3. Les vertus théologales de l’enfance
p. 69-99
Texte intégral
Around the child bend ail the three Sweet Graces: Faith, Hope, Charity.
W.S. Landor
L’esprit d’enfance dans la tradition chrétienne
1Le Nouveau Testament accorde aux enfants au cœur simple le privilège de mieux comprendre que les adultes le message divin. Dans les Évangiles, le Fils loue le Père d’avoir caché certaines choses aux sages et aux intelligents afin de ne les révéler qu’aux enfants1, car la foi est affaire de cœur plus que de raison ; et « quiconque ne recevra point le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera point ».2 Cet impératif a été interprété de manière variée, soit littéralement, soit métaphoriquement.
2Selon les historiens, au vie siècle les bénédictins du Mont-Cassin auraient cultivé cet esprit d’enfance qui ouvre la porte des deux et l’auraient divulgué en Italie.3 Lors du développement des ordres monastiques, de nombreux enfants abandonnés furent recueillis dans les couvents où, éduqués religieusement, ils contribuèrent par leur nombre au rayonnement spirituel de ces communautés.4 La règle instituée par saint Benoît prévoyait d’accueillir ces pueri oblati, ces oblats offerts à Dieu comme leur nom l’indique (et chers au conteur toscan Nicola Lisi). Au xiie siècle, on a assisté à une recrudescence de cette célébration de l’esprit d’enfance à laquelle s’est ajoutée la dévotion à l’Enfant Jésus5, ce que confirme l’histoire de l’art : l’Annonciation, la Nativité et la Madone à l’enfant concurrencent de plus en plus la Crucifixion. Le Christ comprend d’autant mieux les enfants qu’il a d’abord été le divin enfant et de plus en plus on l’adore sous cette figure.
3Ce sont les romantiques qui ont proposé l’interprétation la plus optimiste de cette invitation à devenir comme des enfants. « Rien n’est plus près de mon cœur qu’eux », soutient le jeune Werther :
Dans un petit être je vois les germes de toutes les vertus, de toutes les énergies dont ils auront tant besoin un jour ; quand j’aperçois dans leur entêtement une future constance et fermeté de caractère, dans leur espièglerie la bonne humeur et la légèreté qui leur seront nécessaires pour survoler les dangers de ce monde et tout cela si sain et si intact ! – toujours je me répète les paroles d’or de notre grand maître de la sagesse humaine : « Si vous ne devenez pas comme l’un de ces petits... »6
4Le sensible Werther prête à l’enfance bien des vertus !
5Chez Manzoni, qui est longtemps resté un modèle pour les romanciers italiens, les enfants sont naturellement porteurs d’espoir. Lorsque dans I promessi sposi la menace de don Rodrigo fait obstacle à l’union des deux fiancés, ils sauvegardent ceux qui s’aiment : Renzo, qui vient d’apprendre l’odieux chantage et se rend chez Lucia pour en savoir plus, est accueilli par une fanciulletta dont les cris joyeux contrastent avec les tristes craintes du jeune homme, témoignant ainsi de la permanence de la foi et de l’espérance dans le bonheur des humbles. C’est cette petite Bettina qui est secrètement chargée de transmettre des messages à Lucia. De même, Menico, garçonnet d’une douzaine d’années, est l’envoyé d’Agnese auprès de Fra Cristoforo. Lorsque les pauvres sont persécutés par les puissants, l’enfant apparaît comme le messager porteur de bonne parole, presque de colombe, d’Esprit Saint.
6Saitta estime que la pensée catholique du début de notre siècle tourne le dos au pessimisme augustinien et tend à présenter l’enfant comme un modèle de vie à l’adulte :
L’enfant, dont Dieu confie la garde aux anges, est le modèle auquel l’homme doit tendre de toutes ses forces. L’amour que le Christ manifeste pour cette jeune pousse divine qu’est l’enfant a une signification importante : c’est l’amour pour la nature bonne qui se trouve en complète opposition à la nature pécheresse.7
7Il y a en lui une part de naïve bonté qui peut remettre un adulte dans le droit chemin.
8Ainsi un Caïn potentiel est-il parfois sauvé de la damnation par l’innocence désarmante d’un enfant qui le retient d’accomplir le meurtre fatal. C’est le cas dans « Il bambino », court récit de Bilenchi, où un mari traque une femme infidèle, un couteau à la main. Comme il a ralenti sa course, haletant, il est dépassé par un petit paysan qui, s’étant attardé à dénicher des oiseaux, regagne à toute allure l’école. Un dialogue insolite s’engage au pas de course : l’enfant déconcerte l’homme en lui demandant innocemment qui il veut tuer avec ce couteau. L’ingénuité du questionneur fait miraculeusement retomber la pulsion homicide. La rancœur de l’assassin potentiel est déroutée dans la mesure où, loin de remettre en cause sa motivation, on l’interroge seulement sur son but, ce qui suspend le passage à l’acte.
9Une nouvelle de Cicognani intitulée « Barucca » marque toutefois les limites de la faculté rédemptrice de l’enfant : une brute épaisse, lutteur de son métier qui a déjà tué un adversaire lors d’un combat, se révèle cœur tendre face à son nouveau-né ; après le décès de la mère, il se consacrera tendrement à sa progéniture, mais sa métamorphose ne durera que le temps de l’enfance. Le jour où cet homme violent découvrira que Nino, désormais grand, dérobe son argent comme le faisait jadis l’épouse défunte, il frappera trop fort celui qui avait eu, de surcroît, le tort de séduire une mineure, et son coup sera mortel.
Les cœurs purs de Marino Moretti
10Chez les auteurs ouvertement catholiques, l’esprit d’enfance est célébré, mais prêté moins aux enfants eux-mêmes qu’à ceux qui leur ressemblent. Dans I puri di cuore (1923), le crépusculaire Marino Moretti chante les louanges des « cœurs purs », de ceux qui sont restés fidèles aux valeurs évangéliques de l’enfance et sont persécutés sur terre comme Jésus. Le salut leur est promis : « Bienheureux ceux dont le cœur est pur car ils verront Dieu » (PC, 348-349). Dans La voce di Dio, une servante au grand cœur sert de conscience morale à sa jeune patronne revenue dans sa maison natale après quinze années d’éloignement. Dans sa sainte simplicité, cette vox ancillae, version féminisée de la vox populi qui reconnaît d’instinct le bien du mal, est « la voix de Dieu ». Elle incarne ce que, dans Le Mystère des Saints Innocents, Péguy8 définissait comme la béatitude de ceux qui ont préservé l’esprit d’enfance, une disposition d’esprit qu’il ne faut pas confondre avec la prétendue innocence du premier enfant venu dont cette sage vieille femme se méfie :
Mais d’ailleurs de quels innocents s’agissait-il ? Les enfants ? Eux aussi blasphémaient. Ceux qui étaient encore dans les langes, les enfants nouveau-nés ? Ils n’avaient pas encore reçu le saint sacrement. (VD, 30)
11Les bambins n’échappent pas au péché originel et, à peine sont-ils baptisés, ces chenapans deviennent de vrais petits diables. Il faut les catéchiser et développer en eux la piété eucharistique. La pieuse femme qui a la nostalgie de la vieille Romagne pontificale et cléricale du siècle dernier souhaite même anticiper le temps de leur première communion, de peur de les voir déserter le giron de l’Église. D’ailleurs en 1910 une bulle pontificale ne demandait-elle pas l’abaissement de douze à huit ans de l’âge requis, ce qui aboutit en fait à un redoublement du rite de passage : une première communion, privée pour les petits, à la fin de l’infanzia, et une communion solennelle au seuil de l’adolescence.
12Si le narrateur ne nourrit pas non plus une grande confiance dans la nature humaine soumise dès le plus jeune âge à la tentation du péché, il n’en cultive pas moins une certaine enfance idéalement repensée. Non seulement Cristina, dont le nom de baptême suggère la rédemption, s’émerveille en retrouvant après une longue infidélité « un monde nouveau qui était un monde ancien, qui était une enfance oubliée, avec un parfum de son enfance encore persistant » (VD, 26) – ce qui n’est encore qu’une extase profane du souvenir –, mais, ayant retrouvé sa sérénité spirituelle grâce à la vieille servante, loin de vouloir jouer à la patronne, elle se sent redevenir serviable comme au bon vieux temps où, gamine, elle était heureuse d’aider Menghinina dans ses humbles tâches ménagères. Cristina reprend l’habitude de se signer en passant près du bénitier qui se trouve encore dans la chambre de sa défunte mère :
Ce petit ange en céramique et aux ailes déployées qui soutenait le petit pilier en forme de valve lui souriait du haut du mur comme un jouet sourit à une fillette. Un sentiment d’état d’enfance et de mystère tremblait dans sa chambre en ces après-midi d’hiver ; il lui semblait être une fillette qui vient de faire sa première communion. (VD, 131)
13La foi est donc retrouvée avec l’enfance, une enfance protégée par un ange gardien, dans une reviviscence de la piété filiale.
14Les êtres tels que les peint Moretti sont plus complexes qu’il n’y paraît d’abord ; Cristina reste une pécheresse puisqu’elle continue d’être infidèle à son mari ; néanmoins, elle se rachètera en sacrifiant sa vie pour l’enfant qu’elle a eu de son amant. Repenser l’enfance, c’est donc déjà se repentir, d’autant plus que le fils de la pécheresse est exigence de sacrifice et de rédemption. Quant aux trois personnages de cette histoire, ils me paraissent illustrer assez bien les trois vertus que Charles Péguy prête à l’enfance : la science divine se manifeste par la voix de Menghinina ; la sainte innocence est retrouvée par Cristina dans la maison maternelle ; quant à l’espérance, elle est incarnée par l’enfant rédempteur.
La fidélité à l’esprit d’enfance
15Chez un catholique aussi mystique que Nicola Lisi, on pouvait s’attendre à une apologie de l’esprit d’enfance tel qu’il se manifeste chez les religieux, d’autant plus que son Diario di un parroco di campagna (1942) semble une réplique du Journal d’un curé de campagne (1936) de Bernanos. A vrai dire, le prêtre narrateur, loin d’être tourmenté comme le curé d’Ambricourt, mène une vie quiète de franciscain amoureux de la nature. S’il a gardé la faculté (prêtée aux enfants) de s’émerveiller des choses simples, il ne voue pas aux gamins de sa paroisse une tendresse particulière, si ce n’est peut-être un jour, lors du baptême de jumeaux, pour l’un des deux (son choix entre deux semblables ne pourrait être plus arbitraire) qu’il imagine comme un possible successeur : « La tête du bambin, posée sur l’oreiller, révélait la forme complète de l’homme, tout en conservant intacte son expression d’innocence » (DP, 161). Cet éducateur ne s’intéresse qu’à cette figure d’homme potentiel en qui il scrute un possible élu. A ses élèves du catéchisme aux airs de sainte nitouche, il préfère les animaux : le garçonnet qui l’accompagne chez les malades s’en prend à un hibou qui l’a effrayé en lançant une grosse pierre dans son nid, tandis que le prêtre, pour écarter l’oiseau de nuit venu hululer dans le clocher, se contente d’un léger carillon : 1’homo religiosus a la grâce alors que l’enfant n’est que lourdeur. Dans d’autres récits, l’enfant se confirme irréfléchi, cruel et même pervers : dans Paese dell’anima, il persécute sadiquement des animaux ; dans « Gustavo » (L’arca dei semplici), farouche et jaloux du bonheur des autres, il tranche avec une faux la tête d’un cygne. Cet adversaire de créatures innocentes, images de sagesse comme le hibou ou de pureté comme le cygne, apparaît plutôt comme satanique. Le conteur toscan se rattache donc à la tradition augustinienne du péché originel qui se niche déjà dans un cœur d’enfant.
16L’enfant qu’on idéalise peut décevoir sans pour autant cesser de nourrir un rêve de pureté. Dans « Luisina » (Il museo delle figure viventi) de Cicognani, un jeune homme contemple d’une fenêtre de son misérable bureau une délicate fillette aux yeux bleus qui apporte un rayon de joie à ses mornes journées. Les années passent et, lorsque l’adolescente lui adresse de tendres sourires, son amoureux se garde bien d’y répondre, de peur de profaner l’idylle. Il l’apercevra de temps à autre, au fil de l’existence, jeune femme au bras d’un homme âgé, puis actrice de théâtre physiquement et moralement déchue, jusqu’au jour miraculeux où cet homme-regard demeuré fidèle à son idole reverra sur scène la fillette telle qu’elle était autrefois, ignorant qu’il s’agit de la fille de celle qu’il n’a pas cessé d’aimer. Ce n’est qu’en refusant la temporalité et en niant la sexualité que ce don Quichotte du cœur peut ainsi sauvegarder la pureté inspirée par l’âge tendre.
17Palazzeschi a peint avec un humour affectueux cette inclination de certains adultes pour la pureté angélique, penchant qui dissimule une peur de l’autre sexe et de la vieillesse chez le protagoniste de I fratelli Cuccoli, dont le nom – Celestino – rappelle la naïveté idéaliste : « Quinquagénaire, il conservait le parfum de l’enfance ; mais plutôt qu’enfantin, on devrait dire angélique : un ange que le temps avait patiné et usé » (p. 12). La frénésie avec laquelle ce célibataire adopte de jeunes garçons montre toutefois que celui qui veut à tout prix préserver la sancta semplicitas des enfants doit se garder de la pédophilie.
18Dans tous ces exemples, on voit bien que l’esprit d’enfance n’est pas attribué aux garçons tels qu’ils sont, mais à l’idée qu’un prêtre, un rêveur ou un pédophile se font d’une enfance idéalisée, métaphore de bonté, de naïveté et, nous allons le voir, de simplicité et d’humilité.
L’infans : bienheureux les pauvres en esprit
19« Bienheureux les pauvres en esprit, le royaume des deux leur appartient, car ils ont le cœur simple des enfants. » Cette prédiction peut être déclinée sur le mode dramatique avec Silone ou sur le mode plus léger du folklore. Le Napolitain Giuseppe Marotta représente le simple d’esprit avec la bonhomie familière de son peuple. Dans Le apparizioni, le narrateur parcourt à nouveau les quartiers de cette « ville de la mémoire » où il a grandi et il est heureux de retrouver l’intrépide garçon des rues qui jadis l’avait pris sous sa protection, lui l’orphelin de père. Or l’ex-scugnizzo, si habile à faire tourner les toupies, est, comme on dit si bien, un demeuré : il est resté enfant, il fabrique encore des cerfs-volants, mais sa mémoire s’est réfugiée aux bouts de ses doigts car il ne répond pas aux questions que son ami lui adresse et ne se souvient plus de rien. Passé le moment de déception de ne pas pouvoir évoquer leur fabuleuse amitié, le narrateur, convaincu d’être trop lucide pour être heureux, déclare envier ce Luigino Casciello qui a perdu la tête, ce qui lui aurait « rendu l’innocence ». Cette version populiste et misérabiliste du pauper spiritu n’est pas très exaltante. Faut-il vraiment envier cet infans qui ne promet ni progrès ni rachat ? A Naples, on se résigne parfois à bon compte.
20Tout autre est l’esprit d’enfance qui anime les héros de Silone, des adultes certes, tels que Pietro Spina, Rocco de Donatis ou Andrea Cipriani, qui sont solidaires de ceux qui portent leur croix (Cristina, Infante, Lazzaro le « saint cafone », Luca le bagnard) : ils sont restés fidèles à l’enseignement évangélique qui a constitué l’horizon idéal de leurs vertes années.
21Pietro Spina a connu la grâce du « grain sous la neige » en rencontrant Infante, sourd-muet qui symbolise la condition extrême du cafone non encore rédimé parce qu’il ne peut ni recevoir la bonne parole ni la transmettre. Dans Vino e pane, Pietro ne s’était pas aperçu qu’il faisait l’éloge de la révolution russe à un sourd-muet : la difficulté est de trouver un langage concret, « cryptai », susceptible d’être compris par les gens simples qui n’entendent rien aux théories marxistes. Communiquer avec Infante impose un retour à l’infantia ; Pietro lui apprend à s’exprimer par des gestes et par des rapprochements de racines des mots : cum + pania ; Pietro / pietra ; Simone / simonie. Il s’agit de déjouer l’imposture de la rhétorique qui véhicule la norme sociale afin de retrouver une parole plus vraie, à l’origine de la nomination. Lorsque notre pédagogue découvre avec ravissement que les phrases sont plus belles, presque magiques, conjuguées à l’infinitif, il met à l’écart le temps verbal pour se retrouver dans l’atemporalité d’une infra-histoire ouverte à toutes les potentialités.
22Le statut symbolique d’infante est plurivoque. Étant l’humilité même, ce pauper spiritu est d’essence christique, puisque Dieu, dans son infinie bonté, a été assez humble pour s’incarner en infans. Et il n’est pas étonnant que les deux paysannes, dont il est venu sans dire mot sarcler le champ de maïs, l’aient pris pour le Seigneur. En vérité, c’est l’humanité dans les limbes de l’enfance, avant la rédemption. Il me sans avoir conscience du mal et Pietro Spina se sacrifie à sa place pour répondre du meurtre du père, de l’atteinte à la loi. Infante meurtrier ou Mouchette suicidaire seront-ils malgré tout sauvés par la grâce de l’esprit d’enfance ? Silone comme Bernanos nous questionnent à ce sujet et cette question est une torture.
La vocation religieuse, sauvegarde de la foi de l’enfance
23C’est au cours de la fanciullezza, entre six et douze ans, que la quasi-totalité des Italiens ont reçu un enseignement religieux catholique. Les Pères de l’Église ont justement choisi cet âge parce qu’ils l’ont jugé particulièrement réceptif aux questions métaphysiques. Dans les souvenirs des écrivains, l’enfance est fréquemment repensée comme une époque bénie grâce à la foi transmise au catéchisme. Pour Moretti, hors de l’enfance pieuse, point de salut. Il écrit à un ami de jeunesse entré dans les ordres, à propos de leur passé commun : « C’est alors que nous avons vécu en paix sans le savoir car nous étions enfants. Enfants dans notre cœur, enfants dans notre foi ».9 Rien n’égalerait la foi sereine de cet âge-là. Y compris, voire surtout, chez ceux ou celles qui ont perdu la foi au terme de l’enfance. Une étude d’historiens conduite dans le domaine français confirme ce que racontent des écrivains italiens, notamment femmes, à savoir que ce que l’on avait coutume de désigner comme « le plus beau jour de la vie », la communion solennelle, était fréquemment vécu comme une fin, un adieu à la pureté de l’enfance et non comme le commencement d’une vie chrétienne, sauf à choisir la prêtrise ou le couvent.10
24Dans l’œuvre d’Anna Banti, sentiment de l’enfance et sentiment religieux vont de pair, au point que grandir signifie trahir. Dans « Il passo di Eva », titre qui renvoie précisément à l’heure fatidique du péché et de la chute, c’est le rite de la première communion qui apparaît comme le grand tournant d’une existence jusqu’alors innocente : à la liesse de cette fête se mêle une forte appréhension qui n’est pas seulement la crainte de devoir avaler l’hostie, mais le pressentiment du sacrilège. La fillette devine, sinon qu’elle ne va pas tenir ses promesses, du moins que la vie va trahir son idéal : son mariage profane qui se révélera catastrophique ne sera pas à la hauteur de ses noces mystiques avec le Seigneur.
25D’où ces personnes qui se réfugient dans une vocation monastique qui apparaît comme la seule fidélité à la candeur de leurs premières années, parce que, selon Eugen Drewermann11, elles auraient vécu leur enfance dans un état d’insécurité ontologique. Selon le théologien et psychothérapeute allemand, devant le spectacle d’une mère sacrifiée à son mari, l’enfant, et notamment la fillette qui se sent de trop dans une famille en crise, serait porté(e) à faire le sacrifice de sa vie en l’offrant à la communauté ecclésiale vécue comme tutelle maternelle compensatoire de la mère bafouée. C’est en tout cas un thème récurrent dans les récits d’Anna Banti. Dans Le monache cantano, le souvenir de l’enfance donne aux jeunes filles d’un collège religieux le sentiment douloureux qu’il ne faut rien attendre de bon d’une existence qui ne saurait satisfaire leur aspiration à une impossible innocence. Elles ne sont radieuses que lorsqu’elles ferment les yeux en appuyant leurs doigts sur les paupières pour se plonger dans « une immense nuit aux étoiles violettes ».
26Les jeunes pensionnaires de Nessuno torna indietro connaissent également ces moments d’extase mystique, mais Alba De Cèspedes a un regard plus critique car les religieuses, y compris les meilleures d’entre elles, semblent plus attachées aux internes et, en fin de compte, à l’enfance, qu’au service de Dieu. Lorsque sœur Lorenza est devenue la mère supérieure du collège, elle a vivement regretté de ne plus pouvoir converser familièrement avec les élèves et, frustrée de cette stimulante compagnie, elle a été saisie par le nostos romantique du pays de son enfance et de la liberté perdue :
En songeant au petit village ligure où elle était née, elle éprouvait un vif désir de courir nu-pieds sur la plage, de cueillir de beaux coquillages irisés, de nager avec le soleil en plein visage. (NTI, 211)
27Si, en pleine nature, il arrive à l’enfant romantique innocent d’être surpris par le sentiment chrétien d’être chassé du paradis, à l’inverse cette mère supérieure, qui ne reconnaît même plus en Silvia (qu’elle prend pour une petite nouvelle) celle qui trois ans plus tôt était son élève préférée, se met à rêver de robinsonnades, car l’administration de l’établissement religieux lui a fait perdre toute complicité avec les filles.
28Leur religion est d’abord un culte de l’enfance prolongé par une mystique de la nature, révélatrice d’une nostalgie d’une unité primitive perdue. La jeune héroïne de Dalla parte di lei, du même auteur, ne confie-t-elle pas avoir choisi un fiancé qui ne semble pas avoir un sexe différent du sien ; c’est un frère et la chaste intimité qui les unit « prenait racine dans les premiers jours de l’enfance : c’était un sentiment religieux, mystique » (PL, 295).
La foi de l’enfance est-elle authentiquement chrétienne ?
29Si l’enseignement évangélique s’adresse en premier heu aux enfants, leur foi peut vaciller aussi soudainement qu’ils s’étaient enthousiasmés, notamment lors de la crise adolescente. C’est pourquoi les catholiques les plus engagés et les plus réfléchis n’accordent pas trop de prix aux élans du jeune âge. La foi de l’enfance est souvent célébrée par des non-croyants qui regrettent le temps des belles illusions, ce qui prouve que ce culte n’est pas tant une idéologie qu’une mythologie.
30Un avatar crépusculaire de la foi naïve de l’enfance confrontée à la souffrance et à la mort se retrouve dans les souvenirs d’enfance et de collège du Florentin Piero Nesti. Giancarlo dans « Il peccato » souffre de l’atmosphère étouffante de son école et rêve de s’évader au paradis comme le jour où à l’église, profitant du recueillement de la prière, il s’est aventuré dans la sacristie, attiré par ce qu’il croit être un chœur d’anges :
Il avançait plein de confiance et d’espérance. Il traversait le royaume des morts avant de parvenir à celui des cieux ; au tournant, il allait certainement admirer la scène radieuse des chérubins et des enfants aux cheveux d’or et aux ailes blanches, les longues robes en soie rose et bleue, autour du trône des saints et des bienheureux. (ME, 7)
31C’est l’iconographie la plus naïve qui nourrit sa foi consolatrice en un autre monde et le narrateur nous fait partager le « transport » et le désenchantement de celui qui ne rencontre qu’un cercle de petits chanteurs. Son espérance a été trahie. Il mourra de maladie sous les yeux tardivement contrits de ses camarades de classe dont il avait été le souffre-douleur.
32Si le jeune Papini s’était volontiers donné des allures d’iconoclaste anticlérical, en soutenant dans Un uomo finito qu’il avait été un enfant malheureux, sur le tard la résurgence d’une certaine humilité chrétienne l’a amené à de meilleurs sentiments exprimés dans des écrits posthumes : dans « La tentazione di una domenica d’estate », un jeune ennemi de la soutane s’émeut inopinément en écoutant les orgues et le chœur d’une église, et il retrouve momentanément, à défaut de la foi, du moins la paix et la sérénité : « Mon cœur réticent se sentait malgré lui rappelé à une enfance oubliée, à un possible paradis » (SC, 265).
33Catholique convaincu, Del Bo a effectué le cheminement inverse : il nous fait comprendre dans « Il miracolo » (Le mattine del mese di maggio) qu’il ne croit plus au miracle, comme du temps de son enfance où il invoquait la grâce des anges et des saints en s’imaginant être un élu de Dieu. Sa foi d’adulte, faite d’humilité et de connaissance de la douleur, ne ressemble en rien à la foi naïve et béate de ses jeunes années qu’il tend à démythifier.
34Marotta croit au contraire, ou feint de croire aux miracles : l’auteur de San Gennaro non dice mai no et de A Milano non fa freddo prétend, non sans un certain cynisme, que le Napolitain adulte peut encore bénéficier (assez matériellement) de la foi de l’enfance avec ses superstitions rituelles tenaces et un incurable optimisme garanti par le sang de san Gennaro qu’on peut interpréter comme un avatar du Saint-Graal. Quand on a grandi au beau milieu de cette cour des miracles du Pallonnetto ou des Fontanelle, même si l’on est parti vivre sa vie à Milan, on reste napolitain à vie et l’on persiste à croire que san Gennaro ne vous refusera pas un ultime recours :
J’ai toujours prié en dialecte, dans mon dialecte. Je considère que le Seigneur est inséparable de mon enfance et de mes parents et de ma maison ; je crois que Dieu est napolitain comme moi et que, pour cette raison, il m’aide et me comprend. (MFF, 6 5)
35Certes, il convient de faire ici la part de l’humour, mais il n’en reste pas moins qu’après un quart de siècle de résidence à Milan, Marotta ne manquait jamais, lorsqu’il sortait, de porter, disséminées dans ses vêtements, les images de saints que sa mère lui avait confiées comme viatique. Il y a en effet dans la foi de ces Napolitains un mélange de naïveté et de malice, de candeur et d’opportunisme qui remonte à leur enfance à la fois débrouillarde et protégée par l’indulgentia plenaria des mères du quartier : il sera beaucoup pardonné au scugnizzo parce qu’il a beaucoup péché, si bien qu’adulte, il continuera de croire en son étoile. Un janséniste trouvera sans doute cette persistante foi de l’enfance presque païenne et d’une fausse candeur.
36Enrico Falqui avait éreinté en son temps « l’angélisme ultra-dé-cadent » de la jeune Anna Maria Ortese qui, elle aussi, mais sans superstition, nous montrait comment l’on pouvait avoir foi en son étoile. Dans « Il signor Liù », la narratrice se souvient avoir été réconfortée durant l’une de ses maladies infantiles par les visites d’un homme plein de bonté qui se métamorphosa en ange gardien lorsque sa grand-mère lui expliqua que cet ami de la famille s’était envolé au ciel :
Des ailes ont poussé sur lui. Il avait déjà quelques plumes hier soir... Je ne te l’ai pas dit pour ne pas te faire peur. (IS, 85)
37La petite enfance, c’est la béatitude de cette foi naïve. Mais, à la différence d’un crépusculaire comme Fausto Maria Martini qui se contente de la célébrer et de Marotta qui feint de la partager encore, Ortese se demande ce qui subsiste de cette foi contre toute raison dans l’esprit de l’adulte :
Les années ont passé, ma grand-mère a disparu, même le jardin a disparu, même ce beau ciel intact et lumineux qui resplendissait alors sur mon front, et Liù n’est plus revenu. Dans quelle île s’est-il arrêté ? Dans quelles forêts ? Où vit-il tranquillement en s’occupant des fleurs ?
38Cet être mythique, qui a conjuré le sort de la fillette terrassée par une grave maladie, habite encore en elle puisqu’il arrive que le cœur de la narratrice se mette à battre comme si elle entendait les pas de cet ange gardien en train de s’approcher de son lit. La mythologie profondément vécue par cet âge religieux ou théologique (comme Vico définissait l’enfance) sert de nouvelle métaphysique pour euphémiser notre crainte de la mort.
La foi de l’enfance ébranlée au seuil de la mort
39Tous les enfants ne sont pas protégés par un ange gardien et la mort de l’innocent(e) met à nu le « beau mensonge » et la « pieuse ruse » dont parle Valéry. « Gli Ombra » d’Anna Maria Ortese décrit l’atroce agonie d’une fillette dont la maladie déforme le corps. Aux illusions entretenues par son entourage familial qui tente en vain de se consoler et de la réconforter (« elle voit des anges », dit sa tante ; « elle voit Dieu », murmure son père), la mourante a une réplique insupportable : « “Je ne vois rien, papa”, dit-elle tout à coup d’une voix tranquille et comme brisée. “Vous me dites des mensonges”» (IS, 2II). Les mots d’enfant parfois les dépassent : ceux-ci interdisent qu’on angélise l’innocent ; ils expriment une révolte et un désespoir irrémédiables.
40Si dans « Il signor Liù » les parents pouvaient encore faire croire à la fillette que celui qui l’avait assistée dans sa maladie avait regagné le ciel (comme s’il avait payé pour elle), il est plus difficile, lorsque l’enfant est condamné, de croire au miracle. Ici le petit martyr détruit cette mythologie que l’on voudrait construire pour le sauver et refuser cette injustice suprême. Car il ne faut pas sous-évaluer les facultés de compréhension du jeune âge. Anna Maria Ortese a raconté par ailleurs qu’à l’âge de sept ans, elle a failli mourir d’une congestion pulmonaire ; ses parents l’avaient cru perdue et avaient eu l’imprudence redoutable de parler d’elle comme d’une condamnée, ce que la petite malade avait parfaitement saisi à leur insu.12 Mis bout à bout, ses récits et sa confession nous disent que, face à la mort de l’innocent, on est pris dans un atroce dilemme : on ne peut ni dire la vérité matérielle, ni raconter des histoires auxquelles le souffrant ne peut plus croire. La fonction du mythe est de résoudre cette contradiction, en représentant la mort de l’enfant comme inacceptable, d’autant plus que, pour la petite Anna Maria, un miracle a eu lieu, prouvant qu’on peut toujours espérer.
41Cette contradiction se retrouve dans les récits de Maria Chiappelli où la narratrice se sent moins noble que ses enfants, et notamment du plus chétif d’entre eux qui s’est épris d’une petite boiteuse : comme Max a senti une réticence de sa mère envers l’infirme, par solidarité il s’est donné un coup de canif dans le genou (« Un amore »). Ce fils, qui est qualifié incidemment de « Jésus enfant » (MR, 92), souffre terriblement lorsqu’il devine que la famille est en train de manger les jeunes oies, lui qui s’était pris d’affection pour un oison handicapé auquel il s’était identifié (« L’oca minore »), La mère comprend cette hypersensibilité et veille particulièrement sur lui, mais la mort sournoise la prend à contre-pied en fauchant le plus joyeux et le plus robuste de ses trois enfants. Lors de cette terrible épreuve, elle a fait face ; la narratrice assure même avoir connu une sorte de bonheur pour avoir véritablement cru en ces heures cruciales au paradis qu’elle avait promis à son fils mourant. Sept années fatidiques se sont écoulées et ce sentiment n’est plus de saison. La mère se sent coupable de s’être trop consacrée au fils chétif et d’avoir négligé l’enfant qui semblait à l’abri du mal, culpabilité d’autant plus forte que sa foi a été ébranlée après coup et qu’elle ressent le mauvais tour du destin comme une injustice de Dieu. Ces deux instances du travail du deuil se comprennent comme une double exigence contradictoire : le refus d’admettre l’irréversible qui appelle la foi en la survie ; et le refus, si Dieu existe, de le concevoir aussi injuste. Cette mère qui habite la maison d’un nommé Abraham a été tentée par le suicide. Sauf à être sainte, comment peut-on accepter la mort de son enfant ? Les auteurs de culture juive sont plus que les autres taraudés par cette question. Le drame « plus qu’autobiographique » de Maria Chiappelli développe implicitement l’épreuve du sacrifice d’Isaac : la voix de Dieu peut-elle vraiment requérir l’holocauste d’un fils ?
Le suicide de l’enfant, négation de la foi, met en question la bonté de Dieu
42Quand, sur les ruines de Berlin qui résument le désastre de la folie hitlérienne, Rossellini filme dans Germania anno zero le suicide d’un enfant, il représente ainsi la quintessence du désespoir de la conscience européenne. Maints romans de cette période mettent en scène des mineurs livrés à eux-mêmes dans des villes bombardées et affamées, poussés à la délinquance pour survivre et la cruauté des temps veut que ce soit le plus « innocent », le plus enfant de la bande qui finisse par craquer : d’où les suicides de Daniele dans Il cielo è rosso (1947) de Giuseppe Berto, de Pascalotto dans Speranzella (1949) de Bernari, de la fille tourmentée par les garçons dans I ragazzi di Milano (1956) de Mario Schettini.
43Par temps de guerre, Daniele ne retrouve pas ce Dieu infiniment bon dont on lui avait parlé au collège. Le prêtre, qui tente de le dissuader de s’approcher des décombres de sa maison où il ne pourrait que découvrir les cadavres de ses parents, n’est pas convaincant. Car ce garçon de seize ans, bien que non préparé à endurer de telles épreuves par une éducation calfeutrée, veut regarder la mort en face. Les paroles de l’ecclésiastique, qui l’encourage à vivre dans l’espérance du Seigneur après avoir insinué presque lâchement qu’un miracle pourrait avoir sauvé les parents, sonnent faux au milieu des morts qui jonchent la place. Alors que, dans des circonstances analogues, Silone, âgé de quinze ans, a rencontré avec don Orione la foi, l’espérance et la charité, ce prêtre embarrassé ne parvient pas à convaincre Daniele de conserver l’espérance de l’enfance.
44Giuseppe Berto a avoué qu’il manquait d’humilité pour trouver Dieu et que sa religion s’arrêtait « au tragique et mystérieux cri de Jésus sur la croix : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” ».13 Si, par son suicide, Daniele dénie la foi et l’espérance, par contre il incarne au plus haut point la charité : avant de se laisser glisser sous un train, il se déshabille afin que ses vêtements, denrée rare en cet après-guerre, puissent servir à ses compagnons : « Voici qu’il sentait un grand froid car il s’était mis nu par amour des autres hommes. Comme Jésus... » (CR, 401). Le suicide de l’innocent est donc audacieusement assimilé au sacrifice du Christ. D’ailleurs la citation de l’Évangile de Matthieu mise en exergue au roman rappelle l’admonestation de Jésus aux pharisiens, juste avant sa Passion, alors que ceux-ci lui demandaient un signe du ciel : « Une génération méchante et adultère demande un miracle ».14 Daniele orphelin n’a demandé aucun miracle au prêtre qui le lui faisait vaguement espérer. Dans un monde où la bonté divine ne se manifeste plus et où triomphe l’homo homini lupus, cet enfant nous est présenté comme un témoin du Christ par quelqu’un qui ne croit plus au salut ni à l’angélisme, mais pour qui l’enfant incarne toujours cette vertu de charité de l’ethos chrétien.
L’enfance, âge de la foi et de la charité dans le malheur
45Pour Silone, la foi de l’enfance n’a rien à voir avec les cérémonies pharisiennes. Le jour de la première communion, qu’on lui annonçait comme le plus beau de sa vie, fut pour Faustina « une exténuante torture » parce qu’elle dut feindre une joie qu’elle n’éprouvait pas, comme elle dut d’ailleurs faire semblant d’être heureuse le reste de son existence. Les filles de la Marsica sont vouées au malheur et Carmela, la jeune fille farouche qui héberge Pietro Spina, résume bien ce désespoir de la condition paysanne qui frappe dès le plus jeune âge, surtout les filles :
Dès les premières années – lui a dit Carmela – on apprend que la vie enfantine aussi bien que la vie adulte est douloureuse, et il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et il n’y a rien à espérer ni en restant longtemps fillette, ni en grandissant vite. (SN, 383)
46Ni âge heureux à préserver, ni promesse de bonheur, mais besoin de justice.
47Les enfants osent soutenir ouvertement les causes qui leur semblent justes. Dans I promessi sposi, quand Lucia persécutée trouve refuge chez le tailleur du village, les enfants, « due bambinette e un fanciullo », interrompent les adultes car ils ont leur mot à dire sur le sermon du cardinal : le narrateur les utilise en contrepoint des propos plus prudents des parents, comme le présage de la victoire future du bien sur le mal, car ils incarnent la confiance en Dieu. Silone, souvent manzonien jusque dans les procédés du récit, s’en est souvenu avec le personnage de Toni dans Il segreto di Luca.
48L’enfant est parfois amené à s’opposer à la morale formelle des clercs au nom de cette morale plus vivante dont parlait Bergson ou plus simplement en suivant le mouvement de son cœur. Au prêtre qui, au catéchisme, affirmait qu’il ne faut jamais mentir, même au diable qui poursuivrait un enfant, le petit Ignazio Silone, choqué par cet impératif catégorique d’inspiration kantienne qui ignore superbement les circonstances, répliqua avec impertinence mais non sans pertinence : « Que feriez-vous si à la place de l’enfant, c’était un prêtre ? » Il avait eu le sentiment que le sujet enfant était traité comme quantité négligeable et il estimait déjà devoir agir selon l’intime conviction d’un cas de conscience concret et d’une morale du prochain.
49Ce qui inspire cet enfant donné en exemple, ce n’est pas une idée abstraite de la vérité ou de la justice, surtout lorsque celle-ci ne fait que défendre le droit de propriété, mais un sentiment de solidarité avec le prochain : celui dont la vie est en danger ou celui qui souffre comme on le voit dans « Visita al carcere ». Lorsqu’il a appris qu’un vagabond de sa connaissance avait été emprisonné pour vol, l’enfant lui rendit visite pour lui restituer en gage d’amitié un cigare reçu un jour corne un don du ciel ; et son plus grand bonheur fut d’être reconnu par le détenu. L’enfance vaut comme âge de la charité.
50Car la fidélité à la juste cause et la solidarité à l’égard des opprimés ont pour Silone leur fondement dans la foi d’une conscience enfantine instruite non par le catéchisme mais par l’exemple de ses proches : sa mère qui lui contait le merveilleux Évangile, son père qui lui a appris à se méfier de la prétendue justice de l’État, et don Orione venu secourir les victimes du tremblement de terre de la Marsica et qui a pris en charge l’orphelin de quinze ans. Les souvenirs autobiographiques contenus dans Uscita di sicurezza confirment que l’enfance est la source profonde de cet idéal de vie.
51Vino e pane nous parle de cette foi qui provient de la bonne parole de sa défunte mère : cependant que le garçonnet l’aidait dans ses travaux de tissage (souvenir autobiographique), elle lui contait, à la manière des fables, les paraboles de l’Évangile : « Quand j’y repense, je me dis que si je suis resté, plus ou moins, un chrétien, c’est peut-être grâce à ses fables » (VP, 163). Ici c’est bien Silone lui-même qui s’interroge sur l’origine de son amour du prochain, ainsi que sur l’origine de l’écriture, sur sa vocation littéraire, poétique et religieuse : sa croyance et son œuvre procèdent de cette relation (à tous les sens du terme, du lien affectif au récit), de cette parole échangée entre une bonne mère et son enfant. C’est l’auteur lui-même qui nous suggère que la mythologie chrétienne qui inspire son univers romanesque est un mythe de son enfance.
La somma sapienza du fils. L’enfant docte et la soif de justice
52Si la bonne mère communique la foi et inspire la charité, l’esprit de justice qui vient au fils implique une rupture avec l’univers familial. Dans Il seme sotto la neve, la grand-mère de Pietro Spina déplore l’engagement contestataire de son neveu en soutenant que les familles vivraient en paix si les enfants restaient humblement dans le giron familial. Au nom même de la morale chrétienne, don Severino oppose à cette idéologie de la solidarité matriarcale et de la résignation une apologie du combat pour la justice en rappelant que le Christ s’était présenté comme « venu sur terre pour diviser ceux que le sang unit, pour séparer l’homme de son père, la fille de sa mère » (SN, 113). Évoquant la douleur des mères effrayées de voir leur progéniture saisie par la folie de vouloir refaire le monde et redresser les torts, le narrateur nous rappelle que Marie ne dut certes pas être heureuse le jour où Jésus, âgé de douze ans, la quitta sans rien lui dire pour s’en aller affronter les docteurs du temple (SN, 33). Ainsi commence, aux yeux des femmes au foyer, le temps des larmes : c’est dans le droit fil de l’esprit d’enfance, qui est aussi soif de justice, que s’engage la Passion du fils.
53Dans Tibi e Tàscia de Saverio Strati, Calabrais d’humble extraction sociale, la prise en charge par l’Église de l’éducation d’un enfant pauvre mais doué a pour palimpseste celle du fils de Dieu. Au moment où Tibi entrevoit la possibilité de faire des études grâce à la famille de don Michelino, il se souvient de l’histoire de Jésus qui, à l’insu de ses parents, s’était rendu chez les docteurs et les avait captivés par ses propos ; et il se voit déjà, entouré d’hommes admiratifs, en train de dénoncer la misère du monde avec une telle force de persuasion que sa mère, au milieu d’un public ému, a le visage baigné de larmes et illuminé de joie (TET, 185). En cet instant où l’humble garçonnet entrevoit qu’il est appelé à de nobles tâches, il se prend en effet pour un nouveau fils de l’Homme. Ce n’est certes qu’une autopromotion ; néanmoins le regard du narrateur n’est pas critique mais attendri et la mère de Tibi voue véritablement un culte à ce nouveau Jésus. Lorsque sa progéniture revient du palazzo tout auréolée de l’invitation qui lui a été faite de venir écouter un concert de Bach à la radio, l’humble femme comprend que la vie de son fils vient de changer de cours : « Elle s’inclinerait pleine de révérence devant le savoir du fils comme la sainte Vierge Marie s’était inclinée devant la science de Jésus » (TET, 231). Innombrables sont les femmes du peuple de ces villages perdus, notamment dans ce Mezzogiorno où les hommes sont condamnés à l’émigration, qui, en apprenant avec un serrement de cœur que le plus doué de leur fils va partir faire des études, comprennent que leur mission de génitrice et de nourrice est terminée et s’identifient à Marie : avant Strati, Alvaro a été le poète de ces moments-là qui tracent une destinée.
54On prête aussi à l’enfant le don de voyance. Dans Le radici, autobiographie d’une enfance sarde, Maria Giacobbe se souvient qu’âgée de quatre ans, alors qu’elle jouait dans les champs auprès du factotum, elle s’exclama tout à coup en sarde (alors qu’elle parlait habituellement en italien) : « Cache-toi parce que deux hommes vont arriver ! », deux heures avant que deux gendarmes viennent arrêter cet employé pour complicité avec les bandits. Peut-être la fillette avait-elle ouï en famille des propos exprimant cette crainte ? L’auteur se contente de nous dire que l’intéressé y vit la preuve irréfutable de la voyance de l’innocent, un don que les paysans attribuent souvent aux enfants.
La passion enfantine dessine un itinéraire christique
55Chez Silone, la foi de l’enfance implique l’intransigeance. Être fidèle aux vertus d’enfance, c’est renouer avec la force révolutionnaire du christianisme primitif : dans Vino e pane, Pietro Spina de retour au pays éprouve « la même soif d’absolu, le même refus des compromis, voire la même disponibilité au sacrifice » (VP, 142).
56Il est mû par un fort sentiment enfantin de l’injustice qui nourrit cet idéal car l’enfant a été le grand témoin horrifié du crime. On sait que l’auteur a perdu ses parents lors d’un tremblement de terre qui, dans Il seme sotto la neve, prend des allures d’apocalypse et symbolise aussi l’écroulement des valeurs morales d’une société qui s’appuyait avant tout sur la famille et les liens du sang : le jeune Pietro a surpris son oncle don Bastiani en train de dépouiller sans vergogne le cadavre de la mère de l’enfant et Faustina, encore fillette, a de ses yeux vu la belle-sœur de Simone assassiner à coups de pierres son mari coincé sous les décombres. L’un et l’autre ont gardé le lourd secret de cette horrible découverte de l’abjection qui n’est rapportée que dans leur double confession d’adultes où l’indignation est fortement contenue : on comprend alors que ce nouveau Christ et cette nouvelle Madeleine ont été élus pour le salut de l’humanité parce qu’ils ont été en pleine innocence les témoins de la pire forfaiture.
57Dans Una manciata di more, l’enfant est le témoin privilégié de la Passion : Teresa, mère analphabète d’un bagnard innocent, demanda à ce garçonnet de huit ans de lui lire les lettres du condamné : l’odeur du vinaigre, que cette mater dolorosa utilisait pour ne pas s’évanouir à la lecture des missives du malheureux, est devenue pour Cipriani, en référence au vinaigre offert au Christ en croix, l’odeur même de l’innocence persécutée. Dans Il segreto di Luca, c’est un orphelin de père qui, ami des humiliés et des offensés, accueille le bagnard à son retour au pays natal et sert presque de psychopompe au revenant. Ce gamin, surnommé « Testa dura », regarde Luca au fond des yeux pour s’assurer qu’il est capable de tenir un secret avant de lui jurer amitié. Il est en somme la réincarnation de ce que fut autrefois Andrea Cipriani lorsque Teresa lui fit promettre de ne jamais rien dire à personne, même à ses parents. Andrea enfant apprit donc qu’un innocent avait été condamné sans pour autant pouvoir demander raison de ce scandale ; ainsi lui fut dévolue la fonction sacerdotale du confessionnal. L’enfant d’alors fut le dépositaire d’un lourd secret et l’enfant d’aujourd’hui sympathise d’instinct avec le galérien innocent. Silone affectionne ces histoires de faute et de rédemption, de justice bafouée que l’enfance porte dans son cœur (Andrea) ou sur ses épaules (Testa dura).
58Héros de deux romans, Pietro Spina était prédestiné par son nom de baptême (la pierre de l’église) et son nom de famille (la couronne d’épines) à être le témoin du Christ et à revivre sa Passion. C’est dans une grotte qu’il fait la connaissance d’infante. Dans Vino e pane, il revêt devant l’âne et la vache de la crèche cet habit sacerdotal qui servait déjà dans la haute Égypte aux premiers rites sacrificiels en l’honneur d’Isis, la grande mère consolatrice, et de Sérapis qui guérissait les malades et régnait sur les morts. Pour Bianchina, miraculeusement guérie par l’imposition des mains, il ne fait aucun doute que ce don Paolo (Pietro déguisé en prêtre, mais ici l’habit fait le moine) est la réincarnation du Sauveur, même si ce dernier lui montre ses mains sans stigmates pour attester de sa nature purement humaine. Une manière de dire que c’est la foi qui sauve.
Le rédempteur est comme un enfant
59En Italie où le Christ en croix est omniprésent, tout corps martyr rappelle celui du rédempteur que l’imaginaire tend à ramener à la condition enfantine. Dans Il seme sotto la neve, en contemplant le corps émacié et couvert de bleus et d’ecchymoses de son petit-fils adulte, donna Maria Vincenza revoit les fresques d’enfants martyrs des premiers temps du christianisme dans l’église de sa paroisse (SN, 44). Elle qui n’approuve pas la révolte est surprise par la « docilité filiale » de ce lutteur contestataire, par son « étonnement enfantin » (SN, 45), par sa faculté de s’émerveiller qui n’a rien d’adulte (SN, 50). Elle ne parvient pas à s’expliquer comment ce héros persécuté a pu rester tel qu’il était à l’âge de quinze ans (le jour où un tremblement de terre emporta ses parents) : « Il a encore la sensibilité, la timidité, la délicatesse et même la pudeur du temps où il était enfant » (SN, 112). Nous voilà révélé le secret de la vertu du fils rédempteur. A ces qualités, il convient d’ajouter la chasteté : contre toute apparence, à l’hôtel, rien n’a été consommé entre Faustina, la fille perdue, nouvelle Madeleine, et Pietro Spina qui échappe donc à la sexualité et à la temporalité.
60« Tu m’apparais comme un enfant », dit sa grand-mère et, comme il lui demande si l’on peut naître une seconde fois, elle acquiert la conviction qu’il est, à l’âge même du Christ, ressuscité des morts (SN, 56) ; en effet, au début du récit, tout le village croyait que Pietro Spina avait été tué : dans la grotte où il a rencontré Infante, notre héros est né à une autre vie. Ce sentiment de renaissance, ici mythifié suivant l’itinéraire christique, était déjà éprouvé par ce même Pietro Spina dans la simple version psychologique du mythème du retour au pays natal dans l’autre roman Vino e pane : « Je me suis senti comme un mort en transit dans le paysage de sa vie antérieure » disait alors le narrateur (VP, 140).
61Au côté de cette figure christique de résurrection dotée de toutes les vertus d’enfance, d’autres personnages défenseurs des persécutés sont auréolés d’enfance : dans Il seme sotto la neve, Mastro Raffaele di Goriano réunit en sa personne « un vieillard et un petit enfant, un adolescent de longue date, incorruptible » (SN, 279) et Simone souhaite être enterré dans le cercueil blanc réservé aux enfants de moins de sept ans parce qu’il considère que, faute d’avoir été initié assez tôt, il n’a pas vraiment vécu sa vie (SN, 254).
62N’oublions pas les saintes femmes de Vino e pane telles que Faustina dont la tête d’enfant était si belle et si pure qu’elle a servi de modèle à l’ange de la fresque dans la paroisse du petit Pietro qui en tomba amoureux ; à l’âge de treize ans, durant la retraite du Carême, elle a fait le vœu d’avoir à porter, sa vie durant, la couronne d’épines afin de soulager l’agonie du Christ, manifestant par là sa volonté sacrificielle de rester fidèle à cet idéal de charité en partageant la Passion du Seigneur, c’est-à-dire concrètement en liant son sort à ce « Pierre aux épines » qui, enfant, avait adoré son visage. On peut en dire autant de Cristina qui, à la fin du roman, s’offre en holocauste aux loups en portant secours à Pietro Spina. Ces jeunes filles qui crucifient leur vie ont la grâce, comme les héroïnes de Bernanos. On vérifie ainsi que Silone célèbre l’esprit d’enfance sur le palimpseste de l’Évangile.
Agneau pascal et agnus Dei
63L’enfant est souvent associé à un agneau, symbole de l’innocence sacrifiée.
64Dans « Le nonne » de Bilenchi, la mort du père de Marco âgé de six ans (l’âge où l’écrivain a perdu son père) survient juste après l’épisode où l’homme et l’enfant avaient adopté un agneau né lors de la transhumance d’hiver et que des bergers leur avaient vendu afin qu’il ne meure pas de froid dans la neige. Une année entière, l’enfant avait élevé l’agneau au biberon puis l’avait emmené jouer dans les champs au grand dam des paysans mécontents de l’herbe tendre foulée. On ne saura plus rien de son sort, le récit passant sans transition à la disparition du père qui aboutit au rejet du petit Marco à l’est d’Éden : la belle-famille chasse la mère et l’enfant de la maison en refusant de leur accorder leur part d’héritage (Dino e altri racconti). Cet agneau, humblement recueilli un jour d’hiver et qui disparaît au printemps, parcourt en raccourci (en une seule année) le chemin christique qui va de Noël à Pâques ; il symbolise l’innocence sacrifiée d’un orphelin de père qui a découvert très tôt l’esprit mesquin de son entourage familial. Le voilà contraint de passer un compromis avec les « méchants », ce qui fait dire à Bigongiari que l’enfant est présenté non comme agnus Dei mais agnus mundi.15
65Dans Le redini bianche qui retrace l’enfance istrienne de Quarantotti Gambini, Paolo s’est lié d’amitié avec une petite brebis ; dans le souvenir, on passe aussi sans transition du bonheur naïf de l’adoption à la scène déchirante de la séparation :
Liletta ! Liletta ! – l’enfant la caresse. Elle est petite, elle est toute blanche, elle est à lui. Grand-Père lui en a fait don. Et elle est tendre, douce, avec des os qui semblent presque désarticulés. Il se souvient du jour où on l’a emportée loin de lui. (RB, 58)
66Son bêlement « enfantin » qui avait incité le garçonnet à la prendre dans ses bras s’éloigne comme un écho. Il est clair que l’agneau précocement disparu fétichise la brève enfance et la béate ignorance du mal. Pour les enfants juifs, c’est la « chèvre sémite »16 chère au cœur de Saba qui symbolise l’innocente victime de l’holocauste. Dans Emesto, Ilio, garçon de quinze ans condamné à mourir prématurément, est très attaché au souvenir d’une chevrette qui était son amie d’enfance.
67Dans La Storia d’Eisa Morante, Useppe apparaît comme l’agneau de Dieu qui assume les péchés du monde. Il est le fruit des entrailles d’une pauvre juive violée par un soldat allemand. Si l’histoire de la seconde guerre mondiale y est dénoncée comme un nouveau massacre des Innocents, l’esprit évangélique donne aux événements une constante dimension religieuse qui divinise cet enfant dont nous sont contés la naissance, les miracles et la mort. Le jeune soldat aryen, errant et paumé, qui engrosse l’ingénue Ida est moins l’auteur d’un viol que l’instrument d’une Visitation, avec ses yeux bleus dont on nous dit qu’ils sont, au moment où il fait l’amour, d’une « innocence [...] contemporaine du paradis terrestre » (S, 68). Felix culpa ! Fils d’une pauvre juive et de l’Esprit Saint par le truchement d’un archange insolite, Useppe naît comme le Sauveur.
68Pour le soustraire aux persécutions antisémites, sa mère le maintient en captivité ; sa première sortie dans Rome sur les épaules de son demi-frère Nino apparaît ainsi comme un retour d’Égypte et une nouvelle entrée dans Jérusalem. Nino l’ardito qui va prendre sous sa protection ce « petit paria sans race, sous-développé, mal nourri » (S, 287) est en un sens le baptiste de ce nouveau Christ puisque c’est lui qui le baptise Useppe.
69Eisa Morante ne recourt pas exclusivement à la mythologie chrétienne puisque, dans ce dernier épisode, elle compare Useppe au jeune Bouddha sortant du jardin paternel et se heurtant à la maladie et à la mort. Toujours joyeux et confiant, il ouvre ses bras à tous, y compris à ses bourreaux potentiels, et il sait communiquer avec les animaux, notamment avec ce veau étiqueté qu’un wagon conduit à la mort. Il sera, durant sa brève vie, solidaire des parias. L’auteur prête à l’enfance cette valeur symbolique de représenter le camp des victimes dans lequel il faut toujours se ranger. David, le jeune anarchiste juif qui a piétiné sauvagement un nazi moribond, est saisi après coup de remords, car l’homme à terre avait l’air d’un enfant et il s’écrie : « Qui tue autrui tue toujours un enfant » (S, 593). La victime, même criminelle, retrouve in articulo mortis son statut d’innocence enfantine par une sorte de réactualisation de la rédemption du Christ en croix, ce qui appuie l’hypothèse selon laquelle dans l’imaginaire social, par une sorte de condensation de l’Incarnation et de la Crucifixion, c’est un Jésus encore enfant qui est le Rédempteur. Une idée que nous confirmerons dans le chapitre sur l’enfant sauveur.
70Ami d’Elsa Morante et réfugié à Rome où il tentait d’échapper aux persécutions raciales, Saba s’est justement perçu en tant que victime comme un enfant innocent :
Je suis – j’ai toujours été – un pauvre petit enfant (infiniment compréhensif) perdu dans un monde d’adultes infiniment stupides et féroces. Si stupides et féroces (d’une férocité vaine) que je me demande parfois s’ils ne sont pas plus enfants que moi.17
71A l’infantilisme de l’adulte homo homini lupus, le poète oppose le statut d’enfance de toute victime de ce monde féroce. Il est significatif que, dans cette culture judéo-chrétienne, l’enfance soit constamment promue aussi bien pour qualifier l’innocence que pour disqualifier l’irresponsabilité. Il nous semble que ce double usage paradoxal, décelable dans un même mouvement de pensée chez Umberto Poli alias Saba, élevé moins par une mère juive que par sa nourrice chrétienne, pourrait être l’héritage de ce statut ambigu du Dieu d’amour qui a eu l’humilité de prendre la forme la moins accomplie de l’humain encore infans. Lorsque Malaparte se proposa de l’aider à condition que ce demi-juif acceptât d’être baptisé, le poète triestin refusa, non par fidélité au judaïsme maternel, mais pour ne pas commettre un sacrilège : « Curzio me regarda au début comme un adulte regarderait un enfant qui ignore tout de la vie ». La candeur enfantine de Saba ne consentit point à ce marché : un adulte s’arrange, l’enfant dérange.
72Useppe, l’Innocent dostoïevskien frappé par le haut mal, a des antécédents dans l’œuvre de Morante : Giovanni, le plus laid des trois frères du Gioco segreto (1937), souffre déjà d’épilepsie ; Il cugino Venanzio (1940) développe ce thème de l’enfant lunaire, disgracieux et disgracié : avec ses pieds plats, Venanzio a l’air d’un vilain petit canard que ses frères ont chassé de la chambre commune et qui souffre de somnanbulisme ; avec son envie de lune sur le front, c’est un garçon mal aimé et peu doué, battu chaque matin par sa mère, en acompte des bêtises qu’il fera dans la journée ; à l’école, il ne comprend rien. Il meurt à l’âge de huit ans et seule sa petite cousine (sans doute la narratrice lorsqu’elle était enfant) s’est émue à son enterrement. Eisa Morante a une prédilection pour ces créatures qui ne sont visiblement pas une réussite en ce bas monde, ce qui sous-entend qu’en revanche le royaume des deux leur appartient.
73Ce qui n’était qu’implicite dans Il eugino Venanzio est explicité dans La Storia. Écolier cancre et fugueur dès la maternelle, agité de frayeurs nocturnes liées aux bombardements, frappé du mal sacré, Useppe apparaît sur terre comme un sursitaire, comme un ange tombé du ciel, d’autant plus qu’il a des qualités dont Venanzio était dépourvu : « Tu es trop mignon pour ce monde-ci, tu n’es pas d’ici-bas. Comme on dit, le bonheur n’est pas de ce monde » (S, 320). S’il n’obtient pas grâce sur terre puisqu’il meurt semblable aux cobayes d’Hiroshima qui ignorent les raisons de leur mort, il a la grâce céleste, ayant toujours confondu la terre et le ciel. Ainsi, peu de jours avant de mourir, a-t-il vu dans un lac un jardin suspendu dans le ciel qui lui a paru plus vrai que la voûte céleste qui le surplombait (S, 553) ; et, lors de la crise finale qui le terrasse, « son regard vit le ciel refléter la terre ». Le monde bascule autour de cet enfant-pivot qui renverse les valeurs adultes. Il est bien l’agnus Dei qui assume les péchés du monde et Ida accompagne son destin comme une mater dolorosa : elle sombre dans une douce folie sur le cadavre de son enfant.18 Ce mythème de l’enfant sauveur, ainsi que l’indiquait déjà Mircea Eliade dans la perspective plus large du mythe de l’éternel retour, est une réponse à l’urgence de la douleur imposée par l’Histoire, l’acte de foi de l’humanité souffrante.
L’âge des grandes certitudes et de l’espérance
74L’enfance comporte un message d’espérance, notamment chez des écrivains méridionaux comme Vittorini ou Alvaro. Même mal nourrie et mal aimée, puis abandonnée par ses parents, Erica, jeune héroïne de Erica e i suoi fratelli, persiste à croire que, tant qu’elle sera petite, elle n’aura pas besoin de travailler pour gagner sa vie. Elle est persuadée qu’un bon génie renouvellera le tas de charbon qui diminue jour après jour et que les provisions que lui a laissées sa mère dureront longtemps encore :
Ainsi elle avait pu croire ces deux ou trois derniers mois qu’il s’agissait pour elle encore si petite (et comme une chose naturelle pour tous ceux qui ne sont pas de grandes personnes) d’avoir des tas de provisions jusqu’à ce qu’elle soit devenue grande. (ESF, 12)
75Telle est la foi de l’enfance mise à mal par ceux qui ne croient plus au père Noël. Ce roman d’initiation nous conte la fin d’une illusion : la fillette sera bientôt conduite à se prostituer pour assurer la subsistance de ses jeunes frères.
76Si cette foi naturelle est bafouée par la dure réalité économique et sociale, elle prend un tout autre sens quand l’enfant peut s’appuyer sur une « bonne mère » comme Silvestro dans Conversazione in Sicilia, à un moment où Vittorini, déçu par le fascisme, entreprend de renverser le cours des choses. Revenu au pays natal, le jeune homme se souvient d’avoir, à l’âge de sept ans, découvert à la fois ce qu’est la femme et ce qu’est la mort et il donne à cette révélation une dimension biblique :
A l’âge de sept ans, il y a des miracles dans tout ce qui nous entoure, et de la nudité des choses, de la femme, nous recevons la certitude de ce qu’elles sont, comme je suppose, la femme, côte d’Adam, la reçoit de nous. (CS, 152)
77A sept ans, seuil entre l’âge adamique et l’âge de raison ou entrée dans la temporalité de notre condition de mortel, se produit une connaissance qui entre en résonance avec la (més)aventure de l’Éden, la malédiction en moins. Jusqu’à sept ans prévalent les grandes certitudes et Silvestro vient se ressourcer pour échapper à la non-espérance.
78En renouant avec son enfance, Silvestro, dont le nom de baptême renvoie à la Nativité et à l’année nouvelle, retrouve un élan d’optimisme, le vent d’enthousiasme qui le transportait sur le train de marchandises et dans ses courses de la maison à l’école. Comme chez Pascoli, le cerf-volant qu’il voit passer dans le ciel en rencontrant un aiguiseur de couteaux, et juste avant de descendre dans la boutique de l’homme Ézéchiel (le nom du prophète de la Nouvelle Jérusalem) et de se plonger dans le cœur pur de la Sicile-enfance, symbolise les grandes espérances :
Qui est enfant ne demande que du papier et du vent, il n’a besoin que de lancer un cerf-volant. Il sort et le lance et c’est un cri qui s’élève de son être, et l’enfant le guide dans les sphères aériennes, et c’est ainsi qu’il consume sa foi et qu’il célèbre la certitude. (CS, 147)
79Dans sa poésie « L’aquilone », Pascoli a immortalisé le cerf-volant comme symbole des espérances enfantines brisées, sa chute soudaine renvoyant par une efficace prolepse à la mort prématurée d’un petit camarade qui a la chance, selon le poète, de demeurer persuaso, entretenu dans ses douces illusions de n’avoir vu tomber que des cerfs-volants. Pour lui, la vie heureuse se serait arrêtée au bon moment avant les cruelles déceptions. Vittorini assume l’irruption de la mort mais refuse la défaite de la temporalité : à sept ans, Silvestro a perdu lui aussi une camarade de classe mais cela ne l’a pas durablement attristé car, à cet âge-là, « la mort existe, mais elle n’enlève rien à la certitude, elle n’offense jamais » (CS, 152).
80Au moment où il regrette de n’avoir pas gardé cette « foi des sept ans », Silvestro se demande s’il n’est pas dangereux de n’avoir jamais eu que des certitudes (comme le petit mort pascolien) : car il faut bien continuer à vivre et quel désarroi, quelle déroute, pour qui affronterait dans ces conditions
les offenses faites au monde, l’injustice entre les hommes, et la profanation de notre vie terrestre faite contre le genre humain et contre le monde. Que ferait alors celui qui aurait toujours en lui la certitude ? (CS, 152)
81Il faut se garder de la nostalgie stérile d’une espérance naïve, qui ignorerait les malheurs du monde : « Et le cerf-volant passa, je détournais les yeux du ciel et je vis un aiguiseur ». C’est en communiant religieusement avec la douleur du monde offensé, et en descendant chez le prophète des temps nouveaux que Silvestro comprendra qu’il renaît à une autre vie, et, nous dit-il, c’était comme s’il remontait le long du fil du cerf-volant : ce renversement de la descente souterraine en remontée céleste est une réminiscence du basculement du corps de Dante au centre de la terre. La force de l’espérance enfantine est retrouvée auprès de qui engage Silvestro à lutter contre l’injustice.
82C’est surtout Corrado Alvaro qui dans Il nostro tempo e la speranza, et particulièrement dans l’essai intitulé « Speranza », a mythifié l’enfance comme temps de l’espérance en expliquant comment l’esprit de l’enfant y est préparé par ses lectures et son vécu. Il est en effet nourri de contes où les forces du bien, incarné par un héros habile et intelligent (souvent un enfant assisté d’une fée), finissent par l’emporter, au terme d’une série d’épreuves parfois terribles, sur les forces du mal qui sont aussi dans l’homme :
L’espérance l’emporte toujours et surmonte chaque difficulté. Chacun de nous a dans son enfance un Dieu à qui il parle, qui le conduit et qui le guide, qui l’approuve et qui le réprimande. (TS, 49)
83La fée ou le mage sont des idéalisations des parents qui l’assistent et entretiennent cette confiance en l’avenir : Alvaro a grandi dans une Calabre très misérable mais où le modèle patriarcal, si modeste fût-il, servait de point d’appui : « Pour le fils le plus pauvre et le plus malheureux, son père est le meilleur et le plus providentiel des hommes ».
84Ses récits décrivent la cruelle initiation du jeune garçon, au moment où ce capital d’espérance est entamé, lors de l’adolescence, par la douloureuse découverte du mal qui est en l’homme, dans une vision très chrétienne :
L’amer désespoir de l’existence qui lentement conduit à l’expérience et ensuite à la mort, c’est la découverte du mal humain lorsque cette espérance est corrodée, limée par l’incontrôlable pouvoir du mal intelligent, de la cupidité, de l’avidité, de l’égoïsme, de l’orgueil.
85A chaque génération, ce capital d’espérance est réinvesti ; ce sont les parents et éducateurs qui, à travers les contes, retransmettent ce qui est défini en termes léopardiens comme inganni e illusioni, chimères et illusions :
Au début de la vie, c’est nous qui alimentons l’illusion chez les enfants. C’est à nous qu’ils demandent une confirmation de leurs chimères. De telles chimères, nous les avons laissées loin derrière nous, nous n’y croyons plus et pourtant nous sommes prêts à les répéter l’une après l’autre telles qu’elles nous furent contées. Tous les récits que l’on fait et que l’on fera aux enfants se ressemblent. Tous les propos des amoureux ont la même couleur. Ce sont les illusions et l’espérance. (TS, 46)
86Ce n’est pas parce que la vie nous a déçus que nous avons le droit de désenchanter prématurément l’enfant qui est l’avenir de l’homme. Il est vital de cultiver cette faculté d’attendre chaque fois beaucoup de l’existence :
La valeur que j’attribue à la puissance de l’illusion chez les hommes est suffisamment indiquée dans mon livre L’età breve. Du temps dont je parle, j’habitais une ville de Calabre, dans une grande tour, avec une pie comme domestique. La vie était si belle que certaines nuits je ne dormais pas, dans l’attente du jour suivant qui allait m’apporter je ne savais quoi. (TS, 206)
87Ce qui vaut vraiment la peine d’être vécu, c’est ce temps exaltant de l’attente, ce sont toutes ces potentialités que nous ne saurons pas saisir et que souvent nous gâcherons. Dans Ultimo diario, Alvaro confirmera ce bilan affectif :
Ce qui soutient toutes les émotions et la nouveauté de chaque heure de la jeunesse, c’est le fait qu’en ces années-là on pense que tout est possible, que tout pourrait s’obtenir et qu’il suffit d’allonger la main. On n’allonge pas toujours la main mais l’on sait que l’on pourrait. En d’autres termes, c’est l’espérance. (UD, 206)
88Cette vertu n’est pas soutenue par une foi naïve. Dans son journal, Alvaro, qui ne croit pas aux miracles, stigmatise les foules superstitieuses qui croient voir rouler des larmes sur le visage de la Madone et déplore ce climat d’hystérie qui induit une fillette à soutenir que la Vierge lui est apparue. Il reste que, chez ce laïc, le culte de l’enfance, âge de l’espérance, vient combler justement un manque.
89Pour Silone, l’enfant incarne l’espérance de changement dans les rapports sociaux lié à sa foi en un monde meilleur. Au podestat triomphant et persuadé d’avoir éliminé pour longtemps toute opposition, Pietro Spina riposte : « Regardez ces enfants qui, en ce moment, reviennent de l’école. Qui peut garantir en effet que dans vingt ans l’un d’eux ne soulèvera pas le village ? » (SN, 383). Si Lorenza Mazzetti a montré dans Il cielo cade comment la propagande fasciste réussissait avec la complicité de l’Église bien-pensante à conforter le conformisme des écoliers, il suffit pourtant de la rébellion d’une conscience encore pure pour réveiller un groupe asservi.
Notes de bas de page
1 Matthieu, II, 25 : « Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et de ce que tu les as révélées aux enfants ». Voir aussi Luc, X, 21.
2 Luc, XVIII, 15-16. Voir aussi Marc, X, 13.
3 Ernesto Codignola, Linea di storia dell’educazione e della pedagogia, Florence, La Nuova Italia, 1961, p. 144-146.
4 Marguerite Aron, L’Église et l’enfant, p. 44.
5 Henri Brémond, Histoire littéraire du sentiment religieux, Paris, A. Colin, t. III, vol. I, chap. 1 : « L’esprit d’enfance et la dévotion du xiie siècle à l’Enfant Jésus ». Sur le concept lui-même, voir Jean Bonsirven, « L’esprit d’enfance », dans Le Règne de Dieu, Paris, Aubin, 1957, p. 96-99.
6 Johann Wolfgang Goethe, Les Souffrances du jeune Werther, Paris, Garnier, 1968, p. 69.
7 Armando Saitta, Disegno storico della educazione, Bologne, Cappelli, 1923, p. 97.
8 Le premier roman de Moretti, Il sole del sabato, parut dans les Cahiers de la quinzaine sous le titre Nul samedi n’est sans soleil. Péguy avait ressenti une certaine affinité avec la sensibilité chrétienne de Moretti.
9 Marino Moretti, « Il tempo felice », dans Tutti i ricordi, p. 199.
10 Jean Delumeau (sous la direction de), La Première Communion. Quatre siècles d’histoire, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 1996, 315 pages.
11 Eugen Drewermann, Fonctionnaires de Dieu, Paris, Albin Michel, 1993.
12 Dacia Maraini, E tu chi eri ?, p. 28.
13 Giuseppe Berto, Le opere di Dio, La Nuova Accademia, 1965, p. 42.
14 Matthieu, XVI, 2-4.
15 Piero Bigongiari, Prose per il Novecento, Florence, La Nuova Italia, 1970, p. 119.
16 Dans la poésie « La capra », le bêlement de la « chèvre au visage sémite » est « frère de [s]a douleur », dit le poète à sa mère juive.
17 Umberto Saba, « Io e gli altri », dans préface à Poesie scelle, Milan, Mondadori, 1976, p. XLII.
18 Ce motif de l’enfant épileptique rédempteur se trouve déjà dans le roman de Joseph Roth, Job (1930), antérieur à l’Holocauste mais contemporain des premières persécutions nazies. Père d’une famille juive dont nous suivons les tribulations de la Volhynie natale jusqu’aux États-Unis, Mendel Singer abandonne au village son dernier-né, un enfant retardé. Alors que la famille émigrée en Amérique est décimée lors de la Grande Guerre, Mendel sera sauvé par son fils, miraculeusement guéri de son épilepsie et devenu un chef d’orchestre célèbre.
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