Pérennité, dérivations et usure du mythe
p. 81-107
Note de l’éditeur
Cet article a été publié pour la première fois dans les Problèmes du mythe et de son interprétation, actes du colloque de Chantilly, 24-25 avril 1976, par les Belles-Lettres en 1978.
Texte intégral
1Mesdames, Messieurs, mes chers collègues, vous allez être certainement déçus de ce que je vais vous dire parce que nos amis hellénistes s’attendent probablement à ce que, en anthropologue, je leur parle du thème des jumeaux ou des rapports de la secte Moon et du bouddhisme Zen ; les anthropologues s’attendent, d’autre part, avec perversité, à ce que je leur parle un peu « structures » à propos d’Hésiode et à propos d’Eschyle. Je ne parlerai ni de ceci ni de cela ; je vais me rabattre sur le terrain bien littéraire des mythologies véhiculées par la littérature et spécialement la littérature française autour du xixe siècle et au xixe siècle proprement dit.
2Le titre qui a été donné comporte un pluriel et deux singuliers ; on aurait pu mettre trois pluriels ou deux pluriels et un singulier ; cela n’avait pas grande importance, mais il n’explicite peut-être pas tout à fait mon propos. Mon propos, c’est de montrer, en quelque sorte de donner un modèle quasi mécanique de fonctionnement du mythe, du « comment » du mythe et non pas du « pourquoi » et là, vous serez déçus car le pourquoi reste probablement un grand mystère.
3Les quatre termes que j’ai mis dans ce titre : pérennité, dérivations et usure du mythe, nécessitent une définition. J’ai la longue habitude, dans mon centre pluridisciplinaire, de ces querelles de définition au début de chaque concertation et je n’attache pas une très grande importance à une définition car celle-ci se modifie opérationnellement, mais il faut tout de même se donner quelques bases opératoires minimales, en particulier donner une définition acceptable du mythe parce que, quand nous utilisons ce mot, hellénistes, littéraires, non hellénistes, anthropologues de différentes obédiences, nous ne nous plaçons pas tout à fait dans le même contexte.
4Je donnerai, certes, une définition plus large du mythe que certains hellénistes. J’ai été très heureux d’entendre que nos collègues hellénistes ici présents étaient très larges au point de vue de cette définition du mythe alors que j’étais plutôt habitué à des hellénistes – ou plutôt des philosophes hellénisants comme Vernant et Vidal-Naquet – donnant une définition très restrictive du mythe et ne permettant qu’un champ très restreint à l’investigation mythologique.
5Je me suis aperçu avec plaisir que, finalement, la définition des hellénistes d’Amiens et de Mme Duchemin n’était pas loin de ce sur quoi j’allais opérer. Ma définition s’inspire bien sûr de cette réintégration du mythe. Seznec parle de l’intégration du mythe à propos de la Renaissance européenne ; il y a une autre réintégration dans le sillage, bien sûr, de la psychanalyse, de Freud en 1897, de Rank en 1904, de Jung en 1916 – je prends des dates repères – et également du côté de la politologie, sinon de la sociologie, avec Georges Sorel vers 1907. Tout cet ensemble a réellement relancé, réintégré le mythe dans un contexte qui, je pense, repose sur quatre éléments constitutifs d’une définition ; on peut certes contester chacun de ces éléments, mais il faut bien définir un champ mythique. Le mythe apparaît d’abord comme un discours qui met nommément en scène des personnages, des situations et des décors plus ou moins non naturels ; je dis « plus ou moins », mais c’est toujours du côté du non-naturel ou du non-profane que se situe le discours mythique.
6Deuxième point que l’on peut observer, c’est que ce discours, comme tout discours, est segmentable en petites unités sémantiques que Lévi-Strauss a appelées « mythèmes ».
7Troisièmement, et je crois que c’est important, ce qui différencie le mythe des dévaluations diverses dans de simples récits comme le conte, c’est ce qui s’investit dans ce discours, ce que Cassirer appelle une « prégnance symbolique » sinon une croyance, on dirait de nos jours une sorte d’engagement prégnant dans le mythe.
8Enfin et je dirai surtout, relevant des trois autres propositions et spécialement de la première et de la troisième, que le mythe met en œuvre une logique spéciale qu’on appela en un certain temps une prélogique — mais le mot était vraiment ethnocentrique (je pense à Lévy-Bruhl) –, une logique qui n’est pas notre logique habituelle de l’identité et du tiers exclu de type aristotélicien ; c’est une logique que certains dénomment « présémiotique », que d’autres appellent « conflictorielle », que Lévi-Strauss a tendance à appeler « dilemmatique » ; ceci veut dire, en gros, une logique qui fait tenir ensemble, sinon des contradictoires, du moins des contraires.
9Voilà, je crois, les quatre bornes que je propose à la définition du mythe pour ce qui va suivre. Somme toute, ce n’est pas très loin de ce que nous disaient nos amis hellénistes hier.
10Un mythe se repère et se distingue de tout autre discours ; cela c’est une définition, mais le repérage expérimental se fait par, bien sûr, le lexique et en particulier, hier, M. Jouan nous a entretenus du nom propre, et mon ami Jean Roudhart, qui était venu faire une conférence au Centre de recherches sur l'imaginaire, a beaucoup insisté aussi sur le nom propre, le nom du personnage, du lieu, du décor ou des éléments de décor.
11Et puis, deuxième repérage, ce sont les articulations des mythèmes. Ces articulations, de par le processus logique que j’ai souligné au point quatre – Lévi-Strauss l’a bien repéré ainsi que les mythologues, ethnologues, anthropologues –, sont des articulations redondantes, c’est-à-dire que le mythe, n’étant jamais incrit dans une logique démonstrative, est obligé de feuilleter – c’est un mot aussi lévi-straussien –, de répéter, j’allais presque dire de rabâcher. Un petit peu comme lorsque nous faisons un cours ; nous sommes tous dans un univers mythique qui nécessite de donner à voir ce qui n’est pas visible, nous sommes obligés de répéter sous des formes différentes parce que dans un cours, vous le savez, on ne démontre jamais rien !
12Ceci est la définition de l’objet dont je vais vous entretenir. Maintenant, les autres mots : pérennité, dérivations, usure, sont les évolutions ou les manipulations que va subir le mythe, c’est-à-dire que nous allons poser un problème de fonctionnement ou encore – si je voulais employer le langage freudien – un problème d’appareillage. On parle de l’appareil psychique : maintenant, on va voir quel est l’appareil du mythe.
13Le mot pérennité s’utilise généralement appliqué à la philosophie, sinon à la sagesse : sophia perennis, philosophia perennis – semper et ubique ! –, c’est ce qui se maintient toujours mais qui généralement, dans notre tradition épistémologique occidentale, est du côté du logos, du côté de la raison et non pas du côté du mythos. C’est là, je crois, où réellement la psychanalyse a provoqué une révolution profonde en déplaçant, j’allais dire la pérennité et finalement l’être qui en découlait de par la syntaxe grecque. Trendelenburg dit que toute notre logique vient de la syntaxe grecque, il a un peu raison, elle vient tout au moins des syntaxes indo-européennes. La psychanalyse a déplacé cet accent justement du côté de l’affectivité, du pathos, voire de l’ethos, et non plus du côté du logos, de la réduction au fil du discours.
14Alors, pérennité, c’est quelque chose qui se maintient et je reviendrai tout à l’heure plus précisément, quand je vais développer mon thème, sur cette définition, de façon à l’animer et à en donner des exemples.
15Le mot dérivation, je l’ai emprunté à un sociologue trop méconnu de nos jours, qui a écrit un énorme Traité de sociologie générale que certains ont taxé de monstrueux ; c’est Vilfredo Pareto qui oppose, dans son système, les « dérivations » et les « résidus ». Je prends le mot chez Pareto, je ne prends pas exactement l’acception qu’il lui donne. En gros, la pérennité serait du côté des résidus tandis que les changements, les métamorphoses à l’intérieur du mythe, du côté de ce que Pareto appelle les dérivations. Je donnerai toutefois à ce mot un sens un peu différent de celui que lui donne Pareto. Il y a de nombreuses catégories de la dérivation que définit Pareto. Je dirai que le mythe est, à la limite, un cadre, sinon formel, du moins schématique et qu’il est sans cesse rempli par des éléments différents et c’est ce que j’appelle la dérivation et hier, quand je posais à mon ami Servier des questions sur cette problématique paradoxale que proposent nos objets, c’était le problème de savoir ce qui fait que, malgré les diversités et les localisations ethnographiques, on « reconnaît » un mythe. Le mythe, lorsqu’on essaie de le fixer, c’est un peu comme en physique quantique quand on essaie de fixer la particule microphysique, on perd son contenu dynamique ; c’est ce qui arrive aux structuralistes la plupart du temps ! Ils fixent une forme vide qui s’applique finalement à tout et qui n’a plus de sens. Mais si on essaie de trop faire porter l’accent sur les contenus, on bloque à ce moment-là l’aspect sempiternel du mythe, l’aspect de la pérennité et on éparpille le mythe dans des explications évhéméristes, accidentelles, explications au pur niveau de l’événement historique. C’est ce que tous les mythographes et les mythologues connaissent. Cela se produit sans cesse, d’où la nécessité de situer conjointement la dérivation et la pérennité ; on pourrait dire que ce sont là les deux faces du mythe ; si je voulais simplifier et utiliser un langage bassement positiviste, je dirais que la structure d’un mythe est toujours remplie par « la race, le milieu et le moment » ! C’est grossier, c’est de la sociologie de Taine, mais c’est pour faire comprendre ce que je veux dire…
16Enfin ce mythe, étant sempiternel, se maintenant dans une sémantique fixée une fois pour toutes, ne disparaît jamais, mais il s’use, c’est-à-dire qu’il y a dans le mouvement temporel du mythe des périodes d’inflation et de déflation. Il y a des périodes d’intensité et des périodes d’effacement, d’occultation ; citons un exemple de l’aplatissement des mythes : le roman de Jean Ray qui s’appelle Malpertuis. Vous avez là un aplatissement de l’Olympe qui est réduite à un fonctionnement désuet dans une résidence secondaire, etc. Il y a des périodes où l’Olympe s’aplatit, se minimise ; il y a des périodes, au contraire, où il y a une inflation de telle ou telle travée mythique. J’appelle les périodes de déflation « l’usure » et, au contraire, on pourrait appeler les autres périodes les périodes « normales », celles de bon fonctionnement.
17Vous voyez que pérennité et dérivation sont solidaires, mais à l’intérieur même de l’usure nous verrons qu’il y a deux types d’usure du mythe, tous les deux procédant de la même façon par disjonction de ce que l’on pourrait appeler, pour parler comme les linguistes, la dénotation et la connotation, parce qu’à la disjonction des deux, il y a un excès de connotation ou un excès de dénotation. A ce moment, le mythe sort de sa fonction mythique.
18Voilà mon propos. Je vais donc passer en revue, dans une première partie, la pérennité et la dérivation du mythe, leur jeu et, dans une seconde partie, l’excès, en quelque sorte, de dérivation qui conduit à l’effacement du mythe. Mais du moment qu’il s’agit de choses humaines – Durkheim disait : « Les faits sociaux doivent être traités comme des choses », mais quelles choses ? – il y a toujours une marge d’ambiguïté, une marge de distorsion dans l’objet que nous étudions. Nous catégorisons, nous classons, nous donnons des systématiques, mais elles ne s’appliquent jamais intégralement puisque nous avons justement affaire à quelque chose de fluctuant parce que vivant, bien mieux parce que « pensant ». Et la pensée, étant perpétuel éveil à l’adaptation, s’auréole toujours d’un flou dialectique…
19Je commencerai à examiner le mythe comme dérivation et pérennité et ce que j’appellerai une pérennité transformationnelle. J’emprunte encore ce mot à la linguistique et à Lévi-Strauss.
20Si vous voulez une grille pour lire à travers mes lignes, outre ce que j’ai pu écrire déjà là-dessus, il y a, bien sûr, les travaux de Jung, mais surtout – et plutôt avec – je ne séparerai pas Jung des travaux de Propp, de Souriau ou de Greimas. Je me refuse absolument à des polémiques stériles et qui portent sur de simples détails de lexique, je suis un structuraliste mitigé ou ce que j’ai appelé un structuraliste figuratif ; je ne pense pas que la structure ne soit que la forme. En français, nous n’avons qu’un mot et le mot « structure » s’aplatit facilement sur le mot « forme ». En allemand, il y a Aufbau et Gestalt, et même Form, pour désigner ce que généralement nous confondons sous le terme de structure. C’est donc du côté de l’Aufbau, c’est-à-dire d’une organisation dynamique, que je vais placer la « structure », et du moment qu’il y a dynamique, il ne peut pas y avoir que forme, c’est un vieux problème que Descartes a connu ! Quand on définit une matière uniquement par une forme, il n’y a plus de matière. Du moment qu’il y a dynamique, il faut qu’il y ait des forces concrètes matérialisées. C’est ce que j’appelle une structure – cela vient de struere « construire ». Il y a un effort de construction sur un matériau, sinon on ne construit rien du tout et très souvent le structuralisme, dans sa période de brillance qui s’éteint un peu maintenant, dans sa trajectoire de brillance, dis-je, souvent le structuralisme n’a été qu’un formalisme et c’est bien ce que lui reprochent mes amis anthropologues et Jean Servier en particulier ; ce n’était qu’un formalisme où, finalement, dans des formes vides on apporte trop ce que l’on veut. Il n’y a pas ce que Leibnitz appelait l’antitype, c’est-à-dire la résistance de la matérialité de la chose ! Or, je pense, moi, que les structures sont des éléments schématiques puisque pensables, mais matériels puisque nécessaires, d’une nécessité contraignante, normative. Par exemple, dans le schéma que je vous ai donné – qui est très lévi-straussien – du mythe de Prométhée, j’aimerais que vous souligniez davantage encore, dans la colonne 2 au point 6 : « le voleur de feu », dans la colonne 3 :« le vautour » ou « l’oiseau », dans la colonne 4 au point 5 : « la jarre » ou « le contenant », et au point 9 : « l’arche ». Par là, on saisit bien que la forme, le traitement « à l’américaine » que je vous ai donné (Lévi-Strauss appelle ça le traitement du mythe, il traite le mythe d’Œdipe à l’américaine) est en soi insuffisante, quoique nécessaire. J’ai traité le mythe de Prométhée « à l’américaine » aussi, mais, j’insiste bien : il est nécessaire que, dans un tel mythe, il y ait un oiseau et un oiseau monstrueux, c’est le vautour. J’ai mis un vautour plutôt qu’un aigle, bien que souvent, dans les textes grecs, ce soit l’aigle, mais le contexte souligne qu’il s’agit d’un monstre « fils d’Echidna ». Il est nécessaire qu’il y ait également un contenant, que ce soit une jarre ou un coffret, le coffret ou la jarre de Pandore. J’avais jadis commis un livre sur le décor mythique d’un auteur français : Stendhal [11]. Ce que j’appelle décor mythique me paraît indispensable pour déformaliser le structuralisme. Il y a des contenus inéluctables dans un mythe, j’insiste sur ce point. C’est pour ça que je marie Jung, Propp, Souriau et moi-même et Greimas, bien que Greimas me critique dans un de ses ouvrages ; parce que je pense que dans un projet sémantique on ne peut pas séparer la forme du fond.
21Au point de vue de la pérennité, qu’est-ce que l’on constate ? Dans ce tableau, j’ai tracé un « type idéal » au sens weberien du terme, c’est-à-dire que j’ai pris le mythe dans le Lexicon de Roscher ou tout simplement le plus élémentaire Grimal qui vous donne un modèle par syncrèse en quelque sorte, un modèle du mythe, sans tenir compte de la chronologie des différentes leçons. Ce modèle, tel qu’il est établi dans les quelques colonnes que j’ai données, est à peu près permanent, c’est-à-dire que, s’il n’y a pas trop de perte de contenu, vous retrouverez toujours une attitude que vous pouvez nommer prométhéenne. Nous verrons que, en perdant peu à peu le sémantisme de ces colonnes, il n’y a plus de Prométhée possible.
22Ce mythe lui-même est fluctuant, c’est-à-dire qu’il s’intègre dans une famille ou dans plusieurs familles : d’abord une famille très générale qui est gouvernée par le mythème de la « transgression aux ordres divins ». Vous trouvez dans toute une série de mythes de l’Antiquité, ou même de la pensée judéo-chrétienne, des transgressions aux ordres divins, c’est, j’allais dire la famille, c’est presque le clan de ce mythe.
23Et puis se rencontre une famille plus restreinte dans le cas qui nous intéresse ; c’est la famille titanesque où se situe l’homme comme petit-fils de Titan ou fils de Titan (cela dépend si on fait de Prométhée, comme chez Eschyle, directement un Titan ou alors simplement un fils de Japet) ; c’est déjà une famille plus restreinte. Et puis vous avez, ce que j’ai mis en dessous, des familles par alliance, c’est-à-dire que d’autres travées mythologiques culturelles viennent télescoper tel ou tel secteur du mythe de Prométhée ou s’y encadrer plus ou moins bien. Même, il y a un Prometheus Christus que vous trouvez déjà chez Tertullien, mais que vous retrouverez également chez Edgar Quinet, dans lequel c’est le prototype du progressisme chrétien, c’est-à-dire c’est un Christ très dualistiquement opposé à son Père – et vous retrouvez là toute la problématique bultmanienne dont on parlait hier, c’est-à-dire la christianité opposée à la religion et vous avez peu à peu un Christ révolutionnaire, un Christ contestataire, « enrôlement dans la brigade des adversaires de Dieu de son propre fils », dit Trousson à propos de ce Prometheus Christus ! Vous l’avez, par exemple, dans le Mont des Oliviers de Vigny, ce Christ contestataire ; alors, vous voyez, va se dessiner autour de notre mythe une grande ambiance. J’ai titré les colonnes de gauche, dualistique ou dualiste, que les spécialistes connaissent bien, avec une valorisation à travers les différentes familles du titanisme. Je vous renvoie au livre de Czerny, Essai sur le titanisme dans la poésie occidentale.
24En gros, c’est la foi en l’homme contre la foi en Dieu qui est sous-jacente dans ce mythe prométhéen, l’homme étant du côté des Titans, et Zeus, ou les Olympiens, ou Dieu le Père, étant de l’autre côté de la barrière. Ce mythe définit donc toujours une idéologie rationaliste, humaniste, progressiste, scientiste et, quelquefois, socialiste. Les trois grandes colonnes de notre tableau pourraient d’ailleurs se ranger dans les trois rubriques idéologiques qui vont faire palpiter tout le siècle issu de la Révolution française : égalité revendiquée par les Titans contre les dieux, fraternité du naïf progressisme humanitaire et, comme couronnement inéluctable, liberté. Vous avez là un ensemble idéologique qui va déferler à travers le xixe siècle et je dirai, par paradoxe, que le moment prométhéen par excellence, ce n’est pas tellement chez Eschyle qu’on peut le repérer puisqu’on a perdu deux des tragédies de la trilogie (et justement les romantiques ont récupéré avec brio le Prométhée enchaîné), mais c’est le Prométhée romantique et je m’oppose tout à fait à un illusionnisme historique que l’on trouve chez Vernant et Vidal-Naquet (l’illusionnisme d’une origine absolue du mythe…) que mes collègues hellénistes ont bien démenti hier en montrant que, déjà chez Hésiode, c’est de la littérature et de la rédaction et que, finalement, la pure mythologie grecque, on ne sait pas où elle est parce que l’on ne sait pas comment elle commence hors d’une certaine littérature. Mme Duchemin l’a bien dit, elle est peut-être de l’autre côté, du côté de l’Orient, de l’Extrême-Orient… Mais nous avons déjà une littérature et je crois qu’il est toujours légitime, quand vous avez à la fois des mythèmes et à la fois des noms propres, de considérer que vous avez bien affaire au mythe en question avec un plus ou un moins. Mais je crois que, véritablement, le moment prométhéen, beaucoup plus que la tragédie qui reste d’Eschyle, beaucoup plus qu’Hésiode, c’est bien le xixe siècle, car, si je fais une petite analyse quantitative, elle est concluante. Prenez le catalogue de Trousson et alignez simplement les dates et les chiffres ; vous avez à un moment donné une montée de la courbe. Finalement, tout le monde parle de Prométhée au cours du xixe siècle avec une apogée romantique sous la Monarchie de Juillet ; vous avez au contraire des périodes de déflation au xviie siècle, au xviiie siècle et au xxe siècle dont je vous parlerai tout à l’heure. De même qu’on peut utiliser, comme Freud l’a fait légitimement, le mythe ou la légende d’Œdipe en plein xxe siècle, au xixe siècle il y a donc une énorme réhabilitation du mythe prométhéen : par Schlegel, par Hugo, par Andrieu, par Byron, par Shelley. Je vous renvoie au livre de Jacques de Lacretelle qui déclare : « Prométhée est le premier romantique. » Je pense également à Hugo, à la préface de Cromwell où vous avez une exaltation du Prométhée enchaîné d’Eschyle, c’est un captage et une renaissance du mythe grec.
25Ce mythe est donc bien constitué et en particulier je voulais revenir sur le Prometheus Unbound et non pas « enchaîné ». C’est le titre célèbre de Shelley ; il y a aussi un Prométhée de Quinet et, tout à la fin du siècle, il y a La Nef d’Élémir Bourges qui est, j’allais dire, le dernier Prométhée plausible ; il y en a d’autres, mais qui, nous le verrons, ne sont plus plausibles.
26Dans mon titre également (le b), j’ai emprunté « la désobéissance adroite » à Bachelard qui définissait Prométhée ainsi. C’est une désobéissance technocratique, adroite, chez le Titan. Donc, c’est un mythe héroïque, dualiste et, bien entendu, vous allez voir un captage, surtout dans un climat chrétien comme est notre climat occidental, spécialement à l’époque romantique, d’une foule de mythes qui vont trouver leur climat autour de cet axe prométhéen : Nemrod, bien sûr, qui, selon certains commentaires, passe pour le roi qui a fait construire la tour de Babel ; vous avez Caïn, Satan, les grands contempteurs, les grands désobéissants ; et puis vous avez l’apparition d’un personnage féminin, Pandore. Seulement, ce qu’il faut bien voir, c’est que nous allons déjà avoir des dérivations, c’est-à-dire des distorsions de cet idéal type qu’est le mythe de Prométhée tel que je l’ai plausiblement extrait du Lexicon de Roscher : par exemple (colonne 4 au point 5), c’est Prométhée qui donne lui-même la jarre de Pandore aux hommes, d’autres fois c’est Zeus qui donne la jarre ou le coffret en cadeau à Pandore, épouse du frère de Prométhée ; mais, finalement, c’est un des caractères du mythe, comme il est redondant, cela veut dire que sa logique étant flottante, vous avez des inversions de la voix active et de la voix passive. Tel personnage qui joue un rôle passif prend le rôle actif ou tel contenu devient à son tour contenant. Je citais le Kalévala hier, il y a toute une série d’emboîtements, ce que Bachelard appelait le complexe de Jonas qui joue alors à plein : tout emboîté est emboîtant. Vous avez là une confusion de la voix active et de la voix passive. C’est inhérent à l’aspect non démonstratif du mythe. Mais la dérivation va commencer justement quand cette travée prométhéenne, cet idéal type, va glaner au passage et se délester en même temps de certains mythèmes pour en annexer certains autres et, en particulier, j’ai indiqué La Fin de Satan, parce que, au départ, dans La Fin de Satan – je vous reporte au livre de mon regretté ami Cellier –, au départ, vous avez, bien entendu, un schéma prométhéen, puis, à l’arrivée, ce n’est plus un schéma prométhéen, c’est le grand schéma romantique, typiquement structural, d’une chute et puis d’une rédemption. Cellier a bien montré qu’il s’applique chez Soumet, chez Ballanche, chez Laprade, Hugo, Lamartine, chez Eliphas Lévy ; c’est toujours le même système. Un bel exemple, bien entendu, est donné par le Jean Valjean des Misérables, qui est une sorte de Prométhée, en partie même un Prométhée un peu mâtiné du frère de Prométhée, Atlas. Souvenez-vous qu’au début il est gracié parce qu’il a maintenu sur son dos les Cariatides de Puget de l’hôtel de ville de Toulon. Puis il commet une faute : il vole lui aussi, non pas tout à fait la lumière, mais un bougeoir, un chandelier, et il vole, non pas chez Zeus, mais chez l’évêque de Digne. Nous avons eu la chance, au xixe siècle, d’avoir un poète et un grand homme qui incarnaient par excellence le mythe : Victor Hugo, notre plus grand poète, et puis aussi Napoléon Bonaparte qui a endossé tous les mythes et, en particulier, celui de Prométhée. Ouvrez le petit livre de Tulard sur Le Mythe de Napoléon. Eh bien ! vous verrez combien Bonaparte a fait de l’évhémérisme à l’envers, c’est-à-dire qu’il a pris le mythe sur son dos, y compris celui de Prométhée cloué sur son rocher, rongé par la perfide Albion. C’est cela la thématique qui va revenir sans arrêt dans cette énorme mythologie napoléonienne. Mais, à partir de cette puissance d’intégration du mythe de Prométhée au xixe siècle, vous avez des dérivations et Trousson les remarque au passage. Mais l’ouvrage de Trousson est surtout un bon catalogue plutôt qu’une analyse réelle. Il est certain que Manfred chez Byron, Caïn, Faust peuvent ressembler au Titan Prométhée, mais tous, si je puis dire, perdent une colonne mythémique. Par exemple : Manfred n’est pas du tout un philanthrope, c’est l’égoïsme même et, automatiquement, ce n’est plus qu’une dérivation prométhéenne. C’est un mythe de Prométhée qui s’individualise, se gauchit. On peut expliquer cela sociologiquement à cette époque. De même Caïn est purement négatif dans son rôle. Les romantiques auront toutes les peines du monde à restaurer, par Tubalcaïn, une certaine royauté caïnique. Enfin, la plus intéressante annexion possible de contempteurs qui pourrait s’aligner sur le mythe de Prométhée, c’est Don Juan qui, surtout au xviiie siècle, sévit jusqu’à Byron et qui, après, s’estompe. Mais, là aussi, vous avez presque uniquement l’accent mis sur la transgression. C’est pour cela que les finals de tous les Don Juan sont toujours peu cohérents. On a toujours reproché, soit à Molière, soit à Mozart, soit à Byron, de faire un final qui ne colle pas avec le reste ; bien sûr, puisque l’essentiel, pour Don Juan, c’est la transgression, la transgression maintenue et, finalement, il n’emprunte qu’une travée prométhéenne dans le tableau que j’ai tracé, que la travée de gauche et, en tout cas, ce n’est pas un bienfaiteur de l’humanité et il n’y a jamais de Don Juan délivré : souvenez-vous de la fin de Don Juan de Mozart !
27Quant à Faust, c’est autre chose. D’abord, Faust n’est pas titanesque, il est démonique. On l’a dit souvent. Il y a toute une littérature sur le démonisme de Faust et c’est un Prométhée amplifié qui apparaît génialement chez Goethe, à la fin du xviiie siècle, mais qui aura son moment statistique plutôt vers la fin du xixe siècle avec tous les opéras qui vont se succéder !… Berlioz, Gounod, Boïto, et puis avec les grands Faust du xxe siècle : Le Docteur Faustus, de Thomas Mann, et le roman soviétique de Boulgakov, Le Maître et Marguerite. C’est ici le Faust au Soviet suprême, Méphisto au Komintern ! C’est en ce xxe siècle que la prégnance de Faust devient plus importante. Le xixe siècle a été plus prométhéen que faustien. Vous me direz : Goethe. Goethe, c’est Goethe. Il a eu un rôle de génie prémonitoire pour beaucoup de choses du xixe et du xxe siècles et je crois qu’il faut le situer hors du courant sociologique de son temps. Un marxiste même, comme Adorno, a bien montré que l’homme, l’homme créateur, n’était pas aux ordres d’un encadrage sociologique de l’histoire. Telle est bien la situation créatrice de Goethe. Il a écrit aussi des poèmes sur Prométhée et sur Pandore, mais c’est par son Faust qu’il est l’annonciateur des siècles futurs ; Faust est un Prométhée amplifié : dans Le Second Faust, ce n’est plus Prométhée, c’est Orphée qui tient le rôle mythique. La nékya, la descente chez les Mères, qui est le grand thème central du Second Faust, opère ce changement. D’autre part, Faust est peut-être prométhéen par certains côtés, mais il est très désabusé. Prenez le début du Faust de Gounod ; vous avez ce monsieur barbu qui en a assez de la vie, de sa science et qui va boire le bouillon de onze heures ; heureusement qu’il y a Méphisto ! D’autre part, Faust n’est pas un contempteur et voyez, je dirai, Faust est plutôt un homme du xxe siècle – Thomas Mann l’a magnifiquement montré – que du xixe siècle dans sa période d’éclat prométhéen et romantique, dans la période d’intensification que je situe vers la Monarchie de Juillet (les grands siècles, à part celui de Louis XIV, durent généralement de 15 à 25 ans). Il y a alors une intensification invraisemblable : tout le monde cite Prométhée, même Marx ; tout le monde a son couplet prométhéen et intègre le mythe de Prométhée. Donc la dérivation dont je viens de parler se fait par modification du consensus majoritaire des mythèmes. Il y a des mythèmes qui disparaissent et qui sont remplacés, ou disparaissent purement et simplement. Quant ils sont remplacés par d’autres, je parlerai de dérivation par amplification. C’est le cas de Faust. Quand il y a suppression, je dirai que c’est une dérivation par schématisation ou appauvrissement. Dans Faust, il y a une liquidation des premières colonnes et également il faut noter que la philosophie de Faust n’est pas dualiste, elle est moniste, c’est ce qui posera des problèmes théologiques embarrassants. Ce Méphisto, à la limite, on le sait, est un bon diable. Ce n’est même plus Satan de la tradition judéo-chrétienne. C’est un esprit de la terre, du feu. C’est un élémental plutôt qu’autre chose. Il y a de l’écologisme dans L’Invocation à la nature de Berlioz ! Ça peut être aussi un Lucifer très intellectualisé, mais, somme toute, un bon diable. Dans le roman de Boulgakov, c’est un bon diable qui vient perturber l’ordre moscovite. C’est pour cela que le roman a été si censuré par un dualisme qui pense que tout diable, tout adversaire, est mauvais. Également, Faust est solitaire, égoïste ; Prométhée est solitaire, mais est social. Solitaire, ce qui plaira tant à la superbe romantique, mais social, ce qui plaira à l’humanitarisme romantique, alors que Faust est toujours doublé de Méphisto, mais est égotiste, sinon égoïste. Il ne défend que son propre désir, que sa propre soif.
28Voilà les distorsions du mythe en question. Donc, la dérivation peut se faire par modification ou intrusion dans les colonnes mythémiques que j’ai définies. Elle peut se faire par captation amplificatrice : les mythologies de Caïn, de Manfred, d’Orphée sont captées. Mais vous voyez très bien que les dérivations peuvent aboutir à un moment de seuil critique, c’est-à-dire à un moment donné où on perd le fil conducteur de l’ensemble constitutif du mythe. C’est ce que j’ai appelé l’usure et que nous allons examiner maintenant.
29L’usure, c’est une dérivation qui va trop loin, qui part loin de ses bases, et nous allons voir qu’il y a, somme toute, deux bases possibles. Trousson a bien montré qu’après une intensification brève à l’époque de la Renaissance, avec Bacon, Giordano Bruno et Vossius, du mythe de Prométhée, il y a une déperdition quantitative du mythe, au xviie siècle, et même qualitative au xviiie siècle, où les gens vont être surtout intéressés par Pandore qui va éclipser Prométhée pour des raisons très valables. Voltaire écrit une Pandore ; il y aura dans cette ambiance de Pandore au xviiie siècle, sous-jacent, le mythe de Don Juan.
30De 1850 et pratiquement jusqu’à nos jours, Trousson remarque très bien, lui qui est un pur compilateur et catalogueur, qu’il y a une « défaite » de Prométhée ; je dirai qu’il y a plutôt une usure de Prométhée, et nous allons voir comment. Il y a trois auteurs, parmi d’autres, qui ont encore utilisé Prométhée : Spitteler qui aura une telle importance, puisque vous savez que Jung, dans sa typologie, part d’un commentaire de Carl Spitteler (mon regretté ami Charles Baudouin a été l’éditeur et le traducteur français des deux grands poèmes Prométhée et Épiméthée et Prométhée le patient). Et déjà vous voyez que n’est guère prométhéen cet adjectif, car même le Prométhée enchaîné d’Eschyle et le Prométhée romantique ne sont pas patients. Ce sont des Prométhées distants par rapport à leur supplice, hautains, mais la patience n’est pas un de leurs caractères. Vous voyez donc déjà qu’il y a une perversion à l’intérieur même de la dénomination.
31Il y a Élémir Bourges, dans cet énorme poème au début de notre siècle – Bourges est mort en 1921 ou 1922, je crois –, La Nef, et puis André Gide, chez qui nous avons un curieux Prométhée. Déjà, le titre nous étonne : Prométhée mal enchaîné. C’est très nouveau. Or, Prométhée est bien enchaîné, et on le délivre ou on ne le délivre pas. Mais enfin, il est solidement enchaîné. Chez Gide, cela prend l’aspect d’une parodie : il y a le garçon de café ; Zeus s’appelle le miglionnaire, avec un « g ».
32Quoi qu’il en soit, pour quiconque a lu les deux Prométhée de Spitteler, il y a le nom, mais Prométhée n’a plus rien à voir avec l’ensemble de l’idéal-type que je viens de vous définir et, a fortiori, avec le mythe grec ; il n’a plus rien à voir, il y a même inversion du mythe, si je puis dire : vous avez un Prométhée individualiste et vous avez un Épiméthée, au contraire, qui a la conscience de la collectivité et, finalement, c’est la victoire de l’individualisme contre la collectivité. C’est absolument contraire à tout le contenu de l’idéal-type que j’ai tiré de Roscher qui lui-même le tirait syncrétiquement des Grecs. Il y a donc presque une inversion, on ne reconnaît plus du tout le révolté assumant le destin de l’espèce. Là, au contraire, Prométhée est « le patient ». Le Prométhée de Spitteler a une parenté évidente avec le Zarathoustra de Nietzsche. Il a un peu le même rôle ; c’est l’esprit individuel, le caractère individuel, le courage, la patience, l’héroïsme, en face de la collectivisation de ce pauvre Épiméthée qui est devenu roi et qui subit les inconvénients de sa charge alors que Prométhée a l’avantage de ne pas être roi, mais finalement il va être appelé par Épiméthée pour sauver la situation. Voilà le schéma spittelérien qui a passionné Jung et passionné Baudouin, mais où le nom s’est vidé des mythèmes constitutifs. Le Prométhée de Spitteler se promène au-dessus des mythèmes. Il y a donc une usure que j’appellerai usure par usurpation du nom. Le Prométhée de Spitteler ne répond plus du tout au Prométhée d’Hésiode, ou à celui d’Eschyle, ou à celui de Shelley, ou à celui de Marx ou de Napoléon, et cette usure par excès de la dénotation, vous la trouverez très fréquemment.
33Une de nos jeunes collaboratrices, Chantal Robin, qui écrit un très bon petit livre, pas encore édité, sur Proust et l’hermétisme de Proust (au sens traditionnel du terme)1, a bien montré que, dans cette grande chose qu’est La Recherche du temps perdu, à la fin, dans Le Temps retrouvé, dans ce volume qui clôture, qui conclut, qui est en quelque sorte la révélation de cette odyssée, de cette initiation, il y a une image qui a guidé constamment Proust d’un bout à l’autre : c’est celle du fameux baron Charlus. Et vous savez que, dans Le Temps retrouvé, il y a une scène très scabreuse, dans la maison Jupien où le baron Charlus est attaché avec des chaînes sur un lit et se fait joyeusement fouetter par un employé de la maison, et Proust nous dit : c’est Prométhée enchaîné. Eh bien ! justement, ce n’est pas Prométhée, il n’y a rien de prométhéen. Charlus, c’est Hermès, hermaphrodite, ambigu, androgyne et psychopompe. C’est lui qui a conduit d’un bout à l’autre le narrateur et qui disparaît au moment culminant de l’œuvre, à l’instant de la révélation de la poétique proustienne. Il l’a conduit dans le monde ambigu de la réminiscence. Chantal Robin montre bien, dans son livre, qu’il y a réellement un contresens de dénotation, et ce contresens est très fréquent en littérature. Je l’ai repéré, par exemple, chez Baudelaire, dans le poème Le Thyrse que vous connaissez bien, qui est dédicacé à Liszt. Le thyrse, vous le savez, c’est l’un des emblèmes de Dionysos. C’est un bâton, une canne, enveloppé de lierre, le lierre ayant toute une symbolique initiatique et dionysiaque. Ceux qui visitent les tombes étrusques y voient toujours des frises de lierre en graines ; la graine de lierre donnait, paraît-il, une ivresse plus violente que le vin et presque mortelle. C’était une drogue et aussi une drogue qui symbolise le grand changement, la grande « ballade ». C’est pour cela qu’on le met dans les tombes, dans le sillage de certains mystères, d’une certaine initiation.
34Quand vous lisez le poème, vous voyez que Baudelaire a confondu symboliquement le thyrse et le caducée. Car il nous suggère que, dans la musique de Liszt, il y a cette rectitude et, autour, les arabesques qui jouent. Mais ce n’est pas du tout le thyrse. Le thyrse est un emblème ithyphallique et en même temps (c’est trop simple de dire que tout ce qui est long et mince est phallus – interprétation que je laisse à Lacan ! –), c’est autre chose, car, du moment qu’il y a phallus – je dis bien phallus et non pas pénis –, il y a emblème de semence et de survie. Le thyrse est dionysiaque et joue sur les deux tableaux, sur le tableau orgiastique et, en même temps, sur le tableau initiatique, comme cela arrive très souvent. Ce poème de Baudelaire est exemplaire d’un contresens sur le nom de thyrse. D’abord, il définit le thyrse comme un bâton droit, la fameuse baguette d’or qui constitue le caducée et il nous dit : s’enroulent autour harmonieusement, non des serpents, mais des « guirlandes de fleurs ». Il n’y a pas de fleurs sur le vrai thyrse, c’est du lierre ! Et également, quand il définit la musique de Liszt, il la dépeint comme une musique qui allie la rigueur apollinienne (la baguette vient d’Apollon) et en même temps il évoque l’aspect chtonien des deux serpents qui s’enveloppent, l’aspect ténébreux d’une ténébreuse invocation à la nature. Donc là, vous avez un type de contresens. Il y en a un autre du même genre que Jung a repéré avec beaucoup de finesse, avec beaucoup de courage dans le Zarathoustra de Nietzsche. Car Nietzsche lui-même a fini sa vie en pensant qu’il était Dionysos, et Zarathoustra, pour lui, c’est Dionysos. Eh bien ! il n’y a aucun symbole dionysiaque dans le Zarathoustra de Nietzsche ! Il n’y a que des symboles hermétiques : le serpent et l’oiseau, ce sont des symboles venant de la Perse, l’attitude même de Zarathoustra comme l’homme des limites, le danseur de corde (la corde étant, je n’ose pas dire la porte étroite, mais la ligne étroite), l’homme des sommets et des profondeurs. Zarathoustra est le symbole de la coïncidence des contraires qui n’est pas dionysiaque. Dionysos est le symbole de l’hybris, du débordement, du dépassement, et Jung a bien repéré cela à propos du Zarathoustra de Nietzsche en disant : le poète s’est trompé, et c’est très impressionnant pour un sociologue, car on voit qu’à une époque donnée il y a une opposition à instrumenter un certain mythe. La fin du xixe siècle – les « décadents » – permet le mythe de Dionysos ou celui d’Orphée, elle occulte encore celui d’Hermès.
35Je citerai un autre exemple au xvie siècle : c’est encore le fameux mythe de Faust. Il apparaît au xvie siècle, il y a eu quarante éditions du Volksbuch où le docteur Faustus est damné parce qu’il a fait un tas de choses magiques, etc. Mais, avant Marlowe, il n’y a pas de mise en scène de Faust et, même chez Marlowe, c’est encore une bonne damnation de Faust en bonne et due forme. Il faudra attendre le xviiie siècle pour que celui qui est imprégné de contexte seiziémiste puisse trouver une société qui l’accueille. C’est comme si, au xvie siècle, le mythe de Faust était sans cesse bloqué par les temps forts de la chrétienté encore en place, des codes encore en place et ne pouvait finalement s’exprimer qu’à partir de Goethe. C’est très net. Il y a eu un blocage constant de l’émergence de ce mythe. Alors, on s’est contenté de rééditer le Volksbuch, de réduire le mythe à l’état de légende et de conte, presque par peur de l’intégrer dans un contexte plus profond. C’est un peu ce qui se passe ici, à ce moment, pour notre Prométhée.
36Chez Gide (1899, c’est très symbolique cette date du Prométhée mal enchaîné), vous avez non seulement une désacralisation de Prométhée, un blasphème, mais les mythèmes classiques disparaissent, comme chez Spitteler. Ça n’est plus une titanomachie. Vous voyez sans arrêt des pertes de substance et de décor mythiques. Zeus, toujours, a son aigle dans la mythologie. Eh bien ! ici, il n’en a pas. C’est le seul à ne pas avoir d’aigle. Prométhée dit : « Je n’aime pas l’homme, j’aime ce qui le dévore. » Fichtre ! C’est à l’opposé de toute la tradition prométhéenne ! C’est donc un Prométhée non philanthrope, c’est un Prométhée antiprogressiste : « La croyance au progrès, c’était leur aigle » ; « L’histoire de l’Homme, c’est l’histoire des aigles, Messieurs », dit Prométhée et, finalement, il mange son aigle. Vous avez donc là le contraire d’un Prométhée civilisateur. Vous avez un anti-Prométhée presque, dans le Prométhée, si bien dit « mal enchaîné », ce Prométhée qui soudain descend du boulevard de l’Opéra à la Madeleine parce qu’il en a assez d’être sur le Caucase. Vous avez là une dévaluation, mais elle est plus profonde qu’on ne pense. De même, le Prométhée gidien est responsable, et là vous êtes dans la tonalité déjà pré-existentialiste. Il est responsable, mais il n’est pas du tout coupable, ce qui est contraire absolument aux attitudes qu’avaient inculquées, non seulement l’Antiquité, mais aussi le romantisme, au mythe de Prométhée. Alors, ce Prométhée du xxe siècle va se dissoudre. Peu nous importe, je ne veux pas traiter ici de ce problème. Ce sera par exemple Sisyphe – Sisyphe, ça va être le Prométhée qui est content de son petit vautour, le vautour est devenu une sorte de compagnon –, ça sera aussi bien le Prométhée filant et s’usant dans le mythe de Zarathoustra dont je vous parlais tout à l’heure. Vous voyez donc comment, par simple conservation du nom, du nom propre, pour le thyrse, pour Prométhée – j’ai cité plusieurs exemples –, mais par vidage de la substance mythémique, vous avez une usure du mythe, mais pas une disparition, car le germe mythique peut toujours bourgeonner à nouveau.
37Je crois effectivement qu’un mythe ne disparaît jamais ; il se met en sommeil, il se rabougrit, mais il attend un éternel retour, il attend une palingénésie, comme disait un autre grand romantique – je parlais de Ballanche.
38Je voudrais préciser encore cette notion d’usure et je me tourne vers mon très cher et regretté ami et maître qu’était Roger Bastide qui, à la fin de sa vie, comme Socrate sacrifiant aux muses, écrivit un étonnant petit livre de critique gidienne. Il était venu au CRI, quelques mois avant de tomber malade, et m’avait envoyé ce petit livre qui s’appelle Anatomie de Gide et je lui avais dit avec étonnement : « Vous qui êtes le sociologue chevronné du Candomblé de Bahia et du syncrétisme sud-américain », et il m’avait répondu : « J’en ai tellement marre d’être étiqueté toujours comme un sociologue que je voulais tout de même me donner un peu d’air. » Ce petit livre est remarquablement bien fait, je le recommande aux littéraires qui peuvent ainsi nous psychanalyser, nous, anthropologues. Il est bien fait et il montre admirablement, mieux qu’aucune critique de Gide que j’ai pu lire, comment peut s’user un mythe, et de deux façons : la première, que nous venons d’examiner, par excès de la dénomination, et la seconde par excès de la connotation et impossibilité de dénommer, et cela, Bastide est le premier à l’avoir bien vu, en bon sociologue qu’il était, utilisant quelquefois la méthode d’approche structurale. Il a bien vu, par exemple, que chez Gide il y a un blocage. Je vous parlais du blocage de Faust au xvie siècle, mais chez Gide il y a blocage d’un mythe qui n’arrive pas à se formuler, qui est latent dans toute son œuvre y compris dans le Prométhée mal enchaîné, un mythe absolument antichrétien : c’est là que se situe le blocage. Pourquoi ? Gide a eu une éducation chrétienne, Gide est pénétré de la Bible et d’une éthique assez puritaine. Il ne s’en débarrassera jamais. Il ne trouvera jamais une appellation, j’allais dire salvatrice, par rapport à sa propre ambiance sociale. Ça se traduit par quoi ? Eh bien ! c’est que toute notre tradition morale et métaphysique occidentale chrétienne et même hégélienne, ce qui est la même chose, roule sur le fameux « deviens ce que tu es ». Tout le monde a répété cela plus ou moins et, si je peux traduire en termes aristotéliciens : Predicatum inest subjecto, c’est-à-dire par une formule d’analyse. En réalité, l’existence est conçue comme le déploiement de quelque chose qui est un destin, une personne, qui est une âme, vous avez toutes les nuances possibles. Or, encore chez Spitteler, l’individualisme de son Prométhée est un « deviens ce que tu es ». Chez Gide, c’est plus simple. Son Prométhée voulait donner aux hommes le feu, comme tout bon Prométhée, c’est-à-dire le progrès ; puis il s’aperçoit que c’est une terrible foutaise et il dit que c’est une vraie maladie qu’il a donnée aux hommes que cette espérance du mieux. Je précise encore cette intention qui n’arrive pas à se dénommer et il y a un petit chapitre brillant de Bastide sur « Saül à la recherche des ânesses ». Qu’est-ce qui arrive dans cette comédie ? Saül part au désert chercher ses ânesses, trouve Jonathan et David un peu scabreusement unis et revient avec une couronne ! Là est une thématique que vous allez constamment trouver chez Gide : non pas « deviens ce que tu es », mais « tu ne trouves que ce que tu ne cherches pas ». C’est absolument contraire aux maximes chrétiennes, même celle que Pascal a reprise fameusement : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », qui est une maxime qui peut se transcrire en logique aristotélicienne : predicatum inest subjecto, « tu ne trouves que ce que tu cherches ». C’est la maxime de toute notre culture. Eh bien ! au contraire, chez Gide, vous voyez combien la morale de l’acte gratuit va jouer son rôle important là-dedans, c’est que, finalement – pensez à tous les héros de l’acte gratuit : Lafcadio qui est le plus célèbre, bien sûr –, c’est que, finalement, quand on fait quelque chose, on enclenche un surdéterminisme qui n’est absolument pas la chose que l’on voulait déclencher. C’est une morale du paradoxe qui est engagée par là, mais qui va se répéter sans arriver à se fixer sous une dénomination. Car ce n’est pas Prométhée. Prométhée, si je puis dire, a une ligne toute tracée de civilisateur et, finalement, comme vous le voyez dans mon tableau, de civilisateur couronné, reconnu par Zeus le Père, magnifié par toute une procédure. Là, pas du tout, chaque fois qu’on part vers quelque chose, l’on aboutit à autre chose. Pensez à L’Immoraliste : le héros emmène sa femme dans le Sud algérien pour la soigner et, finalement, il abandonne sa femme dans le désert et revient avec des petits garçons. C’est typique de cette aventure gidienne qui jamais ne suit ses coordonnées, d’où l’aspect si curieux des livres de Gide, cet aspect absolument disparate. Gide bascule sans cesse des Nourritures terrestres au puritanisme de La Porte étroite. Il ne trouve jamais une voie qui le définisse lui-même, d’où l’aspect excessivement impressionniste de cette œuvre quand on la contemple dans son ensemble. Mais Saül à la recherche de ses ânesses, ça va être également Christophe Colomb. C’est un cas typique, et j’allais dire évhémérique, car il a existé. Christophe Colomb part pour trouver la route des Indes et il découvre l’Amérique. Voilà un cas typiquement gidien. Ce n’est pas ce qu’il cherchait qu’il a trouvé. Également, l’Œdipe de Gide : on peut faire une lecture de l’Œdipe, non pas freudienne, mais gidienne. C’est que, finalement, Œdipe ne trouve jamais ce qu’il cherche d’un bout à l’autre et il sera obligé, pour tenter de se ressaisir, de se crever les yeux pour essayer d’abandonner précisément les lumières fallacieuses qui l’ont toujours guidé là où il ne voulait pas aller. Il se crèvera les yeux et à ce moment il deviendra ce qu’il était, mais pas avant. Sans arrêt, Gide cherche, mais il n’arrive pas à dénommer le mythe. A la limite, bien sûr, vous voyez se profiler derrière notre Gide toute une métaphysique – je disais tout à l’heure de l’acte gratuit – mais, à la limite, de l’absurde qui a eu tant de succès chez nos contemporains. Mais c’était pour vous dire, à travers l’analyse de Bastide, combien là vous avez une autre forme d’usure du mythe ; et je récapitule, car dans ce même Prométhée mal enchaîné, vous avez les deux formes d’usure du mythe : une forme par abus du nom qui ne recouvre plus la marchandise, si je puis dire, il y a fraude, mais une fraude tout à fait honorable ; et également usure par des mythèmes qui s’alignent, mais qui ne trouvent pas leur dénotation, qui sont un ensemble de connotations, car vous retrouvez successivement Saül, Christophe Colomb, vous trouvez Œdipe, Prométhée, le héros de L’Immoraliste…
39Si je prends Les Faux-Monnayeurs, là le tâtonnement pullule, les gens ne vont jamais où ils veulent aller, sont toujours pervertis, divertis, emmenés ailleurs. Alors, ils n’arrivent pas à énoncer ce mythe, ce mythe qui aura des difficultés précisément à se formuler dans notre siècle.
40Vous voyez donc les deux formes de l’usure du mythe que je viens d’essayer de vous décrire : une usure par excès de dénotation et coupure d’avec la connotation, une usure par excès de connotation avec abandon ou perte du nom propre ou de l’attribut précis.
41Ceci me conduit – j’ai été fort long – à énoncer une série de remarques finales. Ce ne sont pas des conclusions. On ne conclut jamais un travail de recherche !
421) Je dirai qu’un mythe n’existe que par une série de mythèmes qualitatifs – j’insiste bien –, mais quantitativement constants. Je m’explique : la qualité des mythèmes est indispensable, mais il faut qu’il y ait un certain nombre de colonnes fixes dans le tableau qui les recense. Mais vous me direz : quel nombre ? Je ne peux pas le fixer. Les mythes ont des mythèmes en plus ou moins grand nombre, il y en a de très riches en mythèmes qui sont plus fragiles à l’usure et d’autres qui sont beaucoup moins fragiles mais qui sont moins significatifs. Par exemple, que sait-on de Protée, sinon qu’il change de forme ? C’est vite vu, c’est à peine un mythe. C’est plutôt une allégorie du changement ou de la métamorphose, car il n’y a pratiquement qu’un mythème dans le mythe de Protée. La fragilité du mythe est inversement proportionnelle à sa richesse. On peut dire que la littérature gidienne est protéiforme. On l’a dit souvent d’ailleurs, car elle change d’aspect sans arrêt, mais ce n’est pas un mythe.
43Donc un mythe n’existe que par une série de mythèmes qualitatifs ou mythèmes figuratifs, si vous voulez prendre une expression qui m’est chère, quantitativement constants.
44Donc toujours, vous voyez, il y a liaison d’une dénotation qualitative et d’une connotation, c’est-à-dire d’une série d’actes, de situations ou de décors.
452) Dès qu’il y a des fluctuations dans les mythèmes, on peut parler de dérivation, et il y a toujours des fluctuations. Le mythe ne se conserve jamais à l’état pur. Il n’y a pas de moment zéro du mythe, de commencement absolu. Il y a des inflations et des déflations. C’est pour cela que le mythe vit, c’est pour cela qu’il est endossé et par des cultures, et par des personnes, et par des moments. Des dérivations par perte pure et simple, par appauvrissement jusqu’à l’allégorie – et lorsqu’il n’y a plus qu’un ou deux mythèmes, il n’y a plus de mythe –, ou alors par anastomose, captage d’autres séries mythiques proches. C’est le cas que nous voyons dans ce tableau simplifié où, évidemment, Prométhée va grapiller dans la Bible et même annexer le Christ, ce qui est assez extraordinaire.
463) Un mythe s’use donc puisqu’il dérive et, à un moment donné, il y a un seuil critique de dérivation qui reste à définir, qui n’est pas le même selon les mythes, selon l’importance du mythe. Il ne disparaît jamais parce que les mythèmes sont en nombre fini, et cela, Lévi-Strauss, Souriau et Propp l’ont bien vu, mais Souriau surtout. Je vous renvoie à Souriau qui a écrit ce petit livre admirable : Les 200 000 Situations dramatiques, qui montre très bien qu’il s’agit d’une combinatoire de quelques situations nucléaires simples, qui s’agencent. Il y a, comme dirait Ballanche, l’auteur d’Orphée, une palingénésie du mythe, c’est-à-dire qu’il y a des mythèmes en nombre limité qui se combinent selon un autre nombre limité, mais plus grand, de mythes ; quand un mythe disparaît, un autre vient qui le remplace. Mais ils tournent dans un cercle, parce que, à vrai dire, il n’y a pas de mythes nouveaux. Paradoxalement, tout mythe est toujours nouveau puisqu’il est investi dans une culture et dans une conscience, mais son schématisme, lui, ne l’est jamais.
47Ainsi la description, la classification, l’étude de ce que j’ai appelé l’appareil mythique peut être d’un précieux secours pour l’anthropologue pour le repérage des idéologies, des Weltanschauungen, des terminologies d’une société et d’une époque, ce que j’appelle mythanalyse quand il s’agit d’anthropologie et mythocritique quand il s’agit de texte littéraire. Cette grille mythique se propose d’étudier scrupuleusement le comment, elle laisse de côté, pour de plus ambitieuses interprétations, la découverte du pourquoi. J’ai l’air très modeste, en réalité, je suis d’un orgueil insensé, comme Jean Servier hier, car je pense que ce « comment », finalement, c’est le seul « pourquoi ». C’est difficile à dire en Occident où nous sommes tous des sectateurs de l’infrastructure, c’est-à-dire des sectateurs. Je le vois bien quand les étudiants me parlent du « réel », du « réel » opposé au reste ; ce n’est pas toujours le même réel, certes, mais enfin, nous avons un culte du réel qui se situe depuis Aristote, d’Aristote jusqu’à Marx. Les deux mamelles de notre réel, qu’est-ce que c’est ? Eh bien ! la perception aristotélicienne et puis l’analyse de type syllogistique ou de type mathématique. Et précisément, jamais dans ce contexte il n’y a eu de place, jamais jusqu’au romantisme et sutout jusqu’à la psychanalyse, il n’y a eu de place et de brèche pour changer l’étiquette du « réel » et faire place à l’imaginaire. C’était l’exclusion constante de l’imaginaire, du symbole, la défiance vis-à-vis du mythe, d’où l’effort de ce positivisme évhémériste qui, depuis les alexandrins jusqu’à nos jours, a toujours essayé d’historiciser une situation mythique. Mais ce qu’il faut voir, c’est que, de nos jours, tout cela est en train de craquer. Cela se manifeste qualitativement par la disparition de Prométhée, car Prométhée, contrairement à ce que Spitteler pense, c’est l’homme de l’infrastructure, c’est Tubalcaïn, c’est l’homme de la technocratie, c’est l’homme titan d’un contexte dans lequel il y a un réel qui est défini par un ensemble perceptible et un ensemble d’appareillages logicomathématiques. Hors de là, pas de salut. Cela craque progressivement, même dans une école marxiste si intéressante d’où sont sortis des gens comme Marcuse qui, lui aussi, ne parle plus de Prométhée ; il parle d’Éros. Peut-être cela est ici trop vite dit. Je pense même à Illitch. Je lisais l’autre jour une page magnifique d’Illitch où il combat Prométhée et lui oppose Épiméthée, mais il se trompe. Ce n’est pas Épiméthée dont il s’agit maintenant en cette fin du xxe siècle, mais il combat Prométhée très consciemment. Vous avez donc tout un relais et je pensais à l’École de Francfort, à tous ces marxistes comme Ernst Bloch, Benjamin, Adorno et, en Italie, Gramsci et puis, finalement, Marcuse, qui ont fait basculer l’infrastructure. Ils se sont dit : mais la superstructure, cela joue tout de même un certain rôle et il y a un contexte de liquidation du prométhéisme que nous sommes en train de vivre. Nous ne pouvons peut-être pas avancer ce que sera le mythe d’aujourd’hui et de demain, bien que je subodore dans mon dernier livre qu’il soit hermétique, qu’il soit un nouvel hermétisme, épistémologiquement – je ne vais pas plus loin du côté moral –, mais enfin, cette liquidation de Prométhée nous permet de souffler, ce que certains appellent la « fête », ce que d’autres appellent la nature, ce que d’autres appellent l’écologie, le gauchisme, toutes sortes de choses – je prends toutes les travées –, nous permet le pentecôtisme, pour prendre une travée religieuse, autrement dit, c’est le mythe, c’est-à-dire la proscription de l’imaginaire disparaissant, c’est cet imaginaire qui deviendrait finalement, comme le disait Jean Servier hier, la structure absolue. C’est le mythe qui serait le pourquoi ultime, et vous voyez que c’est encore difficile à avaler pour nous, universitaires nourris aux mamelles de saint Thomas d’Aquin, d’Aristote, de Descartes, de Comte, de Marx et même d’un certain Freud revu par Lacan, c’est-à-dire d’un Freud avec un contexte de paroles, sinon de langage. Eh bien ! vous avez là une fissure, une fente, une rupture qui permet d’introduire tout autre chose et surtout qui permet de faire basculer l’épistémologie des sciences de l’homme. J’ai connu jadis Jean Servier par son livre et déjà, dans ce magnifique livre L’Homme et l’invisible, j’avais vu que c’était lui aussi un homme de la fissure, que contre Monsieur X, avec son théodolite qu’il nous représentait dans une belle photographie parmi des Noirs bantous, il y avait tout de même d’autres voies d’approche de l’anthropologie que le théodolite, ou que ce qu’on appelle encore anthropologie en France et qui est étonnant : c’est la mensuration de l’angle facial et du volume de la boîte crânienne. Il y avait tout de même d’autres voies que ce positivisme. Je pense que, sur la trajectoire de Prométhée (oh ! j’ai été trop rapide, trop sommaire, je pense qu’il faudrait écrire deux ou trois volumes – Trousson a déjà fait un catalogue de deux volumes, mais pour ce que je viens de vous dire, il faudrait bien écrire trois ou quatre volumes –), j’ai fait – Sartre dit qu’un professeur est toujours un caricaturiste –, j’ai fait une caricature un peu survolante d’une époque d’intensification de Prométhée. J’ai essayé de montrer comment ce Prométhée dérivait très vite et, finalement, s’usait de deux façons.
Notes de bas de page
1 Ce livre a été édité depuis : L’Imaginaire du Temps retrouvé : hermétisme et écriture chez Proust, Paris, Lettres modernes (Circé), 1977.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’enfant-dieu et le poète
Culte et poétiques de l'enfance dans le roman italien du XXe siècle
Gilbert Bosetti
1997
Montagnes imaginées, montagnes représentées
Nouveaux discours sur la montagne, de l'Europe au Japon
André Siganos et Simone Vierne (dir.)
2000
Petit dictionnaire de mythologie populaire roumaine
Ion Taloș Anneliese Lecouteux et Claude Lecouteux (trad.)
2002
Le Sphinx et l’Abîme
Sphinx maritimes et énigmes romanesques dans Moby Dick et Les Travailleurs de la mer
Lise Revol-Marzouk
2008
Babel : ordre ou chaos ?
Nouveaux enjeux du mythe dans les œuvres de la Modernité littéraire
Sylvie Parizet
2010