1. « La Révolution entre dans la littérature » : l’exemple de la Pologne
p. 305-318
Texte intégral
La violence, le sang, le régicide : sur quelques images de la Révolution française dans la poésie romantique polonaise
Il s’est levé, voici le jour sanglant ;
Qu’il soit pour nous le jour de délivrance
Dans son essor, voyez notre aigle blanc
Les yeux fixés sur l’arc-en-ciel de France
Au soleil de juillet, dont l’éclat fut si beau,
Il a repris son vol, il fend les airs, il crie :
Pour ma noble patrie,
Liberté, ton soleil ou la nuit du tombeau1 !
1Voici la première strophe du poème de Casimir Delavigne, composé en février 1831, en signe de solidarité avec la Pologne. Depuis trois mois, le pays est engagé dans un soulèvement auquel l’histoire donnera ensuite le nom d’« insurrection de novembre ». Le poème, intitulé La Varsovienne, est immédiatement traduit en polonais par Karol Sienkiewicz, alors que Karol Kurpiński, chef d’orchestre du Théâtre de Varsovie, en compose la musique. Bientôt, le chant devient une sorte d’hymne national et, depuis, accompagne les différents moments dramatiques en Pologne. Dans ses deux versions, l’originale et la traduite, le texte est saturé d’allusions et d’images récurrentes. Le sang, évoqué dès le premier vers, est là dans son rôle régénérateur, la liberté étant métaphorisée grâce à l’image de l’aube ensanglantée. Dans l’image qui suit, l’isomorphie de l’aigle s’envolant vers l’arc-en-ciel français et celle du soleil de juillet est nettement perceptible. Nous y reviendrons dans la suite de nos considérations.
2Le lien entre les nombreux soulèvements polonais de la première moitié du xixe siècle et la grande Révolution française de 1789-1799, le chercheur en littérature en mesurera les rapports implicites et explicites en interrogeant le champ de l’imaginaire, etc. Dans tous les cas, il est souhaitable de tenir compte du cadre historique des événements exposés.
3Les insurrections polonaises (et non révolutions…) mentionnées ont été dirigées d’abord contre la Russie tsariste (en 1794, 1830 et 1863), ensuite contre deux autres puissances responsables des partages successifs de la Pologne : la Prusse et l’Autriche (en 1848). Un coup d’œil rapide sur la chronologie des faits, respectivement historiques et littéraires, permet de mesurer les points convergents et divergents des deux domaines : à savoir, les chefs-d’œuvre romantiques polonais répondent, parfois de très près, mais souvent d’assez loin, au bruit des batailles en France. Autrement dit, l’écho des rapports entre les insurrections polonaises et les révolutions françaises respectives n’est pas toujours immédiat, puisque la littérature polonaise n’a pas créé de grandes œuvres reproduisant directement ou bien évoquant en tant que tels les événements de la grande Révolution française. Il en est de même pour les Trois Glorieuses, en 1830. Néanmoins, il est indéniable que toutes les révolutions françaises, avec leurs emblèmes, ont marqué, sinon fécondé en profondeur, l’imaginaire des écrivains polonais, poètes, dramaturges et prosateurs du xixe siècle. Nombre d’entre eux, surtout ceux émigrés en France – dont les plus grands : Adam Mickiewicz, Juliusz Słowacki, Zygmunt Krasiński, Cyprian Kamil Norwid –, sont devenus non seulement les pères spirituels des insurgés polonais des années 30, 40 et 60 du xixe siècle, mais surtout des chantres de leurs envols et chutes réitérés. Chutes surtout : tant il est vrai que les insurrections polonaises ont toutes été manquées, en dépit de leurs spectaculaires succès initiaux.
4Certes, l’interpénétration, voire l’engrenage du politique et du poétique n’a rien d’extraordinaire. Toutefois, à l’époque romantique et du point de vue de la mythologie polonaise qui s’abreuve des échecs politiques essuyés par la Pologne dès la fin du xviiie siècle, ce lien, ou nœud, semble particulièrement inextricable. Et aussi le plus lourd en conséquences : l’inconscient collectif, partant l’imaginaire polonais au sens le plus large du terme, en porte une empreinte indélébile. Pour le plus grand bien ou le plus grand mal des Polonais : le saura-t-on jamais… ? Mais ceci n’est pas notre propos.
5Selon l’expression de Maria Janion, critique littéraire experte en matière de mythologie et martyrologie polonaise à l’époque romantique, la grande première du romantisme polonais a eu lieu sur une scène vraie et sanglante2. En voici les circonstances, authentiques mais mythogènes à souhait : la nuit du 29 novembre 1830, à Varsovie, dans le jardin du palais du prince Constantin, frère et régent de l’empereur russe Nicolas Ier, et à l’époque roi de Pologne, les jeunes conjurés se réunissent pour donner le signe du soulèvement. La nuit même, ce groupe de 24 conjurés, essentiellement jeunes officiers, journalistes et écrivains, s’empare de la résidence du prince qui prend la fuite. Les insurgés, aidés de 15 000 Varsoviens, simples habitants civils, prennent d’assaut le bâtiment de l’Arsenal et tuent six généraux polonais fidèles au prince, donc au tsar. Le lendemain, les insurgés se rendent maîtres de la ville ; bientôt, le complot militaire se transforme en une insurrection nationale, et celle-ci en une guerre polono-russe, suivie de répressions et d’exils.
6En cette nuit de novembre 1830, on est à la fois près et loin de la romantique bataille d’Hernani, d’il y a neuf mois, à la Comédie-Française. Les insurgés polonais, désireux d’abolir la tyrannie politique et de libérer le pays, et non une forme d’expression littéraire, sont armés de baïonnettes et de fusils véritables. Ils déclenchent un drame sanglant, une guerre d’autant plus héroïque que vouée à l’échec. Aussi, toutes proportions gardées, se retrouve-t-on beaucoup plus près des événements d’il y a 40 ans, ceux qui ont fait tomber les têtes les mieux couronnées et couler des flots de sang en France, que de la représentation à la Comédie-Française de la pièce de Victor Hugo, celle où le fer s’est trouvé inscrit en lettres rouges de sang sur des feuilles de papier : hierro… Toutefois, pour reprendre les métaphores du chant de La Varsovienne, en Pologne, « le jour de délivrance » ne viendra pas de sitôt succéder à la nuit de novembre, et la sortie de « la nuit de tombeau » sera imaginée telle la traversée d’une mer rouge de sang versé. Aussi Ryszard Berwiński, poète considéré comme mineur (1819-1879), écrit-il dans son poème La Marche de l’avenir :
Et là-bas, cette terre promise
Couverte de la verte garrigue
[…]
Nous attend, au-delà d’une mer
De sang !
Au-delà d’une mer rouge !
[…]
Bons couteaux prenons
Au-delà de la mer de sang
Allons !
Au-delà de la mer rouge3 !
7L’image de la « mer de sang » qu’il faut traverser (ou du sang à verser… ?) afin de renaître est-elle plus abstraite que celle du « sang impur » abreuvant « nos sillons » chanté dans La Marseillaise ? Peut-être bien. Il importe surtout que, dans les deux cas, la figuration directe de la violence meurtrière soit médiatisée par les images élémentaires, volontiers chthoniennes, partant proches de l’expérience rurale – celles d’une terre que l’on cultive, ou laboure – et aquatiques – celles de l’immensité de la mer. La mer y est imaginée non seulement dans sa dimension spatiale, son étendue se dressant tel l’obstacle infranchissable, mais surtout s’étalant à la manière d’une immense flaque de sang, celui de l’ennemi dans lequel il va falloir patauger. À ce propos, force nous est d’évoquer un événement relativement récent, mais devenu mythogène à souhait : une autre insurrection, dite de Kościuszko, dirigée contre la Russie et contre la Prusse (1794). La mémoire de ce grand soulèvement militaire, héroïque et marqué par quelques victoires, mais en fin de compte manqué et, qui plus est, ayant eu pour conséquence immédiate le troisième partage de la Pologne, resta longtemps vivante. Dans l’imaginaire des années 1830, l’idée de l’imminence de l’effusion de sang est non seulement fortement ancrée dans le conscient collectif, mais aussi accompagnée d’une sorte d’orgueil, ou de bravade désespérée. Aussi les paroles du chant de l’époque, dit La Polonaise de Kościuszko, composé en 1792 et connu dans la version modifiée en 1830 par Rajnold Suchodolski, semblent-elles des plus significatives :
Regarde-nous, Kościuszko, du haut de ton ciel :
Tu nous verras dans le sang de nos ennemis patauger
[…]
Voici de la liberté chant, chant, chant,
Pour elle nous verserons sang, sang, sang4.
8Parfois, l’image évocatoire de la vengeance et du carnage inévitable, à peine adoucie par un climat pseudo-rustique, se veut prophétique :
Ohé, hé ! Dans la forêt verte
Par nuées s’abattent les oiseaux,
Toutes corneilles et tous corbeaux :
La charogne leur sera offerte !
Ohé, hé ! Chaque nuit dans le village
Les chiens hurlent, solitaires ;
Les gens parlent, ne veulent se taire :
Terrible sera le carnage5 !
9Or, il y a des textes d’accès beaucoup plus difficile mais particulièrement dignes d’attention. Ainsi, dans la troisième partie des Aïeux (Dziady) d’Adam Mickiewicz, le chef-d’œuvre du romantisme polonais, Konrad, le protagoniste, se trouve emprisonné, avec d’autres jeunes conjurés, à Wilno. Bouleversé par les échos des représailles tsaristes, il improvise et entonne un chant. Ce chant, émanation de la double nature de Konrad, figure le mal actif, le mal à l’œuvre, dirigé contre l’ennemi dans un acte de vengeance vampirique. Voici un large fragment du poème, sans doute l’un des plus percutants de la poésie romantique polonaise :
Mon chant dans la tombe était déjà froid
L’odeur du sang le fait du sombre empire
Lever les yeux ; il se dresse tout droit
Assoiffé de sang comme les vampires :
Il a soif de sang, soif de sang, de sang.
Oui ! de l’ennemi vengeance, qu’on tire
Vengeance avec – ou sans – Dieu tout-puissant !
Mon chant dit que je reviendrai sur terre
Le soir ; il me faudra mordre mes frères,
Mes compatriotes d’abord, si tôt
Que dans la gorge l’un aura mes crocs
Plantés, ils seront comme moi vampire.
Oui ! de l’ennemi vengeance, etc.
Lors de l’ennemi nous boirons le sang,
Quand sa dépouille sera dépecée
À la hache, des pointes enfoncées
Dans ses mains et ses pieds, assurément,
Il ne renaîtra pas un jour vampire.
Oui ! de l’ennemi vengeance.
[…] etc.6.
10Mort et mis au tombeau, mais déjà se dressant « comme les vampires », c’est le chant lui-même qui se libère et transforme en vampire, dès lors identifiable avec le protagoniste : « Mon chant dit que je reviendrai sur terre […] mordre […]. » On remarquera la violence extrême du meurtre projeté, puisque l’ennemi de l’insurgé ne serait pas tout simplement tué, mais, son sang bu, « sa dépouille » massacrée et « dépecée / À la hache ». Le texte de Mickiewicz développe toute une action dynamique, et la folie vengeresse du chant de Konrad transgresse les tabous, le révolté lance son défi : « avec – ou sans – Dieu ». Ainsi, la victime du mal infligé par l’ennemi rejette le rôle du martyr politique passif, puisque la frénésie vampirique est un acte d’engagement patriotique. Qui plus est, la révolte solitaire de Konrad se serait transformée en une lutte solidaire, ce que la traduction française efface, en ne gardant, dans la suite du chant qu’un seul verbe actif au pluriel : « de l’ennemi nous boirons le sang », le reste du discours se diluant dans le passif : « sa dépouille sera dépecée », etc. Or, la version originale développe l’image des nombreuses activités vengeresses, menées collectivement, à savoir : « nous irons » (pójdziem), « le sang boirons » (krew […] wypijem), « la dépouille dépècerons » (ciało […] rozrąbiem), « des pointes enfoncerons » (goździami przybijem).
11Les figurations vampiriques, frénétiques à souhait, reviennent dans le poème Zgasły dla nas nadziei promienie (Les rayons de l’espérance sont éteints pour nous), attribué à Leon Kapliński, peintre et poète, actif à Paris dans les années cinquante du xixe siècle. Le désespoir après l’échec de l’insurrection s’y articule comme suit :
À quoi bon armes et couteaux
Puisque sommes du couteau jaloux
Nous voulons, avec nos propres dents
Mordre la chair jusqu’à l’os et le sang
[…]
Puisque sont éteints les rayons de l’espoir
Avant que revienne l’ aube pâle
Groupons-nous, nous les vampires
Que le sang ennemi étanche notre soif, assouvisse nos désirs7.
12Ce sont les lois naturelles (et spirituelles) qui co-déterminent, on voulait bien le croire, la nécessité de la violence, d’où la grande carrière des images de la nature déchaînée. La fréquence de la métaphore du volcan en éruption qui détruit l’ordre ancien y rivalise avec celle du grain qui ne meurt jamais pour émerger des entrailles de la terre, l’heure de la résurrection venue. Les images de violence tellurique abondent aussi dans des textes non poétiques, comme en témoigne un article de Mickiewicz sur la structure du futur Parlement (1832) :
[…] nous vivons à l’époque de grands changements de l’ordre en Europe. […] Le bâtiment reste encore debout comme ébranlé dans ses fondements, mais, au premier souffle du vent, il s’écroulera. Ce changement […] menace […] comme un déluge […]. Les philosophes, poètes, prêtres, paysans prédisent cette tempête. Il suffit de lever les yeux, là l’abbé Lamennais, Schelling, Lamartine, Chateaubriand […] comme les drapeaux en haut des tours, montrent d’où la tempête se lève. Il suffit de mettre l’oreille à la terre […] : le bruit y retentit qui annonce le tremblement de la terre. […] je sens qu’il est inévitable8.
13Ainsi, la révolution ne résulte pas uniquement de la seule activité humaine, puisqu’elle ne fait qu’obéir aux lois de la nature. Les images récurrentes de l’orage, du déluge, des tremblements de terre et éruptions volcaniques la médiatisent ; la représentation de la lave, métaphore du peuple, ou de la nation soulevée, en est issue. Cachée dans les profondeurs de la terre, la lave humaine renferme un feu prêt à exploser ; en voici une évocation particulièrement dynamique, prise dans la troisième partie des Aïeux :
Notre peuple est ainsi que la lave : coriace,
Froid, sordide au-dehors, mais un siècle en son cœur
N’éteindrait pas son feu ; sur cette carapace
Crachons et descendons jusqu’en ses profondeurs9.
14La souterraine « forge de la nature » se transforme et devient une « forge de la révolution ». L’imaginaire spéluncal et volcanique s’y trouve mis au service de l’idéologie à la recherche d’une sanction, sinon loi à la fois morale, naturelle et métaphysique, capable de justifier l’imminence du déchaînement révolutionnaire.
15L’imaginaire révolutionnaire de cette poésie s’exprime aussi à travers le registre aérien. À la profondeur tellurique, abyssale et ignée correspond un dynamisme ascensionnel, celui du vol dans l’espace. Dans Les Aïeux, le protagoniste devient actant principal de ce dynamisme, pareil en cela à l’énigmatique être ailé du poème Dieu (1855-1891) de Victor Hugo, celui qui monte à travers l’espace immensurable, quand bien même la chronologie exclut tout rapport direct entre les deux textes. Dans le poème polonais, la scène de l’envol succède au chant vampirique, et Konrad continue son chant en s’accompagnant d’une flûte. En voici quelques fragments :
Je vole ! Les plus hauts sommets atteints,
Mon essor au-dessus du genre humain,
Parmi les prophètes m’enlève
[…]
Mes mains vont déchirer les brumes
Tout comme des tempêtes. Tout s’allume
Il fait jour, sur les nations au lointain
Je plonge mon regard
[…]
Semblables à l’éclair, mes yeux ;
[…]
L’aigle, c’est moi, de la foudre le maître10.
16Le rapport entre l’être ailé et la figuration de la révolution n’est ici saisissable qu’au second degré, aussi ne faisons-nous qu’en signaler la présence. Or, c’est dans le versant mystique de la poésie polonaise du xixe siècle que s’abritent les images aériennes les plus pertinentes, celles où l’isomorphie de l’air, du vent et de l’aile d’ange médiatise les visions apocalyptiques de la révolution. Ainsi, dans les poèmes de Juliusz Słowacki, le vent est synonyme du souffle de la révolution, avant de se métamorphoser en Esprit :
Le folâtre, le céleste et l’angélique vent
Détaché comme une aile des visions de saint Jean
Comme un diamant diaphane, et comme le feu doré11…
17Tel le chant mickiewiczien, le souffle aérien de Słowacki non seulement déclenche la révolution, mais surtout s’autonomise et se syncrétise pour devenir à la fois mouvement, lumière et voix, puisque « des pierres il arrache une musique invisible » (muzykę niewidzialną wyrywa z kamieni). Ainsi, dans cette vision génésiaque, la révolution à venir ressemblerait à une litho-bio-psychomachie totale. Les forces métaphysiques y auraient relayé les lois de la nature, dans une lutte finale du bien et du mal, où l’acte de détruire et celui de construire se seraient interpénétrés, comme dans ces vers de Roman Zmorski :
Je suis l’ange-destructeur
Je suis l’ange-purificateur
[…]
Ohé ! Humains ! J’arrive en volant
Feu et flammes apportant.
[…]
Le sang coulera de leurs mains
Ils se dévoreront
Et se déchireront
Tels les loups pris de rage par la faim
[…]
Je suis l’ange-destructeur
Je suis l’ange-rédempteur12.
18C’est également l’imaginaire ascensionnel qui structure l’Ode à la jeunesse (1820), de Mickiewicz, poème emblématique du jeune romantisme polonais. Compte tenu de la chronologie, il faut y entendre aussi bien un écho de la topique révolutionnaire qu’une vision prémonitoire, et non une allusion directe aux événements immédiats. Cependant, la fonction de cette topique diffère de celle commentée ci-dessus. Le poème s’organise autour des images de l’envol aérien accompli au-dessus « d’un monde qui meurt », du « chaos de paresse », des « pourrissantes eaux », de « la nuit », de « la glace insensible » et de « l’ombre des préjugés ». À la fois destinatrice et destinataire de l’Ode…, la jeunesse, exaltée et munie d’ailes (on notera les symboliques images récurrentes : œil, soleil, aigle…) aura vaincu la violence des éléments : la tempête, la foudre, le feu, et cela, on le devine, par la seule puissance de la volonté. Ici, point de sang, point de violence, sinon celle de la nature engendrant l’aurore de liberté :
Plus haut que l’horizon, jeunesse,
Prends l’essor – et d’un œil pareil
À l’œil pénétrant du soleil,
Transperce, toi, l’humaine espèce !
Ensemble, jeunes amis !…
La route est glissante et raide,
Violence et faiblesse en sont les gardiens :
Mais violence à violence cède,
De bonne heure, apprenons que faiblesse se vainc !
[…]
Jeunesse, le vol d’aigle t’emporte,
Comme la foudre sont tes bras !
[…]
Du chaos le monde de l’âme naîtra
[…]
La glace insensible se crève
[…]
Où le soleil se lève13 !
19En 1822, dans un poème historiosophique, à travers une série d’allusions, Mickiewicz évoque la grande Révolution en tant que monstre révolutionnaire des Gallois, le dragon mythologique dont les dents, semées comme des grains, ont jadis donné la vie à toute une armée de guerriers. L’histoire s’en trouve comme inscrite dans le grand mythe chthonien, puisque c’est la terre qui engendrera les vengeurs géants, et c’est du sang des révoltés qu’une vie nouvelle prendra naissance. Pourtant, le ton du poème n’est guère apologétique. Le poète réprouve la folie, signale la face monstrueuse de toute révolution, bien que ce soit la monstruosité elle-même qui produise la gloire future. Une pareille mythologisation se retrouve dans Kordian, le drame de Juliusz Słowacki (1834). Cette fois-ci, c’est le mythique combat de Titans qui médiatise l’image de la révolution :
En ce temps-là, les grands Titans du midi
Contre le Dieu, les rois et l’esclavage se sont révoltés.
Le Dieu n’a fait que sourire sur son trône de saphir
Mais les rois sont tombés comme des tilleuls coupés
La guillotine, couverte de lambeaux de linceuls
Infatigable, remuait son bras en acier14.
20Dans la suite de la pièce, le dramaturge fait apparaître le fantôme de la tête coupée de Louis XVI. Jadis, lit-on, l’impératrice Catherine a fait placer celle-ci sur le corps acéphale de Stanisław August Poniatowski, dernier roi de Pologne. Ainsi, avant d’être démembrée, la Pologne n’aurait pour roi qu’un fantoche avec une tête macabre… Kordian, le héros éponyme, ironise sur le caractère grotesque d’une telle royauté et cherche à justifier le régicide. Or, pour lui, il s’agit maintenant de tuer le tsar Nicolas Ier, tenu pour usurpateur, donc profanateur de la couronne polonaise : « Je suis des tsars l’assassin ; / Je vais tuer […] / j’irai […] / Me rafraîchir dans le sang15. » Cependant, le moment venu, Peur et Imagination, projections personnifiées de la psyché du protagoniste, dressent devant lui des scènes sanglantes, où un cortège des spectres des rois tués avance. Alors, Kordian succombe : le régicide, perçu comme un sacrilège et une souillure, n’est pas envisageable, car il y va de l’honneur du peuple polonais.
21Le drame de la conscience révolutionnaire romantique repose bien dans ce déchirement entre la nécessité d’abolir le pouvoir ennemi et le sacrilège du régicide. Le modèle français ne saurait être suivi dans un pays où la monarchie est élective, tant il est vrai que, selon la célèbre formule du poète Cyprian Kamil Norwid : « Aucun roi de Pologne n’est monté à l’échafaud.16 » Cependant, en 1849, Mickiewicz dans La Tribune des peuples, journal édité à Paris, s’exprime à propos du…
[…] droit de tenir pour ennemi toutes les vieilles dynasties […] même celles les plus estimables dans leur vie privée […] ; le peuple doit être méfiant envers tous les représentants de l’Église attachés au culte de l’absolutisme […].
22Ainsi, la vieille Europe avec ses rois indignes serait vouée à la destruction : tous les romantiques polonais semblent y souscrire. À peine une petite nuance de pitié émerge de cette vision d’Anhelli, héros éponyme du poème en prose de Słowacki (1838) :
Sur les fleuves ensanglantés et sous les portiques des palais, les rois pâles se tiennent debout, leurs habits écarlates serrés contre leur poitrine, pour se préserver des balles qui sifflent et de la tempête de la vengeance humaine. Leurs couronnes s’envolent de leurs têtes comme des aigles bleus, et les crânes des rois sont nus.
Le Dieu lance des foudres sur les têtes chenues et sur les fronts dépourvus de couronnes17.
23Les fleuves de sang, la foudre, le régicide. Le fantasme romantique de la révolution semble se résorber dans cette image complexe, réceptacle de la triple violence : celle de l’homme, celle de Dieu et celle de la nature.
Note sur la Pologne
***
24Comme la Grèce, mais pour des raisons différentes, la Pologne occupe une place à part : elle est l’exemple d’une nation aux frontières constamment remises en question, au sentiment « national » bafoué. Rappelons que lorsque Stendhal séjourne à Vilnius, au moment de la retraite de Russie, celle-ci est alors territoire polonais et de langue polonaise (voir la lettre à Pauline, datée de « Wilna, le 7 décembre 1812 », dans laquelle Stendhal précise avoir « tout perdu » et n’avoir « que les habits [qu’il] porte »).
25Le premier numéro de l’Edinburgh Rewiew lu par Stendhal, en janvier 1814, comporte un appel contre le partage de la Pologne, décidé après la chute de l’Empire. Le 14 août 1814, Stendhal écrit à Pauline :
Si tu veux voir l’histoire de France écrite d’avance, lis les trois derniers volumes des Stuarts de Hume, et la Pologne de Ruhlière. (Il s’agit de l’ouvrage de C. -C. de Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne et du démembrement de cette République, suivie des Anecdotes sur la révolution de Russie en 1762, 1807.)
26À ce sujet, voir Henri F. Imbert (Les Métamorphoses de la liberté ou Stendhal devant la Restauration et le Risorgimento, Paris, J. Corti, 1967, chap. iv, « La Révolution anglaise, le destin de la Pologne et la Restauration française », p. 89-100) :
Ce qui rapprochait la Pologne de la France de 1815, c’était d’être une nation vaincue. Stendhal regrettait qu’il n’y ait eu « ni Carnot ni Danton » […]. Après la chute de l’Empire, il y a une exploitation sentimentale et politique de la question polonaise […]. En 1814-1815, la Pologne est le symbole des patries vaincues et des libertés perdues.
Notes de bas de page
1 C. Delavigne, Œuvres complètes, Paris, Delloye et Lecou, 1836, p. 564.
2 Il s’agit particulièrement des études suivantes : M. Janion et M. Żmigrodzka, Romantyzm i historia [Romanticisme et histoire], Varsovie, PIW, 1978 ; M. Janion, Zło i fantazmaty, Cracovie, Universitas, 2001 ; M. Janion et M. Zmigrodzka, Romantyzm i egzystencja, Gdańsk, Slowo obraz terytoria, 2004. Notre reprenons certaines des idées qui y sont avancées.
3 « A tam ziemia obiecana / Z burzanami po kolana / […] / Czeka nas za morzem / Krwi ! / Za czerwonym morzem ! // […] / Uściśnijmy noże / I dalej za morze / Krwi ! / Za czerwone morze ! » (R. Berwiński, Marsz w przyszłość, dans Utwory wybrane, Cracovie, Universitas, 2003, p. 171-172) Sauf indication contraire, j’ai procédé moi-même aux traductions en français.
4 « Patrz Kościuszko na nas z nieba / Jak w krwi wrogów będziem brodzić / […] / Oto jest wolności śpiew, śpiew, śpiew / My za nią przelejem krew, krew, krew. »
5 « Hej – hej ! W puszczy zielonej / Cmy się ptactawa zlatują, / – A same kruki, wrony – / Snać dużo padła czują ! // Hej – hej ! Co noc za wieś / Biegą wyć w pustkach psi ; / Lud szemrze w każdej wsi / Będzież to, będzie rzeź ! » (R. Zmorski, Wróżby Mazura, dans Poezye, Lipsk, F. A. Brockhaus, 1866, p. 132)
6 A. Mickiewicz, Les Aieux, traduction en français de R. Bourgeois, Montricher, Éditions Noir sur Blanc, 1998, p. 181. « Pieśń ma była już w grobie, już chłodna, / Krew poczuła – spod ziemi wygląda – / I jak upiór powstaje krwi głodna : / I krwi żąda, krwi żąda, krwi żąda. / Tak ! zemsta, zemsta, zemsta na wroga, / Z Bogiem i choćby mimo Boga ! // I Pieśń mówi : ja pójdę wieczorem, / Naprzód braci rodaków gryźć muszę, / Komu tylko zapuszczę kły w duszę, / Ten jak ja musi zostać upiorem. / Tak ! zemsta, zemsta, etc., etc., / Potem pójdziem, krew wroga wypijem, / Ciało jego rozrąbiem toporem : / Ręce, nogi gozdziami przybijem, / By nie powstał i nie był upiorem. / […] / Tak ! zemsta, zemsta, etc. » (A. Mickiewicz, Dziady, Cracovie, Wydawnictwo Zielona Sowa, 2008, p. 117-118) Rappelons que Mickiewicz s’installe à Paris en 1819 et occupe une chaire au collège de France en 1840 (note de M. R. Corredor).
7 « Albo lepiej precz z bronią, nożami, / Bo z nas każdy nożowi zazdrości, / My pragniemy, własnymi zębami, / Szarpać ciało i kąsać do kości. // […] // Więc gdy zgasły nadziei promienie / Zanim zorza zaświeci nam blada, / Stańmy jako upiorów gromada / We krwi wrogów nasyćmy pragnienie. » (L. Kapliński, Zgasły dla nas nadziei promienie, dans M. Janion, Reduta. Romantyczna poezja niepodległościowa, Cracovie, Wydawnictwo Literackie, 1979, p. 280-281) Selon Maria Janion, le vampirisme est l’un des plus originaux et importants fantasmes de l’imaginaire romantique polonais.
8 « Zyjemy w czasie wielkich odmian porządku europejskiego. […] wszystkie zasady […] są podkopane. […] Stoi gmach jeszcze, jak dom podkopany w fundamentach, ale za pierwszym powiewem wiatru upadnie. Ta grożąca odmiana […] jak potop […] Przepowiadają te burzę filozofowie, poeci, księża, wieśniacy […]. Dość podnieść oczy w górę, tam ksiądz Lamennais, Schelling, Lamartine, Chateaubriand […] jak chorągwie na wieżach, pokazują, skąd wiatr zaczyna wzmagać się. Dość ucho przyłożyć do ziemi […] jeden rozchodzi się huk, wróżący trzęsienie ziemi. […] czuję, że nastąpić musi. » (A. Mickiewicz, Myśli moje o sejmie polskim, dans Dzieła, Varsovie, t. VI, 2000, p. 307-311)
9 A. Mickiewicz, Les Aieux, ouvr. cité, p. 238. « Nasz naród jak lawa, / Z wierzchu zimna i twarda, sucha i plugawa ; / Lecz wewnętrznego ognia sto lat nie wyziębi ; / Plwajmy na tę skorupę i zstąpmy do głębi. » (A. Mickiewicz, Dziady, ouvr. cité, p. 160)
10 A. Mickiewicz, Les Aieux, p. 182. « Wznoszę się ! Lecę ! Tam, na szczyt opoki – / Już nad plemieniem człowieczem, / Między proroki. / […] / Rękami jak wichrami mgły jej rozdzieram – / Już widno – jasno – z góry na ludy spozieram – / […] / za nimi, hej, za nimi oczy me sokole / Oczy błyskawice / […] / jam orzeł ! / […] / jam gromowładny ! » (A. Mickiewicz, Dziady, ouvr. cité, p. 119)
11 « Wicher jakiś z aniołów rozigrany Pańskich, / Oderwany jak skrzydło z widzeń Swiętojańskich, / Przezroczysty jak brylant, a jak ogień złoty / […]. » (J. Słowacki, Uspokojenie, dans Virtual Library of Polish Literature, édition de M. Adamiec, http://literat.ug.edu.pl/jswiersz/071.htm [consulté le 20 novembre 2015])
12 « Jam anioł-niszczyciel, / Jam anioł-czyściciel / […] / Hej ! Ludzie ! Ja lecę / Ogień wszędy miecę / […] / Ręce im całe krwią ścieką, / I będą się żarli / i będą się darli / Jak wilcy, gdy z głodu się wścieką / […] / Ja anioł-niszczyciel / Ja anioł-zbawiciel. » (R. Zmorski, Poezye, Lipsk, Brockhaus, 1866, p. 117-119)
13 Ode à la jeunesse, dans A. Mickiewicz, Ballades, romances et autres poèmes, traduction en français de R. Legras, Lausanne, L’Âge d’homme, 1998. (« Młodości ! Ty nad poziomy / Wylatuj, a okiem słońca / Ludzkości całe ogromy / Przeniknij z końca do końca. // Razem, młodzi przyjaciele !… / Choć droga stroma i śliska, / Gwałt i słabość bronią wchodu : / Gwałt niech się gwałtem odciska, / A ze słabością łamać uczmy się za młodu ! / […] / Młodości ! Orla twych lotów potęga, / Jako piorun twoje ramię. / […] / Wyjdzie z zamętu świat ducha / […] / Pryskają nieczułe lody / […] / Zbawienia za tobą słońce ! »)
14 « Onego czasu wielkie południa Tytany / Powstali przeciw bogu – królom – i niewoli. / Bóg uśmiechnął się tylko na tronie szafirów, / Lecz króle padły na kształt zrąbanej topoli ; / Gilotyna, okryta łachmanami kirów, / Niezmordowana, ręką wahała stalową. » (J. Słowacki, Kordian, Cracovie, Wydawnictwo Zielona Sowa, 2006, acte III, sc. iv, p. 57)
15 « Jam carów morderca ; / idę zabijać […] / pójdę mimo diabłów głosy, / Abym się we krwi ochłodził. »
16 Cyprian Kamil Norwid, Klątwy, dans C. K. Norwid, Pisma Wybrane, t. I, Wiersze, Varsovie, 1963, p. 462 : Żaden król polski nie stał na szafocie.
17 « Nad krwawemi rzekami i na krużgankach pałacowych stoją bladzi królowie, trzymając szaty na piersiach szkarłatne, aby zakryć pierś przed kulą świszczącą i przed wichrem zemsty ludzkiéj. / Korony ich ulatują z głów, jak orły niebieskie, i czaszki królów są odkryte. / Bóg rzuca pioruny na głowy siwe i na obnażone z koron czoła. » (J. Słowacki, Anhelli, XVII, dans Virtual Library of Polish Literature, édition de M. Adamiec, http://literat.ug.edu.pl/anhelli/0017.htm [consulté le 20 novembre 2015])
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