Mythe et poésie
p. 35-47
Note de l’éditeur
Cet article a été publié pour la première fois dans le Courrier du Centre international d’Études poétiques, La Poésie et le mythe, Bruxelles, no 34, en1962.
Texte intégral
1« Mythe » et « poésie », deux termes étymologiquement issus du grec, utilisés par les Romains, puis d’un usage constant dans les langues romanes, doivent être lexicologiquement suspectés comme ayant été sémantiquement usés. C’est ce que nous révèle le dictionnaire. Pour Littré, la poésie c’est au sens strict (sens 1, 5, 6) l’« art de faire des ouvrages en vers », au sens large (sens 4) « tout ce qu’il y a d’élevé, de touchant dans une œuvre d’art… et même dans une production naturelle ». Pour Littré encore, le mythe (sens 2) est un « récit relatif à des temps ou des faits que l’histoire n’éclaire pas… » englobant ainsi aussi bien la légende, le conte, le récit littéraire, le roman, la fable et la poésie. Le mythe au sens large ne se définit que par l’opposition du muthos à l’epos. Littré précise cependant : « si les divinités n’y sont pour rien ce n’est pas un mythe. » Enfin, les ethnologues ont besoin de restreindre encore cette définition en faisant du mythe le récit symbolique constitutif d’une mentalité et spécialement de son credo théologique, philosophique et scientifique. L’on voit que la définition du terme « mythe », qui va de la fable à l’acte de foi, n’est pas plus précise que celle du terme « poésie ».
2Quant à nous, c’est au sens le plus moyen qu’il se peut que nous choisirons ces deux termes afin de les comparer. La poésie nous apparaît comme un mode littéraire ayant pour résultat un renforcement du langage soit par des redondances phonétiques et métriques, soit par « désintégration » des groupes de mots usés par l’habitude. Généralement les deux procédés sont utilisés en même temps. Comme le dit excellemment Lévi-Strauss, « la poésie semble se situer entre deux formules : celle de l’intégration linguistique et celle de la désintégration sémantique. »1
3Le mythe, certes, est encore un langage, mais qui arrive à « décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler »2 ; le mythe est récit symbolique, assemblage discursif de symboles, mais ce qui prime en lui c’est le symbole plutôt que les procédés du récit. Autrement dit, la conscience poétique est avant tout formelle : elle vise, par le primat des procédés prosodiques, la fin secondaire de la révolution sémantique ; au contraire la conscience mythique, par delà le langage donne le primat à l’intuition sémantique, à la matérialité du symbole et vise la compréhension fidéiste du monde des choses et des hommes.
4Le Songe d’Athalie comme Le Corset mystère ont ceci de commun d’être un langage renforcé, un langage « au carré » grâce à l’accentuation rythmique et phonétique, et même un langage « au cube » grâce à la fission sémantique. Mais déjà au niveau du poème joue une dialectique : chronologiquement « désintégration sémantique » et « intégration linguistique » peuvent se devancer, et vice-versa. La métaphore insolite peut jaillir de la nécessité métrique, voire de la nécessité des « chevilles », comme il arrive si souvent au niveau des « comptines » populaires.3 Réciproquement la coloration phonétique, la mélodie, peut émerger de la rencontre fortuite, sinon « d’un parapluie et d’une machine à coudre », du moins de mots et de notions dont le contraste simultané fait chatoyer d’une façon nouvelle le sémantisme : « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles… » Jules Romains a pastiché, d’une façon fort plaisante et un peu irrévérencieuse, l’essor de l’imagination poétique qui naîtrait d’un lexique négligemment feuilleté : les sifflantes du mot « soleil » jointes par hasard à celles de « cénotaphe » engendreraient… Le Cimetière marin !
5L’on pourrait même préciser cette dialectique, en avançant que l’intégration verbale vient compenser, en rassurant l’oreille, la désintégration sémantique. C’est, somme toute, la règle du « sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques » qui permet toutes les audaces de La Jeune Parque.
6En résumé, l’on peut écrire que la méthode de renforcement linguistique, par intégration linguistique comme par désintégration du sens trivial des « mots de la tribu », c’est ce que les poètes appellent la « méprise », et ce que l’on peut appeler la « métaphore généralisée », entendant par cette épithète que les redondances prosodiques et métriques créent pour l’oreille une égalisation métaphorique. Car la métaphore est égalisation rhétorique par la formule « comme » plus ou moins sous-entendue : « Delacroix, lac de sang, hanté de mauvais anges… »
7Métaphore dont la matière première essentielle est le langage, la poésie sera donc intraduisible, ou difficilement traduisible d’une langue en une autre.4 Parce que dans la traduction philologique seule la carcasse conceptuelle survit, l’enveloppe charnelle du phonétisme, de la parole vivante, se dissout. Seul, paradoxalement, subsiste le caractère prosaïque d’une poésie traduite. Car la poésie ne se lit pas avec l’intellect, elle se « réévoque », elle se réanime par une sorte de yoga de la langue. Elle est rite linguistique en quelque sorte. N’oublions pas que la parole est un geste.
8Il en va tout autrement pour le mythe. « On pourrait définir le mythe, écrit Lévi-Strauss, comme ce mode du discours où la formule traduttore, traditore tend pratiquement à zéro. »5 Métalangage, le mythe est « au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique. » Contrairement à l’inspiration poétique, la conscience mythique ne part pas du jeu linguistique, mais part d’états de fait – naturels ou sociaux – dont il faut intégrer, assimiler davantage, élucider par éclairage répété, le sens. L’on pourrait écrire que la matière première du mythe est existentielle : c’est la situation de l’individu et de son groupe dans le monde que le mythe tente de renforcer, c’est-à-dire de légitimer. Le mythe est à la fois mode de connaissance et mode de conservation.6 C’est ce dernier caractère d’ailleurs qui distingue la connaissance mythique de la connaissance scientifique qui, elle, est technique de transformation. C’est sur les situations cosmologiques, eschatologiques, théologiques, etc., qui font problème que le mythe va trouver son point d’application de prédilection.
9Pour intégrer sémantiquement ces données, le mythe va utiliser le métalangage des symboles. Le rythme, pour lui, va être redondance symbolique plutôt qu’assonance phonétique ou répétition métrique. Par des approximations successives, le mythe tend à créer une sorte de persuasion illuminante, une sorte d’intuition. Il en est, en effet, du procédé mythique comme de cette fameuse « intuition philosophique » dont nous entretient Bergson7, intuition qui n’est jamais satisfaite par l’expression littéraire, expression qu’elle défait et refait sans cesse afin que l’image chasse l’image en des redondances « synchroniques »8 de plus en plus adéquates. Le mythe vit de cette progression sémantique de la conviction, de l’illumination, et lorsque cette dernière s’affaiblit le mythe se détend en simple légende ou en « conte de nourrice ».
10De même que le ressort caché de la poésie était la métaphore, le ressort de cette démonstration non logique que constitue le mythe est l’« analogie qualitative » ou « homologie », c’est-à-dire l’analogie qui porte sur des contenus sémantiques et non seulement sur des relations.9 C’est au niveau des images « naturelles », suggérées par la situation psycho-physiologique, et des symboles sociaux que va opérer le mythe. C’est ce qui explique l’universalité du fonds mythologique – et sa traductibilité –, la société ne faisant la plupart du temps que « dériver » (selon le mot de Pareto) les grands schèmes et archétypes naturels qui structurent en son fond le mythe.
11L’on pourrait donc conclure que conscience mythique et conscience poétique ont, par rapport au langage communément admis par le lexique d’une société, une position marginale, mais ce marginalisme reste inverse quant à ses procédés. L’un et l’autre sont des « métalangages », mais le mythe par défaut linguistique et excès sémantique, et la poésie par excès linguistique et désorientation sémantique. Le mythe organise homologiquement un système de pensées et de sentiments, il est cosmologie, théologie et philosophie prélogiques ; la poésie organise métaphoriquement un système de paroles et de mots. La limite extrême du mythe c’est le rite qui n’utilise plus les symboles mais directement tout ou partie de tel ou tel objet. La limite extrême de la poésie (au delà même de l’écriture automatique qui constitue l’intégration linguistique maximum, puisque n’importe quel mot peut s’allier et donner « un sens plus pur » à n’importe quel autre mot), c’est l’instant où la désintégration sémantique atteint le sémantème lui-même et n’intègre plus qu’au niveau du phonème : par exemple dans le « lettrisme » poétique. Ou bien encore, dans des langues comme le chinois, par exemple, où phonétisme et écriture sont indépendants, la poésie alors a pour limite et se résorbe dans la pure calligraphie.10 Le mythe opère à partir des qualités d’un objet, à partir de ce que les logiciens nommeraient la « compréhension », c’est-à-dire que le mythe intègre compréhensivement par l’homologie des relations qualitatives telles que : A est à B, ce que A’ est à B’, etc., alors que la métaphore poétique opère à partir de l’extension : A est comme B, C est comme D, X est comme Y. La redondance du mythe porte donc sur la sémanticité, la redondance rythmique du poème porte sur les caractères du langage. La poésie est incessante découverte sémantique sous les rassurantes répétitions linguistiques, le mythe est répétition absolument conservatrice d’évidences purement sémantiques.
12Toutefois ce divorce lexicologique entre mythe et poésie doit être révisé par l’anthropologue, car – à travers Littré – il est sociologiquement et historiquement situé. L’argumentation logique et taxinomique que nous venons de développer est étroitement circonscrite, tant ethnologiquement qu’historiquement. La séparation du mythe et de la poésie coïncide avec la grande ségrégation de l’art, dans les chapelles de l’art pour l’art de la fin du siècle dernier ; elle coïncide également avec la désaffection parallèle de tous les mythes de l’Occident au profit du dogme totalitaire du « progrès technique ». Définition formelle de la poésie, comme impérialisme exclusif du mythe scientiste du « progrès » prennent corps au plus tôt au xvie siècle. Galilée et son attitude consciente contre le mythe géocentrique est le symbole de cette évolution. Les ancêtres les plus lointains des « stylistes », des « parnassiens » et des « décadents », ne remontent guère plus loin que Boileau, Pope ou Góngora. Examinons d’un peu plus près les tenants et les aboutissants de la définition, somme toute positiviste, de la poésie et du mythe, que nous avons exclusivement utilisée jusqu’ici.
13L’on peut écrire que la prise de conscience d’une séparation entre le mythique et le poétique et d’une dévaluation paradoxale au premier abord de l’un comme de l’autre, date de la prise de conscience de l’« arbitraire du signe », donc des spéculations sur le langage sémiologiquement fixé en écriture.11 Rhéteurs et grammairiens pressentent déjà l’importance primordiale d’un tel problème. En témoigne un dialogue platonicien comme le Cratyle dans lequel on voit les jeunes et ambitieuses théories nominalistes d’Hermogène s’affronter au traditionalisme de Socrate. La sophistique et son nominalisme foncier sont le modèle grec de tous les futurs « humanismes ». Face à l’Asie, à ses idéogrammes, ses hiéroglyphes et ses kabbales, le « miracle grec » apparaît consister en la libération des signes hors de leur sacralisation sémantique.12 Ce qui sous-tend la « métamorphose » esthétique des dieux, c’est une métamorphose du langage dans le sens de la commodité nominaliste et du pur conventionnalisme dressé contre le verbe de toutes les kabbales et même contre les recherches naturalistes des étymologies. Et si le Socrate du Cratyle et de l’Ion célèbre encore l’enthousiasme divin du poète, le Socrate de La République13 se range au rationalisme des sophistes. La poésie, et spécialement la poésie mythologique d’Hésiode ou d’Homère, est réduite à n’être qu’une fantaisie toute gratuite du poète. Le miracle grec, c’est la transmutation rationaliste de l’ontologie en logique, et de la religion en morale. Dès lors, et pour de longs siècles – grâce à l’écriture et aux écrits conservés ou retrouvés au Moyen Age – la « folle du logis » sera suspectée et minimisée dans toutes ses manifestations.
14La floraison prometteuse de la symbolique chrétienne et l’apport de la mythologie orientale des juifs14 se pliera bien vite aux rationalismes scolastiques. La « servante » philosophique – platonicienne ou aristotélicienne – sera bien vite une servante-maîtresse. Au nom d’Aristote ou de la véracité historique de la Révélation, l’Église refoulera de plus en plus les anciennes mythologies et les gnoses nouvelles sur les marches de l’hérésie ou de l’insignifiante fantaisie. Le mythe se réfugie dans la clandestinité de l’alchimie et se défoule, çà et là, chez les mystiques qui quelquefois sont de grands poètes.15 Dès lors l’inspiration poétique et la foi mythique contractent – comme toute croyance refoulée par une oppression – le complexe de culpabilité « nocturne » dont elles ne se départiront pas jusqu’aux modernes « poètes maudits ». Le rationalisme humaniste issu des sophistes, et son infrastructure nominaliste, renforcés par les scolastiques, allaient enfin trouver dans le monde moderne et l’essor scientiste et technique, leur suprême accomplissement.
15Depuis deux siècles environ, deux mythes totalitaires autant qu’inavoués ont éclipsé toute mythologie et refoulé toute poétique : le mythe de la positivité de l’histoire et celui de la suprématie morale du positivisme scientifique. Ces deux croyances, tautologiques d’ailleurs16, ont fourni le « patron » (pattern) sur lequel notre civilisation se modèle, corps et âme : celui du « progrès technique infini et exotérique ».
16C’est alors dans une période récente que, privés à la fois des gnoses combattues par la chrétienté et sevrés des grands symboles constitutifs du christianisme primitif, mythe et poésie, tous deux se sont séparés. Car l’Occident a pris conscience en même temps de son suicide sur le plan mythologique et gnoséologique et de l’efficience de l’arbitraire des signes. L’intempérante croyance au « progrès technique » a relégué tous les autres mythes du côté de la fable et de la mystification17, tandis que la triomphante réussite du nominalisme scientiste contaminait la matière linguistique elle-même, restreignant la poésie au simple jeu verbal de « l’art pour l’art ». La désaffectation des mythes est donc allée de pair avec une « libération » poétique sans précédent, tout étant permis à l’insignifiant psittacisme des poètes. C’est dans ce contexte très régional et historique, et qui a l’âge de nos dictionnaires, que nous avons situé l’opposition entre mythe et poésie. Mais que l’on prenne garde à ce fait capital : si à l’époque de Littré la mythologie semble définitivement confondue avec une collection de mystifications, en même temps, va paradoxalement foisonner un essor poétique prodigieux. C’est au sein de cet essor que Rimbaud (avec ou sans son mythe) va se manifester, symbolisant une mutation poétique qui entraînera une régressive et irrésistible dialectisation des valeurs péjoratives attribuées à l’imaginaire sous toutes ses formes.
17Cette « mutation » poétique dont la poésie contemporaine est le témoin, réside en ce que cette dernière a fait porter l’accent principal sur la désintégration sémantique au détriment de l’intégration linguistique. Par là, subitement, la poésie allait renouer avec un intérêt sémantique du poème, par delà l’insignifiance de l’art pour l’art. Ce qu’à travers la déréliction des « enfants du siècle », du « spleen », et même de l’ésotérisme hautain des « décadents », le poète avait vaguement perçu va devenir explicite : le poète va se découvrir porteur d’un message. Le primat poétique de la désintégration des sémantismes usés va permettre d’entrevoir et de réanimer des sémantismes vivants mais oubliés.
18Parallèlement la poésie contemporaine prend conscience d’être une grave interpellation existentielle, mais elle s’intègre à une mutation dialectique de l’Occident et s’aligne sur une gigantesque révolution axiologique.
19Réconforté dans sa tâche, le poète le sera au début du siècle par les dialectisations de la science elle-même qui ont pour nom la psychanalyse et l’ethnologie. L’une découvrira que le « jeu des petits papiers » n’est pas insignifiant, que tout dans l’univers de la fantaisie a une signification, l’autre constatera que ces significations sont facilement universalisables.18 L’activation historique de la désintégration sémantique apparaît alors comme un acte circonstancié de défense et d’illustration, non plus d’un langage, mais d’un patrimoine beaucoup plus profond. Au faîte de la déréliction individualiste, elle permet à l’individu de réanimer la mythologie du groupe ou même de l’espèce. Par la poésie contemporaine s’effectue alors la compensation révolutionnaire du sevrage de mythe imposé par la civilisation technicienne.
20La poésie contemporaine se définit comme ré-évocation19 par le verbe d’un « sens » sinon plus pur, du moins plus authentique donné aux mots du groupe social. Tout se passe comme si le poète contemporain, immergé dans la civilisation technicienne des grandes villes, par le jeu de son langage réanimait soudain les arcanes des grands mythes. Cette réévaluation du mythe transparaît aussi bien dans le souci de la psychanalyse qui a redécouvert l’enfance en tant qu’expérience privilégiée, par la redécouverte de la libido censurée par le mécanisme de la civilisation, que dans la curiosité ethnologique pour les multiples sociétés réelles qui remet en honneur un pluralisme dont le nationalisme et l’autochtonisme des poètes ne sont qu’un aspect. Enfin les dogmes impérialistes – progrès technique et humanisme totalitaire – se sont subitement – juste retour dialectique des choses ! – replacés à leur rang relatif de mythes de circonstance, déjà désaffectés par la conscience du xxe siècle. Aux mythes conquérants du xixe siècle, ceux de la lutte contre les ténèbres, du progrès de l’histoire, du superbe imperium sur la nature et sur les hommes, succède chez les poètes contemporains un autre régime de l’imaginaire, plus « nocturne », où se réaniment pour la conscience du xxe siècle l’intimité de la libido, le regret des enfances révolues, l’attachement à la terre, la soif du grand retour à l’équilibre, au repos, antidote vital de notre civilisation trépidante.
21Mais ce qu’il est indispensable de constater, c’est que si ces mythes sont thèmes de poésie – la libido chez Lawrence, Miller ou Nabokov, l’enfance chez Gorki, Dali ou Saint-Exupéry, l’autochtonisme chez Aragon, Faulkner, Giono ou Char – ils ont été avant tout redécouverts par et à travers la poésie. Il s’est produit ce que R.K. Merton appelle un effet de self fulfilling prophecy.20 Car la poésie de ces deux derniers siècles n’a pas été que message, mais encore plus peut-être que prophecy, magie incantatoire. C’est à l’appel des poètes que peu à peu s’est précisé un nouveau régime mythique qui progressivement sort conceptualisé en un savoir trivial nouveau. Les surréalistes ont bien relevé cette antécédence instaurative de la poésie. Sade, Hölderlin, Arnim, Novalis, Nerval ont instauré ce qui allait être le terrain de la psychanalyse ; Chateaubriand, le Hugo des Orientales, Mérimée pour l’Espagne, Stendhal pour l’Italie, Henri Michaux ou Michel Leiris ouvrent la curiosité à l’objectivation ethnologique. La mutation poétique fait alors boule de neige et déferle l’avalanche d’une radicale mutation de la mentalité de l’Occident pensant.
22Ainsi, par delà les définitions et les distinctions du dictionnaire positiviste, existe entre conscience mythique et conscience poétique une réelle complicité. Dans les sociétés traditionnelles, et qui n’ont nul besoin de promotion poétique, dans ces sociétés « froides » comme les dénomme Lévi-Strauss, les mythes sont à l’état plénier et avoué, et structurent explicitement la conscience de la communauté. A cet étage le mythe est naturellement poétique, si l’on entend par poésie l’intégration linguistique à une langue non écrite et qui n’a pas ses grammairiens. Dans l’ancienne Chine encore la poésie est faite de centons mythiques, de clichés sémantiques inlassablement ressassés, et simplement remis en forme et en rythme subtils par les poètes.21 Dans les sociétés « chaudes » – celles que Bergson appelle « ouvertes » –, techniquement en évolution et spirituellement en révolutions constantes, le mythe est refoulé par le credo rationaliste et scientifique du groupe. Mais en compensation l’individualisme-refuge s’exaspère, la désorganisation sémantique des poèmes s’intensifie, pullule au sein du désarroi axiologique que manifeste le « déséquilibre » de ces sociétés. C’est alors que la poésie prophétise et réincarne les mythes et les valeurs désaffectées. La poésie rétablit l’équilibre mythique. Dans nos sociétés où règnent la spécialisation et la division du travail, le poète a pour fonction de fabriquer en solitaire les paroles et les chants que le sémantisme collectif des sociétés primitives sécrète anonymement sous forme de mythes.
23Situés à des niveaux lexicologiques différents, mythe et poésie ont, somme toute, la même fonction dans des sociétés différentes. L’homologie mythique n’est pas exclusive de la métaphore poétique. Contre la pauvre linéarité sémiologique des syntaxes, mythe et poésie, homologie et métaphore ont pour mission l’instauration et la conservation sémantiques.22 Le mythe dans les sociétés « froides » ou « closes » utilise simplement le rythme et le phonétisme du langage ; la poésie, dans nos sociétés, prospecte, par le rythme et les assonances, l’étincelle d’où jaillit un sémantisme vivant. Les grands mythes, certes, sont les meilleures découvertes poétiques, mais il ne faut pas oublier que c’est par des poètes, tels qu’Homère ou Dante, que d’anciens mythes nous émeuvent encore. Le poème, comme le mythe, c’est ce qui donne un sens authentique à l’événement humain ou au destin, soit par la reconquête poétique sur les sémantismes morts, soit par le conservatisme mythique des sémantismes fondamentaux de l’équilibre d’une communauté humaine. En conclusion, la différence entre mythe et poésie est une simple différence du degré d’évolution sémiologique et linguistique de la société ambiante. Mythe et poésie ont une même fonction d’anti-destin dans des sociétés différentes. Dans cette négation du non-sens et de la mort réside ce qu’après des poètes nous avons appelé « l’honneur des poètes » et qui est aussi l’honneur de la conscience mythique. Cet honneur est simplement celui de l’humanité qui, par l’universalité des grandes images qui structurent ses espérances, retrouve une fraternité réellement « métaphysique » que méconnaissent positivismes et raisons régionalement circonstanciées.
24En effet, cette prise de conscience d’une correspondance entre la mission de la poésie et celle du mythe constitue à son tour le mythe le plus vital du xxe siècle : celui de la suprématie et de l’universalité anthropologique de l’art, de l’art conçu comme manifestation opératoire – magique – de l’efficacité de l’imaginaire.23 Non seulement notre siècle technicien est seul capable de construire le « musée imaginaire » des arts plastiques et picturaux du monde, mais encore de constituer l’anthologie planétaire où se conjuguent mythes, poèmes et littératures, de réanimer et de faire comprendre ce qui, par delà l’arbitraire des sémiologies linguistiques, « relie Homère à Mallarmé ».
25Comme la poésie au siècle dernier annonçait un renouveau mythique, l’esthétique – cette prise de conscience de notre siècle – est ainsi prélude à l’anthropologie. Car ce que l’effervescence luxuriante de la poésie moderne, comme le gigantesque musée de l’esthétique contemporaine, nous apprennent, c’est un humanisme ouvert à tout l’humain, une anthropologie bien différente de cet humanisme colonialiste et totalitaire auquel nous ont accoutumés la morale et la logique de l’Occident. Grâce à l’anthropologie et au musée, grâce à la réévocation compréhensive des mythes qu’ils promeuvent, nous nous trouvons placés devant l’humanité comme devant un trésor infini de richesses et d’espérance, non comme devant l’ordre maniaque d’une utopique République. Et si notre civilisation se volatilise un jour possible dans l’éclair fulgurant qu’a engendré le progrès technique lui-même, le réconfort des derniers survivants sera de se savoir dépositaires de ces germes de culture planétaire, de fraternité anthropologique, que cette même civilisation occidentale aura permis de thésauriser grâce à l’imaginaire conservatoire des mythes, des poèmes, des rêves de l’humanité tout entière.
Notes de bas de page
1 G. Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon-Julliard, 1961.
2 C. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
3 Voir le bel effet poétique dans l’Arioste produit – comme le remarquait déjà B. Croce (La Poésie, Paris, PUF, 1951) – par la nécessité d’une simple « cheville » : « Senz’altro annunzio sa, senz’altro aviso… ». Rapprocher également le vers fameux, qui serait dû à un hasard typographique : « Et Rose, elle a vécu ce que vivent les roses… ».
4 Voir le chapitre que Croce consacre au « Caractère intraduisible de la ré-évocation », op. cit.
5 C. Lévi-Strauss, « La valeur du mythe persiste en dépit de la pire traduction », op. cit.
6 Qu’on ne se leurre point : un micro-groupe social qui passe pour « révolutionnaire » ou « progressiste » par rapport à l’ensemble du groupe se réconforte et se confirme, lui aussi, par l’assurance de mythes révolutionnaires ou messianiques. Les mythes dits « révolutionnaires » ne servent qu’à conserver un potentiel révolutionnaire dans un groupe donné.
7 H. Bergson, La Pensée et le mouvant, et J. Herbert, Introduction à l’Asie : « L’homme qui a véritablement compris de l’intérieur un mythe authentique voit s’éclairer pour lui certains secteurs dans tous les domaines et comprend l’enchaînement et l’interdépendance de choses qui, à l’œil humain non éclairé, paraissent sans aucun rapport entre elles ».
8 C. Lévi-Strauss, op. cit.
9 Pour la définition de l’homologie, voir O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, I, Paris, Gallimard, 1948, et G. Durand, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire [10]. A vrai dire, l’homologie est souvent vicariante, c’est-à-dire utilisant la partie pour le tout, comme dans la pratique magique.
10 Lin Yutang, My Country and my People, Londres, 1930.
11 C. Lévi-Strauss dans G. Charbonnier, op. cit. : Lévi-Strauss y relie la notion de progrès à la découverte de l’écriture quoique « peut-être les progrès les plus essentiels… l’ont été sans non-intervention ».
12 Voir A. Malraux, La Métamorphose des dieux, Lausanne, Guilde du livre, 1957 et J. Herbert, Introduction à l’Asie, op. cit., qui montre abondamment comment en Asie le nom n’est pas le signe d’un objet ou d’un individu mais exprime une qualité talismanique et kratophanique. Pour les sociétés autres que la nôtre, et contrairement à nos définitions positivistes du mythe par sa « traductibilité », le mythe lui-même est intraduisible. « Toute traduction est impossible » ; « Le Coran doit être arabe selon les propres paroles de Dieu », déclare le cheik d’Al Azhar au Journal Al Ahram, le15 février 1955. Cité par R. Charles, L’Ame musulmane, Paris, Flammarion, 1958. Voir même opinion pour le Veda dans Shri Aurobindo, Hymns of the Atris.
13 La République II, 377b et suiv. ; III, 386a – 392d.
14 O. Spengler, Le Déclin de l’Occident, op. cit., II, a bien montré comment l’Occident a « arrangé » son histoire, escamotant ce que Spengler appelle l’« arabisme ».
15 Par exemple Dante et, au xvie siècle, saint Jean de la Croix.
16 En effet, l’évhémérisme traduit bien l’intrusion, et du scientisme, et de l’historicité dans le domaine du mythe lui-même.
17 C. Lévi-Strauss, op. cit. Même un ethnologue ne peut échapper à cette perspective occidentale : « Le poème c’est l’inauthenticité radicale… ce n’est pas sans raison… que mythe et mystification soient des mots qui se ressemblent tellement… ».
18 F. Stern, La Troisième Révolution, Paris, Seuil, 1969, qui a bien montré cette dialectisation par la psychanalyse. Quant à « l’objectivation » chère aux ethnologues n’est-elle pas une forme inavouée du « dérèglement » poétique ?
19 B. Croce, op. cit.
20 R. K. Merton, « La prédiction créatrice », Éléments de méthode sociologique, Paris, Plon, 1965.
21 Point n’est besoin de jongler avec les sémantismes « car le mot c’est le verbe et le verbe c’est Dieu ». Voir, sur la « science de l’âme du mot » au Japon (gengei gai), Kikuchi Yutaka.
22 C’est ce qu’admet, à la fin, Lévi-Strauss (dans Charbonnier, op. cit.), pour lequel tout art est obligatoirement « figuratif », « à mi-chemin entre le langage et l’objet ». Il n’y a, au fond qu’une différence de degré linguistique entre le mythe et la poésie, cette dernière étant « à mi-chemin entre le langage et l’art ». Complétons : pour nous le mythe est « à mi-chemin entre l’objet et le lyrisme artistique ».
23 Somme toute, le « théorème de W. I. Thomas », comme « la self fulfilling prophecy», rencontrent (C. Lévi-Strauss, op. cit.) « l’efficacité symbolique » repérée par l’ethnologue comme par le psychiatre (M. R. Séchehaye, La Réalisation symbolique, Berne, H. Huber, 1947). A nos yeux mythe et poésie se rencontrent encore par leurs limites mêmes : n’avons-nous pas défini à la fois la limite du mythe comme le rite, et l’exercice poétique comme un rite verbal ?
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