1. La survivance du mythe romantique de l’enfance
p. 19-54
Texte intégral
Rousseau, la révolution des sensibilités et l’émancipation de l’enfance
1Au seuil de la révolution romantique, Jean-Jacques Rousseau et quelques autres comme Bernardin de Saint-Pierre ont bouleversé la sensibilité européenne et développé un sentiment nouveau et irradiant de l’enfance.1 Sans refaire l’histoire de la pénétration de leurs idées en Italie2, rappelons simplement ce qui dans 1’Émile, livre à succès immédiat et durable, a le plus frappé l’imaginaire des romanciers.
2Si l’enfant chrétien est sous la haute protection d’une « mère de Dieu » exceptionnelle « entre toutes les femmes », l’enfant romantique est le plus souvent orphelin à l’instar de l’Émile élevé par une nourrice saine et forte, ou enfant trouvé, ou bâtard qualifié d’enfant naturel car il sera en quête de revanche sur la société. Sur ce modèle, dans Le confessioni di un Italiano, Carlino est comme Cendrillon un sans-mère « né des cendres du foyer » (CI, 248) et « frère de lait de tous les veaux et de tous les chevreaux » des environs (CI, 56) car il eut pour nourrices les femmes du peuple, les génisses et les chèvres. Madina dont la mère meurt en couches dans L’acqua de Bontempelli, Anguilla l’enfant trouvé de La luna e i faló, ou Arturo d’Eisa Morante, célèbres figures mythiques dont nous reparlerons, s’inscrivent dans cette lignée.
3La vraie mère de l’Émile et de ses cousins littéraires est donc la nature et non une sainte famille que, malgré lui, Jean-Jacques a symboliquement profanée en abandonnant compulsivement, lui le sans-mère, ses quatre enfants et en appelant Mme de Warens « maman » : l’auteur des Confessions ayant « coûté la vie à [sa] mère » a cm trouver dans la Nature une bonne mère, voire un bon père créateur puisque « tout est bien sortant de l’Auteur des choses ». D’où ce programme éducatif à la campagne où il est urgent de ne rien faire si ce n’est d’« amener votre élève sain et robuste à l’âge de douze ans » en laissant opérer la leçon de choses, et non une pédagogie livresque. Le premier ouvrage qu’il lira sera au moment de l’adolescence, à l’âge où il sera initié à l’agriculture et à la menuiserie, le Robinson Crusoé, à savoir le rêve d’un possible recommencement qui va engendrer tant de variations autour d’enfants livrés à eux-mêmes à l’état sauvage ou dans un statut de marginalisation. Marqué par le sensualisme de Condillac, Rousseau conseille de se fier dans un premier temps aux réactions affectives de plaisir et de douleur bien plus efficaces que les sermons pour former le moral de l’élève : « L’enfant n’est méchant que parce qu’il est faible ; rendez-le fort, il sera bon ».
4Contrairement à ce qu’on lui a souvent fait dire, Rousseau ne soutient pas vraiment que l’enfant est naturellement bon ; il observe que dans l’état de nature, du fait de l’absence de relations morales et de devoirs afférents, les hommes primitifs « ne pouvaient être ni bons ni méchants, et n’avaient ni vices ni vertus ».3 De même l’enfant livré à lui-même dans la nature (souvent, nous l’avons constaté, enfant naturel chez les romanciers) n’est ni bon ni méchant ; il ignore le bien et le mal et vit dans une béate innocence, sans sentiment de culpabilité, comme Adam et Ève avant la faute. Les poètes romantiques ont volontiers prêté une félicité adamique à leurs jeunes années.
5Alors que séculairement le petit de l’homme avait subi d’énormes contraintes pour être le plus précocement possible moulé sur l’adulte, Rousseau proclamait qu’il fallait « laisser mûrir l’enfance dans les enfants » et lui offrir la liberté de trouver son chemin en le guidant. L’obliger à raisonner prématurément contrariait son développement au lieu de l’accélérer. Cela n’excluait pas quelque frein : il fallait notamment au seuil de l’adolescence veiller à ce que les passions n’étouffent pas la conscience, l’enfant n’ayant pas un sens inné du bien et du mal. Cette émancipation rejoignait celle du citoyen demos, puisque Rousseau s’était efforcé de retrancher de ses observations ce qui était particulier à un peuple ou une nation (l’ethnos cher aux romantiques allemands) afin de proposer une éducation à valeur universelle en libérant l’élève des préjugés de son milieu social.
6Dans cet esprit révolutionnaire, les adultes, à l’instar des hobereaux du château de Fratta, caricatures de l’Ancien Régime (CI, 14), sont un modèle dépassé car c’est l’enfant qui est porteur d’avenir et garant de la renovatio. Dans « The Rainbow » (1802), Wordsworth a cette heureuse formule pour exprimer le renversement de perspective : « L’enfant est le père de l’homme ». Jean-Paul (Richter) défend la même conception de cet âge comme futur de l’espèce en rappelant dans Levana que « les enfants ne sont pas élevés pour le présent mais pour l’avenir » ; ils sont riches d’un potentiel d’humanité qu’il appartient aux éducateurs de faire mûrir mais dont ils n’ont pas idée. Dans le chapitre XIV des Études sur la nature, Bernardin de Saint-Pierre prône que l’on s’intéresse à l’enfance à venir plutôt qu’au passé de notre civilisation gréco-latine :
Au lieu de nous extasier sur des médailles romaines ou grecques, à demi-rongées par le temps, ne serait-il pas aussi agréable et plus utile de jeter nos vues et nos conjectures sur nos enfants, frais, vifs, potelés, et de chercher à reconnaître, dans leurs inclinations, quels seront les coopérateurs futurs de notre patrie.
7Même un D’Azeglio, protagoniste du Risorgimento encore partisan d’une éducation autoritaire car il fut élevé à l’ancienne par un père juste mais exigeant, est très conscient de la valeur potentielle des premières années : « Les vrais germes de l’homme futur se trouvent dans les premières impressions de l’enfance ».4 Il importe donc de savoir comment nous nous sommes formés. Carlo Altoviti, qui veut écrire Le confessioni d’un Italiano pour émanciper ses compatriotes, est conduit à développer de nombreuses réflexions sur l’éducation de la Pisana, sur sa propre formation et sur celle de ses enfants. Tous ceux qui comme eux ont contribué à l’unité italienne et à la naissance d’une jeune nation ont mis l’accent sur l’importance de l’éducation et ont vanté certains exploits d’enfants, patriotes héroïques. D’Azeglio rend ainsi hommage à son père de l’avoir élevé à la dure, sans le plaindre quand il se faisait mal et sans flatter son amour-propre. Le jour où le petit Massimo se fractura le bras, il n’en dit rien à sa mère pour ne pas l’effrayer. Voilà l’enseignement viril destiné aux jeunes générations que l’on trouve dans ses mémoires.
Le rêve d’un enfant heureux dans la nature avant sa socialisation
8Toute l’Europe du temps des Lumières non seulement a réagi au processus forcé de l’entrée dans la modernité de sociétés en voie d’industrialisation mais, en prenant conscience de son histoire culturelle, elle a inventé un nouveau culte du passé. Car dans le garçon qui grandit l’éducateur mire l’enfant qu’il a été. Arturo Farinelli a bien résumé au début de notre siècle les principales données de ce rêve romantique de l’enfance mythifiée5 dans l’état de nature :
On regrette avec nostalgie le temps enfui, on aspire à la vie primitive, sauvage, forte, pure, heureuse, non sortie de l’enfance. Rousseau aimait à se représenter les premiers temps du monde ; et cet âge d’or excitait son imagination et suscitait ses rêves ardents. Mais combien d’autres se bercèrent du rêve de l’enfance de l’humanité et de la virginité de la vie primitive ! Vico y situait l’âge de la poésie. On y échappait aux contraintes et aux obligations de la société. [...] C’est ainsi que la rêvait également Herder, et que la rêvait Foscolo, et plus intensément encore Leopardi : le temps des mythes, une âme authentique, partout vivante, la nature humaine non encore dénaturée, le sourire du ciel lorsqu’éclôt la première fleur, une image de son enfance vers laquelle couraient, avec des tressaillements de l’âme, les chers souvenirs.6
9Une équation était posée entre l’enfant et le primitif. Dès 1822, dans une ébauche de l’« Inno ai patriarchi o de’principi del genere umano », Leopardi a soutenu que l’âge d’or « n’est ni un rêve, ni une fable, ni une invention de poète » comme on peut le vérifier dans les forêts californiennes où vivent heureux des hommes qui ignorent la civilisation et ne sont pas encore corrompus, jusqu’à ce que des missionnaires viennent les « civiliser » ; à partir de ce moment-là, la gaieté et la vivacité qui animaient leurs yeux disparaissent.7 On serait tenté de commenter en disant : au diable l’évangile ! – tant il est vrai que nous sommes de ce point de vue aux antipodes du mythe chrétien où Eve elle-même est fautive. Ce bonheur du primitif était celui des « enfants du genre humain » selon la formule de Vico, comme il est celui de l’enfant qui conserve encore ses douces illusions. C’est en effet le développement de la raison qui, selon Leopardi, serait à l’origine de notre malheur :
Cette corruption et décadence du genre humain à partir d’un âge heureux a été due au savoir et à la trop grande connaissance. (Z, 832)
10Par exemple, dans « Il passero solitario », le poète reprend le motif cher à Chateaubriand de la raison et du savoir qui nous désenchantent.
11L’idée soutenue par Rousseau que la société corrompt l’homme par l’appât du gain et par l’inégalité institutionnalisée allait être renforcée par les méfaits croissants de l’industrialisation des sociétés bourgeoises et par le douloureux déracinement qu’elle imposait aux nouvelles générations, d’où la valorisation en littérature du chronotope8 de la campagne-enfance dont on cultive la nostalgie. Paul et Virginie (1788) a déjà concrétisé cette aspiration d’un retour à l’état de nature et d’innocence en évoquant dans un cadre exotique la parfaite félicité de deux enfants qu’on prend plaisir à mettre dans le même berceau et le même bain, une histoire qui a fasciné le jeune Vittorini.
12Dans Sangs of Innocence, le pré-romantique William Blake a chanté « les joies du temps où on [les] voyait, garçons et filles, en [leurs] jeunes années dans les vertes prairies résonnant de [leurs] cris » et déplore que, tel l’oiseau en cage, il se retrouve enfermé à l’école.9 Les romantiques anglais, qui connurent une fortune notable en Italie, ont fait rêver d’une nature plus sauvage, que ce soit une mer houleuse ou des montagnes escarpées. Admirateur de Rousseau et orphelin de mère à huit ans, Wordsworth, dont les premières années furent difficiles auprès de grands-parents peu compréhensifs, est allé chercher une consolation dans la nature. Dans son poème autobiographique The Préludé, l’enfant est d’abord libre comme l’oiseau10 ; le poète se revoit à l’âge de cinq ans en train de jouer dans l’eau, un jour d’été, comme s’il était un sauvage nu né dans les plaines des Indiens et échappé de la hutte maternelle (livre I, v. 281-300). C’est aussi, à l’instar de Robinson, un être autonome et pratique : à dix ans, débrouillard, il posait des pièges à bécasses et pillait les nids de pie. Le souvenir idéalise cet accord harmonique :
Et le soleil n’éclairait point
de vallon plus beau que le nôtre
ni ne voyait d’enfants plus riches de bonheur
et de joie (livre I, v. 479-483)
13Sa vitalité exclut néanmoins des jours trop tranquilles car il connaît des « accès de joie incontrôlés », des moments de « félicité vertigineuse », des tempêtes dans son cœur. La seule ombre véritable au tableau, c’est la forte crainte que cet âge ne dure guère : « Je pense au temps où la douleur pourrait être ton hôte ».
14De la même manière dans Childe Harold’s Pilgrimage, Byron (orphelin de père à trois ans) a évoqué son enfance sauvage et libre en se présentant comme un enfant de la mer rugissante – « Dès l’enfance j’ai folâtré parmi les brisants » – qui posait avec confiance sa main sur la crinière des vagues. Le contact direct avec la nature fortifie, mais il ne déplairait pas à l’adulte tumulteusement passionné de se ressourcer à cette école virile : « Ah les heureuses années ! Qui ne voudrait encore une fois être enfant ? » ; or ce n’est pas un vieillard mais un jeune homme de vingt-quatre ans qui soupire ainsi.
15Shelley célèbre également un bonheur d’orphelin dont la seule mère éducatrice est une nature sauvage où mer et montagne confrontent l’enfant aux éléments redoutables et lui apprennent à dominer ses émotions et notamment ses peurs archaïques. Un passage de The Revoit of Islam illustre ce refuge mythique dans un monde primitif :
Le chagrin ne pouvait être mien depuis que loin des hommes
j’avais élu demeure, enfant orphelin libre et heureux,
près du rivage, dans une gorge de montagne ;
et tout près des vagues, ou en traversant les forêts sauvages,
je vagabondais, réconcilié avec l’orage et l’obscurité :
car j’étais tranquille tandis que la tempête secouait le ciel ;
mais quand les cieux sereins souriaient dans toute leur beauté
je versais de douces larmes, encore trop tumultueuses
pour cette paix, et je levais mes mains jointes, en extase, (livre I,
v. 36)
16Carlino Altoviti éprouvera lui aussi ce sentiment de communion avec la nature qui le remplira d’extase.
17Les équipées de Shelley et de Byron en Italie et leur engagement au côté des patriotes ont contribué à accentuer l’impact de la révolution romantique et de cette nouvelle sensibilité à l’enfance.
18Cet idéal d’une initiation dans et par la nature sera cultivé par certains narrateurs du siècle dernier qui choisiront dans un souci de réalisme social un cadre provincial plus modeste, notamment en France par George Sand, en Italie par Nievo et Cesare Cantù. Dans son Romanzo autohiografico, ce dernier se déclarait fier d’être né « le jour où mourut Bernardin de Saint-Pierre, auteur français d’un petit roman [qu’il a] pu lire jeune garçon et qui [le] fit pleurer ». Il a bien retenu la leçon de ce tranquille bonheur de l’enfant à l’unisson des plantes et des animaux :
Comme j’aimais être conduit en promenade le long de ces rangées d’arbres qui entourent notre ville ! et plus encore, alors qu’à l’automne l’un de mes oncles m’invitait à la campagne, comme j’aimais sautiller dans les prés tout souriants de fleurs et d’enfants, ou m’égarer en suivant les méandres des ruisseaux ou les bords d’un lac dont le mouvement me donnait une image de la vie ; ou dans la pénombre d’une forêt m’asseoir sur la mousse et là, non pas lire (je n’ai que très peu éprouvé le besoin de soutenir mes pensées par celles d’autrui) mais écouter le bruissement des feuilles, le fourmillement des insectes, ces mille rumeurs indéfinies de l’air et des champs, qui dans toute la création rendent manifestes une existence, un mouvement, un amour. Mes parents, de braves gens qui ne comprenaient rien à tout cela, me grondaient à cause du temps perdu.11
19Seul l’enfant solitaire, puer ut poeta, sait être à l’écoute d’une nature qui apparaît ici amène et palpitante de vie, et il connaît le bonheur d’une vie contemplative suivant un sentiment religieux envers cette admirable création, sans qu’il soit pour autant question ni du créateur ni de culpabilité.
20De même dans Il Varmo, roman rustique, Nievo met en scène un couple d’enfants en harmonie avec une nature où dominent de rassurants éléments cycliques : dans « il bel luogo », lieu de prédilection de leur idylle champêtre, au bord d’une rivière où les joncs sont contents de leur « humble sort », à « l’ombre fraternelle des saules », sous « le bleu béni » du ciel, Pierino et Tina sont comparés à des rainettes lorsqu’ils sautent le gué, et réciproquement les oiseaux semblent participer à leurs jeux ; ils filent des jours heureux comme des animaux en liberté, volatiles le matin lorsqu’ils chassent les nids, aquatiques l’après-midi lorsqu’ils pataugent dans l’eau pour ne rentrer que tard le soir à la maison, avec des vêtements déchirés ou détrempés, « ressentant dans leur petit cœur vierge l’enchantement de cet ermitage ».12
21Dans Le confessioni di un Italiano, l’idylle champêtre avec la Pisana restera pour la vie entière dans la mémoire de Carlino. Le vert paradis des amours enfantines ne va pas sans tourment car la fillette est capricieuse, et quand elle lui cause du chagrin, le garçonnet orphelin se réfugie dans la nature-mère consolatrice : « Je me reposais dans le grand sein de la nature et ses beautés me distrayaient de la morne compagnie de mon dépit ». Le petit promeneur solitaire est réconforté par la campagne frioulane : « A chaque pas, c’était de nouvelles perspectives et de nouveaux étonnements ». Son esprit vierge et sensible est enchanté aussi bien par le paysage que par l’humble vie paysanne : « Ainsi toutes les choses me réapparaissaient nouvelles et insolites ; et non seulement les moulins et les meuniers, mais les pêcheurs avec leurs filets, les paysans et leur charrue, les bergers et leurs chèvres et moutons, tout était pour moi sujet d’étonnement et de plaisir » (CI, 108). Le bonheur d’enfance, qui ne méconnaît pas les moments de souffrances, tient à cette faculté d’émerveillement liée à une grande simplicité. Sa découverte du labeur des hommes dans la campagne est autoformatrice : « Je commençai à regarder avec mes yeux, à raisonner et à apprendre avec mon propre esprit » (CI, 110), en digne émule de l’Émile et à l’opposé du catéchisme et à l’obligation qui lui était faite de réciter le confiteor. Le jour où un chagrin plus fort éloignera Carlino du château de Fratta pour lui révéler des contrées inconnues, au soleil couchant il connaîtra l’extase face à un spectacle inouï – il saura plus tard que c’était la mer – : il n’éprouvera plus jamais « un tel sentiment de félicité et de religiosité qui [le] fit enfant plier les genoux devant la majesté de l’univers » (CI, 113), ayant alors ressenti à la fois la petitesse de l’homme face à l’infini et pourtant son immense potentiel de liberté. Cette religion de l’émancipation dans la nature sacralise tout ce qui se révèle à l’enfant.
L’enfant en communion avec la nature
22Le chronotope romantique d’une condition primitive qui allie l’enfance à la nature a connu une recrudescence liée en partie aux aventures coloniales. Les œuvres de Kipling, et notamment The Jungle Book (1894) où Mowgli est élevé par des loups, un ours et une panthère et Kim (1901) dont le héros connaît aux Indes une enfance vagabonde, ont été en 1926 citées par Bontempelli comme modèle de mythe moderne susceptible de renouveler le roman ; Pavese et Calvino notamment furent marqués par ces lectures.
23Paru en 1904, le récit mythique « La tribù » de Beltramelli semble dater de l’époque de Rousseau : il était une fois une tribu d’une douzaine de gamins qui passaient leurs journées ensemble dans la montagne ; au petit matin, leurs mères leur donnaient en partie de quoi subsister ; pour le reste, ces « enfants des bois et de la montagne » se nourrissaient de cueillettes. « Ils sentaient la nature et l’aimaient ; ils étaient les fils inconscients des bonnes forces fécondes » (AP, 180). « Alertes et vifs comme des écureuils », « joyeux vol d’oiseaux qui pépient » et qui s’envolent « comme un essaim de chardonnerets », libres de courir où bon leur semble avec leurs cheveux bouclés dansant comme des crinières, ils illustrent tout à fait ce mythème du bonheur animal dans une évocation qui se situe à mi-chemin entre « l’indéterminé » cher à Leopardi et la précision zoologique de Pascoli.
24« Jamais encore un sentiment de tristesse n’était descendu dans leur âme ; ils ne connaissaient pas d’étonnements, ou mieux, leur vie n’était-elle pas un éternel étonnement ? » (AP, 180). Ils s’émerveillent de tout : « Pour ces enfants, tout était ainsi parce que tout était beau ». N’écoutant que la voix des forêts et des fleuves, ils ont le sentiment religieux mais encore païen du paradis terrestre qu’ils expriment par leurs cris joyeux, leurs rires et leurs courses folles, cependant que leurs mères, qui à l’aube ont pris une direction opposée, avec une bêche sur l’épaule, nous rappellent que seule l’enfance a le privilège de ne pas avoir à gagner son pain à la sueur de son front. Nous verrons que cette allusion à la malédiction du travail introduit le mythème chrétien de la Chute hors de l’Éden.
25Leur séjour alpestre n’est pas de tout repos, conformément à un romantisme héroïque. Lorsque la tempête souffle sur la montagne, la tribu fait face : « Ils étaient les enfants de ces silences et de cette solitude ». Ils ont grandi en petits sauvages, nu-pieds, avec des vêtements déchirés qui témoignent de leurs exploits intrépides car cette nature peut être tantôt une terre nourricière, tantôt une déesse aux forces redoutables mais qui forge le caractère.
26Les deux guerres mondiales ont suscité le besoin de repenser l’idée de la condition primitive. Ce lien entre un néo-romantisme et les conflits qui ont déchiré la vieille Europe est mis en évidence par une observation de Brancati alors qu’en 1950 il se promenait sur les rives du lac de Lucerne ; il a noté dans son Diario romano qu’uniquement en cette île de paix où « le romantisme a pris naissance » et où « le xixe siècle n’a jamais pris fin », et nulle part ailleurs en Europe, on peut désormais se faire une idée des us et coutumes de nos grands-pères que 14-18 et 39-45 ont rendu « lointains et irrévocables » :
Qui est né dans les premières années du siècle et qui veut se souvenir de son enfance avec force détails doit venir dans ce pays. Comme une longue vue tournée en arrière dans le temps, la Suisse leur montrera nettement les jours où aucun Européen ne portait le deuil parce qu’un autre Européen avait été « glorieusement fusillé ». (DR, 252)
27Il va sans dire que les poètes n’ont point besoin de voir avec la netteté d’une longue vue et que le kaléidoscope de leur mémoire est une meilleure muse, mais ce témoignage nous fait comprendre comment l’abréaction à deux catastrophes peut réveiller le mythème romantique d’une enfance en syntonie avec la nature.
28Dans Un posto nel mondo (1924) de Virgilio Brocchi, romancier à succès ignoré des histoires littéraires, le jeune Pietruccio âgé de treize ans a rompu avec ses parents ; sa fugue le conduit dans une famille de paysans de la campagne romaine qui lui permet de redécouvrir une vie saine et naturelle :
Pietruccio vivait un rêve merveilleux, il se laissait pénétrer voluptueusement par les formes de l’étonnant paysage ; il allait jusqu’à s’en imprégner passionnément, comme s’il voulait les garder en lui pour toujours. Il y avait des moments d’une si grande douceur qu’il aurait embrassé les arbres comme des frères ; il parlait avec les brebis et avec les chiens, il se pendait au cou des chevaux et il se couchait dans l’herbe des bois avec le désir frénétique d’en être enveloppé. (PM, 42)
29Ce garçon qui a déserté sa famille entretient en solitaire des relations sensuelles quasi mystiques avec les plantes et les animaux. Émerveillé à la vue d’un lac, il se met à chanter et le plaisir des yeux s’épanouit en joie spirituelle. Il y a dans ces pages une ingénuité datée, mais qui à l’époque s’exprimait aussi dans L’Aube, le premier volume du Jean-Christophe de Romain Rolland. Après l’horreur des tranchées, on aspirait vivement à retrouver une innocence perdue.
30Dans un autre roman de Brocchi, Il sapore della vita (1928), ce sont des enfants américains qui symbolisent le retour à la nature. N’oublions pas que l’intervention victorieuse des États-Unis lors du premier conflit mondial a auréolé les boys du prestige de cette nouvelle puissance. L’oncle Edwin, à peine débarqué dans la vieille Europe, constate que son neveu Biordo n’a plus rien de naturel, trop imprégné de culture et d’art italiens ; par exemple, en l’attendant sur le seuil de la villa, le garçonnet prend la pose de cette statue déjà célèbre où Vincenzo Gemito a mis en scène un enfant assis qui se tient un pied dans la main :
Et il n’avait rien de la joyeuse franchise ni de l’ardeur gauche et ingénue des enfants de son autre frère qui, dans les fermes de la Caroline, embrassaient fraternellement les chiens et les brebis, luttaient avec les béliers, poursuivaient les poneys pour sauter sur leur croupe et vous regardaient en face, francs rieurs, avec leurs grands yeux clairs et ingénus comme des bleuets. (SV, 272)
31Ces garçons sains, robustes, naturels sinon sauvages semblent tout droit sortis des romans de Marie O’Hara (Flika, L’Herbe verte du Wyoming) qui effectivement enchantaient à l’époque les enfants européens. Le Sud et l’Ouest des Etats-Unis deviennent des points d’ancrage du rêve romantique. Le père de Biordo (un Américain qui a épousé une Italienne sophistiquée), estimant que son fils est gâté et n’a passé que trop de temps dans les collèges religieux catholiques, décide de l’emmener outre-Atlantique pour lui redonner un équilibre salutaire :
Conduire Biordo dans un milieu sain, entouré de gens solides qui travaillent et d’enfants sereins qui jouent : dans la grande maison paternelle, dans le cadre de vie des fermiers au sein de l’immense couronne de forêts et de prairies où tout était jeune, frais, honnête, joyeux comme l’innocence. (SV, 286)
32On mesure ici par antiphrase le procès qui était intenté aux classes possédantes italiennes de l’époque du Concordat. L’Amérique des farmers apparaît, vue de la paresseuse Méditerranée, comme le pays idéal de l’enfance : nouveau monde, terre vierge où les enfants sont « vifs et limpides comme l’eau vive » (SV, 277). L’oncle Edwin célèbre avec tant de conviction les grands lacs et les forêts de la Caroline et du Minnesota que Biordo désire ardemment « rejoindre immédiatement le paradis terrestre où ses cousins grandissaient dans la plus grande joie de leurs jeux ». Une fois l’Atlantique franchi, la métamorphose a lieu : le rejeton d’une aristocratie décadente devient plus grand, plus fort, plus calme, il sait désormais vous regarder au fond des yeux avec le regard franc de ses cousins d’Amérique. Ce mythe « fonctionne » ici avec une désarmante simplicité : Brocchi ne se demande pas si les farmers qui, je présume, lisent la Bible plus volontiers que l’Émile, élèvent vraiment leurs children en suivant le cours naturel des choses...
33Juste un an après Il sapore della vita, Beltramelli propose dans « Verso l’ignoto » une tout autre version de l’Amérique qui nous oblige à tenir compte de l’instrumentalisation politique de ces thèmes. L’éloge de la vie salubre des pionniers de la conquête de l’Ouest pouvait encore s’accorder avec la phase révolutionnaire (et littérairement post-romantique) du fascisme, mais en 1929 on entre dans une période de normalisation. Nommé accademico d’Italia par Mussolini, Beltramelli approuve les efforts du régime pour arrêter l’émigration en direction des États-Unis et apporte de l’eau au moulin de la propagande strapaesana en faveur du retour de chacun à la terre de son pays. Son récit nous montre de jeunes garçons levés dès le chant du coq et courbés sous le soleil en train de défricher la terre d’autrui pour un maigre salaire. Qui a lu son récit « La tribù » s’attend à une dénonciation de ce dur labeur qui n’était dans le récit de 1904 imposé qu’aux mères des gamins de la « tribu ». Or c’est tout le contraire : ces gosses qui sortent presque nus de leurs masures ou d’une étable travaillent dans la joie. Beltramelli a choisi comme narrateur l’un de ces bienheureux : nous étions plus riches que les riches, explique-t-il, car « nous étions des enfants, avec dans notre cœur tout l’univers » (« Verso l’ignoto », TT, 44). Le mythe évangélique d’une enfance heureuse par sa généreuse bonté sert à couvrir l’idéologie réactionnaire des strapaesani. Autant on comprenait la signification du bonheur insouciant et provisoire de la tribu symbolique dont seuls les parents travaillaient, autant on a du mal à croire que ces garçons de moins de quinze ans qui triment de l’aube au couchant puissent être pleinement contents de leur sort au point de saluer « notre bon père le soleil » (dans « La siccità » Bilenchi évoque un soleil noir qui, pour le grand-père antifasciste, est une allégorie du dictateur) et d’être à la tombée de la nuit ravis par le ciel qui s’emplit d’étoiles : « Le monde était une belle fable, pleine de surprises et d’enchantements ». Il n’était pas nécessaire d’embellir ainsi les travaux des champs imposés dès le jeune âge pour sensibiliser le lecteur au drame social de l’émigration auquel renvoie avec plus de justesse de ton la suite du récit. En assistant au départ des émigrants pour l’Amérique, les enfants ont le pressentiment qu’ils devront peut-être un jour prendre le même chemin et l’un d’entre eux remarque que ceux qui quittent ainsi le village ne reviennent presque jamais :
Notre âme enfantine devint pensive. Peut-être sans nous le dire pensions-nous tous à la dure existence qui nous attendait, aux routes lointaines, inconnues, par-delà les horizons marins, que nous devrions parcourir l’un après l’autre, pour ne plus jamais revenir. Nous étions dix : dix enfants que la solitude de la montagne et le travail avaient rendu frères dans la joyeuse liberté d’une vie pauvre et tranquille ; dix arbustes qui avaient grandi autour de la même souche, timidement, pour le grand rêve solaire. (TT, 46)
34Après que Mino Maccari a défendu dans la revue Il Selvaggio le caractère rural et paysan de la race italienne et prôné la fidélité au terroir, l’âge d’or d’une enfance stupita ne se situe pas pour Beltramelli dans les vastes espaces américains, mais dans leur pays natal.
35Sur le travail des enfants aux champs, il y a évidemment loin de l’idyllique version de Beltramelli strapaesano à la réalité encore décrite dans le second après-guerre par des écrivains du Sud archaïque comme Alvaro et Ledda. Dans « Il ragazzo solitario »13, Alvaro a observé avec admiration dans un village calabrais les promenades solitaires d’un enfant qui ne cessait d’un « pas héroïque » de parler à voix haute et de chanter, disant en dialecte de toute chose le nom. A partir du moment où le petit Nicolino a dû prendre part au travail des adultes, il a cessé de chanter et de baptiser le monde, baissant les yeux lorsqu’il croise le narrateur. Avec cette voix qui s’est tue a pris fin la prime enfance, âge de la poésie. L’homo oeconomicus assassine le puer ut poeta.
36Gavino Ledda a conté son enfance de berger sarde dans Padre padrone, un récit transposé en film. L’autodidacte devenu professeur de linguistique a dénoncé la brutalité de ses séjours dans la montagne, la rude et impitoyable initiation de ces patriarches qui « exigeaient de leurs jeunes fils qu’ils deviennent des hommes avant l’âge » (l’anti-Rousseau !), la misère du corps, du cœur et de l’esprit du petit berger. Néanmoins, malgré ces contraintes, la nature sauvage garde une vertu éducatrice : lorsqu’après sa première année de solitude pastorale le petit Gavino revient au village, les livres des écoliers le laissent indifférent et les jeux des garçonnets de son âge ne l’attirent plus : « Seuls le silence des champs et la découverte de la nature excitaient ma curiosité. Je voulais y revenir au plus tôt » (PP, 50). Ce récit de vie nous interdit donc tout manichéisme ; il témoigne qu’en dépit de la barbarie de certaines pratiques, l’enfant a appris malgré tout quelque chose de positif dans la solitude de la nature la plus primitive et, à vingt ans, le jeune homme choisira de rompre les amarres et de conquérir en autodidacte la culture bourgeoise : cet itinéraire où les livres ne viennent qu’en leur temps, si l’on parvient à surmonter le contresens initial, finit par donner raison à Rousseau !
37A l’opposé, ceux et celles comme Alba De Cèspedes qui ont vécu une enfance bourgeoise et citadine gardent malgré tout dans le coin de leur mémoire la saveur de quelques instants passés au contact direct de la nature, souvenirs si vivaces qu’ils conservent malgré les années leur vertu consolatrice. La narratrice de Dalla parte di lei a connu jadis ces promenades contemplatives riches d’impressions indélébiles :
Et pourtant j’avais gardé le goût de ces solitudes particulières qui rendent le monde des enfants si différents du nôtre. Et même maintenant que je suis femme et que des choses atroces et horribles me sont arrivées, il me suffit de m’asseoir devant une fenêtre par laquelle je puisse voir un coin de verdure pour sentir mon cœur se remplir de toute la ferveur de ces années-là. (PL, 118)
38Cet âge reste bien dans l’imaginaire la perde età chère à Leopardi.
Le nostos du pays natal
39La fortune du thème du retour au pays natal avait été vivifiée par le romantisme lorsque la bourgeoisie terrienne, urbanisée avec le développement du négoce et de l’industrie, a jeté un regard en arrière en mythifiant les années passées dans la nature. Les phases de reconstruction, de réurbanisation accélérée et de (ré)industrialisation des après-guerres ont chaque fois réactivé le chronotope de la campagne-enfance.
40Michele Saponaro qui a grandi dans les Pouilles projette sur son pays un regard attendri ou nostalgique au lendemain de chaque guerre. Au cours des années vingt, il a évoqué ses jeunes années comme un âge d’or : vie saine dans le cadre traditionnel d’une famille paysanne dont il intériorise les rites et les tabous ; admiration du grand-père, patriarche plein de force tranquille et de bonté ; joie et liberté dans un espace naturel façonné par le labeur de l’homme ; allégresse des moissons ; ivresse de la découverte de la nature ; idylle champêtre au seuil de l’adolescence, un univers qu’il oppose comme Rousseau à la corruption de la modernité et à la décadence des mœurs.
Jours joyeux et sereins. L’aurore de ma vie a pris en ce temps-là ses couleurs les plus limpides et les plus claires, sans un nuage dans le ciel et sans une ombre sur la terre. Des couleurs qui ne viendront plus jamais réjouir les yeux ni l’âme de l’homme qui poursuit son chemin dans la fange et la poussière. (A, 73)
41Le temps du bonheur est représenté naïvement par ce paysage idéal. Le récit s’achève sur le mythème de l’arrachement : à dix-sept ans, le narrateur quitte définitivement la grande maison qui vient d’être vendue par les siens : « Je reconnus notre vieille ferme qui ne nous appartenait plus et où s’était librement achevée l’année la plus joyeuse et la plus saine de mon enfance » (A, 342). L’enfance heureuse est ainsi dilatée (elle englobe l’adolescence qui donne son titre à l’ouvrage) et se termine en beauté : on ne cultive pas les regrets.
42Dans le second après-guerre, l’auteur qui a vieilli nous offre la variante du retour. Tout a changé au pays. La spéculation immobilière sévit désormais dans le plus humble village lorsque se redistribuent les patrimoines. Le narrateur doit vendre la maison et le jardin où il a grandi, ce qui lui arrache le cœur ; les acheteurs méfiants ne comprennent pas pourquoi il veut emporter le vieux portail rouillé dont la voix « ne changeait jamais, comme celle de maman » (RR, 73), symbole ambivalent, à la fois gardien tutélaire du nid maternel et seuil fatidique du paradis : un jour, ce portail s’est ouvert tout grand pour laisser passer le corbillard qui emportait sa mère dans la tombe. Dans un autre récit du même recueil, « Storia di un muro », une route traverse en le profanant le jardin du royaume enfantin ; il ne reste rien du mur qui fut le témoin des premiers jeux, des premières lectures et d’une idylle amoureuse de Michelino. Tant pis si le monde change, s’écrie le narrateur qui s’avoue misonéiste, laissez-moi m’accrocher à mes souvenirs les plus chers. Il n’y a pas qu’un bourgeois de Ferrare comme Bassani pour demeurer attaché au mur d’enceinte d’un vert paradis.
43Dans Il giardino delle meraviglie paru en 1937, Giuseppe Fanciulli évoque à l’imparfait du regret les moments heureux de son enfance liés aux travaux saisonniers : le temps des moissons et du battage, occasion rêvée pour bondir au-dessus des gerbes et plonger dans les balles de blé (c’était avant la crise économique et la bataille du blé mussolinienne) ; la saison de la chasse, une journée d’aventure sur les talons du père, un visage plongé dans l’eau fraîche d’une source (c’était avant la guerre des tranchées) ; la veillée du maïs aux feuilles craquantes et cette montagne de grains jaunes qui tard dans la nuit prend une dimension fabuleuse quand les yeux de l’enfant clignent de sommeil (c’était avant la dispersion de la famille) ; l’événement de la foire dont il préférait, semblable à un certain petit Giacomo à Recanati, écouter les préparatifs fébriles la nuit dans sa chambre, plutôt que de se mêler le lendemain à la fête étourdissante (mais où sont les marchés d’antan !). Leopardi avait bien saisi cette dialectique entre le puer ludens et le puer ut poeta, ces deux temps de la poésie : l’écoute de la nature, puis la réfraction dans la mémoire.
44Le nostos du pays natal est particulièrement fort chez les méridionaux qui ont dû quitter très tôt leur village afin de poursuivre des études (un motif récurrent chez le Calabrais Corrado Alvaro), ou pour chercher du travail puis faire carrière en littérature (comme Vittorini). Chez ces deux grands, il y a une épaisseur intérieure qui fait défaut à Saponaro. Dans son journal, Alvaro a noté sobrement mais non sans poésie cette réflexion très léopardienne sur la fin des jeunes années :
Comment s’achève la jeunesse. A l’improviste, comme s’achève un rêve. A quel moment, à quelle période, on ne sait pas bien. Il faut être très fort pour n’avoir aucun ressentiment au terme de cet âge de la vie. Tout devient lointain comme si l’on avait rêvé. (QV, 15 3)
45Chez Saponaro, le ressentiment l’emporte ; et il est un peu trop simple de faire coïncider la fin des jeunes années avec la vente de la maison familiale. Chez l’auteur de L’età breve (traduit La Brève Enfance), tout est plus subtil : n’en déplaise à Salinari qui n’aimait pas cette Calabre transformée en « refuge romantique et décadent, une oasis d’innocence originelle », nous pensons comme Pancrazi qu’Alvaro est inspiré par « la Calabre intime de la nostalgie et du retour ».14
46Dans Conversazione in Sicilia, Silvestro, après quinze années d’absence et de non-vie à Milan est soudain saisi d’« une obscure nostalgie de retrouver en [lui] [s]on enfance » (CS, 12) quelque part dans la campagne sicilienne. Nous verrons que Vittorini a su traiter ce thème du retour au pays natal de manière non délétère comme le fait au contraire Saponaro, mais en s’éloignant des clichés romantiques et en exploitant des fragments de la mythologie chrétienne.
47On connaît le prestige dont a joui l’Orient dans l’imaginaire des romantiques qui répondaient à l’invitation au voyage. Cette sensibilité a perduré chez les voyageurs de notre siècle, avec ceci de nouveau que l’auteur de Viaggio in Oriente finira par découvrir que l’Orient profond, c’est notre enfance. A trente-cinq ans, de retour de ses voyages en Extrême-Orient, Comisso a acheté dans sa province natale une maison de campagne « pour prendre racine » et des terres qu’il fait fructifier en nous présentant une version idyllique des travaux agricoles ; le propriétaire s’identifie plus volontiers aux « petits enfants qui à l’ombre de la vigne regardent émerveillés » la batteuse qu’aux paysans en sueur qui, soutient-il, se remettent à l’ouvrage « comme si c’était la première fois » (CC, 83). Ce pédophile au sens noble aime s’entourer de jeunes garçons (tel ce Santino qui enfourche une bicyclette sans frein, sans sonnette et sans timbre fiscal) plus libres et robustes que ce figlio di mamma ne le fut à leur âge, et son plus grand plaisir est de les employer à jardiner.
L’eau primordiale et le retour aux sources
48Dans « Awenture d’estate », Comisso, de retour de la Grande Guerre, se promène sur les lieux où enfant il passait ses vacances et qui fut un théâtre d’opérations meurtrières ; l’aubergiste à qui il réclame un bain l’envoie se baigner dans le fleuve voisin, ce qui lui rappelle le temps où, échappant à la surveillance maternelle, il parvenait à se désembourgeoiser :
Il se souvenait maintenant de tout ce qui se rapportait à ces baignades d’enfants dans le Piave. Nus, au soleil, pendant que sa mère dormait ; puis ils allaient jouer aux sauvages dans les saules. Il ne se souvenait d’aucun de ses camarades, mais le plaisir de ces heures-là était limpide. Un plaisir de vivre. (AT, 105)
49Il ne s’explique pas pourquoi il ressent un « plaisir merveilleux » à se glisser sous les saules et entre les roseaux, là où naguère il jouait à la guerre. De son expérience militaire, son imaginaire ne voudrait retenir que le côté positif : la vie primitive dans les tranchées, l’énergie expansive, le contact direct avec la nature, le goût de l’aventure et de la lutte. Il se souvient que les batailles rangées le long du Piave, au fur et à mesure que les garçons grandissaient, devenaient de plus en plus violentes. Il n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il partit pour le front : du Monte Grappa, le soldat vit la fumée des coups de canons qui pleuvaient sur ce village de vacances où il avait joué à la guerre. Entre la fiction enfantine et la réalité des combats de part et d’autre du Piave, il y a ce non-dit des atrocités que l’ancien combattant veut oublier en se baignant à nouveau pour se purifier dans ce fleuve où deux enfants jouent. Lui-même s’accroche aux cailloux du fond pour ne pas être emporté par le courant et comme pour remonter le cours du temps.
50Disciple de D’Annunzio et adepte de la vitalité et du primitivisme, Comisso ne peut pourtant plus faire semblant d’ignorer la mort. Dans « Il torrente », le narrateur célèbre l’indifférence solaire de jeunes garçons qui se baignent avec une souveraine insouciance dans un torrent dangereux, jusqu’à ce que deux d’entre eux repêchés inanimés échappent in extremis à la noyade et que leurs parents alarmés leur fassent prendre conscience des risques encourus : « L’indifférence solaire ne se retrouverait jamais plus » (AT, 15 3). Le paradis de l’enfance illustré par ces jeux aquatiques était garanti par l’ignorance de la mort ; on ne peut pas longtemps la défier impunément.
51Dans son livre de souvenirs d’enfance La chiesa di Canneto, Del Vecchio, avant d’être pris en charge par des éducateurs chrétiens, nous présente ses petits camarades de jeux comme des héros païens dans un monde non encore rédimé : ils défient la « hiata », ce cours d’eau monstrueux qui prélève régulièrement son tribut d’enfants quand ils ne sont pas foudroyés, comme Guido, le plus beau et le plus valeureux des nageurs qui emplissait d’admiration le petit Felice.
52L’incorrigible Comisso a persisté à épier ces enfants et préadolescents qui se baignent nus dans la rivière, ce qui lui paraît une scène de paradis terrestre gâchée par l’intervention intempestive des prêtres (TT, 47). Sa solarité est plus païenne que celle de Beltramelli ; de l’héritage romantique, il récupère pour sa jouissance pédophile ces garçons émancipés qui dans l’état de nature ignorent le péché originel.
53Dans « L’acqua » de Bontempelli (AF), Madina est le prototype de l’enfant romantique dans sa version féminine. Née au pied d’une cascade en ayant coûté la vie à sa mère (comme Rousseau), elle est recueillie par des bûcherons et grandit dans le bois, libre et sauvage comme un petit animal. Sa sortie de la forêt-enfance à l’âge de quinze ans et sa rencontre avec la ville où on l’a placée comme servante se solde par un échec. Au bout de quelques semaines, elle revient au bois natal pour se diriger instinctivement vers la cascade où elle est née et se dissoudre dans l’eau par ophélisation. Car l’on ne survit pas à une enfance trop belle ! La destinée cyclique de cette fille de l’eau exprime avec une grande efficacité symbolique la crainte du monde adulte, la peur de la défloraison, le refus de la civilisation bourgeoise de notre temps ainsi que l’indéfectible attachement aux vertes années et à une condition primitive symbolisée par sa nudité finale.
Le chronotope de la forêt-enfance
54Tandis que, dans la mythologie chrétienne, la forêt est le plus souvent un lieu d’égarement et de perdition, elle est comme tout ce qui est sauvage (dérivé de silva) positivement valorisée par le romantisme : le chronotope de la forêt-enfance est un lieu où il fait bon vivre, même si le petit Robinson doit faire preuve d’imagination et d’esprit d’entreprise pour s’adapter à ce milieu naturel.
55Chaque après-guerre a réactivé ce rêve d’une forêt-enfance heureuse. Ce fut le cas de Comisso après la Grande Guerre, comme on le voit dans « Passeggiata nel bosco della mia infanzia » : « Il y a un bois qui m’est cher depuis mon enfance. J’y reviens quelquefois après de longues années, mais rien ne change » (AT, 23). Le narrateur aime se réfugier sous cette voûte de verdure, près d’une source et d’une petite grotte tapissée de mousse, sensible au silence, à la fraîcheur et à la senteur des fougères et des cyclamens, toute une constellation qui suggère clairement une régression à la bonne mère. La guerre est pourtant passée par ici avec ses coups de tonnerre et un vent de tempête qui ont agité les frondaisons du bois, métaphores qui naturalisent l’Histoire : aujourd’hui on n’entend plus que la voix des paysans et la détonation d’un fusil de chasse. La nature immuable a repris le dessus sur la folie des hommes et garantit une éternité d’enfance :
Je suis seul auprès de mon bois et il n’a pas changé ; alors que je m’élève pas à pas, il me recrée semblable à mes années lointaines. Quelques années, de nombreuses années, de nombreux siècles : le temps ne s’est pas écoulé en moi, le temps ne s’est pas écoulé hors de moi. (AT, 24)
56L’élévation rituelle par la marche n’instaure pas un progrès, mais lui donne le sentiment d’une suspension du temps qui, hélas, se révèle vite illusoire.
57Le narrateur doit admettre qu’il n’a plus le regard ingénu d’autrefois ; les papillons multicolores de sa tendre enfance vont agoniser, avec sa complicité, dans la toile d’une araignée patiemment cruelle, métaphore de la fin de l’innocence qui pourrait signifier en sus, du moins dans son inconscient, qu’il se sent complice du piège dans lequel sont tombés tant de jeunes soldats ; lui-même avait dix-neuf ans lorsqu’il partit pour le front. Les oiseaux poussent un cri d’alarme et l’homme découvre que dans cet éden il y a un serpent qui introduit explicitement le sentiment chrétien de la temporalité ; l’idylle romantique est brisée ; le grand sablier vient de s’écouler vertigineusement et le laisse désemparé : « Le temps a donc passé aussi hors de moi » (AT, 28). Ainsi Comisso traduit-il la perte du sentiment de sécurité et de pérennité, éprouvée au lendemain d’une guerre qui a accéléré le cours du temps.
58Un bel exemple de réactivation du sentiment de la nature né de l’émerveillement enfantin nous est offert par « La forêt merveilleuse », suite de tableaux inspirés par le séjour d’Antonio Aniante, réfugié antifasciste, dans l’arrière-pays niçois à la fin de la seconde guerre mondiale. Durant cette sombre période, la forêt de Peira-Cava, oasis de paix méditerranéenne à quinze cents mètres d’altitude, rappelle au narrateur son enfance passée sur le flanc de l’Etna : « La forêt chante, pleure, rit, parle, mais uniquement aux initiés qui connaissent l’étrange idiome des pins et des sapins ».15 Cette forêt qui se venge de ses ennemis en tuant chaque année un bûcheron ressemble comme une sœur au bois enchanté de Il segreto del bosco vecchio. Dans ce temple naturel, ce sont les plantes, les animaux et leurs amis qui incarnent les valeurs les plus précieuses : la vache qui meurt héroïquement pour sauver l’agneau de l’attaque de l’aigle (et le conte animalier rejoint ici la fable politique), le berger qui comprend le secret des bêtes et leurs vertus, le candide émigré piémontais « à l’âme enfantine » et un marin retraité, un peu simple d’esprit et qualifié de « fanciullone » et de « bambinone ». Ce ne serait qu’un conte enfantin si la forêt n’abritait des persécutés politiques, un exilé espagnol assagi et une juive traquée redevenue Ève dans ce paradis terrestre, sans oublier le narrateur antifasciste. En ces années noires où triomphaient fascistes et nazis, ce refuge dans la nature est le seul antidote à l’horreur de l’Histoire et implique chez les différents personnages une régression à l’enfance.
59C’est dans ce cadre à la beauté sauvage qu’est sacralisée la figure de l’enfant. Le petit Camillo n’était qu’un bambin rachitique de cinq mois quand on l’a envoyé à la montagne pour lui redonner la santé ; il grandit peu et n’est pas aussi gaillard que les petits montagnards de son âge, mais il vit en harmonie avec le cosmos : « Il aime chantonner ou parler à voix basse aux chérubins, aux jeunes pins et sapins, au soleil, à la lune et aux étoiles ; il a toute chance de devenir le saint, le mage de la montagne » (FS, 292). Dans cet ermitage où le mythe romantique récupère certains attributs du culte chrétien, le petit Camillo appartient à la lignée des enfants fragiles victimes de la société. A l’école, les choses se gâtent car l’écolier est distrait par la forêt qui l’appelle par la fenêtre, et il doit supporter les méchancetés de ses camarades. C’est le médecin, venu de la vallée pour vacciner les enfants contre le tétanos, qui fera mourir le « petit ange ». Aux yeux d’Aniante, qui, enfant, a souffert de la torture qui lui fut infligée par l’appareil censé redresser une infirmité, ni l’école ni la médecine ne trouvent grâce ; il ne croit plus guère au progrès. L’enfant n’est angélisé que dans la solitude de la montagne, avec ses chansons que le vent emporte vers le ciel. Il est indéniable que les atrocités de la guerre ont favorisé cette recrudescence d’un pessimisme néo-romantique.
60De même dans La Storia d’Eisa Morante, le petit épileptique suivra un itinéraire christique. La destinée exemplaire de Useppe connaît néanmoins une période solaire, tant il vrai qu’un écrivain compose un édifice romanesque avec des matériaux empruntés à d’autres mythes que ceux qui sont dominants dans son œuvre. Pas très loin de Rome en ruines, le garçonnet de cinq ans se réfugie dans un sous-bois au toit de feuillage qui lui donne l’impression de se trouver sous une tente orientale ; ébloui par les reflets tremblants de l’eau d’une rivière et ravi par le chant des oiseaux, il jouit de cette harmonie inouïe avec une nature à la fois consolatrice, régénératrice (il imagine la vie de maquisard de son grand frère) et inspiratrice : niché dans le creux d’un tronc d’arbre, Useppe improvise des poésies. De là-haut, ce nouveau Robinson aperçoit dans la vallée voisine une cabane abritant son Vendredi, un guaglione de douze ans qui sans penser à mal se fait entretenir par les pédérastes de la banlieue voisine. Ce bois figure l’Éden d’avant la faute, mais la société corruptrice gagne du terrain : l’enfant ermite, poète de l’exil, va devenir la victime sacrificielle et le prophète de la Résurrection.
61Dans un univers embourgeoisé, le jeune Calvino, en disciple tardif de Rousseau, avait une grande prédilection pour les enfants en rupture de ban avec leur famille et en quête d’une nature sauvage encore authentique. Giovannino et Serenella, couple idyllique des « Idilli difficili », découvrent avec stupeur un parc de villa aux eucalyptus centenaires où des valets apportent à un petit prince son goûter au bord d’une piscine. Cette nature domestiquée et trop apprêtée, où « tout est luxe, calme et volupté » (comme aurait dit Baudelaire) suscite en eux de la perplexité : en pénétrant dans ce « jardin enchanté », ils craignent que ce fastueux sortilège ne soit le produit d’une immémoriale injustice (comme si Rousseau avait chuchoté derrière les buissons que la propriété, c’est le vol !) (« Il giardino incantato », R, 18 8).
62Or le Baron perché refuse justement d’être l’héritier d’un père féru de généalogie et d’une mère obsédée par les guerres de Succession. Peu importe à Cosimo si la jeune fille à la balançoire lui interdit de mettre pied à terre sur son terrain, car le parc des d’Ondariva, avec ses allées trop bien dessinées, les jeux d’eau de ses bassins et ses plantes des Indes et des Amériques, n’intéresse l’enfant que vu des arbres, la tête en bas : c’est d’abord une position éthique, un renversement des valeurs, un pied de nez à la bienséance aristocratique ; c’est aussi une position poétique : renversé, ce jardin devient « une forêt fantastique, un monde nouveau » (NA, 190). Calvino nous signifie par là qu’il est vain d’importer l’exotique et inutile de partir pour des contrés lointaines quand à deux pas de chez soi, en prenant un peu de hauteur, on peut voir le monde d’un œil nouveau.
63En se réfugiant dans les arbres et en pariant de ne plus mettre pied à terre, Cosimo invente une robinsonnade d’un nouveau genre. La forêt d’Ombrosa, c’est le monde à la fois familier et sauvage des (recommencements, le lieu couvert qui abrite, le temps d’une idylle, les amours naturelles de Viola et de Cosimo. L’intégrité de l’enfance s’arrête à la lisière du bois : à cet endroit, le jour où Cosimo aperçoit une amazone montée sur un cheval blanc qui lui rappelle les jeux d’antan du vert paradis et qui traverse une immense prairie à ciel ouvert où aucun oiseau ne chante (l’âge adulte où sont abolis les protections et les miracles), il est saisi de vertige et comprend que Viola est perdue pour toujours.
64Or cette fabuleuse forêt qui permettait encore il y a deux siècles de traverser la Ligurie par la voie des airs a été décimée par les soldats de Napoléon, c’est-à-dire en clair par les excès des Lumières et de la raison. A la fin du conte, elle s’évanouit comme un beau mirage : « Ombrosa a disparu [...] Je me demande si elle a vraiment existé ». Ainsi est-elle consacrée, tout comme l’Ile-enfance d’Arturo qui disparaît à la fin du récit d’Eisa Morante, comme un mythe, le mythe romantique d’une enfance de l’humanité dans l’état de nature, et d’une adolescence libertaire au regard virginal. Ombrosa aux arbres lactifères est d’ailleurs une invention sans doute nourrie non seulement de la Ligurie où Italo a grandi à l’ombre d’un père botaniste, mais une réminiscence de Cuba où il vécut ses deux premières années. La robinsonnade forestière est sans doute en partie la résurgence fantasmatique de l’île primordiale.
65En tout cas
il n’y a que l’enfance qui puisse établir pour Calvino une harmonie parfaite avec la nature : sur cette position se situe aussi le neveu du Vicomte pourfendu qui souffre toutefois de la cruauté du monde adulte. La nature de ce premier temps de l’œuvre de Calvino est bonne, accessible et fabuleuse ; mais elle est justement liée d’une manière léopardienne à l’intégrité de l’enfance. En dehors d’elle, les rapports de l’homme avec la nature entrent en crise16,
66ce qu’illustre également Il segreto del bosco vecchio de Buzzati.
Le chronotope de l’île-enfance et les robinsonnages
67Le romantisme a considérablement exploité l’énorme prégnance mythique de Robinson Crusoé, ramené dans l’île des origines où il lui faut tout recommencer, tout réapprendre, refaire le chemin qui conduit de la nature à la culture, ainsi qu’il incombe au primitif et à l’enfant. Certes Robinson est un adulte, car le roman de De Foe, inspiré par une histoire vécue, paraît presque deux décennies avant la naissance de Bernardin de Saint-Pierre et anticipe de presque un siècle le romantisme et l’avènement littéraire de l’enfance ; mais l’on sait l’énorme succès des robinsonnades qui ont suivi et où des enfants sont livrés à eux-mêmes dans une île, depuis Le Robinson de douze ans de Mme Mallès de Beaulieu (1818 alors que De Foe publie en 1719) en passant par Emma ou le Robinson des demoiselles (1833) de Mme Woillez (une fillette de quatorze ans cette fois, pour satisfaire l’autre sexe), jusqu’à Deux ans de vacances de Jules Verne (1888) où l’on reconstitue un microcosme social avec une bande d’enfants de huit à quatorze ans, et le Robinson et Robinsonne de Pierre Maël où l’on ose accoupler deux petits naufragés.
68L’île a donc souvent été le paradigme du paradis primordial dans le mythe romantique de l’enfance, lorsque la société en voie d’industrialisation a été saisie par la nostalgie des origines : c’est l’île Maurice (« l’île de France ») de Paul et Virginie qui a fait encore rêver les lecteurs italiens de notre siècle. Dans la forme petite bourgeoise du bovarysme, l’île est réduite à un mirage exotique, comme l’a illustré Vittorini débutant. Dans « La signora della stazione », du fond de son ennui provincial, l’héroïne essaie dans son rêve éveillé d’imaginer une île-enfance heureuse différente de la Sicile où elle se trouve :
Où s’était-elle au contraire trouvée bien ? On vivait heureux dans une île au doux climat, sur une plage de l’enfance, entre de grands arbres et des forêts de magnolias. Une école, une enfance, des îles. Son enfance avait-elle été heureuse, s’était-elle déroulée là-bas ? La bonté de ces heures-là faisait fondre de nostalgie sa mémoire. De ce temps le plus lointain l’assaillaient des souvenirs presque tropicaux et il lui semblait vraiment avoir vécu, à la source de la vie, parmi des oiseaux verts et des plantes fabuleuses, en quelque Amérique, en quelque île malaise ou dans l’idylle de Paul et Virginie. (PB, 144)
69En vain Norma a-t-elle cherché à ancrer dans les lieux de son enfance triestine ce sentiment d’un bonheur inouï éprouvé alors qu’elle était bambina en train de jouer au soleil, dans une lumière à nulle autre pareille qu’elle ne peut que situer dans une île exotique. Norma rêve de fuir avec sa servante Lauretta dont elle envie l’insouciante gaieté (comme Robinson celle de Vendredi) et d’aborder « au rivage d’une île peuplée de singes et de perroquets » où elle construirait une petite cabane et revivrait une robinsonnade. Outre Paul et Virginie et Robinson Crusoé, on devine la lecture de Salgari derrière « l’île malaise ».
70Néanmoins ce bonheur d’exister, le jeune Vittorini l’a éprouvé en découvrant lors d’une circumnavigation la Sardaigne « comme une enfance ». Dans les îles, faute de grands espaces, tout est plus petit, comme dans les contes pour enfants. Sur l’île de la Maddalena, le narrateur aperçoit de blanches bicoques : « de petites maisons comme peut en rêver un enfant au temps où on lisait Jules Verne » (SI, 109). Au terme de la croisière, ce monde primitif est devenu un mythe de l’enfance :
Et ces mouillages en mer, ces abordages et ces îles qui apparaissaient à l’aurore, même si l’on ne dormait que quatre heures par nuit, tout cela a été pour moi une existence inoubliable. Comme une enfance. Et de mon enfance elle fait partie désormais, de ce rien, de cette fable... (SI, 113)
71Cet espace-temps édénique dont rêve vaguement Norma, « la dame de la gare » et que Vittorini a fugitivement vécu au cours de deux croisières, Arturo, le héros d’Eisa Morante, par la grâce de son auteur, a le privilège de le vivre. Il file des jours heureux dans l’île de Procida, en ignorant le reste du monde, dans l’état de nature cher à Rousseau. L’île est pour cet orphelin de mère un temple maternel ; elle est le berceau de l’enfant livré à lui-même. Dans cet Élysée méditerranéen, Arturo grandit, libre et sauvage comme un animal. Sa spontanéité, son hypersensibilité, sa fierté, la franchise ingénue de ses élans amoureux en font un cousin de Paul et Virginie, mais il a aussi la sentimentalité ardente du héros romantique et en particulier de l’enfant byronien solidaire des proscrits. Procida est dominée par une citadelle, la « Terra murata » qui tient lieu de pénitencier au point que le narrateur nous confie que « pour beaucoup de gens qui vivent au loin, le nom de cette île signifie le nom d’une prison » (IA, 15). Lieu de réclusion puis de rédemption, l’île offre aux élans idéalistes d’une enfance rebelle à la société injuste, la bipolarité du lieu à la fois clos et ouvert sur l’infini des mers qui convient à l’ambivalence des désirs de régression et d’évasion du jeune Arturo. Parce qu’elle est invitation au voyage mais n’offre pas par elle-même les moyens de partir, l’île est, comme l’enfance, un lieu d’attente : à l’instar de Robinson qui sur le rivage guette les navires qui passent au loin, Arturo attend rituellement le retour de son père et ne veut jamais trop s’éloigner au large, de crainte de manquer l’arrivée du voyageur qui ne tiendra pas sa promesse de l’emmener un jour avec lui.
72L’efficacité symbolique de ce chronotope est de mettre en scène une enfance qui se marie exactement avec cet espace insulaire : né à Procida, Arturo n’en sort pas tout au long de ses années heureuses et la fin du récit coïncide avec la fin de l’enfance et le départ de l’île. Dans l’histoire de la littérature italienne, on peut lire ce roman comme un superbe et dernier hommage à l’idéal de l’enfance romantique.
73Né à l’île d’Elbe et gardien de phare, Raffaello Brignetti situe volontiers le paradis de l’enfance dans une île comme celle déserte de « Meta casuale » (Il gabbiano asgurro), avec pour seule habitation un phare, où deux enfants jouent et se baignent, heureux, jusqu’au jour où la civilisation vient leur tendre un traquenard : en plongeant pour pêcher des oursins, les deux innocents croient découvrir un trésor sur les hauts-fonds sous-marins, mais la caisse explose et ne remontent à la surface que de noirs débris et des poissons morts. Le monde moderne et ses engins de guerre n’épargne même plus les derniers lieux paradisiaques de l’enfance.
74Sauf à les rechercher dans les souvenirs des anciens. Son roman La spiaggia d’oro se présente également comme une fable, avec une plus vaste chasse au trésor. Embarqués sur une goélette, un homme et une fillette ont mis le cap sur une île mystérieuse. Entre ciel et mer, ils sont suspendus dans une longue attente. L’enfant pose à l’adulte quelques questions simples, mais essentielles, sur cette mer qui est la vie primordiale. Le navigateur ignore combien de temps il faut pour atteindre cette île à la plage d’or proche de son cœur. Des souvenirs affluent – il se revoit avec ses camarades d’école primaire, Fanis le petit blond et Uria l’orpheline de père qui fait tâter ses deux seins naissants aux deux garçonnets ; il se souvient du plancton phosphorescent qui avait enchanté une nuit de pêche côtière ; il évoque le veau marin, espèce disparue qui hantait encore à l’époque les grottes de l’île ; pointe même le remords de ne pas avoir tenté au bord de la falaise l’héroïque saut de l’ange – et l’on devine que cet éden insulaire fut, est le monde mythique de son enfance. C’est en effet au présent d’éternité que nous est contée la félicité de Tiero, Fanis et Uria jouant sous la fraîcheur d’un laurier-rose qui contrastait avec les graviers brûlants, idiosyncrasie d’instants merveilleux : « Le monde est présent, le temps ancien est parvenu sans fractures jusqu’au jour du laurier-rose, jusqu’au jour de leur jeunesse » (SO, 78). On pourrait imaginer qu’il s’agit d’Arturo adulte, avec sa petite fille, revenant à Procida : point n’est besoin d’atteindre l’île ; mieux vaut la ressusciter, inchangée, dans le souvenir vivace, et la réciter à son enfant. Car le mythe romantique sous-entend que nos enfants n’auront plus jamais, dans cette société irrémédiablement polluée et corrompue, des enfances aussi belles que les nôtres.
Le jardin, dernier refuge
75Le naturalisme positiviste a rendu difficilement crédible le mythe préromantique d’une condition originelle idyllique, si bien que le sentiment de la nature éprouvé par l’enfant en son jardin, annexe obligée de la maison familiale bourgeoise, varie de la représentation encore optimiste de « Il giardino incantato » de Calvino à la vision pessimiste de Buzzati dans « Il giardino » où règne une impitoyable loi de la jungle. Dans La memoria d’Angioletti, ce sentiment est mitigé : le fanciullo découvre en effet que les plantes pourrissent, que les animaux s’entretuent et que « dans la féroce inutilité de la vie, la survivance [est] un hasard, l’âge adulte une chance périlleuse et ambiguë » (M, 71). Cet amer constat met cruellement fin à la sereine concorde de la petite enfance ; néanmoins, en dévalorisant toute aspiration à un idéal adulte, il mythifie par contrecoup l’âge des bienheureuses illusions, d’autant plus que l’esprit en quête de beauté ne demande qu’à se laisser enchanter par le spectacle d’une nature aux douces apparences et qui, malgré ses monstruosités, nous offre des moments de répit : « Et pourtant le jardin était beau, la nature était merveilleuse et peut-être aurait-il suffi de la peindre dans un moment de fatigue ou de repos [...] pour l’adorer » (M, 72). C’est le poète qui parle ici en lieu et place de l’enfant qu’il fut. Le souvenir d’un parapluie, et donc d’un « coin de paradis », qu’une fillette – donzelletta della campagna – qui allait chanter à l’église a offert au garçon surpris par la pluie, vient accentuer cette nostalgie d’une harmonie perdue.
76Si le catholique Fanciulli se contente de soupirer après le bon vieux temps, il y a plus d’amertume chez qui n’éprouve pas le réconfort de la foi. Dans « Il giardino », dernier des « Voyages dans les enfers du siècle », Buzzati dénonce la destruction d’un paradis, un jardin « qui resplendissait d’une lumière pure comme celle des montagnes » et où régnait, heureuse, une fillette de trois ans. Le narrateur nous laisse deviner que tout cela est trop beau pour être vrai : « Tout était joyeux, heureux, parfait, comme dans certains tableaux un peu mièvres du xixe siècle allemand » (C, 445-451). Notre siècle n’autorise plus de tels rêves ; les autorités municipales détruisent à coups de « rhinocéros mécanique » cette dernière île verte de paix et d’espérance, et le lapin dont le terrier a été anéanti s’est réfugié dans les bras d’une fillette désemparée. Chez cet amoureux fou de la montagne et de la conquête inutile des sommets qu’était Buzzati, le mythe romantique ne se décline plus que dérisoirement dans la défaite.
Les vertus libertaires de l’enfant romantique
77Ces exemples nous permettent d’esquisser une typologie de l’enfant romantique libre d’attaches familiales, en rupture avec l’éducation livresque et cléricale et dont le grand livre est la nature à laquelle il est rendu grâce. Cette conception ne se borne pas à un séjour joyeux et serein : Arturo, toujours désintéressé et prêt au sacrifice, met son point d’honneur à se comporter de manière héroïque. Rappelons que, chez Nievo comme chez Rousseau, les valeurs des Lumières et le droit naturel sont fortifiés par cette condition primitive : dans la nature, Carlino se sent libre comme un oiseau hors de sa cage et dès que le garçonnet s’éloigne « des créneaux seigneuriaux » du château, il éprouve un sentiment d’égalité en osant alors « regarder de haut même les têtes des rois » (CI, 105), idéal de justice révolutionnaire conforté par la rencontre avec le hors-la-loi Spaccafumo, anarchiste au grand cœur.
78S’inscrivent dans cette lignée le Robinson des arbres, Cosimo, qui deviendra l’ami des Encyclopédistes et des Lumières (Calvino a explicitement rendu hommage à Nievo) et Arturo qu’Elsa Morante a baptisé ainsi en hommage à Rimbaud : elle avait lu à l’âge de neuf ans Une saison en Enfer où le poète disait combien enfant il admirait « le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne »17 ; elle-même, lorsque fillette elle accompagnait son père à la maison de correction dont il s’occupait, était fascinée par la « brutalité plébéienne » des jeunes délinquants prêtée dans le roman à Pugnale Algerino. Le foulard rouge que Silvestro l’initiateur offre à Arturo adolescent qui se déclare prêt à combattre lors de son départ de l’île vient souligner la filiation avec l’expérience communarde de Rimbaud.
79L’enfant romantique se veut fier et intrépide comme Gavroche dans Les Misérables. Le scapigliato Ugo Tarchetti a exprimé avec lyrisme les qualités actives de cet âge :
Oh les premières années de l’enfance ! Cette façon de prendre la vie avec la hardiesse que confère une félicité incontestée ; et l’imprévoyance aveugle, l’entière certitude de l’avenir, la bienheureuse ignorance de la douleur.18
80Certes, cette disposition d’esprit est destinée à être ébranlée sinon ruinée par les épreuves et les déceptions de l’existence, mais elle suffit au bonheur de l’enfant : « Étais-tu heureux en ce temps-là ? – J’espérais le devenir et donc, je l’étais ». Ce n’est qu’après coup dans le souvenir que Leopardi, Musset, Carducci et bien d’autres soupirent après leurs illusions perdues.
81Vers la fin du siècle dernier, le vérisme, en dénonçant le scandale des enfants abandonnés ou exploités dans les mines et les manufactures a contredit cette idéalisation d’un âge joyeux et insouciant ou d’un âge héroïque triomphant. Dans la narrativa novecentesca de nombreux récits post-véristes ont remis en cause l’âge d’or, mais pas la capacité de rébellion. Le meilleur exemple me semble être « I bambini poveri » (CN, 99-114) que Ugo Betti publie en 1928 et où deux enfants pauvres sont humiliés par leurs cousins plus riches. Guido, l’aîné, qui souffre depuis longtemps de voir son père avili dans son travail, préfère jouer en solitaire et rêve de parcourir le monde avant de revenir en guerrier justicier et puissant pour châtier ceux qui exploitent honteusement les siens. Mariuccio, le cadet, tout auréolé de ses boucles blondes, n’a pris conscience de sa condition de déshérité qu’au moment où, en lui rasant sadiquement les cheveux, ses garnements de cousins l’ont livré à la risée générale. Un beau symbole de la destruction du culte des chères et radieuses têtes blondes ! Toutefois, on devine qu’un sentiment de révolte lui fera relever la tête, d’autant plus que son frère rêve aussi de revanche. Ugo Betti a bien su montrer comment les raisins de la colère fermentent dans le cœur généreux des enfants d’ouvriers.
82Dans cette lignée de la vertu d’opposition, on peut citer Il figlio del farmacista 1942) ( : Tobino a évoqué avec pudeur à la troisième personne son enfance des années dix à Viareggio lorsque ce fils de pharmacien s’imposait comme le chef de deux bandes rivales qui se livraient à des batailles épiques sur le vaste pré faisant face à la pharmacie paternelle. Un jour que le petit Mario rentra « la tête fendue » et ensanglantée et que la sollicitude maternelle allait susciter ses plaintes, le « es-tu un lâche ? » de son père, qui offrait l’exemple courageux d’une opposition affichée au fascisme, mura sa bouche de la même manière que Carlino refuse de parler pour ne pas trahir Spaccafumo. Le livre est un hommage à ce père qui l’a laissé jouer avec les gosses du peuple à une époque de cloisonnement des classes et lui a appris à se battre pour défendre sa liberté. On comprend ainsi que Tobino se soit engagé dans la Résistance pour retrouver cette fraternité d’armes et ce sentiment d’égalité dans la nature dont il avait été frustré lorsqu’à l’âge de onze ans, à la fin de l’école primaire, il avait perdu de vue, en poursuivant ses études, ses camarades de jeux embarqués comme mousses sur les bateaux de pêche de leurs pères.
83C’est en ce même lieu que treize ans plus tard a grandi Rolando Viani qui dans ses récits « Il ragazzo délia spiaggia » (1956) et « Il mascalzone » (1961) a revécu les luttes épiques, à coup d’épées de bois et de jets de pierre, que se livraient deux bandes rivales dans les pinèdes ou sur la place, les siens luttant soit contre les gosses du bidonville voisin, soit contre les petits vacanciers bourgeois. Dans « Le mamme », à Sergio, garçon modèle des mères de famille, « toujours net et propre », Carlo, le bagarreur à l’insolente fierté, préfère Luca le petit Sicilien qui lui vante son île natale comme une contrée sauvage, et donc une terre de liberté pour ces gamins qui jouent au western en se baptisant John et Bill comme dans les films américains de ces années trente.19 Il va de soi que ce mythème romantique du garçon intrépide et rebelle (Viani raconte comment un jour lui-même défia le maître d’école avec une incroyable audace) peut être mis au service d’idéologies opposées : le mouvement fasciste a su récupérer ce culte du courage enfantin anticonformiste.20
84Dans Il velocifero du très catholique Santucci influencé par le rapport Seurel-Meaulnes21, Renzo, qui incarne la sagesse chrétienne, est néanmoins fasciné par son camarade Gianni, le bel audacieux pourtant instable et imprudent, un garçon dont la bravoure chevaleresque symbolise l’esprit d’aventure héroïque de l’enfance romantique.
85La célébration attendrie du courage viril du garçon s’accorde avec le topos de la vie sauvage dans le mythème des jeux guerriers. En 1932 l’ancien combattant Stuparich évoque dans « Un’estate a Isola » l’âge héroïque où il se trouvait à la tête d’une bande de garçons de dix à quatorze ans qui jouaient aux Indiens et aux explorateurs, traquant les chats à coups de fronde ou défiant d’autres garnements du voisinage en de mémorables batailles rangées. Il nous dit que les « indigènes » faisaient la loi sur la plage, mais que les petits estivants demeuraient maîtres du bastion de la propriété louée pour les vacances. Le non-dit, alors que veille la censure fasciste, est que cette guerre opposait sans doute les rejetons de la bourgeoisie triestine aux petits paysans Slovènes. Le lecteur est donc invité à imaginer tous ces loyaux et valeureux héros heureux dans ce paradis estival. C’est une fille qui apportera la discorde !
86Dans la société industrialisée des années soixante en phase d’urbanisation accélérée, le culte de la liberté se manifeste plutôt dans les banlieues et l’on peut voir dans les ragazzi di vita pasoliniens, les scugnizzi napolitains dont Domenico Rea nous dit, sans dissimuler leur misère qu’« il est probable, à cause de la liberté dont ils jouissent, qu’ils sont enviés par d’autres enfants assujettis à la surveillance familiale » (DN, 69), et autres gamins des rues, les héritiers de cette tradition libertaire dans la manière dont ils sont représentés.
87Les deux jeunes protagonistes de Il prete bello de Parise sont décrits comme de sympathiques petits délinquants. Cena, âgé de neuf ans, est toujours à l’affût d’un coup ; bon ou mauvais, il ne se pose pas la question, son innocence consistant à ne pas distinguer le bien du mal. Sergio, plus calculateur, tire les marrons du feu en profitant de la générosité de son camarade qui partage tous les bénéfices de ses larcins et exploite cyniquement son apparente candeur et ses airs de sainte-nitouche ; il est néanmoins sincère dans son sentiment d’un droit à la fraude pour survivre et peut s’attirer l’indulgence du lecteur invité à y voir la compensation d’une plus vaste escroquerie sociale.
88Meneghello a partagé à Vicence, déjà théâtre du Prete bello, une enfance marginale et contestataire ; sa communauté était organisée en véritable société secrète avec ses codes et ses lois : « La chose la plus belle, c’était les pactes secrets, les accords et les serments, les investitures et les rites » (LN, 108). S’il y avait un siècle et demi plus tôt de la graine de carbonaro dans l’enfant romantique, à l’âge de l’adolescence Meneghello et ses camarades s’engageront dans la Résistance dont l’auteur nous offrira dans I piccoli maestri une version aussi originale que Fenoglio en nous montrant que leur choix reposait sur des motivations privées liées à leur enfance.
89Les garçons des borgate dont Pasolini a fait les héros de ses œuvres narratives et filmiques et qu’il a follement aimés ne se veulent dès leur plus jeune âge ni tendres, ni ingénus ; dans « Studi sulla vita del Testaccio », on voit même qu’ils se livrent à une sourde lutte interne et que chacun d’eux essaie de prendre son voisin « en flagrant délit de crédulité, de foi, d’engagement : d’ingénuité » (AO, 80), car ils refusent de se trouver en état d’innocence désarmée dans un monde impitoyable. Justement parce que les plus jeunes d’entre eux aspirent encore à l’innocence précocement perdue et à cette tendresse qui leur a toujours manqué, tant il est vrai, comme l’a dit Saba, qu’« ils se battent pour ne pas se caresser. Et parfois, ils se caressent pour ne pas échanger des coups ».22 On pressent que, s’ils affichent de refuser tout ce que nous allons inventorier comme les vertus théologales de l’enfance, le mythe chrétien de l’expiation viendra pointer l’oreille dans leurs moments de plus grande détresse.
90Nous nous contenterons pour terminer de donner un exemple de ce glissement vers le mythe chrétien avec « La scuola dei ladri » de Bigiaretti où un jeune Romain d’origine petite-bourgeoise est fasciné par une bande de petits délinquants désœuvrés. Alors que du temps de la communale, il ne se risquait que dans le premier cercle des ombres souterraines du Colisée (les Limbes de l’enfance aux portes de Dite), le lycéen commence sa descente aux enfers en menant une double vie :
Ils possédaient une assurance, une expérience, une connaissance déjà dépravante de la vie certainement supérieure à la nôtre, les lycéens. Des enfants eux aussi, par leur âge, mais malins et corrompus, également, comme les pires des hommes... (RA, 335)
91Pour les imiter et rompre avec sa condition de signorino, le narrateur-enfant tendait à en rajouter en se montrant plus corrompu et plus cynique qu’il ne l’était : « puis à la maison, je reprenais ma tête de marinaretto »23. La communauté enfantine livrée à elle-même est toujours fascinante dans sa marginalité, mais elle corrompt et déprave, y compris en engendrant l’hypocrisie chez celui qui n’a pas vraiment rompu les amarres.
92Ce sentiment du mal et du péché induit un glissement du mythe romantique au mythe chrétien qui lui est lié.
La critique du mythème romantique des enfances héroïques
93La reviviscence du mythe chrétien s’est manifestée dans le novecento letterario par une révision des aspects païens et romantiques du ludisme enfantin homérique et héroïque : cette prise de distance critique est illustrée par le repentir du jeune protagoniste de Levar del sole, roman d’Orio Vergani paru en 193 3, peu après la signature du Concordat entre l’Église et le régime fasciste. Le petit Mario jouait en toute innocence à la guerre, intrépide chef de bande lors de mémorables affrontements dans la nature ; puis il a grandi sans pour autant idéaliser ce « bon temps » car, en subissant des brimades quotidiennes, il a gagné en bonté : il lui paraît désormais incroyable d’avoir pu un jour condamner pour haute trahison un petit « ennemi » à une peine cruelle. Pour avoir le privilège de reprendre les jeux d’antan, il serait prêt à lever l’ostracisme qui frappait les garçons de la paroisse voisine. Il a pris conscience de l’égocentrisme, du bellicisme et de la cruauté du jeune âge. C’est en humble pécheur repenti que ce grand garçon désirerait réintégrer la communauté enfantine qui ne se purifie que dans le pothos du souvenir. L’enfant n’est pas originellement bon dans la spontanéité de ses actes mais seulement dans la potentialité de ses remords, une capacité de rédemption qui s’émousse chez l’adulte. La précoce maturité de Mario, qui se traduit par sa conversion à l’humilité, lui permet enfin d’aimer tout ce qui n’est pas lui dans son enfance, y compris ses voisins rivaux qu’il combattait avec une générosité sincère mais aveugle.
94On observe un même regard critique chez Silone qui éprouve une tendresse admirative pour l’audace et l’esprit d’indépendance de ces enfants villageois qui constituent « une communauté à part, avec leurs propres lois, leurs propres rites et un dialecte à eux. Ensemble ils [organisent] des concours de lancers de pierre, de sauts de torrents, de chasse aux lézards ». Leurs mères ont beau les maudire, ils échappent à leur surveillance pour s’éloigner dans la nature et jouer à la guerre. Néanmoins l’antifasciste observe les limites de ce mythème romantique : cette enfance apparemment autonome est très sensible à la propagande du régime, puisque le chef de bande lance les siens sous la houlette du « parti national » contre l’ennemi anglais. Livrés à eux-mêmes, les enfants n’ont pas forcément le sens inné des valeurs qui, nous le verrons, se déploient chez Silone selon une idéologie socialiste subsumée par une mythologie essentiellement chrétienne. Dans Il seme sotto la neve, le narrateur désapprouve des gamins farceurs qui ont teint en noir le visage d’infante, un sourd-muet, pour lui faire jouer le rôle du nègre primitif (SN, 369), alors qu’il n’a rien à voir avec « le bon sauvage », « le pur et ridicule homme naturel des romans à la Rousseau » (SN, 175), car à son avis cet homme fruste n’est pas le fruit de la nature, mais le produit de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la réduction à l’état d’esclave.
Notes de bas de page
1 Sur Rousseau et « the Romande Child », voir Peter Coveney, The Image of Childhood, p. 37-61, ainsi que Francesco Orlando, Infanzia, memoria e storia da Rousseau ai romantici, et « La découverte du souvenir d’enfance au premier livre des Confessions », Annales de la société Jean-Jacques Rousseau, no 37, 1970, p. 149-173.
2 Silvia Rota Ghibaudi, La fortuna di Rousseau in Italia (1750-1815), Turin, Giappichelli, 1961, 364 pages.
3 Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1971, t. II, p. 223.
4 Massimo D’Azeglio, I miei ricordi, Milan, Istituto editoriale italiano, s.d., p. 126. Première édition 1867.
5 Ne pas confondre « mythifier » (instaurer en tant que mythe) avec « mystifier » (tromper).
6 Arturo Farinelli, Il romanticismo nel mondo latino, Turin, Bocca, 1926, 1, p. 297.
7 Giacomo Leopardi, « Inno ai patriarchi o de’principi del genere umano », Canti, Turin, Einaudi, 1962, p. 394.
8 Par chronotope, j’entends, en un sens un peu différent de celui de Bakhtine, l’harmonisation dans un récit d’un espace et d’un temps, l’adéquation d’un lieu et d’un âge, par exemple l’enfance à Combray chez Proust ou l’île-enfance dans L’isola di Arturo.
9 William Blake, « The Echoing Green » et « The School Boy », Songs of Innocence.
10 William Wordsworth, Le Prélude ou la croissance de l’esprit d’un poète, Paris, Aubier, 1949,1, V. 7-8.
11 Cesare Cantù, Romanzo autobiografico, Naples, Ricciardi, 1969, p. 16 et 620.
12 Ippolito Nievo, Il Varmo, Florence, Le Monnier, 1945, p. 110-113.
13 Corrado Alvaro, Settantacinque racconti, Milan, Bompiani, 1955, p. 61.
14 Carlo Salinari, La questione del realismo, Florence, Parenti, 1960, p. 106 et Pietro Pancrazi, « Alvaro nel labirinto », Corriere della sera du 12 décembre 1934. Je renvoie à mon étude « La poétique du mythe de l’enfance de Corrado Alvaro », Novecento. Enfances méridionales, no 6, Grenoble, p. 1-37.
15 FS, chap. « La foresta meravigliosa » paru en français dès 1950 avec le titre « La forêt merveilleuse ».
16 Germana Pescio Bottino, Calvino, Florence, La Nuova Italia, 1967, p. 16.
17 Arthur Rimbaud, Œuvres, Paris, Ceni, 1958, p. 147.
18 Ugo Tarchetti, Tutte le opéré, Bologne, Cappelli, vol. I, 1967, p. 388.
19 Rolando Viani, A Viareggio aspettiamo l’estate, Turin, Einaudi, 1975, p. 101 et passim.
20 Dans « Les poétiques de l’enfance sont-elles caractéristiques du ventennio nero ? », dans Aspects de la culture italienne sous le fascisme, Grenoble, ELLUG, 1984, p. 187-231, j’ai montré que le mouvement fasciste défendait à l’origine une conception momentanément libertaire de l’éducation de l’enfant contre les contraintes bourgeoises.
21 Gilbert Bosetti, « La poétique du roman d’aventure et le meaulnisme », Novecento, no 11, 1989, Grenoble, p. 53-54.
22 Umberto Saba, Prose scelte, Milan, Mondadori, 1976, p. 120.
23 Enfant bourgeois de la belle époque vêtu en costume de marin. Voir le livre de Susanna Agnelli, Vestivamo alla marinara, Milan, Mondadori, 1975.
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