2. La Genèse et le mythe de l’enfance paradis terrestre
p. 55-68
Texte intégral
La Genèse revisitée ou le paradis perdu
1S’il est vrai que « la littérature occidentale a été influencée par la Bible plus que par aucun autre livre »1, la Genèse a été l’hypotexte de prédilection du romantisme européen, comme cela ressort des travaux de Miksch pour les écrivains germaniques et de Couffignal pour la littérature française.2 Chez les narrateurs italiens, le récit des commencements d’une vie se situe fréquemment à la confluence du mythème judéo-chrétien et d’une vision romantique de l’enfance.
2L’innovation du romantisme et des Lumières, par exemple par rapport au Paradise Lost de Milton, est de rattacher la nostalgie du paradis perdu aux années d’enfance. Qui ne voit aujourd’hui, avec le recul et les progrès de la science de l’homme, que ce paradis terrestre a été imaginé à l’aide des réminiscences de nos toutes expériences du premier âge, par exemple celle de la nudité du bambin, laquelle ne choque qu’au terme de l’âge tendre ? L’humanité primitive qui s’invente une origine fabuleuse n’a pas idée que la collectivité a fait ainsi fructifier le capital émotionnel de ses premiers pas dans l’existence. A partir du moment où, avec la révolution romantique, l’imaginaire personnel revendique d’être au cœur de la création, la relation s’inverse : les souvenirs d’enfance des auteurs relatent cet âge sur le palimpseste de la Genèse.
3Le petit enfant vit dans une préhistoire atemporelle, dans un état de communion fusionnelle avec la mère. Son innocence adamique, c’est simplement de ne pas discerner le bien du mal, de ne pas reconnaître la différence des sexes, d’ignorer le fruit défendu de l’arbre de la connaissance, de ne pas concevoir encore l’irréversibilité de la mort.
4Le paradis terrestre, figure centrale du mythe d’origine de l’Ancien Testament, diffère essentiellement de l’âge d’or païen par le sentiment de culpabilité qu’il développe. Le père en posant un interdit incite l’enfant adamique à la transgression. La désobéissance est fatalement inscrite dans la promesse d’éternité du serpent : en succombant à la tentation, le fautif met en marche la temporalité et révèle l’émergence de la douleur (en premier lieu celle de l’enfantement), la nécessité du travail et l’inéluctabilité de la mort.
5Célébrer chrétiennement le paradis de l’enfance, c’est regretter cette condition primordiale dont on garde un vague souvenir, un monde d’avant la faute. Avant qu’un père sévère vous maudisse au lieu de vous protéger, comme il vous en a d’abord donné le sentiment. Un sentiment accru dans un pays aussi catholique que l’Italie par l’éducation impartie par des pères religieux. Dans « Il passo di Eva », récit d’enfance d’Anna Banti extrait du recueil Campi Elisi (Champs élyséens), une jeune fille est irrémédiablement persuadée d’avoir perdu son innocence le jour de sa communion.
Y a-t-il une innocence enfantine ?
6Plus de treize siècles avant Rousseau, Aurelius Augustinus s’est, dans son autobiographie, interrogé sur son enfance, afin d’élucider la quête d’innocence qui accompagne dans la culture chrétienne la question de l’origine : « où et quand ai-je été innocent ? » demande-t-il à Dieu3 S’accusant d’avoir aimé des choses vaines durant sa pueritia (qu’il situe entre l’infantia et l’adulescentia), saint Augustin est amené à insister sur la nécessité de la contrainte dans l’éducation (à l’inverse de la conception romantique inaugurée par Rousseau) et à conclure qu’« il n’y a pas d’innocence enfantine » (livre I, chap. XIX) car aucune progéniture n’échappe au péché originel. Ce qui frappe d’ailleurs dans ce récit d’enfance, c’est la conscience aiguë du sentiment de la temporalité lié à l’idée que l’homme est prédestiné au péché.
7Il n’en reste pas moins que saint Augustin a été tenté d’associer la réminiscence du paradis perdu (« où et quand ai-je été innocent ? ») au premier âge, avant de récuser cette idée qui était induite par la valorisation de l’enfance dans les Évangiles. En effet, lorsque les Apôtres écartent du Christ les petits enfants, celui-ci proteste et les réclame « car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent ».4 L’auteur des Confessions n’a vu dans cet esprit d’enfance qu’une allégorie de l’humilité. C’est dire que le thème de l’innocence enfantine, s’il est de matrice chrétienne, ne correspond pas forcément à l’orthodoxie mais à une lecture possible des Écritures. Toutefois, si saint Augustin réagit contre l’idée qu’il juge erronée de l’innocence enfantine, c’est l’indice qu’elle avait cours ; le soin qu’il prend à repérer l’origine de cette erreur dans une interprétation trop littérale des Évangiles montre que cette croyance était déjà fort répandue.
Le regret de la pureté originelle en deçà de l’enfance
8Au lendemain de la Grande Guerre, la grande question que se posait Hesse, qui s’était réfugié en Suisse pendant le conflit, était « comment puis-je redevenir innocent ? » et sa réponse était : « en mes jeunes années », lorsque « j’étais un garçon heureux et plein de vie » ; « oui, j’ai longtemps vécu au paradis ».5 Le carnage a suscité partout en Europe un besoin de pardon.
9Chez l’austro-triestin Slataper, profondément affecté (et culpabilisé) en pleine jeunesse par le suicide de son amie et qui, dès 1911, se déclarait prêt à mourir pour Trieste, il y eut quête prémonitoire de pureté et de rédemption. Pour lui comme pour certains auteurs encore augustiniens, le nostos d’une pureté originelle remonterait à l’enfance sans y trouver son fondement puisque nous sommes déjà, en notre condition première, marqués par le péché :
Dès la première enfance existe déjà en l’homme le regret. Dès cet âge, nous ressentons qu’il nous manque quelque chose dont nous avons joui et qui s’est perdu et que nous pleurons ; et tous les hommes rassemblés, toute l’histoire humaine ne peut consoler le petit enfant qui pleure ce qu’il a perdu.6
10Dans l’amour, dans l’amitié, dans la foi, écrit l’auteur de Il mio Carso – et nous pouvons ajouter dans l’écriture et la création artistique – nous ouvrons au fond pour tenter de « restaurer cette chose perdue ». Le paradis serait donc perdu dès l’enfance qui reste toutefois l’époque la plus proche de la condition adamique et la plus sensible à la Chute. Précisons que cette idée, exprimée dans un moment de désarroi, fait suite au sentiment romantique du bonheur édénique qui, dans les pages initiales, évoque les jeux insouciants du petit Pipi dans le verger de sa grand-mère.
Ève pécheresse dans « le vert paradis des amours enfantines »
11Si les romantiques ont volontiers chanté « le vert paradis des amours enfantines » et si Nievo a été le premier romancier italien à mythifier l’enfance en nous offrant l’idyllique tableau des amourettes de Carlino et de la Pisana, il ne croit pas en une innocence initiale et ne fait pas entièrement confiance à la nature humaine. Dans la mémoire du lecteur, les scènes des jeux galants et érotiques auxquels se livre la fillette avec les petits paysans des alentours peuvent nourrir un sentiment romantique d’une enfance libre et champêtre. C’est à qui sera le préféré et même si Carlino est choisi plus souvent qu’à son tour, il a souffert de cette frivolité et de cette ronde des cœurs où se succèdent déjà des ébauches de noces, jalousies, ruptures qui n’annonçaient rien de bon pour le comportement futur de ces graines d’hommes et de femmes. Le narrateur octogénaire condamne expressément cette liberté de mœurs enfantines :
Il n’y avait d’ailleurs pas toute cette innocence que l’on pourrait imaginer. Et je m’étonne que l’on ait pu laisser cette petite comtesse rouler dans le foin enlacée avec tel ou tel garçon ; elle jouait à se marier et faisait semblant de dormir avec son époux, en éloignant dans ces délicates circonstances tous les témoins importuns. (CI, 59)
12Qui diable avait pu enseigner à la fillette un tel comportement coupable, se demande le narrateur ? Elle n’a pas été corrompue de l’extérieur ; elle portait la tentation en elle-même : « Je crois qu’elle était née avec la science infuse en ce domaine » (CI, 59). Si le mot sexe est encore tabou – l’expression italienne est tali materie – Nievo nous montre qu’Éros est au cœur de l’enfance et cette Pisana adorée récupère le statut d’Eve pécheresse du temps où ni elle ni Adam ne savaient encore distinguer le bien du mal.
13Alors qu’on pourrait penser qu’un certain libertinage qui régnait dans les milieux aristocratiques a constitué le mauvais exemple, le narrateur y voit une conséquence et non une cause, puisqu’il soutient que c’est au contraire le relâchement d’une éducation tolérant la mixité, voire la promiscuité, qui engendre le libertinage adulte : « Combien d’hommes et de femmes sensés héritèrent leur besoin honteux de libertinage des habitudes de l’enfance » (CI, 60). Dans cette interaction enfants-adultes, il est significatif qu’il parte de l’enfance comme cause première, la fondant comme mythe d’origine sur le modèle de Wordsworth pour qui l’enfant est le père de l’homme.
14La pierre n’est pas jetée à la fillette :
Ce n’est pas la faute de la Pisana si l’entêtement, l’arrogance et l’inconsciente malice enfantine fomentèrent son caractère impétueux, inconstant, inquiet et ses instincts impudents, véhéments, infidèles. (CI, 62)
15La malice est originelle ; c’est à l’éducateur de la corriger et le plus tôt sera le mieux. L’entourage porte aux yeux de Nievo une grande responsabilité dans la formation de la personnalité, comme on le voit dans la différence d’éducation qui distingue Clara de la Pisana, même s’il prend en compte leur différence de tempérament. La grand-mère infirme auprès de qui Clara a passé sa première enfance a éveillé chez elle de délicats sentiments et préparé « pour les autres âges de la vie, une source inépuisable de joies modestes mais très pures » (CI, 84), tandis que la Pisana, confiée à une gouvernante trop complaisante, a pu donner libre cours à son humeur capricieuse et à cette « sensuelle licence qui prive les enfants de leur innocence avant même qu’ils puissent devenir coupables » (CI, 60).
16En tout cas la nature pastorale la plus belle, dès que s’y profile la tentation de la chair, prend chez Nievo les couleurs d’un Éden fatal ; ainsi la fontaine de Venchieredo, « enchanteur » lieu de rendez-vous des jeunes gens des villages des alentours sera « l’origine de tous les malheurs » de Leopardo Provedoni, ébloui par la belle et provoquante Doretta :
De tels lieux font penser aux habitants de l’Éden avant le péché ; et ils nous font également penser sans dégoût au péché, maintenant que nous ne sommes plus des habitants de l’Éden. (CI, 149)
17L’auteur de ces « confessions » dénonce donc les dangers des baignades de la jeunesse qui engendrent l’illusion d’un retour à la pureté initiale.
18Cette vision romantique à connotation chrétienne de la fillette pécheresse dans le jardin d’Éden, innovation dans la littérature italienne d’un Nievo élevé dans des terres encore autrichiennes, se retrouve chez les narrateurs austro-triestins, si bien qu’on peut se demander si, en l’occurrence, ce mythème ne doit pas quelque chose à la culture germanique ou mitteleuropéenne.
19« Un’estate a Isola », où Stuparich s’est souvenu de ses vacances sur la côte istrienne, se présente comme une réplique de la mésaventure d’Adam tenté par Ève puisque le garçonnet a tour à tour éprouvé, comme Carlino dans Le confessioni, le bonheur de jouer et d’aimer puis l’enfer de la jalousie. Tout a commencé de manière idyllique : la séduisante petite Mirella surgit d’un buisson du jardin d’Éden et le premier baiser est échangé dans les branchages d’un gigantesque mûrier ; un second baiser est induit par un fruit croqué à l’envi par deux bouches sensuelles. Puis le narrateur et son camarade, pour avoir épié des domestiques nus, sont sévèrement punis par le père de Nello en qui, au début du récit, le petit Stefano voyait le « Père éternel » avec sa barbe blanche, une figure qui le faisait trembler sauf quand la main du signore se posait sur la tête de l’enfant et le plongeait dans « l’extase de la béatitude ». Enfin le venin de la jalousie vient se glisser dans un cœur d’enfant et le récit s’achève par cet amer constat à l’imparfait : « Mirella me trahissait ». Ce qui est appelé ici « le mal » découvert par le garçonnet, c’est à la fois la tentation de la chair et la connaissance de sa dramatique fatalité :
Je crois qu’en cet instant-là, moi enfant de onze ans, j’eus l’intuition profonde et véridique de ce que plus tard dans ma vie il me fut si difficile de comprendre : l’inconstante fatalité de l’amour. (RP, 35-52)
20Dans l’œuvre d’un autre Triestin, Quarantotti Gambini, la fille nous est aussi présentée comme la tentatrice diabolique qui provoque le renvoi du garçon à l’est d’Éden. Dans Il cavallo Tripoli, Paolo, perché sur un cerisier en fleurs, se sent déshabillé par le regard impudique de jeunes tentatrices aux aguets. Une main pécheresse vient cueillir le fruit défendu, à savoir le sexe du garçonnet médusé par cette audace. Irma lui demande de « faire pipi », puis, avec Lucia, elles dansent de joie sous l’arbre en se faisant arroser par le « petit jet ardent et doré » : l’humour du symbolisme, qui fait ici allusion à l’épée flamboyante agitée par les chérubins pour garder le chemin de l’arbre de la connaissance, tempère le réalisme assez cru des jeux interdits. Si la malice n’est pas exclue de ce rituel érotique, le péché n’est pas vraiment consommé et il n’y a en tout cas aucune de ces violences sanguinaires qui, dans Amore militare du même auteur, sont associées à la découverte traumatisante de la sexualité par le petit Paolo âgé d’un an de plus. Ces gamines n’ont pas encore le sentiment de la faute. Nous sommes au paradis terrestre, juste avant la chute d’Adam, dans une version de la Genèse modernisée par Freud, mais toujours misogyne, au temps béni où la sexualité enfantine est présumée ignorante du bien et du mal.
21Lorsqu’on atteint l’adolescence, les choses se gâtent. Dans La calda vita, deux garçons ont invité une camarade sur un îlot dans l’espoir d’y faire leurs premières armes dans un décor robinsonien où peut se réitérer la Genèse (le chapitre initial s’intitule « Première nuit et premier jour »), tant il est vrai que le sentiment romantique de l’enfance, assez fort chez les Austro-Triestins particulièrement ouverts à la culture germanique, se conjugue à la mythologie chrétienne. L’îlot se présente d’abord comme une terre d’évasion et d’émancipation où ils espèrent, confrontés à eux-mêmes, naître à une vie nouvelle :
Sergia est accordée au soleil et à l’eau salée, aux rochers, aux pins avoisinant le rivage, comme si elle avait été créée la veille et que l’eût mûrie son premier pas sur l’ilot désert, où deux garçons pas plus âgés qu’elle, l’ont portée dans le dessein de la séduire. Son naturel et sa sensualité, sa disponibilité et sa capricieuse impatience, ont un caractère qui sans erreur est édénique. Toute île, d’ailleurs, à condition d’être petite, ensoleillée et dépeuplée, n’est-elle pas une sorte de jardin originel7 ?
22Lors de la scène où Sergia, en tenue légère sur la plage de cette île déserte, se met à danser avec des contorsions de serpent sous les yeux d’un jeune garçon encore puceau qui éprouve un sentiment mêlé d’attirance et de répulsion, cette valse-hésitation traduit bien les incertitudes et les désarrois de l’âge ingrat. Il était une fois un enfant adamique ; survint le diable sous la forme d’une malicieuse danseuse et ce fut la catastrophe, même si la faute n’est pas imputée à la seule jeune fille.
23Sergia et Fredi connaissent d’ailleurs un moment de communion heureuse, de sentiment panique qui les libère momentanément du péché originel : au coucher du soleil, ils vont se baigner nus dans la mer. Fredi a l’impression que tout recommence et qu’il retrouve sa pureté :
Il lui semblait qu’une contrainte séculaire qui avait pesé obscurément sur des générations allait tout à coup cesser de peser sur eux, ici dans l’île, dans ces lueurs du couchant, et, tandis qu’une joie sans limites chantait dans son âme, il lui sembla atteindre quasiment le summum de toute émotion possible. Ils allaient se sentir, à l’instant même, entre terre et ciel comme aux origines du monde. (CV, 268)
24Ce vieux rêve de l’innocence originelle garante de bonheur est ici mis en scène comme un chant du cygne de l’enfance. Sergia et Fredi ne connaissent que l’imminence de l’extase mais non son accomplissement : au moment où ils entrent dans l’eau baptismale (car elle pourrait les laver du péché de la veille), ils sentent un regard de malédiction se poser sur eux ; un buisson s’agite dans l’Éden ; c’est Max l’impur qui les guettait, nouveau Caïn qui vient rompre le charme en salissant de ses allusions malveillantes et calomnieuses une félicité idyllique car pour lui toutes les filles sont des putains.
25Ce n’est pas un hasard si ces quatre journées et quatre nuits de l’été 1939 au cours desquels Fredi et Max ont résolu de déflorer Sergia coïncident précisément avec le viol de Danzig par l’Allemagne. La jeune fille y perd sa virginité et Guido, le jeune homme plus mûr qui est venu la souffler aux deux adolescents, lui a confié que ce moment-là était le plus important de l’existence (CV, 515). (Pavese soutenait la même chose dans son Journal, sinon, précisait-il, la Genèse ne commencerait pas par là.) Dans cet Éden, ils ont touché à l’arbre de la connaissance : leur corps a cédé à la violence et leur cœur est tourmenté par la jalousie. L’aventure dans l’île a mal tourné et l’échec est grave.
26L’humanisme chrétien et les préoccupations pédagogiques de Slataper, de Stuparich et de Quarantotti Gambini, expression d’une culture triesdne ouverte à la psychanalyse, nous offrent cette ontogenèse sur le modèle de la phylogenèse biblique où l’enfance fait figure d’âge adamique pour exprimer le nostos d’une pureté originelle depuis longtemps perdue.
La sortie du jardin d’Éden dans les nouvelles de Cicognani
27Bruno Cicognani lorsqu’il était enfant et que sa mère lui lisait la Bible était surtout fasciné par l’histoire de la Création et de la Chute (EF, 254). Dans ses nouvelles, une image récurrente apparaît comme le palimpseste du jardin d’Éden.
28Dans « Mattino felice », c’est un parc qui semble surgi d’une lointaine vie antérieure ; au delà de la grille d’entrée, il offre « un bonheur de mythique innocence, hors du temps ; un éden perdu » avec sa fontaine de vie et son arbre du bien et du mal. Dans « Compagno di panchina », cette vision de rêve est expressément rattachée à l’expérience enfantine, le narrateur retrouvant inchangé le parc où il jouait au cerceau :
Je me retrouvai à l’entrée d’un jardin que le rêve avait conservé intact et qu’il me restituait à présent, sorti du temps fabuleux, sous la forme d’une vérité semblable à celle du mythe : suprême fraîcheur de ce qui est immortel.8
29Dans ces jardins Boboli de l’enfance qualifiée par Cicognani d’età favolosa, d’époque fabuleuse, le temps ne passe pas et ce lieu d’élection devient un mythe d’origine. Mais nous, nous passons et le narrateur s’achemine vers la sortie.
30Cette image obsédante, comme dit Mauron, n’est pas qu’un souvenir de lecture mais le fruit d’une expérience de vie : dans « Il tabernacolo », le narrateur se revoit enfant en train de jouer au cerceau dans « les merveilleux jardins Boboli » jadis librement ouverts aux promeneurs florentins et non encore envahis par les touristes. Les statues païennes qui ornent le parc étaient autant d’invitations à jouir de la vie. Ce qui infléchit le rite dans le sens chrétien, c’est la découverte de la temporalité : les meilleures choses ont une fin. N’avons-nous pas remarqué ce que nous appelons des caprices lorsque les mères et les bonnes signifient à leurs marmots qu’il est temps de quitter le parc ? Ce moment crucial de la fin de jeux est associé à la hantise de la Chute hors de l’Éden :
Pour moi, Éden Boboli ; chaque fois que j’en partais, je craignais de trouver à la sortie l’ange à l’épée de flamme qui fermerait à jamais la grille derrière moi. (OF, 249)
31Cette sortie va symboliser dans la mythologie de Cicognani la fin de l’enfance et le renoncement au principe de plaisir.
32Car s’il est bon de cultiver le souvenir de l’Éden, il n’en faut pas moins assumer notre condition de pécheur mortel. Dans « Giardino d’Azeglio », ce square de verdure moins protégé que les jardins Boboli est défini en termes léopardiens comme « le jardin de l’Illusion » : lieu d’accueil des enfants, des vieillards, des vagabonds et des poètes, c’est-à-dire de tous ceux qui se sont libérés dans la paix, l’oubli et le rêve, de l’attachement aux choses », cette oasis de félicité s’oppose à une triste réalité faite de peines et de tourments qu’il faut bien affronter ; le narrateur après avoir respiré cet air d’enfance accepte humblement, par solidarité, de regagner la rue, à savoir le tourment, la tragédie quotidienne, « comme cet ouvrier en bleu qui, après s’être reposé sur un banc, a repris son fardeau sur les épaules ».
33A côté du « Hélas ! il faut quitter le jardin d’enfance » du « Compagno di panchina » et du « Je dois sortir, ainsi soit-il » du « Giardino d’Azeglio », « Mattino felice » propose un « Je ne suis pas digne de rester » : un silence tragique tombe sur l’éden d’innocence car l’homme esclave de ses fautes et de la misère croit entrevoir « l’ange à l’épée de flamme ». Ce sentiment d’être chassé du paradis s’exprime avec une résignation très judéo-chrétienne.
34Cette expérience se répète chaque fois qu’un enfant perd son innocence, ainsi que l’illustre dans « Il carabiniere e la bimba » la rencontre entre une fillette de sept ans en train de bercer son baigneur et un carabinier attendri qui redécouvre la poésie de l’enfance. On a d’abord droit à un tableau idyllique dont on pressent la précarité, puisqu’il inverse les fonctions, lorsque le représentant de l’ordre tient dans ses bras le baigneur pendant que la fillette caresse le pantalon à bandes rouges et fait tinter dans la poche quelque chose de métallique qui attire sa curiosité :
Et si le spectateur avait eu un peu d’imagination poétique, ce qu’il voyait lui aurait fait l’effet d’une humanité qui aurait retrouvé sa fabuleuse innocence avec des objets devenus également innocents, tous sur le même plan, sans la présence du mal, le carabinier avec le baigneur, la fillette avec les menottes ; un pacte de paix, un équilibre rétabli dans un âge d’or, un monde heureux. (N, 619-621)
35Ce n’est qu’un instant de grâce : Sofia est trop curieuse (son prénom nous rappelle que la faute d’Ève est la philo-sophia) et lorsque ses petites mains veulent brusquement se dégager des menottes qu’elle a voulu essayer contre l’avis du représentant de la loi, une brutale étreinte d’acier vient lui révéler toute la douleur du monde : ses petits poignets blancs sont marqués de rouge. Elle se souvient alors avoir entendu dire d’un voleur, d’un criminel ou simplement d’un pauvre hère qu’on lui avait passé les menottes et elle se trouve inopinément confrontée à l’existence incontournable du mal : « Petite Ève, elle avait voulu connaître : la voilà hors du paradis ». Cicognani aime (nous faire) revivre un moment d’innocence enfantine inéluctablement suivi du drame de la Chute.
36On aurait sans doute tort de voir dans la mésaventure de cette fillette qui n’a pas voulu écouter le carabinier (celui-ci a cherché à dissimuler les menottes et donc à la laisser dans l’ignorance de sa fonction répressive) une intention moralisante. Car le nostos de l’Éden, chez Cicognani, c’est aussi, de manière plus subversive, la fascination pour le péché, pour la première désobéissance, ainsi que nous le donne à voir « Il mese più bello ». Si le poète doit rester solidaire de la douleur humaine, privilège lui est donné, grâce à sa faculté de rêver et d’imaginer, de revivre l’enchantement édénique : il lui suffit d’une promenade en septembre à la campagne pour que les fruits cueillis jadis lui restituent le paradis d’autrefois. Or ce qui le fascine le plus, ce sont les mûres cueillies malgré l’interdiction paternelle : le sentiment libérateur est lié à une innocence entendue comme absence de contrainte et à la première infraction, à la désobéissance au père qui a jeté l’interdit sur un fruit :
Et maintenant peut-être y a-t-il surtout, dans ce goût enfantin qui m’est resté de cueillir des mûres, la possibilité que j’ai de revoir et de ressentir les choses d’une manière virginale, des choses et de moi-même dans une innocence primitive, c’est-à-dire dans une absolue liberté. (OF, 171)
37Chaque fois qu’il cueille des mûres, il se sent renaître ; il se donne néanmoins l’excuse qu’à la différence des fruits des vergers, ces fruits sauvages appartiennent à tous. J’y vois donc un infléchissement du mythème du paradis perdu dans un sens romantique : se dessine un âge d’or qui correspond à « l’absolue liberté » d’une petite enfance sauvage dont on voit dans le récit auto-biographique L’età favolosa qu’elle correspond à l’âge maternel, avant que le père (celui de Bruno était très autoritaire et homme de loi) n’entre en scène. Il y a là comme un défi dont le narrateur est conscient puisqu’un avion qui traverse le ciel lui rappelle que la chute d’Icare est toujours d’actualité et il est significatif qu’il se réfère en cet instant à un mythe grec pour signifier le prix à payer par le fils désobéissant. Néanmoins la culture catholique n’incite-t-elle pas elle-même à considérer la faute adamique, a fortiori celle d’un enfant qui cueille des mûres malgré l’interdit paternel, comme une felix culpa ?
38C’est d’ailleurs presque toujours le type de la femme fatale qui, dans l’œuvre de Cicognani et dans son roman La velia, incarne le péché et soumet l’innocence du jeune âge à la tentation de la chair. Néanmoins, ce pessimisme historique de notre destinée de mortels telle qu’elle nous est assignée par la Chute hors de l’Éden est compensé chez Cicognani par l’optimisme évangélique qui fait de l’enfant un rédempteur. C’est donc une mythologie à dominante chrétienne.
La chute hors du jardin d’Éden : le travail et la mort
39La malédiction qui a frappé Adam annonçait à sa descendance l’inéluctabilité du travail et de la mort. Fils d’industriels, le petit Angioletti jouait en toute innocence avec les enfants du peuple et s’était lié d’amitié avec une jeune ouvrière de l’usine jusqu’au jour où, ayant grandi, il dut suspendre de telles fréquentations et découvrit le caractère impitoyable du patron qu’était son grand-père et la dureté de la lutte des classes. Il sombra alors dans la mélancolie : « Peut-être ne ressentais-je plus l’innocence, n’avais-je plus la bonté, l’ingénuité de mes humbles amis ; j’étais différent, j’étais perdu » (M, 27). Le sentiment de culpabilité du garçonnet bourgeois qui prend conscience de l’inégalité sociale et de l’humilité de ceux qui doivent gagner leur pain à la sueur de leur front s’exprime par le mythème de la Chute.
40Nous avons vu que la montagne, où dans « La tribù » de Beltramelli des « enfants des bois » filent des jours heureux, avait des couleurs de paradis terrestre. La tribu a pour habitude de se répartir sur deux versants opposés pour chanter en écho des chansons de bergers, représentation quelque peu folklorique de leur harmonie existentielle. Dans cette bande infatigable, un enfant chétif, à la voix grêle et au nom suggestif d’Azurên, a du mal à suivre le rythme effréné de leurs courses. Un jour, en ce jardin d’Éden – un verger plein de fruits et de fleurs où dans une douce solitude avaient chanté des rossignols –, après avoir chanté lui aussi en solo à la demande de ses compagnons, ce Petit Prince céleste s’est effondré au pied d’un arbre dans une grimace de douleur ; il s’est senti sombrer dans une mer blanche. Les exclamations du chœur traduisent la progressive prise de conscience de la tragédie chez ces enfants qui n’avaient auparavant jamais connu le moindre sentiment de tristesse : d’abord l’incrédulité (dort-il ?), puis la montée de l’inquiétude (il a froid, il est froid), enfin l’effroi (il ne bouge plus, il ne respire plus). Leur panique devient alors cosmique : les grillons cessent de chanter, le ciel s’obscurcit. La mort du plus angélique d’entre eux (le bleu de l’azur de son nom de baptême s’est allié au blanc de l’absence en une association mariale) nous renvoie au mystère de l’Incarnation et de la Passion du Christ (ils étaient douze comme les Apôtres) : elle marque l’irruption du Mal qui met brutalement fin à ce mythe romantique d’un bonheur jusqu’alors sans nuage.
Notes de bas de page
1 Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, University Press, 1957, p. 13.
2 G. Miksch, Der Adam und Evastoff in der deutschen Literatur, Vienne, Université, 1954 et Robert Couffignal, La Paraphrase poétique de la Genèse de Hugo à Supervielle, Paris, Minard, 1970, 456 pages. Du même auteur nous n’avons pu consulter Le Drame de l’Èden. Le récit de la Genèse et sa fortune littéraire.
3 Saint Augustin, Les Confessions, livre I, chap. VIII.
4 Matthieu, XIX, 14.
5 Herman Hesse, « Les belles années », dans L’Enfance d’un magicien, Paris, Calmann Lévy, 1975, p. 52.
6 Scipio Slataper, Il mio Carso, p. 136.
7 André Pieyre de Mandiargues, « En souvenir de Trieste », dans Italo Svevo et Trieste, Cahiers pour un temps, Paris, Beaubourg, 1989, p. 307.
8 OF : « Compagno di panchina », p. 7-16 ; « Mattino felice », p. 17-24 ; « Giardino d’Azeglio », p. 65-73 ; « Il tabernacolo », p. 249.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010