aurorale de la connaissance, cher à tout le romantisme »5 ; selon lui, le mythe part de Vico, culmine avec Leopardi et se dégrade chez Pascoli, Corazzini et Gozzano, pour aboutir (pourquoi pas ? ajoute-t-il, conscient de l’audace de la prolepse) aux ragazzi di vita de Pasolini. En sautant des crépusculaires à Pasolini, il fait l’impasse de cinquante années de narrativa durant lesquelles le roman italien a été renouvelé par des poétiques de l’enfance dérivées de celles que les poètes lyriques avaient mises en œuvre au siècle passé.
4Dans un essai très dense « Infanzia, poesie, scuolette » (p. 52), Andrea Zanzotto a approfondi les liens entre enfance et poésie tels qu’ils ont été perçus par les poètes italiens de Leopardi à nos jours. Il a ainsi constaté que, depuis Rousseau et le romantisme, la poésie a été de plus en plus conçue comme un retour au monde de l’enfance, comme une nostalgie de cet état de grâce initial. Le poète vénète a analysé finement les variantes explicites et implicites de ces poétiques. Or cette fortune du poeta ut puer vaut aussi pour les récits et romans de notre siècle, mais cette étude restait à faire. En effet, la crise du naturalisme et du positivisme avait entraîné partout en Europe un discrédit du roman qui, en Italie, a été progressivement réhabilité dans les années vingt non seulement grâce à la leçon de quelques grands maîtres européens comme Dostoïevski, Proust, Gide, Mann, mais aussi parce que les narrateurs se sont inspirés des poétiques de l’enfance de Leopardi, Baudelaire, Rimbaud et Pascoli pour tenter d’écrire des récits ou des romans poétiques.
5Pour l’auteur du Zibaldone, lecteur de la Genèse et de Rousseau, « l’homme n’est pas fait pour le savoir, la connaissance de la vérité est l’ennemie de la félicité » (Z, 348) : l’enfance, âge des « douces illusions » et des sentiments naturels est l’unique âge heureux. Vico lui avait enseigné que l’enfance est également l’âge de la poésie du fait qu’à l’époque moderne seuls les enfants, comme jadis les primitifs, ont encore l’imagination vivace nécessaire pour l’inspiration poétique. Alors que chez les enfants du genre humain, à l’époque homérique, l’émerveillement était une chose naturelle, les hommes modernes ont perdu cette capacité de s’étonner (Z, 140). Homère fut le prince des poètes (où l’on voit que cette poésie s’applique à un art narratif) et on peut dire des enfants qu’ils sont en ce sens « véritablement homériques » (Z, 138).
6La poétique esquissée dans le Zibaldone s’articule en deux temps, le moment primordial et celui du souvenir. Nourri par le sensualisme de Condillac, Leopardi a été très attentif à la genèse de nos impressions et au privilège de la prima età qui bénéficie d’une « imagination vierge et fraîche » (Z, 306). La vie est alors plus dense et plus intense, avec cette « merveilleuse facilité qu’ont les enfants de passer immédiatement de la plus profonde douleur à la joie, des pleurs aux rires et vice-versa » (Z, 356) ; dans la même journée, ils peuvent éprouver la plus grande allégresse et la tristesse la plus sombre (Z, 304). Leopardi, loin de penser que cette hypersensibilité et cette versatilité puissent rendre le sujet plus fragile et plus vulnérable, y voit une condition du bonheur. Elles permettent en tout cas au puer ludens de prendre des masques différents et de s’identifier successivement à des personnages opposés.
7Leopardi attribue également aux expériences primordiales une vertu noétique puisqu’elles constituent la matrice de nos facultés perceptives et il appelle « type » l’image princeps qui va servir de moule aux sensations successives :
L’enfant à partir de la première individualité qu’il voit se forme l’idée de toute l’espèce ou genre ; à partir du premier soldat, l’idée de tous les soldats ; du premier temple, l’idée de tous les temples, etc. (Z, 355)
8Notre expérience enfantine est donc déterminante pour notre future vision du monde ; les gens de notre entourage deviendront les modèles d’interprétations des personnes que nous connaîtrons plus tard. Ces « types » pourront naturellement devenir les prototypes des personnages inventés par un romancier : les personnages qui émergent de l’obscurité de la cuisine de Fratta dans Le confessioni di un Italiano sont sans doute inspirés par des proches de Nievo enfant.
9Cette « typisation » touche non seulement les choses, mais les noms : par exemple le petit Giacomo a connu une Teresa vieille et odieuse ; Leopardi adulte a conservé une répugnance si forte qu’il lui fut impossible d’associer jamais ce prénom à une femme jeune et aimable. Certains mots au contraire nous semblent beaux la première fois que nous les entendons et leur fascination reste en dépôt dans notre langue maternelle pour être plus tard source de poésie :
Cet effet des premières conceptions enfantines concernant les mots qui sont devenus familiers aux enfants s’étend aussi aux divers et nouveaux usages de ces mêmes mots qu’en font les écrivains ou les poètes, aux paroles analogues en quelque façon (soit par dérivation soit par une simple ressemblance, etc.) à celles qui nous furent familières dans l’enfance, et par suite il exerce son influence sur presque toute la langue qui nous est propre, même la plus riche et la moins susceptible d’être bien connue des enfants. (Z, 616)
10L’aura poétique des mots est en somme une cristallisation de l’émerveillement du petit qui apprend à parler, laquelle se diffuse dans toute la langue maternelle bien au-delà du champ sémantique des premières années. Non seulement Leopardi a bien perçu le lien entre l’apprentissage du langage maternel et la poésie, mais il nous suggère que cet enchantement irradie par associations de signifiants presque toute la langue, préfigurant la manière dont Raymond Roussel nous expliquera comment il a écrit certains de ses livres en jouant avec les mots. Les expériences de l’OULIPO, l’ouvroir de littérature poétique expérimenté par Calvino à Paris, n’est-il pas fondé dans une large mesure sur l’extrapolation de cette intuition du Zibaldone ?
11Leopardi ajoute que cette langue maternelle est constituée au départ de paroles au sens très large et non de termes trop précis pour être poétiques. En effet, la qualité la plus mythopoïétique des impressions de l’enfance est leur caractère « vague et indéfini » :
Durant l’enfance, si un paysage, des champs, une peinture, un bruit, etc., un récit, une description, une fable, une image poétique, ou un rêve nous plaît et nous enchante, ce plaisir et ce ravissement sont toujours vagues et indéfinis : l’idée qui s’y éveille est toujours indéterminée et sans limites ; chaque consolation, chaque plaisir, chaque attente, chaque dessein, illusion, etc. (et même presque chaque conception) de cet âge-là a toujours quelque chose d’infini ; et elle nous nourrit et nous emplit l’âme de manière indicible, même du fait d’objets minimes. A l’âge adulte, que ce soient des plaisirs et des objets plus considérables ou les mêmes qui nous fascinaient enfants, comme un beau panorama, des champs, un tableau, etc., nous éprouverons du plaisir, mais il ne sera plus semblable en aucune façon à l’infini, ou certes il ne sera pas aussi intensément, sensiblement, durablement et essentiellement vague et indéterminé. (Z, 299)
12Les adultes n’éprouvent que des sensations délimitées, privées d’aura poétique. Même leurs rêves n’ont plus la vertu hédoniste et esthétique de l’enfance (Z, 300). Le poète de « L’infinito » a réussi à atteindre la « beauté aérienne » grâce aux « lieux, spectacles, rencontres » de l’enfance, notamment l’ermo colle, cette « colline solitaire » qui lui fut toujours chère.
13Comment le poète adulte peut-il récupérer cette faculté de l’enfance, sinon par la vertu du souvenir :
La plupart des images et sensations indéfinies que nous éprouvons aussi après l’enfance et dans la suite de l’existence, ne sont pas autre chose qu’une réminiscence de l’enfance. (Z, 300)
14Notre mémoire préserve ainsi ce trésor primordial.
Nous éprouvons telle sensation, idée, plaisir, etc. car nous nous souvenons et se représente à notre imagination cette même sensation, image, etc. éprouvée ou perçue durant l’enfance, et telle que nous l’éprouvâmes en ces circonstances lointaines. Ainsi la sensation présente ne dérive pas immédiatement des choses, n’est pas une image des objets, mais une image de l’image enfantine ; un souvenir, une répétition, une répercussion ou un reflet de l’image ancienne. (Z, 300)
15Le monde de l’enfance joue désormais ici le rôle du monde des idées dans le mythe de la caverne platonicienne. Notre expérience primordiale perceptive et affective, voire intellectuelle, devient le modèle de nos perceptions et connaissances ultérieures. Nous verrons que Pavese a plus que tout autre retenu cette leçon. Cette théorie néo-platonicienne de la réminiscence appliquée à la psychologie individuelle permet de comprendre pourquoi les sensations de l’adulte ne sont plus spontanées ni naturelles, puisque, reflets du « type » initial, elles sont « médiatisées » par le souvenir. Dans « L’infinito », le moi tout en « contemplant » (« mirando ») le paysage familier ne voit pas mais « dans [sa] pensée imagine » (« nel pensier mi fingo ») « d’interminables espaces et des silences surhumains », réminiscences d’extases et de peurs archaïques. Dans « Le ricordanze », toute l’émotion dérive des retrouvailles avec les « vaghe stelle dell’Orsa... », ces étoiles à la fois belles, errantes et désirées de la Grande Ourse qui enchantaient l’enfant.
16Le corollaire implicite de ce caractère indéterminé des sensations du premier âge est que l’enfant ne tolère pas la finitude et l’irréversible. Observant « l’horreur et la crainte que l’homme a d’un côté du néant et de l’autre de l’éternel », Leopardi se rappelle son émotion lorsqu’enfant il saluait une personne en pensant qu’il ne la reverrait peut-être jamais plus ; à l’idée de la dernière fois, du « nous ne nous reverrons plus », le petit Giacomo s’efforçait de la dévisager et de l’écouter « le plus qu’il pouvait » ; et quand il apprenait la mort de quelqu’un, il s’employait à repenser à la dernière rencontre. Le narrateur enfant de A la recherche du temps perdu, qui fermait les yeux pour mieux enregistrer dans sa mémoire ce qu’il venait de voir, aura une attitude analogue. Le travail du créateur implicite dans le Zibaldone et explicité par Proust, c’est cette volonté tenace de se souvenir, de conjurer la mort des êtres, des sentiments et des choses, et le puer ut poeta, futur poète ou romancier, capitalise ces sensations vivaces et indéfinies qui résisteront prodigieusement à l’oubli.
17On dit communément que le souvenir embellit la réalité ; Leopardi rectifie cet adage. Le souvenir d’enfance plus vivace que les autres rend heureux non en métamorphosant le contenu de l’expérience vécue, mais par sa forme même qui opère une sorte de médiation transcendantale.
De même que les impressions, de même les souvenirs de l’enfance à n’importe quel âge sont plus vifs que ceux des autres âges. Et par leur vivacité même, les souvenirs d’images et de choses, qui dans l’enfance nous faisaient souffrir ou nous effrayaient, procurent du plaisir. Et pour la même raison, même un souvenir douloureux nous est agréable dans la vie, quand bien même la cause de la douleur subsiste-t-elle, comme dans le cas de la mort d’un être cher ; et il est doux de pouvoir se souvenir du passé. (Z, 705)
18Le souvenir d’enfance a la vertu d’euphémiser la mort. Cet âge primordial est un vivier de souvenirs précieux par leurs qualités (naturels, vivaces, indéterminés) mais également par leur quantité qui renforce leur caractère infini :
Par l’abondance et la vivacité des réminiscences sont délectables et très poétiques toutes les images qui relèvent de l’enfance et tout ce qui les éveille (mots, phrases, poésies, peintures, imitations ou réalités). (Z, 705)
19Le sentiment du beau dérive de ce plaisir procuré par tout ce qui rappelle l’enfance qui s’offre donc, pour Leopardi, comme un fabuleux trésor éthique, noétique et poétique : « Les enfants trouvent le tout dans un rien, les hommes le néant dans le tout ».
20L’énorme influence de Leopardi théoricien sur les narrateurs de notre siècle s’explique dans une large mesure par la publication tardive du Zibaldone, survenue seulement en 1900 alors que le roman naturaliste était entré en crise. L’édition plus soignée de La Ronda en 1921 coïncidera avec la découverte de la Recherche,6 Quand Marcel affirme que les fleurs qu’il n’a pas connues dans son enfance ne sont pas pour lui de vraies fleurs, il s’inscrit dans le droit fil de la théorie léopardienne des « types ». Subsiste entre les deux écrivains une grande différence : Leopardi ignore la mémoire involontaire lorsqu’il note « que l’on ne peut se souvenir ni mobiliser la mémoire sans attention » (Z, 757). En tout cas le Zibaldone a été lu comme un ouvrage pré-proustien dans l’entre-deux guerres et a influencé considérablement des narrateurs comme Bontempelli, Vittorini et Pavese qui firent leur miel de cette œuvre longtemps ignorée.
21Pascoli a élaboré sa poétique du fanciullino à partir de celle de Leopardi. Dans un premier temps, il a proposé au public florentin en 1896 un commentaire des Canti. Dans cette lecture intitulée « Il sabato » et qui privilégie gli idilli, il s’identifie à l’éternel adolescent de Recanati, au poète des « douces illusions » de l’âge tendre, ce qui le conduit à s’interroger sur l’alchimie qui transforme une enfance objectivement assez malheureuse en stato soave et stagion lieta. Il conclut sur le poeta ut puer :
En lui l’enfance fut toute la vie. Voilà pourquoi c’est le poète qui nous est le plus cher, le plus poète et le plus poétique car le plus enfant ; je suis sur le point de dire l’unique enfant qu’ait eu l’Italie dans les canons de sa poésie. (PD, 84)
22Ayant pris connaissance du Zibaldone, Pascoli se différencie alors de son modèle en contestant la recherche du vague et de l’indéterminé et en critiquant l’invraisemblable « mazzolin di rosa e di viola ». Il préconise au contraire l’exactitude botanique et zoologique, tout en souhaitant conserver la simplicité lexicale, ce qui va faciliter son rayonnement auprès des prosateurs.
23« Il fanciullino »7 se présente comme un mythe repris du mythe platonicien de l’enfant qui, selon Cébès, survit en nous et nous fait craindre la mort. Il est en chacun de nous un fanciullino qui rit et qui pleure et dont la voix, en nos premières années, se confond avec la nôtre. C’est le règne de l’harmonie. Le divorce s’opère lors de l’adolescence : « Nous grandissons et lui reste petit ». Nous perdons durant la jeunesse et la virilité la faculté de nous étonner (la serena meraviglia), de nous extasier. Ce n’est que sur le tard, quand nous cessons de courir comme des fous pour acquérir une paix intérieure, que nous pouvons à nouveau dialoguer avec ce fanciullino.
24D’où les âges contemplatifs de la poésie, celui des enchantements initiaux et celui des retrouvailles de la maturité. Premier temps, l’ingénuité authentique, c’est la capacité d’être en harmonie avec la voix du puer :
Tu es l’éternel enfant qui voit tout avec étonnement, tout comme la première fois. (PD, 16)
25Si le fanciullino est ainsi le catalyseur de nos émotions et de notre ravissement, il est aussi, plus tard, aux yeux du souvenir, le régulateur de nos passions :
Il rend supportable le bonheur et le malheur, en les tempérant d’amertume et de douceur et en en faisant deux choses également douces au souvenir. (PD, 11)
26Il nous apaise, il nous donne cette sérénité sans laquelle il n’y a pas de poésie.
27Pascoli a largement exploité dans ses vers cette faculté de s’émouvoir face au mystère du monde. Le fanciullino murmure à l’adulte absorbé dans ses occupations : « Arrête-toi, relève la tête, regarde comme c’est beau ». « Il est celui qui rit et qui pleure sans raison, de choses qui échappent à nos sens et à notre raison » (PD, 11). Toutefois, il n’est pas pur émoi car il développe une connaissance intuitive qui est de l’ordre de la révélation :
Fanciullo qui ne sais raisonner qu’à ta façon, d’une manière enfantine qu’on doit qualifier de profonde car, tout à coup, sans nous faire descendre une par une les marches de la pensée, tu nous transportes dans l’abîme de la vérité. (PD, 13)
28Platon, fait-il observer, vouait le poète au mythos et non au logos.
29Pascoli a parfois réduit le virginal à l’embryonnaire mais, contrairement aux affirmations de ses détracteurs, il n’a jamais soutenu que le poète devait imiter le balbutiement enfantin. Néanmoins la tentation de la régression fut grande chez les poètes crépusculaires du début du siècle influencés par ce mythe du fanciullino. Gozzano, Corazzini, puis Palazzeschi et Moretti ont pris une attitude enfantine face au réel, en exprimant un profond besoin de tendresse et de protection.
30Un exemple suffira. L’influence de Pascoli est manifeste dans cette lettre de Sergio Corazzini à Giuseppe Caruso :
Seuls les enfants sont dignes de notre âme. L’âme du poète habite dans l’âme d’un enfant.
Imagine-les comme de petits anges mortels sur les bouches desquels fleurit l’hymne le plus divin, celui de l’ignorance. Ils ne savent pas, mais ils aiment.8
31L’auteur de Desolazione del poeta sentimentale a mis l’accent sur le côté le plus délétère du fanciullino – l’ignorance plutôt que la divination – en s’identifiant à « un petit enfant qui pleure », « un enfant triste qui a envie de mourir », une version introvertie qui a influencé des narrateurs comme Corrado Govoni et Marino Moretti.
Notes de bas de page
1 Cité par Georges Gusdorf, Mémoire et personne, Paris, PUF, 1951,1, p. 403.
2 The Prelude, livre II, v. 260-261, « Such, verily, is the first / Poetic spirit of our human life ».
3 The Prelude, livre II, v. 631-633. « Those recollected hours that have the charms / Of visionary things ».
4 Paru dans The Friends du 3 août 1809, cité par Peter Coveney, The Image of Childhood, p. 91.
5 Edoardo Sangutneti, Tra liberty e crepuscolarismo, Milan, Mursia, 1961, p. 91.
6 Il testamento letterario di Giacomo leopardi. Pensieri dello Zibaldone scelti, annotati e ordinati in cinque capitoli da La Ronda, Rome, La Ronda, 1921. Dans l’édition de 1923, Zibaldone scelto, Florence, il y avait une préface de De Robertis, Introduzione a G.L Voir Massimiliano Boni, Leopardi e La Ronda, Bologne, Tamari, 1961, 112 pages.
7 « Il fanciullino » parut en feuilleton dans la revue Il Marzocco le 17 janvier, le 7 mars et le 11 avril 1897. Une version remaniée fut publiée en 1902, puis en 1907.
8 Vita e poesia di Sergio Corazzini, cité par R.G. Donini, Turin, 1949.
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