Les versions païennes du mythe de l’enfance
p. 13-17
Texte intégral
1Si le culte de l’enfance individuelle naît en littérature avec le romantisme en même temps que la reconnaissance de l’identité personnelle et des droits de l’individu promus par les Lumières, le savoir actuel, et notamment la psychanalyse, en repère des équivalences dans la mythologie antique, véritable répertoire anthropologique de l’imaginaire. L’histoire d’Œdipe n’a-t-elle pas anticipé de plus de vingt siècles le complexe freudien qui porte ce nom ? Or l’héritage de la culture gréco-latine a profondément et constamment marqué la culture de la péninsule et, s’il est un pays où la réaction romantique n’a pas réussi à supprimer les références à la mythologie, c’est bien l’Italie.
2Si l’enfance personnelle n’était pas valorisée dans l’Antiquité, l’enfance de l’humanité l’était par le mythe de l’âge d’or. Dans ses Bucoliques, Virgile annonçait la prochaine naissance d’un puer qui ferait renaître l’âge d’or, prophétie interprétée plus tard par saint Augustin comme la prémonition de la venue du Christ.1 La culture moderne a repris à son compte cette idéalisation des commencements en transposant ce topos de la phylogenèse à l’ontogenèse ; par exemple dans The Daemon of the World, Shelley compare l’âge d’or de l’humanité au paradis maternel de l’enfance.
3Chez Cicognani, latiniste averti, cette vision de l’enfance comme âge d’or provient de sa culture classique et notamment de Carducci qui fut le professeur de sa mère et dont il parle longuement dans L’età favolosa, autobiographie de son « âge fabuleux ». Le petit Bruno aimait explorer en solitaire les recoins des jardins Boboli à Florence, sensible au charme des statues de faunes et de nymphes qui exprimaient la joie de vivre qu’il ressentait lui-même en jouant au cerceau en ces lieux où s’équilibraient nature et culture, éveillant d’abord en lui un sentiment païen du bonheur. Ce sont toutefois les vers de « Davanti San Guido » que les statues paraphrasent en s’adressant à l’enfant qu’il fut comme le faisaient les cyprès de Bolgheri au poète pressé : « Perché te ne fuggi ? Perché non ristai ? Rimanti con noi. » « Pourquoi t’enfuir ? Pourquoi ne restes-tu pas ? Demeure avec nous. » Le garçonnet n’a pu répondre à l’invitation à rester dans ce paradis, parce qu’il faut bien grandir : nous verrons comment cette conscience de la temporalité introduit dans les récits du nouvelliste florentin un sentiment chrétien du paradis perdu. Classicisme et romantisme se conjuguent ici pour basculer du culte de l’âge d’or à celui de l’Éden et de la Chute.
4Il n’y a pas eu de rupture de continuité même chez les plus novateurs. Quand, en 1926, Bontempelli, dans sa revue 900, assignait pour tâche aux romanciers de notre siècle d’inventer des mythes modernes, il les désignait en même temps comme les héritiers des mythes antiques et des mythes romantiques. Ayant eu la chance de naître en Grèce, Savinio nous offre ainsi l’exemple d’un surréaliste qui a récupéré les mythes grecs les plus classiques pour s’inventer une enfance fabuleuse, comme on le voit dans L’infanzia di Nivasio Dolcemare et dans Tragedia dell’infanzia.
5Autre exemple de continuité, on retrouve assez fréquemment dans les portraits d’enfants les fonctions dévolues à Mercure et que Gilbert Durand a regroupées autour de trois matrices de mythèmes : le petit qui triomphe par son agilité (« la puissance de l’infime ») ; le médiateur (messager, commerçant, voleur) ; le psychagogue (guide, initiateur et civilisateur). Le guaglione napolitain qui anime les récits de Marotta se présente comme un avatar de Mercure débrouillard et voleur. Dans Gli alunni del sole le bâtard don Catello se définit lui-même comme « un enfant abusif », venu sur terre « sans autorisation et sans billet d’invitation », vivant de larcins. Sa mère étant morte, il changea de quartier pour échapper à l’orphelinat et chaque fois qu’un carabinier mettait la main sur lui, il y avait toujours une mamma pour s’écrier : « Laissez-le, c’est mon enfant ! » Un jour, il y en eut même cinq à la fois pour le réclamer, précise le narrateur en jouant de l’epos pour nous signifier la solidarité de tout le quartier à l’égard de ce petit Hermès. Or Marotta nous offre une version napolitaine de la mythologie classique en se rappelant avoir, encore enfant, écouté la genealogia deorum racontée aux badauds par un appariteur à la retraite désireux de vulgariser et d’actualiser les histoires de dieux qui avaient frappé son imagination, avec des clins d’œil complices du genre : « Mercure ? Pensez-donc ! Celui-là, pardonnez-moi, il n’était pas encore né que déjà il volait » (AS, 80). Et le public de rire car il a reconnu le guaglione chapardeur dans le modèle antique.
6De même les enfances d’Hercule sont réduites à une suite de gamineries par ce conteur populaire :
– Amphytrion se prit d’amitié pour Hercule. Il lui apprit lui-même à conduire les chevaux ; et pour les professeurs de lutte, de tir à l’arc, et autres coups de massue, il ne lésina pas sur la dépense. Il désirait que l’enfant apprenne la musique2, mais Hercule n’avait pas une telle inclination ; pour une petite remarque, il fracassa sa lyre sur la tête de son maître et le tua.
Le marchand de fruits Cadamartori avec nostalgie : – Moi aussi, j’ai interrompu mes études pour avoir envoyé le proviseur à l’hôpital. Je fus expulsé de toutes les écoles du royaume, mais dans le quartier, gendarmes, voleurs, commerçants, prêtres et bourgeois commencèrent à me respecter ! (AS, 140)
7Chacun trouve ainsi dans cette mythologie, popularisée comme dans une bande dessinée, un modèle de comportement du guaglione en rupture de ban avec la famille nucléale, l’école, la culture (autre que physique) et la loi. Ce qui n’est pas étonnant dans une société encore païenne dans ses superstitions.
8L’enfant qui, dans Conversapione in Sicilia, accompagne Silvestro dans la boutique de l’homme Ezéchiel cumule les fonctions mercurielles, mais Vittorini, nourri de réminiscences dantesques, exprime dans un langage essentiellement chrétien cette descensus ad inferum. Il arrive tel un messager céleste (analogue à celui qui dans l’Enfer ouvre les portes de la cité de Dite), comme s’il avait des ailes aux pieds, sans qu’on le distingue, voix qui annonce au prophète de la mort et de la renaissance de Jérusalem la bonne nouvelle de la venue d’un néophyte qu’il va falloir convertir à la lutte pour le renouveau. Néanmoins comme Mercure, cet enfant-là baptisé Achille est aussi psychagogue : il conduit les âmes des morts dans le monde souterrain, ainsi que le suggèrent les attributs du bourrelier, la tête de cheval à l’entrée, les harnais, les rênes et les selles.
9Cet exemple nous sert à rappeler que dans la culture italienne, à commencer par la double mythologie de La Divine Comédie, traditions gréco-latine et chrétienne se conjuguent, car le christianisme a hérité du classicisme antique comme Dante l’a signifié en choisissant Virgile comme premier guide. Dans l’épisode de l’homme Ezéchiel, la référence à la Bible est explicite, alors que les fonctions mercurielles que nous prêtons à l’enfant Achille sont probablement inconscientes et sans doute médiatisées par la figure du Christ qu’on a souvent avec raison rapproché d’Hermès.3 La puissance de l’infime culmine chez ce Dieu qui, humblement, s’est fait enfant ; et voilà un nouveau-né déjà promu roi des rois. Le rôle médiateur des deux figures est inscrit dans leur naissance asymétrique : Mercure est le bâtard de Zeus et d’une mortelle ; le Christ a une double nature divine et humaine et il est ainsi celui qui relie la terre au ciel. Enfin, ils sont l’un et l’autre psychagogues puisque Hermès accompagne Héraclès dans la descente aux Enfers où Dante imagine être le second, après le Christ, à être admis vivant. L’enfant messager peut donc tenir simultanément de ces deux illustres modèles, mercuriel ou évangélique.
10Néanmoins, de cette mythologie gréco-latine il ne reste que des fragments réutilisés dans les récits modernes comme on réutilisait les pierres des temples romains pour construire des églises, puis des monuments plus récents. Nous voulons démontrer que le mythe de l’enfance, tel qu’il s’exprime dans la littérature narrative italienne de notre siècle, reste dans une large mesure l’héritier du mythe romantique, mais qu’il est surtout réécrit sur le palimpseste de la mythologie chrétienne.
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