Psychanalyse de la neige
p. 9-33
Note de l’éditeur
Cet article a été publié pour la première fois dans le Mercure de France en août 1953.
Dédicace
A Gaston Bachelard
Texte intégral
1Dans ses remarquables études sur les rêveries inspirées par les matières élémentaires, Gaston Bachelard a oublié la neige. Oubli bien excusable pour un Champenois. Champagne et Bourgogne, vocables trop terrestres, trop chargés de saveurs et de parfums, pour que la neige y joue d’autre rôle que celui d’un épisode assez bref, d’un répit sans lendemain dans le labeur du vigneron. Bachelard, vivant une tradition qui est loin d’être boréale, pense qu’il n’y a que quatre éléments. Et même, si l’on veut psychanalyser avec sympathie notre psychanalyste, on s’aperçoit que la terre joue un rôle plus fondamental dans la rêverie d’un continental du plat pays que l’eau chère aux marins : « la mer, la mer, toujours recommencée ! », que l’air déjà si alpestre et « ascensionnel » ou que le feu aux secrets volcaniques. Bachelard consacre deux ouvrages sur cinq à l’élément terrestre. Lorsque le chimiste champenois s’aventure dans la montagne c’est encore la terre et le roc qu’il évoque. Pour le terrien la neige n’est qu’un passetemps de vacances qui dure trop peu pour donner nourriture aux rêveries, fugitif comme les bains de mer ou le feu de camp.
2Il en va tout autrement pour celui à qui la neige est quasi quotidienne, pour le montagnard ou l’esquimau. Gontran de Poncins, qui a vécu chez ces derniers, relate l’« importance essentielle » de la neige : « Dix jours de neige sont un plaisir, dix mois une obsession.» Pour nous autres, alpins, la neige est toujours présente et par là essentielle, puisque l’essence, dans une phénoménologie de première instance, c’est le « toujours » de ce qui dure. L’été elle ne fait que reculer sans jamais disparaître. Elle est « neige éternelle » accrochée à quelque névé au cœur de la canicule. Dès novembre, elle s’infiltre dans notre vie en des floraisons de givre. Novembre est le printemps de la neige, mais janvier en est l’été aux surabondantes fructifications glacées. C’est alors l’apothéose et le déchaînement jusqu’à Mardi gras, puis de nouveau le lent reflux et la remontée vers les cimes pour ne laisser à la terre et à la vie terrestre que quatre à cinq mois de répit. La neige est une mer qui ne roulerait qu’une lente marée équinoxiale et annuelle, abandonnant sur des plages noires et vertes les étoiles de l’edelweiss, et les anémones de terre. Elle a donc bien pour nous l’éternelle présence d’une matière, au même titre que la terre, l’eau ou le feu. Car c’est déjà une pensée élaborée et préscientifique que de réduire au nombre quatre les matières primordiales. Il y a, sous-jacente à la théorie des quatre éléments, toute une combinatoire de qualités, du chaud, du froid, du sec et de l’humide, et peut-être même une vague ambition mathématique avec la tetraktys des pythagoriciens, véritable quadrature du monde. La théorie des quatre éléments est déjà un système d’explication alors que la véritable pensée de la substance est plus ingénue que ce scientisme préscientifique : elle ne sait pas compter, pas même jusqu’à trois ou quatre. La vraie valeur pour une pensée naïvement élémentaire c’est l’obsession et l’intensité. C’est aussi l’universalité, car toute pensée élémentaire se veut à la fois charmeuse comme le rêve subjectif et secret, mais exprimable comme le discours public et rationnel. Telle se manifeste l’expression artistique de la neige : elle peuple le folklore nordique et slave, l’estampe japonaise, la peinture chinoise, la légende tibétaine ou lapone, l’œuvre de Breughel ou de Samivel, elle va même jusqu’à inspirer l’Africain qui rêve des Djinns de l’Atlas ou avec Hemingway, chasseur équatorial, elle se pose avec tout son mystère sur le Kilimandjaro.
3Prenons pour exemple ce morceau de neige qui vient d’être tiré de l’hiver, il n’a pas encore perdu la froideur de la glace qu’il contient, il retient encore quelque chose de l’odeur de sapin, de fart et de fourrure qui forment son cortège, il est mol, il est blanc, il est froid… enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que pendant que je parle je l’approche du feu… Mais voici également que je suis obligé d’arrêter ici ce pastiche de Descartes, car la cire que l’on approche du feu reste cependant cire, mais non pas la neige. Il faut revenir, par delà le matérialisme géométrique de la physique cartésienne, comme par delà le matérialisme quaternaire d’Aristote, à un matérialisme plus sensuel, plus affectif. Car finalement ce qui fonde la matière, c’est toujours quelque chose qui résiste à l’idéalisme conquérant. La matière n’est pas une pensée, un esprit momentanément figé, mais bel et bien l’obstacle qui arrête et étonne la pensée. Se moquer de la logique, c’est ce qui permet à la matière de recevoir les qualités les plus diverses, les plus contradictoires et les plus extraordinaires. Bachelard a raison de considérer la matière comme poétique, alors que seul l’esprit est « scientifique ». La neige apparaît donc comme un obstacle épistémologique, c’est-à-dire une matière qui ne se laisse pas classer et mépriser en tant que simple eau gelée. Car il est ridicule pour la conscience matérialiste et manuelle de dire que l’on fait des boules avec de l’eau, et les boules de neige sont radicalement distinctes des mottes de terre, fades, sales, non immaculées et brûlantes aux doigts comme celles de la neige. Seul le montagnard sait bien dire les litanies qualitatives de la neige : elle est poudreuse et coule en rigoles pulvérulentes entre les blocs de glace, elle est croûteuse et se déchire comme du carton, elle est tôlée, hostile comme un miroir d’acier, elle est béton qui construit des séracs chaotiques, ou encore « soupe » des brûlants midi de mai. Elle se fait « grésil » que le gicleur du vent injecte, corrosif, entre lunettes et cagoule ; elle se fait givrage d’étoiles impalpables, ou flocons lents et mouillés, ou encore le gel printanier la transforme en larges facettes de borate céleste. Mais c’est surtout dès que cette neige s’intériorise et contamine la pensée poétique qu’elle devient intéressante pour le psychologue. C’est par l’œil et par l’oreille à la fois qu’elle entre dans la conscience poétique. A vrai dire l’expérience sonore de la neige est liée à un processus tactile et kinésique : c’est la mollesse, la lenteur, la douceur de la neige qui contiennent son silence. « Plume dans le vent », « duvet », « ouate », « laine », « cendre », sont les expressions banales de l’amortissement sonore de la neige. Les caractères visuels sont plus purs d’autres ingérences sensorielles : c’est évidemment la blancheur qui triomphe, qualité si notoire qu’elle fait presque corps avec la définition même de la neige, blancheur « étincelante », « immaculée », « infinie », couvrant et ouvrant l’espace par le haut comme par le bas, et il n’y a pas loin de ces images de la blancheur envahissante et « marmoréenne » aux images plus intellectualisées du « manteau » et du « linceul » ; enfin ce sont les images astrales de la neige, suggérées tant par l’aspect microscopique de l’étoile de neige que par la solitude lunaire de la haute montagne.
4Il est difficile de séparer ces images poétiques de la neige, qui s’imbriquent les unes dans les autres pour former des constellations ou des complexes d’images. Ce qui montre que toute analyse, surtout psychologique, est toujours artificielle. Le silence de la neige est tellement primordial qu’il lance immédiatement l’imagination vers « l’effrayant silence des solitudes infinies » et vers le cortège interstellaire des images cosmiques. On peut observer ce glissement, bien gênant pour l’analyse, chez l’alpiniste Georges Rivail :
Silence absolu de la neige… tel qu’il régnera encore lorsque toute vie sera abolie, ou plutôt tel qu’il devait régner avant toute vie…
5Il nous faudra rogner tous ces harmoniques célestes du silence, ou tout au moins les mettre entre parenthèses, si nous voulons recueillir le silence neigeux à l’état pur. Le méditerranéen Valéry a bien saisi cet aspect insolite de la neige :
Quel silence, battu d’un simple bruit de bêche !
Quel pur désert tombé des ténèbres sans bruit
Vint effacer les traits de la terre enchantée…
Et la fondre en un lieu sans visage et sans voix…
6La neige se révèle d’abord au citadin qui s’éveille comme une privation, comme une gêne qui subtilise les bruits familiers ou les transforme en abolissant la bande sonore du bruitage ordinaire de l’univers. Le silence est privation du sens monotone et bavard du monde. C’est pour cela que la neige est si souvent comparée à du coton, à quelque chose qui amortit et étouffe. Mais déjà sous « coton » point une allusion textile, et Verhaeren pousse plus loin l’image enveloppante et douce :
Avec la mousse, avec la laine
Que tu répands de plaine en plaine
Neige silencieuse et doucement amie
Des maisons, au matin, dans le calme endormies…
7Tout ce qui était claquements de bottes et de sabots et rumeur de roues se tait, seuls subsistent, doués d’une signification nouvelle, les rires des enfants qui se lancent les boules. « Amortit » et « étouffe » disons-nous, car le son est étranglé jusque dans la gorge du voyageur. La tyrolienne que glapit le montagnard bien calfeutré dans son chalet n’est qu’une compensation. Le blizzard de la piste sait clore le bec au plus bavard. D’où la réflexion horrifiée de Mme de Sévigné, d’ordinaire si loquace : « Nous ne respirons que de la neige ! » La neige se fait bâillon, et force, pour ainsi dire, au bâillon, car tel est bien le « cache-nez » ou la « cagoule » qui ne laisse dépasser que narines et lunettes. Elle force aussi à boucher les oreilles, et toutes les coiffures de neige, du « serre-tête » à la « casquette norvégienne » sont à « oreillettes ». Mais quittons ces mesquineries vestimentaires pour les contemplations moins utilitaires des neiges plus radicalement silencieuses de la haute montagne. Ici le calme prend un aspect sacré. Ce n’est que la mauvaise neige du printemps qui gronde en avalanche, et juste ce qu’il faut pour faire apprécier le silence qui environne le grondement. Les avalanches de poudreuse s’infiltrent pernicieusement et en secret ne font pas plus de bruit qu’un papier froissé. Écoutons encore Rivail :
La neige que je ne vois pas continue de couler en silence, les torrents se sont tus : Silence. Les avalanches bloquées par le froid ont cessé de tonner dans les couloirs : Silence…
8Étudions de plus près le mécanisme psychologique de cet hypersilence, de ce « silence absolu ». C’est ici que l’on observe un phénomène de renforcement des images par la convergence d’atlas sensoriels différents : la blancheur est l’équivalent plastique du silence. Toute obscurité est peuplée de bruits, toute ténèbre est peuplée de gémissements et de grincements de dents. Il n’y a rien de tel que la nuit noire pour garnir de crissements et de frôlements inquiétants la plus lointaine solitude. Or lorsqu’il neige il ne fait jamais nuit : car la neige est phosphorescente, même sous le ciel plombé d’un minuit de tempête. Le soleil de minuit, la claire nuit polaire sont autant impression psychologique que constatation cosmographique. Quelle translucidité d’aquarium que le clair de lune sur la montagne ouatée ! Rimbaud nous dit en un vers magnifiquement absurde :
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies.
9Rien n’est plus présent que la douce et infinie lumière dans une nuit de neige apaisée. C’est ce que nous suggère encore le poète :
O neige lumineuse au travers de notre âme ! (Verhaeren)
10Vérité spéciale de la poésie qui fait dériver la lumière non d’une qualité physique de l’objet, mais de l’émotion psychologique. On ne sait qui est lumineux de la chose neigeuse ou de l’esprit qui la rêve. Lumière de nuit de solstice ! Et nous poursuivons de paradoxe en paradoxe : jamais ce silence de nuit lumineuse n’a été aussi bien rendu que par une chanson, le fameux Noël allemand Stille Nacht, heilige Nacht… Mais ici il faut faire le point, car la psychologie nous fait toucher à l’essence même de la poésie : méditant sur la neige, comme Rimbaud dans son sonnet des voyelles prétendait que le E de l’alphabet était
Blanc lance des glaciers fiers…
11Nous en arrivons à dire qu’un silence est blanc ou qu’une clarté est silencieuse, et comme Corneille à parler des clartés de l’obscurité ou encore comme Goethe de la musique silencieusement sidérale. C’est que la vérité poétique est d’un autre genre que la vérité scientifique et utilitaire. La psychologie nous permet d’atteindre en chacun de nous les charmeuses erreurs des liaisons absurdes. Le psychologue est l’auxiliaire du poète. Parce qu’il sait, comme le poète, que la méprise est pain plus délicieux et aussi quotidien que l’adéquation objective. La logique du poète n’est plus celle du physicien, elle est peut-être logique de l’être plus que du connaître. Le poète se veut mage, ou du moins prophète. La magie de son verbe fait naître la réalité, la rencontre. En témoignent les expériences de Breton ou de Char. Car si les « erreurs » ont leur charme et si la méprise revêt une sorte de constance historique, pourquoi refuser l’être à la permanence et à la ténacité ? Que l’on m’entende bien. Je ne pense pas qu’à chacun convienne sa vérité, mais qu’il y a autant de vérités que d’intentions fortes. Car il n’y a pas de vérité que de l’adéquation de l’esprit à la chose, mais aussi une vérité prophétique de l’adéquation de la chose à l’esprit. Il y a une réalité du songe et du mensonge qui vaut bien celle de la vérité objective. Le seul péché consiste à confondre ces deux axes de la pensée et de faire une science poétique et une poésie scientifique. Autrement dit, le seul péché en ce monde est le péché de confusion, celui du philosophe systématique et celui du littérateur « à thèse »… La claire-nuit-silencieuse-de-musique que nous révèle la neige n’est donc qu’une métaphysique du silence : un silence qui entre en nous par tous les sens, bien loin du silence mesquin des physiciens et des laboratoires d’acoustique. C’est ce silence renforcé que l’on peut appeler un méta-silence, par delà les définitions du dictionnaire. Silence suprême de la méditation du montagnard qui rejoint la contemplation supra-physique d’un Pascal :
Une chose dont la présence m’envahit ; le silence… face à face avec l’inscrutable silence. Non pas le silence bref, mitigé, de la vie des plaines mais le Silence Absolu. (Rivail)
12La neige apparaît donc bien dans sa qualité acoustique comme une matière poétique, et par là comme un tremplin métaphysique. Remonte-pente vers l’absolu, elle nous révèle cependant une forme particulière de cette absoluité. C’est un absolu de vide et de silence. Peut-être touchons-nous là à un des caractères fondamentaux de la rêverie neigeuse : elle est rêverie négatrice, elle est antithèse et par là, nous verrons, bouleversement de conversion. Valéry nous parle de cet « effacement » qu’est la neige, et lui fait écho l’explorateur polaire de Poncins, qui, à bout d’épithètes, dit de la neige : « Elle défait tout ». Le silence est défaite du bruit et de la voix, défaite de la vie aussi, car le silence est emblème du repos mortuaire, défaite surtout de l’agitation et peut-être seulement de la vanité de la vie. Silence de l’illuminé et du trappiste… neige du chartreux et de l’ermite. Mais voilà que nous nous laissons aller à toutes les harmoniques de cette glissante matière poétique. Tant il est difficile de parler raisonnablement de matières qui sont essentiellement déraison. Et tant la tâche du psychologue est honteuse ; psychologie, constante consultation prénuptiale de la poésie, pseudo-science et verbiage de cuistre ! Psychologie absolument androgyne, et qui n’a pour mission que d’afficher l’exemple, à ne pas suivre, de ses inhérentes contradictions. Psychologie qui n’a de valeur que médiatrice et monitrice du sens commun vers le sens scientifique ou poétique. Revenons donc pour l’instant à cette fonction de la défaite et du néant que possède la neige et le « général hiver ». Car la neige ne défait pas que les sons, mais encore les couleurs et leur audace luxuriante.
13Nous avons déjà établi le rapport de renforcement qui existe entre le silence et la lumière. Mais à son tour, si nous voulons examiner attentivement cette notion de blancheur, la voici qui file vers des significations poétiques, morales et religieuses. Car cette blancheur est vraiment trop superlative, Valéry ébloui par
Cette ample candeur sourdement augmentée
Où le regard perdu relève quelques toits…
14fait écho à Rilke :
Tout cet éclat se gonfle épanoui…
15Regard perdu, pensée éperdue devant une blancheur trop aveuglante. La neige veut arracher la conscience aux douceurs nuancées de la vision, facilement elle se fait aveuglante : petit grésil piquant qui cisaille les yeux, flocons qui « grenaillent » selon le mot de Rilke, et surtout aveuglement du glacier, jet direct de soleil reflété par des myriades de microscopiques miroirs astéroïdes. L’épithète qui vient sous la plume de G. Keller est blendend, éblouissante, et le Bateau ivre de Rimbaud rêve, lui aussi, de « neiges éblouies ». Voici un caractère qui va inquiéter le poète jusqu’à en faire ou un religieux ou un ennemi de la neige et de la montagne. C’est ce recul devant la grande négation blanche des formes et des couleurs que manifeste l’hostilité classique tant que romantique à l’égard des « monts affreux », de leurs précipices et de leurs glaciers. La poésie aime à rester ménagère, potagère, exubérante comme un carré de choux, un panier de carottes, mais elle se méfie des déserts trop absolus. Trop souvent le poète est au niveau des chaises percées versaillaises ou de l’orientalisme à bon marché des alcôves Second Empire. Ce n’est pas un reproche que nous faisons au poète, car la poésie chromatique est légitime, mais c’est un simple « distinguo » entre les genres poétiques. La poésie de la blancheur est plus rarement exprimée, comme d’ailleurs celle du silence. La couleur est sensualité, en témoigne un de nos plus grands coloristes : « beaux bleus, beaux rouges, beaux jaunes, matières qui remuent le fond sensuel des hommes » (A. Matisse). La plupart du temps la conscience habituée aux saveurs orangées des nourritures terrestres s’irrite devant la pureté à l’état pur. « L’admiration de la montagne est une invention du protestantisme… » et Gide ajoute méchamment : « Si de l’arbre la montagne fait un sapin, on juge ce qu’elle peut faire de l’homme. Esthétique et moralité de conifères.» Gide n’a jamais dû s’aventurer bien haut, car il aurait vu que la montagne et la neige défont le sapin lui-même. L’esthétique et la moralité qui convient au-dessus de deux mille mètres est celle d’une étoile et non plus d’un conifère. Le conifère n’est qu’une ridicule survivance terrestre, tache qui s’arc-boute noire contre le grand effacement blanc, Nathanaël qui sait mal cacher sa nostalgie de Noël et sa quête du désert sans cesse entravée par les mirages et les saveurs des oasis. Car si le mot blancheur appelle la notion de pureté, cette dernière est phonétiquement proche du terme dureté. Tel est bien le héros helvétique que Schiller met en scène, et qui répond avec une âpre pureté : « Oui, enfant, il vaut mieux avoir dans le dos des glaciers que des hommes méchants… » Pure et dure sont des rimes parfaites. Le poète pour atteindre la blancheur de la neige doit se garder de la facile tendresse :
Je m’éveille, attendu par cette neige fraîche
Qui me saisit au creux de ma chère chaleur.
Mes yeux trouvent un jour d’une dure pâleur
Et ma chair langoureuse a peur de l’innocence…
16Seul les très grands poètes, et peut-être seuls les très grands hommes, avouent sans orgueil déplacé cette peur des ascèses nécessaires. Et Char, le chef de bande, ajoute en ses éclatants Matinaux son verbe net à la prudence trop douillette du citadin Valéry :
Ah ! la neige est inexorable
Qui aime qu’on souffre à ses pieds
Qui veut que l’on meure glacé
Quand on a vécu dans les sables…
17Oui cette blancheur implique un renoncement ; d’instinct, Verhaeren la taxe de « blanche cendre ». Mais la distance du sable désertique au désert de neige est moins grande que celle qui va de l’oasis jusqu’au dépouillement neigeux. L’intuition d’un Baudelaire réunit subtilement les images de la dureté :
Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,
Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour…
18aux images du sphinx, du désert aérien et de la pureté neigeuse :
Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris.
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes…
19Valéry a raison de taxer la neige de « pur désert » ; si le sable du désert est un infini extérieur où les sens se perdent dans la chaleur et où se « cuit » la sensibilité, la neige, hostile, mordante, barricade la conscience dans un désert intérieur. Mais la solitude désertique subsiste. Le sage recherche aussi bien le désert de sables et de rocs de la thébaïde que le délaissement glacé de l’Himalaya. En témoigne la tradition tibétaine et indoue. Et chez nous Bruno et Bernard de Menthon. Il est nécessaire de nous arrêter un instant à cette image du désert prélude à toute apocalypse. Le désert est le lieu des conversions et des transformations. C’est au désert de Patmos que Jean détruit ce monde, et que germe la Jérusalem céleste. Le désert de neige, comme tous les déserts, est farouche résistance purificatrice aux séductions de la terre. Voici que le désert de neige nous trace des voies jaillissantes et multiples : il nous indique une ascèse morale, une transcendance religieuse dépassant la poétique de la neige, et surtout – voie essentielle – une radicale apocalypse qui dialectise et fulmine le terrestre. Maryse Choisy a bien raison d’opposer le désert à la forêt : « Pour les indous en effet… l’infini est une vertu absolue, la vertu de la continuité, la vertu dominante du désert : désert de sable, désert de neige ou désert de ciel… » Le sens profond de la blancheur désertique et de la négation des couleurs familières et finies est donc l’infinitude. La poétique de la neige est indicatrice d’une religion. Le pack, le vaste névé, ouvre son infini effrayant contre la finitude humaniste et bûcheronne de la forêt. C’est ce que la sensibilité d’un Rilke démasque sous la blancheur hypertrophiée :
Le jour trop blanc prend un aspect d’éternité…
20Comme Jean-Marc Bernard le remarque dans Le Haut-Vivarais l’hiver :
Malgré soi on devient la proie de la méditation… dans de pareils déserts tout paysan devient anachorète. Le catholicisme prend un air fermé…
21Tel est bien le fond du malaise que ressent le poète terrestre devant le domaine de la neige : non seulement sa blancheur se veut pureté et ascèse morale, mais encore exige une gravité religieuse, ou mieux une foi ; lorsque Char s’écrie devant « l’inexorable » neige
Rien que le vide et l’avalanche
La détresse et le regret…
22on peut dire qu’il atteint la « sécheresse » extrême du désert, ultime pointe de la poésie au devant auroral des genèses et de la foi.
23La neige veut une adoration religieuse. C’est ce que reproche au pays de Rousseau le renégat Gide. Le chant choral alpin, même s’il est profane et célèbre le petit chalet ou le beau sapin, a un aspect de cantique. La neige, c’est la grande Vierge immaculée et glacée au delà de la vie, mais gardienne de la vie, comme nous le verrons tout à l’heure. Toute l’histoire de la Vierge Mère et de l’Immaculée-Conception est complexuellement neigeuse. Religieusement la neige est pour le montagnard Nanda-Dévi ou Annapurna. La parfaite blancheur garantit la parfaite sainteté. D’ailleurs la blancheur éclatante est attribut directement divin : le Christ transfiguré a des vêtements d’un éclat neigeux, et le terme mésopotamien qui signifie divinité, dingir, veut aussi dire clair, brillant, de même que l’akkadien ellu. Dyaus et Varuna sont avant tout des dieux lumineux. Non pas lueur solaire, mais éclat céleste, présolaire, comme le fait remarquer Mircea Eliade. Le pèlerinage aux sources ne trouve finalement le désaltèrement originaire qu’à travers l’éblouissant désert du névé. Dans l’univers de l’hiver la pensée se recueille et devient angélique, loin des exubérances charnelles de l’été. L’éblouissement de la blancheur et du froid n’autorise aucune distraction de soi-même. Vertu incantatoire de l’hiver avec ses anges et ses légendes, et Noël au cœur de tous ces enchantements !
24Négatrice des rumeurs et des couleurs terrestres, la silencieuse blancheur nous révèle donc le caractère profondément dialectique de la neige. La neige sera la grande transformatrice. Et cela en tous les domaines : la neige nous délivre du sol aux ténèbres et aux gemmes trop multiples. Elle « défait » le terrestre de la terre, qu’elle nivelle en un point tel qu’on ne reconnaît plus l’arcosse et l’éboulis recouverts du seul tapis vraiment magique, vraiment transfigurateur. Elle défait méthodiquement l’arbre qu’elle déguise en polypier de givre, qu’elle durcit en fer forgé de diamants. L’arbre est transformé, emprisonné en ce mystérieux Seebaum que décrit Keller, et la plainte de l’ondine, c’est la plainte de l’arbre charnel « purifié » par la neige :
Des profondeurs surgit l’arbre du lac
Jusqu’à son faîte durci par la glace.
Grimpée sur les branches l’ondine…
Avec un gémissement étouffé,
De-ci, de-là, elle tâte la prison glacée…
25La neige brise sans pitié celui qui a osé garder ses feuilles et ses regrets de l’été. Sauf le sapin, bien sûr, qu’elle se contente de ridiculiser en chaperon blanc tant soit peu obscène, ou au contraire de magnifier en arbre de Noël, roi des forêts… parce que sacré par le désert. Mais c’est au-dessus de la limite des arbres, là où la neige arrête la végétation que les transformations deviennent plus puissantes : les animaux eux-mêmes, « blanchots » et lagopèdes, s’estompent dans une livrée neigeuse. Véritable vacance de la terre qui redonne la joie à la tristesse ascétique du gel. Le citadin détendu par les sports d’hiver troque la componction de l’adulte contre les plus extravagants et puérils accoutrements. Notaires transformés en cow-boys, professeurs redevenus potaches, milliardaires mués en vagabonds. Comme toute tranformation la neige se manifeste par un renversement des habitudes et des valeurs les plus quotidiennes : elle est le petit fléau qui autorise à la dame de l’entresol, distante et précieuse, d’échanger quelques mots avec le balayeur au nez couperosé et à l’haleine alcoolisée. Le sport d’hiver donne une exceptionnelle audace au bureaucrate timoré. Et qui ne risquerait pas, à la ville, de sortir le soir sans cravate et sans chapeau de peur du rhume et des convenances, risque vingt fois par jour de se rompre les os en un débraillé inédit et proférant de joyeux jurons, lorsqu’il est délivré par la neige du conservatisme quotidien. Saint-Exupéry le reconnaît lui-même : « Dans la neige on perd tout instinct de conservation.» Là où il est interdit de jeter des pierres, la neige autorise qu’on lance des boules. La partie de luge prime les devoirs. Le plaisir miraculeux de la neige prime le devoir tout court.
26Transformation pour l’homme signifie renaissance. Mais la clarté du Phénix nécessite la cendre, nécessite la mort. La neige va joindre ici le grand mythe cyclique de l’hiver.
Le printemps adorable a perdu son odeur !
Et le temps m’engloutit minute par minute
Comme la neige immense un corps pris de roideur… (Baudelaire)
27Elle est « manteau » qui recouvre pour plus tard découvrir, elle est tombe passagère qui se veut berceau. Autre aspect paradoxal qui n’est plus fait pour nous surprendre. Dans le rituel druidique la mort hivernale s’associe à la grande fête du solstice porteuse des germes ultimes de la saison : la gluante baie du gui toujours vert et la rutilante boule du houx. Maîtresse de dialectique la neige nie la terre pour la mieux affirmer, pour la révéler grasse, noire, gorgée de sève parmi les premiers crocus du printemps. Si elle apparaît comme tombe, c’est pour mieux mûrir le renouveau. L’accord sur ce point est universel, que ce soit le paysan qui dans sa sagesse fait collaborer la couverture de neige à la fécondation souterraine du blé, que ce soit un simple rimeur comme Émile Reynaud qui nettement associe les images ambivalentes :
Il neige………………………………………
Tel un marbre descend lentement sur la tombe
Décembre est-ce la mort ? Non, tout est bien vivant :
La neige, sans tarir, désaltère et féconde
La terre où, sourdement, germe la moisson blonde ;
Et sur l’Alpe sauvage elle se fait berceau…
28que ce soit Verhaeren qui dit, en un plus beau langage, à peu près la même chose :
O neige
Qui réchauffes et qui protèges
Le blé qui lève à peine…
Recouvre notre toit et frôle nos fenêtres…
29que ce soit Cocteau qui en une image fort belle chante la fécondité de « ce coup de poing de marbre » qu’est la boule de neige… ou encore que ce soit Keller qui dans Première Neige nous dit, reprenant la métaphore du fructueux tombeau :
Pure neige, blanche neige, ô neige
Recouvre ces deux tombes
Afin que l’âme pousse
Tranquille et fraîche dans le repos hivernal
Bientôt viendra le renouveau printanier
L’éveilleur de l’amour…
30Enfin Supervielle, plus sobre, condense ces images :
Je sens l’effort du gazon
Pour ne mourir sous la neige…
31La neige est donc initiation naturelle au mystère de la vie. Elle est alchimie vulgarisée, enfermant la consience dans le délicieux silence d’une tristesse pétillante de joie, d’une mort qui couvre le germe. Négatrice par nature, ses images dépassent en ambivalence les images de n’importe quel autre élément. Résolument anti-terre, la neige va annexer autant qu’il se peut toutes les images des éléments non terrestres qui à quelque degré s’opposent à la terre. Érosion métaphysique la neige va assimiler tous les agents d’érosion. Pour transformer la Babylone terrestre en Jérusalem, tous les moyens sont bons, raz de marée comme ouragan et pluie de feu. La neige saura se congeler dans le fleuve lentement millénaire du glacier. L’érosion glaciaire est la lourde constatation scientifique d’un processus alchimique. La comparaison des séracs aux « vagues » de la mer est trop banale pour que l’on s’y arrête. Les dunes du désert ou les moutonnements de la « mer de glace » sont si proches des houles de l’océan ! Rien n’y manque : ni les embruns détachés des corniches, ni les galets des moraines. Quant aux termes dont se servent les montagnards pour décrire l’avalanche, ce sont ceux mêmes qu’inspire une eau tempétueuse et torrentielle. La neige marque seulement sa différence élémentaire d’avec l’eau en solidifiant celle-ci d’une façon ironique, en la disqualifiant en banquise aussi raide que de la plaine ou en morve de glace. Car si la neige défait de toutes ses forces la terre, elle n’en est pas moins hostile à toute confusion possible avec la trivialité de l’eau. Elle est une eau intégralement lustrale, elle est l’épithète même du baptême comme le sous-entend Rimbaud :
Dieu fera sur ce front neiger ses bénitiers…
32Quant à l’air, la neige en usurpe facilement les moyens et les images. Le flocon, avant d’effacer la terre, est élément semi-aérien. Avant d’être lainage, coton, ou manteau étouffant, la neige plane en duvet ou en plumage :
Il neige ! L’on dirait comme un filet mouvant.
Et fait d’un blanc duvet qui tourbillonne et tombe.
Quel est donc dans le ciel, cette chaste colombe
Qui laisse dérober sa plume par le vent ?
33murmure gentiment Émile Reynaud. La neige est plume d’une colombe, Saint-Esprit qui s’insurge contre toute matérialité trop lourde. Keller associe l’image de la neige posée à celle de l’aile fermée :
Pas un coup d’aile ne bat à travers le monde
Calme et éblouissante la blanche neige gît…
34Cette épiphanie de la neige nous indique déjà son caractère céleste fondamental. L’aile est moyen d’ascension et déjà voyage vers les étoiles. D’ailleurs ne dirait-on pas que les flocons planent, et remontent même, sans jamais tomber ? Il faudrait placer en cet endroit une étude approfondie de la vitesse aérienne que révèlent les sports de neige. Dans les romans de nos grands-mères c’est toujours la troïka qui est affublée des adjectifs évocateurs du vol. Ce que le terrien demande avant tout au ski comme au patinage c’est une aisance d’oiseau. Les virevoltes de la nage sont bien mesquines à côté de la fulgurance du slalom, précise comme le gobage d’une hirondelle. Et que dire du saut de compétition, Hermès planant sans artifice – car deux longues semelles de bois ne sont pas une machine ! – sur des dizaines de mètres. Dans ce domaine la chute tant abhorrée est vaincue, non pas que l’on ne tombe point, mais la chute n’est jamais suivie de l’écrasement des chutes terrestres, elle est rebondissement, elle est imprévu, généralement comique. Mais la neige sait se faire complice également de l’air violent. La tempête du vent ne prend sa matérialité que par la neige, la vraie tempête c’est le blizzard. De même que l’air véritable, celui que l’on respire réellement, c’est l’air des cimes qui donne seul aux poumons cette impression de plénitude glacée. Air des sanatoriums que valorisent les expériences de Pasteur. Air pur qui selon Supervielle est « la cime neigeuse de l’air… » Tandis que la neige ne faisait que mimer l’eau tout en gardant ses distances, elle semble annexer l’air : plus l’élément est résolument anti-terrestre, plus la neige s’en approche. L’air est plus subtil que l’eau qui déjà compose en la boue avec la terre. Mais où nous allons voir naître les plus profondes images poétiques de la neige, c’est lorsque nous allons la confronter avec la chaleur et avec le feu.
35Rien ne semble, du point de vue d’une physique du sens commun, plus antithétique que la neige et le feu. Rien n’est plus proche du point de vue poétique. L’absurdité du rapprochement des termes de chaleur et des termes de neige fait la profondeur même de telles images poétiques. Si nous arrivons à montrer que la neige, qui pour une conscience commune n’est que froidure opposée à la chaleur du feu, se confond poétiquement avec la fonction lustrale du feu et de la chaleur, notre hypothèse psycho-poétique de la neige essentiellement anti-terre se trouvera justifiée. Car, des trois éléments restants, le feu est le plus farouchement purificateur des souillures terrestres. Le baptême de l’air n’est qu’un passe-temps frivole et tarifé en nos aérodromes, le baptême de l’eau n’est que celui d’un précurseur. Le baptême par le feu est le seul baptême définitif, celui de la Pentecôte, celui également qui divinement purifie les lèvres du prophète. Nous allons assister au lent décollement des métaphores superficielles et « naturelles » de la froide neige qui contredit la « chère chaleur » pour atteindre des métaphores plus profondes, plus culturelles et psychologiques de la neige chaude lumière, feu sacré. En effet, les belles images de Valéry, toutes chargées de l’opposition entre la dureté du froid et la chaleur douillette du lit, n’étaient que de simples esquisses poétiques d’un réveil bourgeois. Opposition vulgaire de la neige envahissante et des chaleurs domestiques ténues et envahies :
Où le regard perdu relève quelques toits
…
A peine offrant le vœu d’une vague fumée…
36Rilke fait un pas de plus dans le sens d’une valorisation thermique de la neige. La neige n’est plus seulement l’antithèse triviale des moiteurs de l’alcôve, elle devient la cause, le prétexte du foyer et du feu : pas d’hiver, pas de cheminée ; pas de cheminée, pas de feu. S’il est vrai de dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu, on peut également soutenir qu’il n’y a pas de feu sans froid :
Les chemins blancs deviennent silencieux
Et plus intimes les chambres familières
L’horloge chante et les enfants tressaillent…
Car dans le poêle vert une bûche a craqué…
37La neige revalorise l’âtre et le coin du feu. Baudelaire retrouve à la neige et à l’hiver la même vertu de conversion :
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones
Je fermerai partout portières et volets
… Je serai plongé dans cette volupté
… De tirer un soleil de mon cœur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère…
38Le mythe du Père Noël et le culte de la cheminée n’a pu prendre naissance qu’au cœur de l’hiver neigeux. La neige chasse vers l’âtre et les rêveries du foyer. La neige engendre la bûche de Noël. Le culte du feu est bien le culte du renouveau par excellence : flamme dans la nuit d’hiver, lueurs dans la nuit de décembre, bonne nouvelle du solstice. Cependant la métaphore de la neige et du feu peut encore s’approfondir. Car il y a plusieurs sortes de chaleur, celle animale et terrestre des réveils frileux, celle déjà plus élaborée des pétillements de la flamme, enfin celle des illuminations et des enthousiasmes. Le poète peut alors, pour composer sa réalité absurde, faire appel soit aux souvenirs ingénus de l’enfance, aux petites mains brûlées par la neige, aux pommettes rougies par la fougue de la lutte et l’exaltation de la glissade, soit aux méprises possibles de la lumière et du feu. Pour le sens commun, pas de fumée sans feu, pour le méditatif pas de feu sans froid ; un pas de plus : pour le poète pas de lumière sans chaleur, sans vague chaude d’action de grâce et d’exaltation. C’est alors que peut naître l’image absurde, le paradoxe, matière même de la métalogique poétique, que nous donne cette fois Anna de Noailles :
Le matin lumineux semble une chaude neige…
39Et voici que se serre davantage pour nous toute l’absurde cohérence du développement poétique des images neigeuses : nous étions partis d’un silence renforcé par la blancheur, et la nuit devenait lumineuse, voici encore, plus paradoxalement, que cette blancheur lumineuse que nos sens savent pertinemment être froide, devient chaude au cœur. J’insiste une fois de plus sur ce point, car il nous permet peut-être d’atteindre l’essence de la poésie. Un moment poétique survient chaque fois que le sensualisme à la vue courte est profondément blessé. La « chaude neige » fait cortège à « l’obscure clarté », à la « noirceur du lait », à « l’orange bleue » et au « cadavre exquis». Lorsque l’objet rationalisé victorieusement anéantit la sensation stupide on peut parler de science ; lorsque c’est l’émotion et l’affectivité subjective ou collective qui viennent contredire la plate impression sensorielle abêtie par la routine et l’utilité, on a cette fois affaire à la poésie. Au-devant de la banale blancheur de la neige la science lance les formules de la congélation de l’eau et le processus moléculaire de la cristallisation, la poésie lance la fulgurante chaleur du baptême et de la super-fécondation de la flamme, l’une et l’autre écrasant les plates images des quotidiennes sensations. Les surréalistes ont bien compris cette nécessité d’au-delà, le surréel que veut la poésie, et ce n’est pas par hasard que se retrouve dans un exposé théorique de leur doctrine poétique et métaphysique l’image de la glace jointe, consubstantielle, à celle du feu : écoutons Breton qui dans le Second Manifeste déclare que le surréalisme est « l’anéantissement de l’être en un brillant intérieur et aveugle, qui ne soit pas plus l'âme de la glace que celle du feu. » Crevel est encore plus explicite dans Les Pieds dans le plat : « Les contraires, la glace et la flamme brûlent d’un même feu ; le monde s’embrase à coup de cristaux et d’incendies. » Le monde s’embrase d’antithèses, ce qui prouve que le surréel poétique n’est bien qu’au delà des thèses, au delà des borgnes appréciations de tous les jours. Le poème de Verhaeren que nous avons déjà cité est plein de l’image paradoxale de la flamme neigeuse, et associe explicitement « réchauffement » et « résurrection » :
Neige
Qui réchauffe et qui protège
…
Et soudain par le seuil et la porte pénètre
Avec tes flocons purs et les dansantes flammes
O neige lumineuse au travers de notre âme
Neige qui réchauffe encore nos derniers rêves
Comme du blé qui lève !…
40Nous venons donc de boucler le cycle poétique des images élémentaires de la neige, tout processus poétique se bloquant par une métaphore contradictoire. Cependant le jeu complet des métaphores de la neige : lumière, silence, solitude désertique au delà de la terre, pureté reconquise au creuset de l’incandescence, etc., appelle une image qui en soit un symbole complet. De même que les images de la terre viennent se condenser dans un symbole végétal : rameau d’olivier, gerbe d’épis ou pampres de vigne, de même que l’air se condense dans l’aigle qui plane et l’eau dans le poisson, la chevelure ou la ligne serpentine, la neige a besoin d’un symbole qui fixe ses significations mouvantes.
41L’image symbolique de la neige c’est l’étoile. D’abord parce que le cristal de neige a une forme étoilée, qui étonne toujours l’observateur et l’émerveille par une prodigieuse finesse du dessin et de la ciselure. Ensuite le silence appelle toujours des comparaisons sidérales : reprenons la citation de Rivail que nous faisions plus haut : « le silence absolu… Tel qu’il règnera encore lorsque toute vie sera abolie, ou plutôt tel qu’il devait régner avant toute vie… » La neige comme toute matière dialectique se place dans les instants transitoires, vers les au-delà et les en-deçà du monde terrestre. De Poncins précise cette sensation du vide primordial des espaces intersidéraux : « Le ciel et la terre d’une même matière… » Une terre célestifiée, un ciel terrifié, ce sont bien là définitions de l’étoile. Également vient renforcer cette impression l’aspect lunaire du paysage de haute montagne : dénudé de toute végétation, recouvert d’une monotonie aveuglante et précise, sous un ciel violet foncé qui semble privé d’atmosphère, tout paysage de haute montagne évoque la solitude transparente des surfaces lunaires sinon stellaires. D’ailleurs l’étoile n’est-elle pas l’anti-terre par excellence ? On oppose toujours à un point de vue terrestre le point de vue de Sirius. Combien de « fins du monde » sont prédites comme accomplies par l’étoile, que ce soit dans Flammarion, dans le film « futuriste » américain, ou encore que ce soit cette fameuse étoile absinthe de l’Apocalypse. Supervielle joint les images de mort à celles d’astres neigeux :
Ce nuage est traversé par le vol des forêts mortes
…
Sous le givre sidéral…
42Il n’est pas de semaine où un quelconque hebdomadaire ne nous annonce une très prochaine collision avec une comète ou un astéroïde. On suppose que notre fin dernière sera sidérale puisque notre commencement fut cette fameuse nébuleuse primitive. Dangereuse science que celle des fins et des origines, dans laquelle la physique laplacienne côtoie de trop près la poésie ! Il est donc naturel que l’intention anti-terrestre de la neige rejoigne la rêverie de l’étoile. L’étoile n’est d’ailleurs jamais aussi brillante que pendant la nuit d’hiver. L’étoile ne luit bien que dans le désert, parce qu’elle ne luit véritablement que pour celui qui a quitté la terre et ses délices. Richesse révolutionnaire du pauvre en esprit. L’étoile est le domaine du marin, du pasteur de Judée, du montagnard et du royal mage. Keller ramasse magnifiquement les épithètes imaginaires de la neige dans la strophe déjà citée. Il associe le repos de l’aile, la splendeur calme de la neige, la tempête figée et apaisée par le froid et la voûte des étoiles (Sternenzelt) :
Pas un coup d’aile…
Pas un nuage ne pend de la voûte étoilée
Pas une vague ne bat sur l’onde pétrifiée…
43A l’Épiphanie, l’étoile coïncide avec l’hiver, le solstice et le feu. Elle est l’étoile du matin de la Jérusalem. L’étoile est épiphanie de l’anti-terre, en témoigne encore une fois l’idéogramme mésopotamien qui se prononce dingir, le « Dieu lumineux », et qui s’écrit en une figure étoilée. Un symbole, nous en voyons un exemple, est un complexe non seulement de sensations, mais de significations affectives multiples, et d’un véritable apprentissage culturel. Le symbole c’est la conjonction étroite de la nature et de la culture. Le symbole de la neige c’est l’étoile où viennent confluer le silence, la géométrie hexagonale, la lumière, la pureté, l’apocalypse, la brûlure, la fulgurance, et la chanson populaire. Étoile des neiges. Mais le symbole stellaire est si puissant qu’il suffit de son apparition pour suggérer la présence de la neige en un poème où la neige est à peine citée. Telle est l’obsession de l’étoile dans le poème de Cocteau Le Camarade :
Ce coup de poing de marbre était boule de neige
Et cela lui étoila le cœur ;
Et cela étoilait la blouse du vainqueur,
Étoila le vainqueur noir que rien ne protège…
44Coup de poing fulgurant comme une étoile filante, et sacralisant comme une foudre jupitérienne :
Ces coups de poing durs des boules de neige
Que donne la beauté, vite au cœur, en passant…
45Cet étoilement n’est pas sans rappeler à notre mémoire l’« étoile de sang » d’Apollinaire. Quoique l’image de « l’étoile » soit une image de forme, éclaboussure de sang, brisure de vitre ou blessure du crâne, l’image de « l’étoile » s’attache cependant plus à la substance et à sa teinture qu’à la forme. Qui dit étoile dit luminescence, et à travers la clarté de l’étoile joue dans notre inconscient la blancheur de la voie lactée. La neige participe à toute pensée galaxique. L’œil étonné qui scrute le ciel au télescope voit neiger des milliards d’étoiles. C’est alors que s’introduit sous le symbole une cosmogonie galaxique : l’étoile devient substance primitive, originaire du monde. Age d’avant le temps où rien n’était séparé, où tout était magma lactescent. La « nébuleuse primitive », expression magique, phosphorescente et solitaire. Viennent converger en une philosophie de la neige et la clarté doucement supraterrestre des astres, et les réminiscences des nébulosités hivernales. Qui n’a jamais eu l’impression, dans la brume d’hiver, sous la bourrasque de neige, d’être dans la nébuleuse originelle ? D’être calfeutré dans une position définitive et essentielle ? C’est peut-être de cette impression que naît tout le charme discret des estampes japonaises toutes cernées de brumes et de neiges, et dans lesquelles les objets, les personnages, isolés comme des comètes, prennent une importance substantielle. Objets coupés de toutes relations avec les autres, et par là même intensifiés, substantifiés. De Poncins, l’explorateur, retrouve dans le Grand Nord l’imagination d’une steppe intersidérale, glacée et amorphe, où les gaz se solidifient en un froid fondamental. Monotonie indéfinie, blancheur grisâtre et sourde à force d’être immense, tel est peut-être le nirvana originaire que la neige propose à la méditation. Non seulement elle serait anti-terre mais encore « avant-terre », matière primordiale. Écoutons de Poncins :
Le ciel et la terre d’une même matière… pour moi c’est une chose grise, indéfinie : sans dimension, sans couleur, un monde atone. Pas de ligne d’horizon pour réconforter l’œil, pas de lointain…
46Voilà bien la rêverie installée par la sensation même au cœur de la voie lactée, en cette substance neutronique d’où jaillira l’univers et ses couleurs…
47Après sa trajectoire symbolique et stellaire, la neige nous apparaît donc avec une étrange puissance d’évocation de la substance. De poétique qu’elle était elle devient philosophique. De petite antithèse sensuelle, chargée d’appels moraux et esthétiques, elle extrapole une vaste cosmogonie. Elle n’efface plus seulement la terre et ses mirages, elle constitue le monde… et même elle constitue l’Être. Voyons s’avancer vers elle le philosophe chétif, au pas mal assuré, mais magnifique :
Le champ de neige est saisi par la vue, comme symbole de l’Être…
Il représente l’extériorité pure, la spatialité radicale…
48et s’accordant avec l’explorateur le philosophe continue :
… Son indifférenciation, sa monotonie et sa blancheur manifestent l’absolue nudité de la substance ; il est l’en-soi qui n’est qu’en soi…
Son immobilité solide exprime la permanence et la résistance objective de l’en-soi ; son opacité et son imperméabilité… me fascinent comme la pure apparition du non-moi…
49Cette « fascination », que Sartre frileux et métaphysicien éprouve confirme l’« obsession » essentielle d’où nous étions partis pour rêver cette étude. La neige est consacrée matière, et même substance par le philosophe, le montagnard ou l’explorateur polaire. Car la neige est obstacle à notre activité comme à notre affectivité attiédie. L’explorateur parle encore la même langue que le métaphysicien :
Pour nous, là-haut, la neige est un labeur sans fin… C’est une chose qu’il faut sans cesse déblayer avec la pelle… C’est la chose dont il faut se garer sans cesse.
50Comme l’être, la neige est « l’en-soi » qui barre la piste au projet du « pour-soi », elle se fait obstacle à la marche, comme pétrification au désir. Marche titubante de Guillaumet perdu dans les Andes que nous raconte Saint-Exupéry. Marche compacte de l’explorateur : « Elle rend la marche toujours pénible… Ou vous glissez dessus, ou vous butez dedans comme un vieux cheval… » Elle entrave même le projet du repos terrestre : « Chaque fois qu’elle drifte elle remplit l’iglou à croire qu’on vous en jette des pelletées en pleine figure… » Le fait de l’obstacle, de l’autre m’atteint en plein cœur, le fait de la neige, encore plus opaque, me gifle le visage. C’est ici que nous retrouvons le caractère négatif de cet être. Tout obstacle est négation, tout être est néantisant par essence, il n’en a pas moins les moiteurs et les douceurs de l’existence, alors que l’en-soi, tout massif qu’il soit, n’en apparaît pas moins comme celui qui estompe, défait, efface et contrecarre le projet de ma libre expansion. Mais voici que le philosophe s’enhardit, la dialectique le pousse à la lutte, héroïque il chausse les skis. « Le but est de faire quelque chose avec cette neige. » Le sport, et jusqu’à l’humble bonhomme de neige est : « transformation d’un milieu du monde en soutien de l’action. » Mais le philosophe diffère profondément du poète… Le sport n’était pour celui-ci que jouissance de la vitesse pure, copulation avec l’absolu. L’ambition philosophique est plus impérialiste. Le poète ne voulait que saisir le surréel par delà les contradictions, le philosophe veut réduire ces contradictions, dominer l’une par l’autre. Impérialisme réaliste plutôt que surréalisme poétique :
Le sens du ski… n’est pas seulement de me permettre des déplacements rapides… c’est aussi de me permettre de posséder ce champ de neige : le parcours est activité synthétique de liaison, d’organisation…
51L’avarice de l’avoir remplace les générosités extatiques du donner et de l’être. Le philosophe ne se donne pas, il prend et il possède ou il retient. Vieille mentalité fécale des pensées ontologistes. Totalitarisme sado-masochiste de tous les systèmes, ontologie aux interdits précis comme une dissection d’entomologiste. « Je suis celui qui informe le champ de neige, par la libre vitesse que je me donne. » Orgueil d’informer, de marquer, et à la limite, de salir. Le philosophe recherche l’être, le poète en est pénétré et se moque des formes au profit des jouissances. Et voici que s’étage une vérité de plus, sur un axe inédit de notre pensée. A la vérité du faire de la science « nouménotechnique », à la vérité de l’être surréel de la poésie, vient s’ajouter la vérité de l’inquiétude et de la quête d’un avoir toujours métaphysique. Vérités antagonistes, parce que la pensée jalouse se referme à l’exclusion de toute autre sur l’une d’elles, seule. Toute pensée sérieuse est toujours fermée, ce sont les matières qui viennent l’ouvrir. Seul l’obstacle de la matière, des expériences et des fortuites rencontres, vient briser la solitude systématique de la pensée. La matière est leçon d’humilité pour les orgueilleuses exclusives de l’esprit. Encore une fois ces vérités ne sont point pirandelliennes, mais cardinalement écartelées, comme les points géographiques des intentions de l’esprit. Toute vérité est subversive, et seule une doctrine de la subversion peut être celle de la vérité totale. Ce qui fait la cohérence des plurialités éparpillées de la pensée c’est la volonté de révolte polémique qui les propulse. La substance de l’esprit c’est finalement l’éclatement nucléaire de la liberté.
52Telles sont les leçons que l’on amasse en méditant la neige. Et finalement la neige, au même titre que l’eau, l’air, le feu et la terre, au même titre que beaucoup d’obstacles qui émerveillent l’esprit, nous apparaît bien constituer une authentique matière. Elle possède bien cette majesté que G. Lely exige de la matière poétique. « C’est-à-dire la signification humaine la plus générale… », et dont on retrouve la trace sur tous les plans de la rêverie, même le plan philosophique. Si nous suivons le profil d’intensité des images poétiques, c’est-à-dire si nous recherchons la vraie poésie, nous observons qu’elle se trouve lorsque les images se matérialisent et lorsque l’expression se substantifie. La nécessité poétique est nécessité de substantification. On comprend alors que la poésie soit la véritable alchimie, loin des « épithètes qui pourrissent », comme le dit encore G. Lely. C’est là qu’est toute la différence entre les rimes d’É. Reynaud, rafistolées d’adjectifs, et l’image du verbe de Supervielle. Mais pour atteindre ces « matières primordiales » il faut inverser la psychanalyse de purification scientifique que préconise Bachelard, il faut s’enfoncer dans le magma des délires et des rêveries et s’écarter des voies rectilignes de la raison. Il faut pour cela repousser le scientisme déjà élaboré des classifications quaternaires et autres de la matière. Il faut ne pas vouloir « guérir l’esprit de ses erreurs », c’est-à-dire de ses irrationnalités. Et Bachelard, le scientifique, a raison d’équilibrer son œuvre d’épistémologiste par un certain poids de malsaine curiosité pour l’obstacle épistémologique. L’axiologie – c’est-à-dire l’étude de ce qui nous tient à cœur, de ce que nous « avons dans la peau » – vient contrebalancer l’épistémologie. L’angélisme est un produit de l’idéalisme scientifique. Le rôle de la vraie philosophie est de coordonner les valeurs disjointes, les intentions ennemies. Car la philosophie n’est ni roman d’anticipation scientifique ni enlisement schizophrénique. Elle est sagesse terrestre. Elle sait pour cela faire place, à côté de la science exacte et idéale, aux intimités de la poésie et de la mythologie. Toute sagesse qui n’a pas son grain de folie n’est pas véritablement humaine. L’humanisme authentique est celui qui sait faire la part de la faiblesse et de tout ce qui est erreur aux yeux de la science. Il faut de tout pour faire un homme.
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