Mythe et poésie de l’enfance
p. 5-10
Texte intégral
1Dans un précédent ouvrage intitulé Le Mythe de l’enfance dans le roman italien contemporain1, j’avais montré comment la nouvelle anthropologie avait considérablement valorisé la représentation de l’enfant et la remémoration de l’enfance dans la littérature narrative italienne du temps présent. Au début du xxe siècle, psychologie de l’enfant et psychologie du souvenir découvraient les vertus fondamentales de cet âge primordial constamment repensé dans la suite de l’existence ; la psychopédagogie montessorienne qui se voulait pourtant scientifique instituait une véritable religion de l’enfance ; l’ethnologie mettait en équation la pensée primitive ou « sauvage » et la « pensée magique » du petit de l’homme ; les psychanalystes, faisant le bilan de leur apport, concluaient en reconnaissant avoir créé un véritable mythe de l’enfance comme clé du destin.
2A l’instar de Claude Lévi-Strauss qui repérait dans les mythes amérindiens des constellations synchroniques, et de Gilbert Durand qui, suivant un structuralisme moins formaliste, a décrit par exemple le mythe d’Hermès en relevant des redondances et en les classant par paquets de mythèmes2, j’ai procédé à une analyse paradigmatique de récits convergents qui m’a permis de mettre en lumière un mythe littéraire de l’enfance, à savoir un système dynamique de constellations d’images (les refuges, comme la maison ou le jardin, les relations de parenté, etc.) qui, sous l’impulsion d’un schème (par exemple la scène rituelle du coucher ou le retour au pays natal), se constituent en récit. Ce mythe d’origine a une triple fonction valorisante : cognitive et plus précisément heuristique, car il raconte comment nous avons découvert et connu les êtres et les choses ; éthique, car il montre comment ont été conditionnés notre comportement et notre idéal de vie ; poétique, car il inspire, il est besoin vital de narrer le grand temps des commencements, l’età verde de Leopardi, l’età favolosa de Cicognani, l’età breve d’Alvaro.
3Ainsi que l’avait observé Gilbert Durand dans sa préface, seul le mythe permet de faire jouer les convergences interprétatives : « Le mythe de l’enfance comme tout objet imaginaire est le lieu où peuvent confluer les intimations et les motivations les plus diverses ». J’avais ainsi, par une socio-analyse de ces représentations et notamment des relations de parenté, proposé une interprétation historique de ce mythe littéraire caractéristique de la société italienne et de trois générations d’écrivains entre 1918 et 1968.
4L’objet du présent livre est d’ordre mythopoïétique : il relate l’invention du mythe moderne de l’enfance. Une longue réflexion sur la genèse des œuvres de fiction et sur les raisons pour lesquelles des récits fascinent leurs lecteurs m’a convaincu que deux paramètres essentiels permettent d’apprécier des textes narratifs : le « mythique », mis en valeur par les études de l’imaginaire, et le « poétique » auquel sont plus sensibles les adeptes de la littérarité. Par le « mythique », j’entends tout ce qui est traduisible et donc universel dans les scénarios imaginaires ; par exemple les robinsonnades, autrement dit le rêve d’un recommencement radical de l’individu qui reparcourt le chemin de l’humanité, sont d’une grande prégnance mythique et parlent à l’imagination de lecteurs qui n’ont pourtant pas lu Robinson Crusoé dans la langue de De Foe, ni même parfois en traduction. Un mythe, que Lévi-Strauss définissait comme un objet beau et traduisible dans toutes les cultures, fascine en première instance les auditeurs/lecteurs les plus variés, quel que soit son degré d’élaboration littéraire.
5« Le poétique », c’est au contraire dans un récit tout ce qui n’est pas traduisible, si ce n’est par une re-création du traducteur, à savoir tous les effets d’écriture spécifiques d’une langue et de sa culture. Seul le lecteur qui connaît toutes les nuances d’une langue, toutes ses connotations culturelles, pourra apprécier pleinement la richesse d’un texte et, s’il a beaucoup lu d’autres œuvres, sera à même d’en apprécier l’originalité.
6Je renvoie qui ne se satisferait pas de cette double définition sommaire, à mon étude sur l’universalité des mythes et sur la spécifité des langues3, ainsi qu’à l’article de Gilbert Durand « Mythe et poésie » où il oppose la conscience mythique (« qui donne le primat à l’intuition sémantique et à la matérialité du symbole » dans la mesure où « la matière première du mythe est existentielle ») à la conscience poétique (qui met en valeur les ressources du langage et notamment les procédés du récit).4 Ces deux catégories critiques sous-tendent deux approches différentes des œuvres et en l’occurrence les deux parties de cet ouvrage.
7L’étude sur le culte chrétien de l’enfance porte sur « le mythique » : elle fait donc l’impasse sur la médiation de l’écriture, et ne prend guère en compte le style propre à chaque auteur, qui sera en revanche mis en lumière dans la seconde partie. Cette mythanalyse rassemble les représentations les plus récurrentes de l’enfant. Silone est largement cité dans la mesure où il s’est abondamment inspiré de la mythologie chrétienne, en nous expliquant de surcroît dans ses récits autobiographiques ce que son éthique devait à l’éducation religieuse. J’ai choisi les exemples les plus caractéristiques, en puisant chez les narrateurs les plus variés, y compris des auteurs aujourd’hui oubliés et qui n’ont plus guère de place dans les histoires littéraires. Certains des romans de ces écrivains dits mineurs, comme ceux de Virgilio Brocchi, connurent pourtant en leur temps un gros succès populaire. Si leur poétique ne fut pas originale, l’itinéraire christique de l’enfance qu’ils dessinent a marqué leur époque. C’est dans cette mesure qu’ils méritent notre attention. Leurs textes n’ont peut-être plus de valeur littéraire en eux-mêmes, mais ils ont contribué à l’édification d’un mythe dans les esprits de leur temps.
8La mythanalyse a pour objet de décrire les hauts et les bas d’un mythe dans l’imaginaire social, en prenant en compte l’ensemble de la production littéraire et artistique. Je me suis limité à un moyen d’expression, la littérature narrative, mais l’on admettra que, pour illustrer par exemple la figure d’un enfant rédempteur, un récit naïf est aussi pertinent qu’un roman plus élaboré. D’ailleurs, j’ai souvent fait l’économie de références, quand elles étaient redondantes, à des auteurs auxquels est consacré un chapitre spécifique dans la seconde partie.
9Du point de vue mythologique, sont pris en compte aussi bien une œuvre de fiction déclarée qu’un recueil de souvenirs ou une autobiographie. Les enfances qui y sont racontées, qu’elles soient nourries de souvenirs personnels (qui sont déjà des re-créations) ou de fantasmes (le romancier qui invente d’autres vies que la sienne finit par s’y retrouver comme Flaubert dans Madame Bovary), sont tout aussi significatives les unes que les autres, même si l’autobiographisme de certains reste ingénu, alors que chez d’autres, la fiction exige un décryptage savant. Dans leurs convergences, ces histoires composent un mythe d’origine qui, outre sa valeur anthropologique (l’archétype du puer aetemus), est caractéristique d’une culture et d’une époque.
10On sait que Gilbert Durand a caractérisé le xxe siècle par le retour d’Hermès, dont le mythe de l’enfance m’a paru justement l’une des illustrations entre 1918 et 1968. Dans ces limites, le palimpseste chrétien est surtout repérable en Italie dans le premier après-guerre. La fracture de la Grande Guerre, entre gli anni fehei (l’équivalent italien de la Belle Époque) et l’avènement de la dictature fasciste, a surdéterminé la mythification de l’enfance. Lorsque l’entrée dans la vie a coïncidé avec la guerre et ses conséquences (faillite économique de la famille, déclassement social, mort ou éclipse du père), les écrivains ont considérablement idéalisé leurs jeunes années d’avant-guerre. J’ai déjà opéré cette historicisation dans mon premier livre. C’est dans une perspective moins chronologique que synchronique que j’entends démontrer maintenant que les représentations modernes et contemporaines de l’enfance sont des réécritures de grandes traditions mythiques.
11Ainsi le mythe romantique d’une enfance libre et heureuse, en état de nature, est-il fortement concurrencé, voire contrecarré, par la recrudescence d’un mythe chrétien réactivé dans une Italie catholique culpabilisée par le martyre de deux guerres mondiales. L’analyse d’un vaste corpus de romans et nouvelles (lecture préalable de cent soixante-trois auteurs qui ont traité de l’enfance), y compris d’œuvres très datées mais dont il convient d’expliquer le succès populaire, met à jour la forma mentis d’une société qui idéalise dans l’enfant son sauveur.
12On peut parler de mythe « littérarisé », André Siganos5 entendant par là un mythe littéraire dont les différentes reformulations ne renvoient pas à un texte fondateur qui serait déjà une création individuelle, mais à différents hypotextes (dans notre cas à la mythologie judéo-chrétienne et également à la mythologie gréco-latine), à des représentations non littéraires comme l’art italien et, en outre, à des pratiques familiales, sociales et religieuses. Le mythe s’est littérarisé quand le culte sociétal de l’enfance, avec ses rites, a engendré des récits convergents nourris d’hypotextes variés.
13La seconde partie traite de poétique du récit et prend en compte l’apport original de certains auteurs, précisément de ceux qui, en Italie, ont changé la manière de voir et de penser l’enfance. La théorie romantique du puer ut poeta avait donné ses fruits dans le domaine de la poésie lyrique tout au long du xixe siècle de Leopardi à Pascoli, Gozzano et Corazzini, mais au lendemain de la Grande Guerre elle a contribué au renouveau du roman italien, réhabilité en genre poétique grâce au mythe de l’enfance. Nous verrons comment les œuvres des plus grands narrateurs italiens de notre siècle sont inspirées par des poétiques de l’enfance, que ce soit une poétique des yeux de l’enfant, ou bien une poétique des yeux du souvenir, ou une alliance des deux moments, ce que Pavese appelle « la première fois » et « la seconde fois ». J’ai choisi les créateurs les plus significatifs, mais j’aurais pu y ajouter Alberto Moravia, Romano Bilenchi, Corrado Alvaro auxquels j’ai déjà consacré des articles, tant il est vrai que la littérature narrative a été profondément inspirée par ce mythe des commencements.
14Au terme du parcours, on vérifiera qu’il « existe entre conscience mythique et conscience poétique une réelle complicité » car, explique Gilbert Durand dans la conclusion de sa réflexion sur « mythe et poésie », « dans nos société où régnent la spécialisation et la division du travail, le poète a pour fonction de fabriquer en solitaire les paroles et les chants que le sémantisme collectif des sociétés primitives sécrète anonymement sous forme de mythes ».
Notes de bas de page
1 ELLUG, 1987, 374 pages.
2 Gilbert Durand, Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg International, 1979 : voir le tableau des p. 314-315.
3 Gilbert Bosetti, « Universalité du mythe et spécificité des langues », Imaginaire et communication, numéro spécial de Iris, 1993, Grenoble, p. 11-32.
4 Gilbert Durand, Champs de l’imaginaire, Grenoble, ELLUG, 1996, p. 36-38.
5 André Siganos, Le Minotaure et son mythe, Paris, PUF, 1996, p. 30-32.
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