5. Puer angelicus
p. 127-141
Texte intégral
L’ange de lumière et son origine céleste
1Dans l’iconographie chrétienne, les anges ont été traditionnellement représentés sous la forme d’enfants et d’adolescents androgynes, préparant le terrain au thème du puer angelicus théorisé notamment par le théosophe Swedenborg dont le visionnaire William Blake s’est inspiré pour soutenir que l’enfant est l’être le plus proche de notre origine divine. Le romantisme, sensible comme Chateaubriand au génie du christianisme, a parfois angélisé l’enfance dans des représentations où la culture chrétienne se mêle aux influences néo-platoniciennes. Dans La Révolte de l’Islam, Shelley range parmi les élus du Temple paradisiaque des enfants d’une beauté lumineuse, et dans son Prométhée c’est un chérubin au visage d’une éclatante blancheur de neige qui conduit le char de la lune.1 Pour Wordsworth, « le Ciel nous recouvre en notre prime en-enfance », puis l’adulte s’en éloigne et le perd de vue pour s’affadir dans « la lumière d’un jour ordinaire ».2
2Pour Victor Hugo, « Les enfants sont, avant de naître / Des lumières dans le ciel bleu » (« Les enfants pauvres »). Puis, sur terre, « lorsque l’enfant paraît », « la joie arrive et nous éclaire ». Son évocation comporte toujours les mêmes connotations de blondeur, beauté, gaieté, luminosité et angélisme :
Jamais vos jeunes ans n’ont touché notre fange
Tête sacrée ! Enfant aux cheveux blonds ! Bel ange
A l’auréole d’or.3
3Et le père de famille brisé par la disparition de sa fille a trouvé des accents inoubliables pour la remémorer dans sa pureté primordiale :
Petit être joyeux
Si beau qu’on a cm voir s’ouvrir à son entrée
Une porte des deux.4
4La splendeur radieuse de l’enfant n’est pas de ce monde ; elle nous arrache à notre misère d’ici-bas et elle induit l’idée que cet ange tombé du ciel était destiné à regagner au plus tôt son royaume. Nous allons vérifier que le thème du puer angelicus a partie liée avec la mort de l’innocent.
5La fin de l’innocence est déjà provoquée par la découverte insupportable de l’injustice et Massimo D’Azeglio témoigne de ce que cet idéal de pureté n’était pas purement rhétorique mais sincèrement vécu : il n’a pas oublié la fraude d’un maître d’études qui le favorisa lors d’un examen parce qu’il était le neveu du recteur de l’Université. Le népotisme a beau avoir été banalisé au cours des siècles, cette noble figure du Risorgimento estime que le mauvais exemple ainsi donné à un enfant est un véritable crime ; ainsi le ressent-il encore à la mesure de l’indignation éprouvée par le garçonnet pur qu’il était alors :
La divine candeur de l’enfance semblerait véritablement indiquer que l’âme humaine quitte le corps des anges pour revêtir notre forme. Celui qui imprime la première tache, celui qui dégrade par une première tromperie est grandement coupable.5
6Malheur à qui porte irrémédiablement atteinte à cette divine candeur.
7Cet angélisme n’est pas seulement d’ordre éthique mais comporte une faculté cognitive. Parfois, l’enfant a souvenance d’une vie antérieure, comme Louis Lambert dans le roman de Balzac qui porte ce titre : ce garçon de douze ans, en voyant pour la première fois le château de Rochambeau, avait l’impression de le revoir ; exalté par le sentiment du déjà vu, il émet l’hypothèse que notre esprit, pendant le sommeil et même en état de veille, voyage loin du corps : nous aurions ainsi une expérience angélique dont nous ne garderions, lorsque l’esprit se réincarne, qu’une vague souvenance. Balzac a été ici inspiré par Swedenborg pour qui l’enfant est précisément la forme la plus proche de l’ange et de l’esprit pur, au point que celui qui meurt enfant, même s’il n’est pas baptisé, va droit au ciel où il (re)devient ange : « Les enfants ne sont pas la forme supérieure de la vie humaine mais ils sont la forme supérieure du Paradis sur la Terre ».6
8Cette conception de Swedenborg se retrouve dans le mysticisme de Giorgio Vigolo pour qui, en regardant les choses de loin, filtrées par une atmosphère tremblante d’azur, s’opère
une rédemption vers une innocence de rêve. Ainsi peut-on croire des enfants qu’ils sont des hommes qu’on verrait de loin, que la distance a rendu plus petits et plus nobles, et donc si chers et si innocents. Au fur et à mesure qu’ils grandissent, cela signifie qu’ils se rapprochent de l’homme et qu’ils s’éloignent du ciel. Ils prennent du poids, de la gravité, ils s’approchent de plus en plus de la terre. (SIC, 91)
9A l’aide de cette métaphore optique, le poète et conteur métamorphose l’enfant en vision céleste, en rêve inaccessible : on ne connaîtra de près que l’adulte, une forme appesantie.
10Les poètes crépusculaires ont idolâtré ces enfants angéliques. Dans une lettre à Giuseppe Caruso, Corazzini définit ainsi ceux qui seuls sont dignes de l’âme des poètes : « Imagine-les comme de petits anges mortels sur les bouches desquels fleurit l’hymne le plus divin, celui de l’ignorance. Ils ne savent pas mais ils aiment ».7 Cette représentation les soustrait de facto sinon de jure au péché originel, grâce à cette beata ignoranza de l’enfant pascolien de L’aquilone, mort assez tôt pour ne jamais connaître les misères de l’existence et les grandes désillusions.
11Le modèle pascolien du cerf-volant brisé et de l’enfant béatifié a fait des émules. Dans « Crepuscolo » (1928) du Calabrais Leonida Rèpaci, la célébration du lancer des cerfs-volants qui remplissaient d’extase deux cœurs d’enfant est suivie de l’annonce de la mort du petit blondinet fragile. Le narrateur n’avait alors que cinq ans et la mort a frappé si tôt que la première enfance est qualifiée de « crépuscule de [sa] vie », ce qui implique une aurore vécue dans une patrie céleste. Calquée sur le modèle pascolien est l’angélisation de la victime déjà perceptible lors du ravissement : au moment de l’envol, passe dans la ficelle-timon « le souffle d’un ange invisible » et les corps des chérubins se dressent sur la pointe des pieds comme pour tenter de se détacher de la terre :
Pourquoi, grand Dieu, n’avions-nous pas à la jointure des épaules deux robustes ailes d’aigle, afin de prendre notre envol et de rejoindre l’estafette céleste ? (FT, 11)
12Sur un ton moins élégiaque mais tout aussi lyrique, Corrado Govoni a dit sa prédilection pour les enfants qui jouent dans les squares, ignorés des grandes personnes uniquement intéressés par les bébés au berceau. Le poète idéalise ainsi la seconde enfance, ces fanciulli qui ont acquis une autonomie et dont les jeux sont des rites secrets, impénétrables au commun des mortels :
Ils appartiennent à un monde qui leur est propre, une sorte de limbes impubères où personne ne désire entrer pour flâner.
13L’adulte a tort de les ignorer car ils sont semblables aux anges des cieux :
Mais qui prend garde aux faits et gestes merveilleux des enfants ? De leur part, on trouverait tout naturel qu’ils se mettent à marcher à un pied au-dessus du sol et même qu’ils volent carrément d’arbre en arbre comme la gent ailée. (« Giardini pubblici », RPA, 103)
14D’où le « surnaturalisme » de « I ragazzi sulla nuvola » (I ritratti nel bosco) où de petits chenapans qui grappillaient dans les vignes échappent miraculeusement à la fourche vengeresse du paysan en s’accrochant à un nuage et en s’envolant comme des moineaux : ces enfants-oiseaux n’ont pas conscience du bien et du mal et ils doivent leur salut à leur grâce céleste. Morovich nous offre ici une version humoristique de ce contraste entre la pesanteur adulte et la légèreté d’une enfance proche du ciel et des nuages qui convoient nos rêves.
15Dans de tels récits qui se présentent initialement sous les couleurs du réalisme, le puer angelicus introduit le sens du miracle, ou, chez Ortese, le sens du mystère, et nourrit une poétique du surréel. Par exemple dans « Sole di un sabato » (Angelici dolori) de Anna Maria Ortese, la narratrice, invitée à prendre le thé chez une amie, s’attend à voir apparaître, caché derrière le rideau du salon, l’enfant dont elle ressent mystérieusement la présence et qui pourtant ne se manifestera pas. Parce qu’il est à la fois proche et lointain, le petit de l’homme suscite même une inquiétante étrangeté.
Faute d’amour la lumière vient à manquer
16« Alfredino »8 de Gianna Manzini examine le cas d’un enfant de six ans miraculeusement guéri de sa cécité par une opération délicate et qui, pourtant, feint d’être encore aveugle. L’élucidation de ce mystère aboutit à écarter une série d’interprétations liées aux différentes formes de la mythification de l’enfance par rapport au bien, au vrai et au beau.
- Selon la morale chrétienne, les bons ne sauraient supporter le spectacle d’un monde corrompu : l’enfant refuserait donc de voir ici-bas pour demeurer plus près des anges, comme le dit une bonne sœur, et pour sauvegarder son innocence et sa pureté primordiale. Or la narratrice ne récuse pas ce mythème de l’ange tombé du ciel, mais elle entend le dépasser, contre les belles âmes pressées de le renvoyer dans sa patrie d’élection.
- Selon une version parapsychologique qui pourrait se référer à Swedenborg et à Vico entremêlés, le petit aveugle, métaphore de l’enfant non encore doué de raison (il a six ans lorsqu’il voit enfin la lumière) mais devin, ferait semblant de détenir encore son pouvoir divinatoire parce que la raison lui paraît d’un bien faible secours. Dans cette hypothèse, on s’éloigne de l’angélisme sentimental et moralisant de Moretti et de Martini, mais l’on attribue encore au premier âge une vertu quasi théologique.
- La troisième hypothèse jugée également insuffisante, celle de l’esthète pour qui le beau seul est vrai, interprète ces yeux volontairement clos comme l’affirmation qu’il vaut mieux imaginer le monde (selon la condition enfantine du puer ut poeta) que le voir tel qu’il est.
17En vérité, l’ange sur terre est ici pour nous rappeler au devoir de caritas. L’interprétation induite par la guérison finale peut paraître naïvement romantique : un regard d’amour suffit à donner à Alfredino le désir de répondre à ce regard, ce qui signifie que l’absence d’amour et de rayonnement nous condamne à régresser dans la pénombre des limbes. C’est malgré tout une leçon chrétienne : l’enfance est potentiel d’amour ; encore faut-il qu’un regard aimant arrache aux ténèbres l’enfant de lumière pour obtenir le sourire de ses yeux. On retrouve donc le Christ et son amour offert aux hommes, lesquels trop souvent ne répondent pas à cet appel.
18C’était déjà le plaidoyer de Maria Montessori dans sa religion de l’enfance :
Lorsqu’il vient au monde, dans notre monde, nous ne savons pas le recevoir, bien que le monde que nous avons créé lui soit destiné afin qu’il poursuive l’œuvre et fasse avancer ce monde vers un progrès supérieur au nôtre.9
19Cette parole égale l’enfant au Christ puisqu’elle fait écho au dit de saint Jean l’Evangéliste : « Il vint au monde / et le monde fut créé pour lui/mais le monde ne le reconnut point ». Montessori n’hésite pas à mettre en scène l’admonestation du Seigneur à l’encontre de la Mère qui ne l’a pas reconnu dans son Enfant :
– Mais quand, ô Seigneur, es-tu venu chez moi le matin pour me réveiller et t’ai-je repoussé ? – Le fruit de tes entrailles qui vint t’appeler, c’était moi. Celui qui te priait de ne pas le quitter, c’était moi ! – Insensés ! C’était le Messie qui venait nous réveiller et nous enseigner l’amour ! Et nous qui pensions qu’il s’agissait d’un caprice d’enfant et c’est ainsi que s’est perdu notre cœur ! (p. 142)
Du mystère de l’Incarnation et de la Résurrection
20Il est fascinant de voir comment le prodige de l’Incarnation du Verbe en divin enfant et la promesse de Résurrection des chairs figurée par le Fils ont été récupérés dans la littérature profane pour rendre imaginable ou soutenable la mort de l’enfant. En effet, ce scandale révolte profondément les consciences au point de faire douter de l’existence d’un Dieu de miséricorde ; l’imaginaire travaille donc à instituer un mystérieux commerce de l’esprit et du corps autour de la figure du puer angelicus.
21Dans Peter Pan in Kensington Gardens, conte de Matthew Barrie qui a eu un succès certain auprès des enfants italiens du début du siècle, l’enfant mort apparaît régulièrement à la fenêtre sous la forme d’un oiseau afin de consoler sa mère éplorée, jusqu’au jour où, constatant qu’elle est désormais occupée par les soins à donner à une nouvelle progéniture, l’enfant-oiseau comprend que sa mission de liaison entre ciel et terre (son nom Betwixt and Between traduit sa fonction de médiateur à la double nature) est terminée.
22Dans Anima d’Alberto Savinio, Nìvulo est un enfant demeuré inexorablement muet (infans) à l’âge où l’on commence à parler. « Pédiatres, psychiatres, biologistes, psychanalystes » sont convoqués en vain pour rendre compte de ce cas de mutisme attribué par le narrateur à l’âme du frère mort qui, en venant habiter dans le corps de Nìvulo, l’a vidé de son âme. Les nécrologues parlent de vampirisme, les superstitieux d’ange gardien. Ici l’infans paie le prix de la mort de l’innocent ; son mutisme est la marque du scandale. Ce corps sans âme qui témoigne d’une âme sans corps rappelle évidemment le dédoublement Mario/Ramiro dans Il figlio di due madri de Bontempelli et en constitue les prémisses : l’enfant vivant perd son identité et sa parole pour se dire autre, réincarnation de l’enfant mort.
23Dans la fable de Bontempelli, c’est la fidélité de Luciana à la mémoire de son fils, mort à l’âge de sept ans, et son rituel retour dans la chambre à jouets inchangée qui suscitent, sept ans après le décès, le miracle de sa réincarnation dans le corps d’un autre enfant de sept ans. La foi lui accorde la grâce (temporaire, comme les quarante jours du Christ ressuscité) de le revoir vivant.
24L’auteur, qui préconisait d’inventer des mythes modernes sans renier l’héritage des mythes de l’Antiquité et des mythes de « la deuxième époque » (chrétienne et romantique), était bien conscient du caractère syncrétique de sa fiction. En disciple de Leopardi, il rattachait le mythème de l’enfant, ange tombé du ciel, à la théorie platonicienne des réminiscences, telle qu’elle s’exprime dans le mythe de la caverne. On pourrait aussi, en ce qui concerne cette métempsycose, se référer à Swedenborg. Il n’en reste pas moins que cette histoire est imaginée sur le palimpseste de l’itinéraire christique. Ce fils de deux mères (le titre rétablit l’unité de sa personne, alors même que chaque mère ne voit en lui qu’un être singulier) a du Christ la double nature, humaine (Ramiro) et divine (Mario, anagramme de Ramiro, s’accorde à Marie, mère de Dieu). La nomination par le baptême prend ici tout son sens.
25Le mythe moderne inventé par Bontempelli, conciliatio oppositorum, nous dit que chaque mère exprime une vérité profonde. Luciana incarne les vertus théologales : elle a foi en la résurrection du Fils (et l’on observera dans cette fiction la coalescence de la résurrection avec la réincarnation qui fait de l’iter du Christ une boucle et confirme que l’imaginaire social italien le voit encore enfant sur la croix) ; elle a la charité de comprendre la douleur d’Arianna ; quand l’enfant disparaît, enlevé par des gitans, elle conserve l’espérance en se tournant vers le ciel. Elle ne le cherche plus sur terre ; c’est là-haut qu’il est retourné, dans sa patrie céleste. Elle exprime l’impossibilité pour toute mère d’admettre l’irréversibilité de la mort de son enfant. Son nom est Lumière (Luciano) ; elle resplendit de la gloire du Rédempteur.
26Arianna, c’est la mère terrestre qui ne peut pas comprendre ce miracle. Cet enfant qui, du jour au lendemain, lui dit qu’il n’est pas son fils (Mario ne peut pas dire qu’il n’est plus Ramiro), c’est Jésus appelé à quitter les siens pour accomplir sa mission divine et qui doit mourir sous sa forme terrestre pour garantir la résurrection de l’Autre. Mater dolorosa, Arianna exprime la nécessité du sacrifice du Fils. Dans l’imaginaire contemporain, c’est dès l’âge de sept ans (à la fin de la première enfance, lors de l’entrée dans l’âge dit de raison) que l’ange tombé du ciel regagne sa patrie d’origine. Voilà bien un mythe Incarnation-Résurrection qui s’affirme nettement comme mythe de l’infantia.
La mort de l’enfant comme retour au ciel
27Les romanciers catholiques confrontés à l’aporie incontournable de la mort de l’innocent ont refusé la dégradation de l’ange en imaginant que le corps de la victime innocente demeurait immaculé.
28Se référant à l’époque où la peste n’épargnait pas les enfants, Manzoni a su faire du spectacle d’une fillette frappée par le fléau et d’une mère accablée, mais néanmoins pleine de dignité face à la turpitude des croque-morts, une inoubliable épiphanie. Alors que l’hécatombe engendre des comportements de peur, de lâcheté, d’avilissement, de laisser-aller, de chute dans la bestialité, la mater dolorosa ne se lamente pas ; debout, elle assume la cruauté du destin et présente sa progéniture comme une offrande à Dieu :
Elle portait dans ses bras une fillette d’environ neuf ans, morte ; mais très bien habillée ; les cheveux partagés sur le front, avec une robe très blanche, comme si les mains de sa mère l’avaient ornée pour une fête promise depuis bien longtemps et offerte en récompense.10
29L’enfant est encore intacte, vierge, d’une blancheur immaculée, non contaminée par le mal, figure sacramentelle promise à l’assomption.
30On retrouve ce miracle du corps intact, non souillé, dans le Diario di un parroco de Nicola Lisi : la figure de cette fillette disparue et retrouvée morte de froid peut être rapprochée de la Nouvelle histoire de Mouchette. Le bruit court qu’elle a été enlevée par un vagabond et les villageois qui battent la forêt imaginent déjà le viol et la mort (ce qui advient chez Bernanos). Lisi, après nous avoir laissé croire le pire, exclut de son dénouement aussi bien le crime que le suicide. La fillette est décédée de mort naturelle et le prêtre parle de miracle, car son corps n’a pas été touché et même les animaux ne l’ont pas souillé.
31Si Lisi et Manzoni ont choisi une fillette pour évoquer ainsi la mort de l’innocent dont le corps reste immaculé, refusant ainsi l’idée de la destruction et du pourrissement, c’est intuitivement parce qu’ils nourrissent un culte de la virginité mariale. Quand un enfant meurt, notre esprit refuse la putréfaction de son corps et imagine son assomption (l’offrande de la mère) ou son ascension. A la fin de Il prete bello de Goffredo Parise, le petit Cena moribond se voit, dans son délire, quitter les chemins de cette terre sur une fabuleuse bicyclette, celle sur laquelle Fiore voyait voltiger « l’enfant mort », support des rêves d’enfant.
32Pendant des siècles, la forte mortalité infantile qui sévissait dans les familles les plus misérables où les conditions d’hygiène laissaient à désirer entretenait une attitude de résignation ; la mythologie chrétienne offrait les Limbes comme une consolation. Au début de notre siècle, la persistance de ce phénomène a ému la bourgeoisie qui investissait beaucoup sur ses progénitures tout en limitant le nombre des naissances ; dans une nouvelle de 1901, « Sotto la madonnina del Duomo », Panzini met en scène des immigrés méridionaux qui acceptent la mort de l’enfant comme la manifestation d’une volonté du ciel, car selon sa mère :
Il aurait fait un malheureux, parce que son père est un bon à rien et que moi... moi – et elle haussa les épaules –, moi, je n’ai plus le courage d’être une mère et que lorsque les pères et les mères ne peuvent plus être dignes, il vaut mieux que leurs enfants soient repris par le Seigneur.
33Cette auto-accusation ne sonne pas très juste dans son style moralisant. En représentant ainsi des parents indignes – père alcoolique et mère démissionnaire – selon la tradition populiste du siècle dernier, Panzini noircit le tableau pour que l’enfant apparaisse comme la figure du rédempteur qui s’est sacrifié et il prête cette conscience chrétienne à la mère : « Lui, pauvre martyr, il a payé pour tous ! Il a fait comme le Christ, il est mort pour les autres, ce pauvre gosse, seul, comprenez-vous ? seul et sans défense » (DM, 199). Cette mère se rachète à bon compte par cet éloge du fils qui la transfigure en mater dolorosa. Il est indéniable que dans une certaine culture populaire, alors qu’il y a entre le divin enfant et le Christ en croix l’itinéraire d’une vie, tout se passe comme si le petit Jésus incarnait déjà le sacrifice final.
34Zuccoli a dépeint la gravité d’un cœur d’enfant effrayé par les lâchetés et les démissions des grandes personnes et si pur que Dieu le rappellera vite à lui. Le petit héros de Le cose più grandi di lui (1922) est très éprouvé par le suicide de son frère aîné (« son enfance était morte ce jour-là », CG, 196), puis par la mort d’une petite camarade. Il s’étonne que dans sa famille on s’efforce d’oublier le décès d’Andrea et il a le sentiment d’être le seul fidèle dans son culte des disparus. Sa propre mort n’est évoquée à la fin du récit que par ses camarades de classe qui l’aimaient tout en se repentant de ne pas l’avoir toujours bien traité. Dans un monde endeuillé, le puer angelicus est renvoyé à sa patrie céleste.
35Dans Speranzella de Bernari, roman du second après-guerre, le suicide du petit Pascalatto qui croyait son frère noyé et a désiré le rejoindre dans la mort, c’est encore le sacrifice du plus fragile, le prix payé pour permettre à l’aîné de s’en sortir. « Le mage l’avait bien dit, il fallait une mort. Et puis l’on dit que la magie n’existe pas », s’exclame le voisinage (SP, 100). Cette croyance peut être mise en relation avec la nécessité d’une mort blanche invoquée par Martini dans La porta del paradiso ou mieux encore, puisqu’il s’agit ici du problème de l’émigration des Napolitains à Milan, du dicton populaire rappelé dans le film de Visconti, Rocco e i suoi fratelli, et selon lequel une famille ébranlée dans ses bases ne peut se reconstruire que par le sacrifice d’un fils.
L’ange intercesseur des soldats morts
36Ce caractère angélique de l’enfant le prédestine à un bref séjour sur la terre et le rapproche du sort de ceux qui, en pleine jeunesse, doivent sacrifier leur vie pour la patrie. Les soldats victimes des deux guerres mondiales sont ainsi mis en rapport dans l’imaginaire sociétal avec cette figure mythique, notamment chez les écrivains crépusculaires.
37Gravement blessé au front en 1915, Fausto Maria Martini s’est marié à la fin de la guerre et s’est senti renaître auprès de sa progéniture, ce qu’il nous donne à voir dans son roman de 1920, Verginità. Dans deux récits du recueil La porta del paradiso, paru la même année, une mère éplorée dialogue avec un enfant aux frontières de la vie et de la mort : dans un cas un moribond se projette dans l’au-delà et dans l’autre un petit défunt parle de l’outre-tombe ; chaque fois, le petit héros est un intercesseur entre le ciel et la terre, ange gardien de son père et des autres soldats.
38Dans « I due pani », l’enfant très malade appelle dans son délire son père parti combattre dans les tranchées alpines. Sa mère et le maître d’école lui ont caché que ce soldat vient d’être tué, mais le petit agonisant a compris le drame à travers des propos du médecin et il confie son secret au prêtre venu l’assister : « Mon papa est mort il y a deux semaines, vous comprenez ? Maman ne le sait pas ! Il ne faut pas le lui dire... » (PPA, 53). Et cet enfant censé supporter la douleur du monde murmure qu’il est heureux de mourir pour rejoindre son père au ciel. Ce dialogue mélodramatique est très daté car le massacre de la Grande Guerre a porté à son paroxysme le goût du pathos des crépusculaires ; l’hécatombe des soldats est subsumée par la mort de l’innocent, afin que l’au-delà chrétien redonne une raison de croire en l’humanité, après l’absurdité du carnage.
39« La porta del paradiso » se présente comme un dialogue très théâtral entre la Mère et l’Enfant (par l’article défini, la didascalie les marque comme des figures symboliques). La Mater dolorosa invoque son fils, trop petit pour être offert en holocauste à la patrie et qui pourtant l’a quittée. L’enfant mort lui explique qu’il a dû répondre à l’appel suppliant des soldats tombés au front et en faveur desquels il a intercédé : « Pour ouvrir la porte du paradis, il faut une mort blanche, une mort couleur de ciel, la mort d’un enfant » (PPA, 70). Seul le sacrifice d’un innocent (notons que le bleu et le blanc sont aussi des couleurs mariales) peut assurer le salut des âmes des victimes de la guerre. Le plus jeune des soldats, pourtant presque encore enfant, frappait en vain à la porte du paradis ; seul l’enfant au cœur pur connaissait le mot de passe. Martini illustre ainsi en un mythe moderne très crépusculaire la parabole de l’Évangile selon laquelle le petit enfant a le pouvoir d’ouvrir la porte du Royaume des deux. Le mythe chrétien de l’ange intercesseur (avec en filigrane, par le sacrifice de sa vie, la figure du rédempteur) tente de préserver une espérance de salut dans une société qui vient de se livrer à un épouvantable massacre.
40Dans « Il bimbo che vedeva gli angioli »11 de Guelfo Civinini, le narrateur, de passage dans un village de la Maremme toscane où il a grandi, s’est lié d’amitié avec un enfant du pays chétif et lunatique. L’angélisme en effet peut aller de pair soit avec une beauté lumineuse, soit au contraire avec cette fragilité maladive de ceux qui seront vite rappelés à Dieu : Lillo est d’autant plus vulnérable qu’il est orphelin de père, autre marque du destin. Agé de sept ans, il a confié à son ami adulte son pouvoir divinatoire d’entrevoir les anges qui, un jour, l’emmèneront au ciel. Le narrateur ne le reverra que beaucoup plus tard, mort sur un champ de bataille, et apprendra de l’infirmière que, dans son délire, le jeune soldat assurait voir les anges venus l’emmener au ciel. C’est donc bien la foi de l’enfance qui aide à supporter cette épreuve des millions de jeunes gens morts à la guerre.
La dénonciation de l’angélisme
41Ce culte du puer angelicus a été jugé suspect, pour des raisons variées, par d’autres narrateurs. Les dangers de l’angélisme chez la jeune fille étaient déjà illustrés par l’éducation sentimentale ratée décrite par Salvatore Gotta dans L’angelo ferito (1923), histoire de Maria, âgée de treize ans au début du récit et que sa mère voudrait maintenir dans un état d’innocence et d’ignorance : démunie par cette infantilisation, elle se retrouvera fille-mère et ce n’est pas sans souffrance qu’elle parviendra, malgré la réticence jalouse de sa mère abusive, à se marier. Il n’est plus question ici de sanctifier la maternité inattendue de Maria.
42Les excès et les perversions de ce culte de la pureté ont été dénoncés dans le second après-guerre, notamment par ceux qui n’avaient pas gardé un bon souvenir de leur éducation religieuse.
43Les méfaits de l’adoration maternelle du petit garçon et du mignotage ont été, à la lumière de la vulgate psychanalytique, satiriquement illustrés par Brancati dans Il bell’Antonio (1951) qui évoque dans un premier temps l’âge béni où le garçonnet était l’objet d’une vénération d’autant plus excessive qu’il était extraordinairement beau. Le culte de l’Enfant Jésus et de la Vierge Mère surdétermine une angélisation dévirilisante qui résulte d’une tendresse trop possessive. Le curé ayant prédit que cet ange trop adorable risquait d’être damné par les femmes, cette mise en garde n’avait fait qu’aggraver son cas en incitant sa mère à le couver le plus longtemps possible, d’où ce complexe de castration qui avait entraîné son impuissance sexuelle. Le narrateur joue du paradoxe qui veut que cette société sicilienne trop maternante dévore le phallus, puis impute au garçon châtré son impuissance et brûle alors celui qu’elle avait adoré : lorsque la famille du bel Antoine découvre sa malencontreuse infirmité, cette révélation prend l’allure d’une malédiction religieuse concrétisée par l’Église qui, dans ce cas infamant, concède le divorce d’une union non consommée ! Pour le romancier, les comportements induits par le culte chrétien font de l’homme-enfant une victime.
44Dans leurs romans respectifs L’età breve et La confessione, Corrado Alvaro et Mario Soldati ont stigmatisé, le premier sur le mode élégiaque et le second par l’ironie, les risques d’une éducation catholique qui angélise le garçonnet imberbe, puis lors de la puberté diabolise le pré-adolescent en refusant de prendre en compte l’émergence de sa sexualité. A force de présenter la femme comme le vase de tous les maux, les directeurs de conscience finissent par induire des pratiques homosexuelles et le petit Clemente, interrogé par un prêtre un peu vicieux, peut en toute bonne foi se dire pur alors qu’il vient de se livrer à des attouchements avec un camarade.
45Dans Storia di Nino, Dario Bellezza est plus féroce en donnant à imaginer la pédophilie rapace des frères d’un couvent de Rome qui abusent cyniquement de l’ingénuité désarmée d’un orphelin de quinze ans. Dans la préface, Alberto Moravia, qui a apprécié cette analyse du passage de l’innocence à la corruption, souligne que dans ce récit « s’écroule le mythe enfantin du bonheur familial ». En effet, recueilli dans une confortable maison et dans un lit douillet par une femme qui affirme être sa mère, Nino ressent comme factice cette atmosphère familiale et quitte ce foyer pour se livrer à la prostitution dans les rues. C’est donc tout le culte chrétien de l’enfance qui semble ici remis en question.
46Un autre récit du même auteur prouve néanmoins qu’un écrivain italien (car ce discours vaut pour d’autres et en premier lieu pour Pasolini), si iconoclaste soit-il, ne se libère pas facilement de la culture catholique. Quand le narrateur, au lieu de s’identifier à l’enfant, s’identifie à l’adulte, comme dans « Il rimpianto » où il raconte comment il est maladivement tombé amoureux d’un garçon en qui il croit « rencontrer son paradis sur la terre », le pourfendeur de la pédophilie d’autrui se métamorphose en nostalgique de l’angélisme. La beauté de « l’Aimé » lui semble « un témoignage de la divinité» et il cherche désespérément à le revoir, en ayant le sentiment de plonger dans « une agonie qui allait durer jusqu’à la mort ». Or, dans un rêve, cet homme, persuadé que ce garçon lui a volé son âme, entretient un commerce du corps et de l’esprit avec cette épiphanie du puer angelicus ; en effet, « l’Aimé » au visage défiguré confie sur le ton du regret qu’il est mort, qu’il était déjà mort lorsque l’homme le contemplait en éprouvant la sensation de l’avoir déjà vu antérieurement :
Je te voyais affligé et je souffrais de ta souffrance, mais j’espérais que tu comprendrais que j’étais mort. Toutes les personnes belles sont mortes ; c’est pourquoi Dieu les récompense par leur beauté, mais en échange il leur ôte la vie [...]. Le jour où tu seras complètement mort et que tu erreras désespéré de par le monde, tu pourras me posséder et me raconter pourquoi ton âme te fut dérobée et pourquoi tu n’as plus eu aucune incarnation heureuse, mais uniquement le spectre de ta beauté. (SDN, 104)
47Comment se consoler de la mort de l’enfance idéale ? Cette « nostalgie de l’innocence perdue » qui habite le narrateur sera cruellement blessée lorsque ce pédophile retrouvera son idole sur un lieu de prostitution masculine :
Mon « Aimé » était là en vente, comme un dieu sur l’autel prêt au sacrifice : le corps mystique de la perdition. (SDN, 106)
48Nombre d’écrivains italiens en rupture de ban avec l’éducation cléricale (Moravia, Morante, Pasolini, Saba, etc.) ont beau dénoncer le culte, à leurs yeux mystificateur, des enfants de chœur, le nostos du puer angelicus hante encore leurs esprits ; et comme on le mesure dans l’audace provocatrice de Bellezza, leur religiosité est inscrite dans leur style jusque dans le dévergondage.
Notes de bas de page
1 Shelley, The Revolt of Islam, I, 6 ; Prometheus Unbound, IV, 219-235. Voir Jean Perrin, Les Structures de l’imaginaire shelleyen, Grenoble, PUG, 1973, p. 458.
2 Cité par Jean Château, Le Réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant, Paris, Vrin, 1946, p. 11.
3 Victor Hugo, « Lorsque l’enfant paraît », Les Feuilles d’automne (1831).
4 Id., « A Villequier », Les Contemplations.
5 Massimo D’Azeglio, I miei ricordi, Milan, Istituto editoriale, s.d., p. 156 (première édition 1867).
6 Pour Swedenborg, l’esprit de l’enfant, en accord avec l’ordre divin, est doué d’une inclination pour ce qui est bon et, à travers celle-ci, d’une connaissance intuitive de ce qui est vrai. « Après avoir été perfectionné en intelligence et en sagesse, il est accueilli au ciel et devient un ange » : George Boas, Il culto della fanciullezza, p. 41.
7 Lettre cité par C. Donini, Vita e poesia di Sergio Corazzini, Turin, Einaudi, 1949.
8 Gianna Manzini, Il cielo addosso, Milan, Mondadori, 1963.
9 Maria Montessori, Il segreto dell’infanzia, Milan, Garzanti, 1965, p. 33.
10 I promessi sposi, chap. XXXIV.
11 Guelfo Civinini, Il libro dei sogni, Milan, Mondadori, 1949.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010