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Une religion de l’enfance

p. 143-148


Texte intégral

1Tous ces récits si fortement empreints de religiosité sacralisent le jeune âge au point d’en faire le véritable mythe d’origine des sociétés occidentales modernes. Si la représentation d’enfants en harmonie avec l’état de nature subsiste tout au long du xxe siècle, avec les valeurs protestataires que lui a attribuées le romantisme, le thème de l’enfant roi est souvent, en Italie, profondément marqué par la culture catholique, particulièrement dans le premier après-guerre. Parfois, ces deux veines d’inspiration, que j’ai coutume de désigner emblématiquement par l’enfance verte et l’enfance bleue (couleur du ciel), divergent : on peut ainsi opposer les bandes de garçons chers à Comisso, qui vivent librement dans la forêt et au bord de la rivière, au petit rédempteur de la famille que Deledda ou Moretti ont célébré en de pieux récits. Parfois elles se conjuguent comme chez Eisa Morante : Arturo livré à lui-même en son île a la fierté du héros romantique, mais dans l’imagination de l’orphelin de mère se développe un culte marial. En outre, si cette mythologie chrétienne de l’enfance se trouve inscrite sur le palimpseste des Saintes Écritures, elle intègre d’autres influences (par exemple le néo-platonisme et Swedenborg en ce qui concerne la figure du puer angelicus).

2Dans cette étude sur l’imaginaire, le lecteur, croyant ou non, aura constaté que la mythologie chrétienne est considérée comme n’importe quelle mythologie, à savoir une production de l’esprit humain (seule attitude possible pour une science de l’homme), et non comme une Révélation transcendante. Comme tous les mythes authentiques, le mythe de l’enfance exprime des vérités psycho-socio-anthropologiques. C’est dire qu’il peut être lu à trois niveaux :

  • personnel, comme on l’entrevoit sommairement dans les pages consacrées à Silone. Seules des monographies peuvent approfondir cet aspect1 ;

  • socio-historique : on mesure nettement l’effet des deux guerres mondiales dans la quête d’une innocence rédemptrice. Une forte natalité devait compenser l’hécatombe des jeunes soldats ; d’où ces rêves d’un enfant passeur ou psychagogue qui leur ouvre la porte des cieux quand il ne meurt pas à leur place ;

  • anthropologique : par exemple, le paradis enfantin se donne à lire comme la version moderne et laïcisée de l’Éden chrétien et de l’âge d’or païen.

3Le croyant catholique ajoute à ces vérités humaines la Vérité ontologique de la Révélation, ce qui ne lui interdit pas d’admettre que la représentation du divin est dans une large mesure une idéalisation des imagos parentales.

4Tous ces récits nous offrent au fond des versions socio-psychologiques laïcisées soit de la Genèse et de la Chute (avec notamment une fille tentatrice), soit de la Vie de Jésus : ainsi trouve-t-on des scènes de l’Annonciation (avec les figures de l’archange et de la fille-mère), de la Nativité (l’enfant trouvé à Noël ou abandonné dans une grotte), de l’Adoration des Mages (chez Deledda), du massacre des Innocents (La Storia de Morante), du retour d’Égypte (Pietro Spina), de Jésus chez les docteurs (l’enfant docte chez Strati).

5Le plus étonnant, c’est la Crucifixion et l’Ascension qui adviennent dès le jeune âge, comme si le divin enfant n’avait pas eu le temps de grandir entre son Incarnation et sa Mort-Résurrection. Nous avons relevé ce processus de condensation de l’itinéraire christique chez Panzini, Paola Drigo, Santucci et Eisa Morante. La célébration annuelle à brève échéance de Noël et de Pâques, lors de fêtes devenues essentiellement familiales autour des enfants, depuis la crèche de la Nativité jusqu’à la communion solennelle annoncée comme le plus beau jour de la vie et vécue comme identification au sacrifice de Jésus, a certainement contribué à ce transfert du Dieu enfant en Enfant dieu par un raccourci saisissant de la vie terrestre. Seule la mort d’un être encore innocent peut décemment faire écho à celle du Christ. La tradition du puer angelicus a également favorisé ce raccourci dans la mesure où l’ange tombé du ciel est destiné à regagner au plus tôt sa patrie céleste. L’enfant ainsi divinisé est à la fois le commencement et la fin, puisque la mort est renaissance.

6Les deux événements majeurs qui ponctuent la vie de Jésus, à savoir sa naissance et sa mort, ont été ainsi dans l’imaginaire social rapprochés et détournés de leur signification première. Noël fête l’avènement de l’enfance et la communion pascale en célèbre la fin ; alors que ce dernier sacrement devait inaugurer une vie chrétienne dans la maturité, la communion solennelle a été vécue sur le moment (pour Anna Banti) ou dans le souvenir (pour Santucci) comme perte de l’innocence. En outre, le sacrifice final semble déjà préfiguré dans le petit corps ensanglanté du nouveau-né trouvé au bord du chemin, parfois dans la neige, une nuit de Noël (Deledda et Panzini) comme si, dans l’imaginaire, le Sacré-Cœur annonçait déjà le Saint-Graal2 : on a martyrisé celui que l’on adorait.

7Dans cette mythanalyse, nous n’avons pas distingué les croyants des non-croyants dans la mesure où les uns et les autres ont mythifié chrétiennement l’enfance. D’ailleurs, le plus fervent des catholiques n’est-il pas parfois saisi par le doute ? A l’inverse, le plus impie peut être, contre toute attente, imprégné de culture chrétienne. Au niveau mythopoïétique, une même vérité poétique se trouve exprimée dans un poème, une fable ou un récit, que l’auteur lui prête une valeur métaphorique ou ontologique : dans La Divine Comédie, notamment dans l’Enfer, Dante recourt aussi bien à la mythologie chrétienne, à laquelle il croit, qu’à la mythologie gréco-latine, car ceux qu’ils qualifient de « dieux faux et menteurs » n’en expriment pas moins des vérités humaines.

8Par contre, le mythe peut être manipulé à des fins mystificatrices par un écrivain qui, sans croire vraiment aux valeurs d’enfance, les exploite pour abuser le lecteur. Ce pourrait être le cas de Marotta, s’il n’était sauvé par son humour. Lorsque ce culte de l’enfance constitue une imposture, il est alors dénoncé comme une hypocrisie par des écrivains comme Moravia ; quant à Domenico Rea, il stigmatise le pharisaïsme au nom même de l’idéal chrétien. Certains catholiques eux-mêmes ont contesté l’authenticité de l’innocence enfantine et des vertus théologales prêtées à l’âge tendre. Ces réactions, résistances ou réticences, sont néanmoins des indices de l’attrait de ce culte.

9Dans le mythe chrétien, tel qu’il se dessine en architexte dans l’ensemble de ces représentations qui s’éclairent les unes les autres, l’enfant est, tour à tour ou à la fois, un ange et le Christ. Dans cette littérature des après-guerres, ce don du ciel, destiné à regagner sa patrie d’origine afin de préserver sa pureté ou de la récupérer au plus tôt, a partie liée avec la mort, alors que le romantisme le représentait plus volontiers dans l’Éden avant la Chute. Il devient le Rédempteur qui redonne foi et espérance à une société désemparée. Il est le Fils qui réconcilie l’exigence de justice du Père et l’esprit miséricordieux de la Mère. Dieu, selon Péguy, ne connaît rien d’aussi beau qu’un enfant qui s’endort en priant et en mélangeant son « Notre Père » avec son « Je vous salue Marie », son seul point d’accord avec la Sainte Vierge :

Car généralement nous sommes d’un avis contraire. Parce qu’elle est pour la miséricorde. Et moi il faut bien que je sois pour la justice.3

10Dans ces familles soumises à rude épreuve, le divin enfant est la bonne nouvelle, le sauveur qui promet la résurrection et la survie, même si la rédemption exige son sacrifice ultime. Cette thématique a ainsi renouvelé la quête d’innocence, la réflexion sur le mal, l’interrogation sur nos destinées, l’espérance d’un monde meilleur.

11Cette mythanalyse permet de mesurer à la fois le poids de la tradition et le sens de la réactualisation : la Genèse et la vie de Jésus constituent des hypotextes incontournables dans la culture italienne, mais la nouvelle anthropologie (psychopédagogues, psychanalystes, ethno-mythologues, etc.) a créé un nouveau credo de l’enfance dans les littératures européennes et notamment dans la littérature narrative italienne. A travers ces récits des premières années, l’écriture la plus contemporaine luit des rémanences des Écritures. L’enfance est promue comme nouvelle religion du livre !

12Il n’y a pas moins de religiosité dans « l’enfance verte ». N’oublions pas que, pour le romantisme affilié à Rousseau, le grand livre est celui de la Nature qui a éduqué lors de leurs jeunes années aussi bien le Carlino des Confessioni di un Italiano que le Baron perché ; et si, che ; Nievo comme chez Calvino, l’Histoire, au sortir de l’enfance, prend le relais de l’instruction du self made man, auparavant l’enfant qui s’extasie face au spectacle de la création finit par apparaître comme le prêtre de la nature. Du sentiment romantique au culte chrétien, le mythe de l’enfance nous offre un bel exemple de renouvellement d’une tradition mythique.

13Il ne s’agit pas seulement d’un mouvement linéaire de réécriture sur le palimpseste des Saintes Écritures, mais de mouvements cycliques de mythification, de démythification et de réinvestissement mythique. La mythologie chrétienne est née d’une divinisation des imagos parentales, comme une somme de projections de l’umanità fanciulla, pour reprendre la formule de Vico quand il définit l’âge théologique. Le mythe chrétien de l’enfance tel qu’il a été littérarisé procède du mouvement inverse, en faisant redescendre le Père et Marie du ciel vers la terre, dans les familles au quotidien. Dans les deux cas, il y a sublimation d’un roman familial.

14En nous transportant de la révélation théologique à la fable socio-psychologique, les écrivains ont opéré un mouvement de désacralisation du transcendantal, accentué par ceux qui dénonçaient ce qu’il pouvait y avoir d’hypocrisie et d’impostures dans l’éducation religieuse infligée aux enfants et qu’eux-mêmes avaient parfois subie. Néanmoins, ce mouvement d’analyse critique est doublé par un réinvestissement dans l’irrationnel caractéristique de toute œuvre de fiction dont la créativité implique une part de mystère. En inventant un mythe littéraire de l’enfance hermétique et christique, les romanciers nous ont aussi redonné le sens du sacré, mais il s’agit cette fois d’un sens immanent du divin.

15L’intérêt de ces récits, envisagés sous cet angle, est pour l’essentiel d’ordre éthique : l’enfant est un modèle de comportement. Dans ce mythe romantique et/ ou chrétien, il est non seulement objet d’admiration ou d’adoration et de vénération, mais sujet ; un sujet dont la vision magique ou l’imagination fervente magnifie la création, idéalise ses proches et divinise ses parents. Il est à la fois mythifié et mythifiant. Les romanciers ont naturellement exploité cette vertu mythopoïétique.

16Les poétiques de l’enfance s’efforcent d’adopter le regard virginal et décapant de l’enfance ou tentent, à travers le souvenir que l’écrivain a gardé de cet âge primordial, d’en retrouver l’enchantement.

Notes de bas de page

1 Je renvoie à deux de mes études : une analyse thématique qui s’appuie sur des nouvelles et une autobiographie de l’enfance, « L’età favolosa. Cicognani et ses souvenirs fabuleux », Novecento, no 2, 1984, p. 181-221 ; une psychocritique « Symphonie en blanc. Le théâtre de l’enfance et le fantasme de la mauvaise mère dans l’univers poétique de Gianna Manzini », Novecento, no 4, 1985, p. 187-235.

2 Les deux couleurs, le blanc de la neige et le rouge du sang, se retrouvent au moment de la mort : dans Il pianto della Vergine (« Donna diparadiso... »), lande du xiiie siècle de Jacopone da Todi, la Vierge au pied de la croix appelle son fils « Figlio bianco e vermiglio ».

3 Cahiers de la Quinzaine, XIII, décembre 1912, cité notamment par George Boas, Il culto della fanciullezza.

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