Stendhal et l’idée de nation
p. 199-239
Texte intégral
« Je n’aime ni ne hais aucune nation plus que les autres. »
1En vérité, l’idée de nation a dans tout Stendhal une place si considérable, qu’on la rencontre à chaque pas, que la matière littéraire qu’il élabore est largement une matière nationale : ou que la nation est par excellence littéraire et esthétique. C’est l’idée nationale qui fait l’unité des voyages, des traités comme De l’Amour, des ouvrages d’esthétique et des romans et récits : elle rayonne dans tous les domaines, l’histoire, la politique, l’affectivité, l’érotique, pas de connaissance du cœur humain ou de création sans référence à la nation ; Stendhal n’est pas un nationaliste, c’est un plurinationaliste, auteur de romans français, de romans ou de nouvelles italiennes qui l’ont presque fait entrer dans la littérature italienne, mais aussi de récits espagnols et allemands (Lucien Leuwen a quelque chose d’allemand) ; et il suit fidèlement une thématique de comparaison et de confrontation de personnages de nationalités diverses, il observe le jeu réciproque de ces puissantes variantes de l’homme et de la femme que sont les nations, tout récit devient voyage, les couples d’amants sont, si je puis dire, binationaux (une Russe et un Français, une Italienne et un Français, une Allemande et un Français, une Italienne et un Espagnol, très napolitain il est vrai, et surnommé il Francese, une Espagnole et un Français), ou il nomme Féder son héros parisien, invente un dandy anglo-russe, voit la France par le regard d’un Italien, d’une Allemande de Königsberg, d’un Anglais (sir John Armitage). Il est convaincu que l’homme et l’amour ne sont pas les mêmes à Boston, à Florence, à Paris, et cette conviction le ramène à une humanité définie par les frontières nationales, et il inscrit son œuvre dans le respect et la transgression de ces frontières. « À tous les trois degrés de latitude, la musique, les paysages et les romans devraient changer1. » Le romanesque définit les nations (ou est défini par elles, là est le problème), l’art d’aimer signifie toute une culture, il est national, comme les femmes aimées par lui-même sont en quelque sorte des héroïnes nationales2. Dauphinois de naissance, italien par des ancêtres mythiques, espagnol grâce à une tante qui unit en elle Don Quichotte et Corneille, patriote français, diplomate français aussi, journaliste « anglais », il s’est rendu célèbre comme introducteur de Shakespeare et de Rossini en France, et par tout le mal qu’il a dit de son propre pays, c’est un individu sans coordonnées établies, un itinérant qui essaie les sensibilités, les cultures, les possibilités étrangères, un voyageur impénitent et en quelque sorte décentré, mais son port d’attache est tout de même Paris ou, plus simplement, les Grands Boulevards à Paris.
Un problème brûlant
2Pour le romantisme stendhalien, les nations existent, elles lui sont nécessaires personnellement, car le chemin vers soi (être « plus moi-même » comme il le dit à propos du voyage en Italie), le chemin vers un moi plus accentué et plus total, passe par le contact avec l’altérité, soit l’étranger, objet d’amour ou d’admiration, ou d’aversion, repoussoir ou appui, suscitant un dosage d’adhésion et de refus. Aussi, pour Stendhal, les affinités du cœur limitent la compréhension de l’autre national, mais pour lui toutes les nationalités ont un droit égal à l’existence. Les nations existent encore par une autre nécessité : si le romantique passe de l’absolu rationaliste et classique qui considère l’Homme, à un relativisme qui ne trouve que des hommes ou des individus, il rencontre les grandes individualités nationales : l’individu est national. Si les politologues opposent les sociétés traditionnelles qui sont holistes, où le tout encadre et définit l’individu, aux sociétés modernes individualistes, il semblerait que le romantique confirme et infirme cette dualité : l’individu apparaît comme lié intrinsèquement, intérieurement, à un ensemble qui est la nation ; il la constitue et elle le constitue, dans un mouvement de création réciproque qui surmonte la relation figée et unilatérale du tout et de la partie. En ce sens, chez Stendhal, la conception d’une société individualiste ne va pas sans un aspect holiste : c’est la nation ou l’État-nation, synthèse de la république et de la nation.
3On pourrait dire alors qu’il y a un lien de nécessité entre la nation, la démocratie et le romantisme : les trois termes présupposent le règne de l’individu ; la Révolution met en lumière cette réalité occultée par les monarchies, la souveraineté de la nation et la particularité de chaque nation. Le romantisme stendhalien est la théorie de cette révélation politique et esthétique. Mais aussi, l’idée de nation peut conduire « l’observateur du cœur humain » vers une sorte d’anthropologie nationale, annonçant la typologie des cultures de Nietzsche qui lui-même, à l’image de Stendhal, fait la place que l’on sait aux cultures nationales, en particulier au couple France-Allemagne ; la nation est alors une catégorie universelle de la vie humaine, un principe par lequel les collectivités humaines se représentent elles-mêmes, ou par lequel l’individu se représente dans un tout.
4Mais cette évidence romantique d’une jonction du national et de l’universel, de la liberté démocratique et de la nation, est devenue pour nos contemporains un problème brûlant, un lieu d’affrontement polémique violent ; la modernité n’admet pas l’idée de nation : celle-ci est à la fois l’objet d’une dénégation, elle n’existe pas, et d’un procès pour illégitimité, elle est mise en accusation. Il est difficile d’explorer l’idée romantique de nation sans tenir compte de ce négativisme contemporain : Robert Legros, dans son livre L’Idée d’humanité3, a excellemment analysé le débat entre la reconnaissance immédiate par le romantisme des sociétés historiques, et donc particulières, et leur condamnation par la métaphysique rationaliste des Lumières, qui leur oppose l’universalité de l’homme, implique l’arrachement de la raison à la nature (la nation est alors assimilée aux déterminismes naturels dont la liberté doit s’émanciper, alors qu’elle est « culture » et non nature, l’homme n’est jamais « nature ») ; la démocratie n’est plus l’épanouissement libre des particularités, mais elle impose la tâche de constituer à leurs dépens l’universalité de l’espèce humaine, d’objectiver l’humanité comme ensemble des êtres humains : les appartenances ou les souverainetés nationales sont à la fois inutiles, illusoires, accidentelles ou contingentes. La nation pourrait ne pas être : pourquoi telle nation et pas telle autre ? Le national est accusé d’usurper sur le rationnel, l’historique sur l’universel.
5Dans la rationalité moderne, l’idéologie qui instrumentalise l’idée d’Humanité considère que la nation n’est qu’un refus de l’universel, qu’elle ne s’est jamais prononcée que comme une négation de l’homme, donc une oppression illimitée ; l’homme est universel ou n’est pas. Ce raisonnement qui fait partie d’une sorte de vulgate contemporaine, est explicité, par exemple, par Jean-François Lyotard qui en assume très simplement la sophistique outrancière4 : la nation n’existe que comme un déficit d’universalité, une dérive de l’homme hors de son universalité ; on ne peut être le citoyen d’un État (la nationalité est identifiée à l’État républicain et n’apparaît que dans la Révolution française) qu’en refusant d’être un citoyen universel, en refusant la république universelle posée comme exigence de la raison dans la conception cosmopolitique de Kant5. La république est universelle ou n’est pas une république mais une forme de despotisme : despotisme du nom, ou de l’identité qui réside en toute dénomination de l’homme à partir d’un groupe, d’une appartenance, qui contient une norme, un devoir, l’obligation de se limiter et de se conformer, despotisme d’une singularité collective qui, en se séparant de l’universel, constitue une menace, une négation virtuelle et vite positive des autres hommes ; toute nation se prononce par une sorte de déclaration de guerre, dans une intention de massacre, des hommes étrangers et extérieure. 1789 est une déclaration de guerre à l’humanité, un nazisme latent, une négation de l’universel par le local déguisé en universel : quand un peuple se déclare, il se place dans la logique de l’exception d’une communauté élue, et dans sa contingence il prétend à la domination universelle. Toute indépendance nationale se fait aux dépens de l’humanité, elle est déjà et toujours nazie de fait, toute république est en elle-même une exigence dominatrice qui anéantit les autres. Mais la négation de la nation se pratique au nom de la domination de l’idéologie mondialiste.
6Ce qui récuse la nation, la république nationale, l’indépendance nationale, c’est que « toute réalité singulière complote contre la volonté universelle », « toute singularité (individu, famille, parti) qui prétend occuper cette place (donner une norme) est soupçonnée de ne le faire que pour un despotisme de la singularité ». C’est bien l’idée : le singulier en se distinguant de l’universel, le nie et se nie comme liberté. « À ne vouloir qu’être français, les Français renoncent à la délibération et à l’histoire universelles, à l’idéal de liberté. » Le nous, le nous autres nationaux, est despotique ; tout pouvoir singulier, séparé, se donne comme fin de l’histoire humaine, et comme il prétend être lui-même la finalité de l’humanité, il crée une légitimation historique oppressive.
7Le raisonnement est purement rationaliste, seul l’universel est nécessaire, le singulier, le contingent, le local, l’historique sont réactionnaires par essence. Ce qui rejette dans les ténèbres du nazisme toute l’évolution démocratique et nationale de l’histoire moderne ; mais ce qui me frappe le plus dans cette démonstration que chacun jugera, c’est le final : le marché économique échappe seul à cette condamnation, l’hyper-révolutionnaire est en fait un hyper-libéral mondialisé jusqu’aux yeux. Le marché n’est pas despotique, il est universel et libre, il ne prescrit et ne proscrit rien, il est l’échange à l’état pur, toujours mobile et nouveau. On a enfin trouvé l’homme universel6.
8On dit parfois que ce qui est excessif est insignifiant ; ce n’est pas vrai à notre époque : le texte de Lyotard est très représentatif, et je dirais que cette haine du singulier, du local, du fortuit, de l’individuel, de l’historique enraciné en un temps et en un lieu, et considéré comme l’antithèse absolue de l’universel, c’est une position remarquablement moderne et totalement anti-stendhalienne. Mais le théoricien du postmoderne est rejoint par l’historien positiviste qui, ne trouvant plus la nation dans l’histoire telle qu’il la construit, en conclut qu’elle n’existe que comme récit rétrospectif de légitimation, comme légende qu’une population se raconte pour expliquer son unification et imposer un conditionnement des esprits ; la nation est une réinterprétation rétrospective du passé selon les exigences idéologiques du présent en quête d’une tradition, c’est un pieux mensonge, et le découpage de la réalité humaine en secteurs d’objectivité susceptibles d’être reconnus par la science historique, en déterminismes repérables comme objets (l’économique, le sociologique, le juridico-politique, le religieux, le culturel, le symbolique), ne découvre jamais la spécificité nationale, la qualité nationale, extérieure à ces mécanismes objectifs, la nation est l’invention d’une mémoire, jamais un phénomène retrouvable par la science. Et en effet, son idéologie la dissout par son impuissance à la rencontrer.
9Que la nation implique ce qu’il faudrait appeler un choix de valeurs, c’est une évidence pour Stendhal (et pour Nietzsche) et c’est incompréhensible pour la science, qui ne peut jamais les percevoir dans ses dispositifs objectifs. Je prends un exemple : Stendhal est convaincu que Venise a créé une sorte de culture de la gaieté, c’est la ville du rire insouciant ; quelle preuve en donne-t-il ? Les mœurs, la vie quotidienne, le vécu perceptible, partageable des gens, la culture vénitienne (théâtre, poésie vernaculaire, impossibilité pour le public d’accepter la tragédie), des anecdotes. Peut-il prouver qu’on y rit plus qu’ailleurs, autrement qu’ailleurs ? Tout voyageur est condamné à généraliser, à trouver toutes les Françaises rousses et acariâtres, ou, comme Stendhal, à déclarer que les Lyonnaises ont le pied petit. Il invente des généralités, parce que le général est le seul donné objectif ou scientifique. Alors le national ne relève pas d’une connaissance possible.
10Mais le problème doit être déplacé : la nation n’est pas un objet justement, un ensemble de faits, un donné constatable extérieur à l’observateur comme la courbe du PNB ou celle de l’illettrisme. Que le Vénitien aille tous les matins à la chasse au bonheur dans une disposition à la gaieté, ne peut le percevoir que celui qui participe à cette disposition, qui la perçoit parce qu’il la partage et qu’il la comprend ; l’ensemble d’attitudes, d’habitudes, de convictions spontanées, de normes plus ou moins conscientes, de valeurs qui distinguent dans Stendhal le Vénitien du Florentin ou du Romain déjoue toute prise objective et rationnelle : pour les constater, il faut d’abord les comprendre, et pour les comprendre, les ressentir. Les trouver en soi pour les trouver hors de soi. Le national ne se donne qu’à condition qu’on le reproduise en soi, qu’on le trouve en soi-même comme une possibilité. Il n’est pas accessible comme un donné objectif, mais comme un possible subjectif.
11Alors on peut comprendre l’erreur de l’historien : il cherche la nation comme le médecin matérialiste du xixe siècle qui disait qu’il n’avait jamais trouvé l’âme au bout de son scalpel en faisant l’anatomie d’un cerveau ; à quoi on répondait que dans une dissection l’âme se trouve du côté de celui qui la fait et pas du corps qui la subit. La nation n’est pas un objet déterminé, mesuré, chiffré, produit, c’est la force qui produit ; ce n’est pas une chose, c’est une virtualité vivante ; elle n’est pas un donné, mais une dynamique créatrice ; elle est peut-être produite, mais elle est sûrement productrice d’elle-même ; et elle ne se trouve que dans ses œuvres, par exemple les valeurs qui soutiennent la vie quotidienne et qui lui donnent un sens. Elle est constituante autant et plus qu’elle est constituée. Les hommes qui l’inventent sont inventés par elle, ils l’inventent dans leurs œuvres et en sont eux-mêmes les œuvres. Elle n’est pas un objet définissable ou identifiable, mais une capacité de produire à laquelle participent tous ses membres ; elle n’est pas séparée des individus qui ne peuvent pas s’en séparer.
12Autrement dit, la nation est ratée par la métaphysique de la représentation rationnelle parce qu’elle n’est pas un objet, pas seulement un objet, mais aussi une puissance de création, une dynamique instauratrice, une virtualité agissante. Si elle est produite par des causes, elle-même est une cause. Et toutes les contestations de l’Idée nationale se heurtent à la linguistique de Wilhelm von Humboldt : s’il y a des nations, c’est qu’il y a des langues que les hommes parlent en des langues diverses, originales, et « l’on méconnaîtrait l’essence la plus intime et la variété si significative des langues, si l’on négligeait en elles l’empreinte du caractère national » ; et si les langues sont « en grande partie » l’ouvrage des nations, « les langues les maintiennent néanmoins, les retiennent captives dans un cercle déterminé et forment ou indiquent au moins principalement la différence du caractère national7 » ; il y a des nations parce qu’il y a des langues, aussi bien il y a langues parce qu’il y a des nations, et cette union pour le linguiste romantique est insécable.
13Quand il définit les langues comme des capacités à organiser le monde et la pensée de façon propre, comme des visions du monde, des idées conductrices, ou mieux encore comme des énergies, des activités irréductibles à leurs produits, des forces qui ne sont pas seulement des instruments de l’esprit, mais son apparition dans et par l’acte d’établir un monde, il affirme aussi une analogie ou une homologie entre la langue et la nation. Toute langue et toute nation sont formées et formatrices, produites par le sens et productrices de sens.
14La nation existe comme identique à elle-même et comme virtualité dynamique et capable d’invention. Aussi, la tension que le consensus moderne exaspère entre l’universel et l’historique (c’est toujours Joseph de Maistre, on oppose l’Homme et les hommes), l’universalisme et les particularismes nationaux et traditionnels, entre l’unité de l’humanité et le relativisme des ensembles différents qui la constituent, est sans justification : tout particularisme est une interprétation de l’humain qui fait sens pour tout homme, y compris ceux qui n’y appartiennent pas.
15Mais dans le négationnisme de la nation, il faut voir une impuissance de la modernité, ou une régression de l’intelligence par rapport au romantisme d’un Stendhal. Fidèle à un modèle mécaniste et techniciste, l’historien contemporain ne comprend et n’admet que ce qui est voulu, établi par la conscience et la volonté : dans la nation, il voit les institutions politiques et non la culture, il mutile le national en le ramenant à la subjectivité individualiste et volontariste, qui ne perçoit que ce qui est fait (fabriqué) par l’homme ; la rationalité admet l’homme comme un pur agent économique et juridique, et ne connaît pas les valeurs civiques, éthiques, culturelles qui ne sont pas des objets de fabrication comme des législations et des institutions. C’est toujours le même problème résolu par le romantisme : n’est admis comme national que ce qui est objectif, c’est-à-dire en particulier repérable comme intentionnel et volontaire, comme né d’un processus conscient de fabrication. C’est ce que prouve, par exemple, ce fait incroyable : la modernité ne peut pas évoquer dans son ensemble le texte de Renan sur la nation, il est quotidiennement évoqué mais réduit à quelques lignes que contredit ou tempère fortement l’ensemble de la réflexion.
16On retient l’aspect politique et républicain, qui définit en effet la nation comme une volonté librement affirmée de vivre ensemble ; c’est « le plébiscite de tous les jours », qui récuse l’annexion de l’Alsace-Lorraine, refuse la notion allemande d’une nation organique à laquelle on appartient sans le savoir et sans le vouloir par l’identité culturelle ; la nation française est perfectionnée par la Révolution à partir d’une appartenance consentie, et voulue, et Renan précise bien que « l’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes8 ». L’allégeance nationale n’est pas subie, la nation se produit elle-même librement et volontairement dans son unité et ses institutions. Mais ce premier niveau, la nation politique, constitutionnelle, républicaine, à laquelle on réduit sa pensée en ne voulant voir dans la France que le régime républicain, comme si la nationalité démocratique ne supposait pas la pré-nationalité monarchique, n’est sans doute pas le plus important pour Renan ; faiblement républicain, peu démocrate, il est d’abord historien et la nation-contrat fondée sur la volonté des individus est une nation-héritage, fondée sur la communauté d’une histoire et la volonté de la continuer, c’est « l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices, de dévouements » ; alors « une nation c’est une âme, un principe spirituel », « une conscience morale », une unité éthique, et la misère des sciences humaines c’est que ses mots leur sont inintelligibles. Ils indiquent que la nation politique est aussi une nation historique et éthique, fondée sur des valeurs morales, culturelles, affectives communes et originales, que le « vivre ensemble » dépend d’une adhésion volontaire comme d’une histoire commune, d’« une affirmation perpétuelle de vie », d’une manière différente de concevoir et de vivre la vie. Autrement dit, Renan accepte avec netteté la tension et l’union entre les éléments de la nation : libre choix et conditionnement historique, volonté politique (dont la portée est universelle) et partage d’une culture particulière et spécifique, patrimoine légué et reçu mais qui doit être prolongé et enrichi, démocratie et en même temps, et peut-être surtout, patrie.
17Mais si l’on se réfère, par exemple, au livre de Raymonde Carroll, Évidences sensibles9, travail d’ethnologie nationale comparée, qui explore avec bonheur les comportements quotidiens des Américains et des Français (la conversation, l’éducation des enfants, la manière de voyager, etc.) et dégage avec impartialité les significations contrastées et profondes qui révèlent la présence et la prégnance des identités nationales dans le détail des conduites spontanées et non conscientes, alors on comprendra la cécité de la rationalité universaliste et, inversement, la clairvoyance romantique. Le national est bien « une évidence sensible », c’est-à-dire une évidence pour la sensibilité, une manière d’être sensible à la vie, qui n’est pas connue de ceux qui la vivent mais dont tous les gestes manifestent une signification muette qui est perceptible à la sensibilité qui, contrairement à la rationalité, sent les différences et peut les interpréter. Est nationale la forme de la vie, la manière d’être, une pratique et une conviction qui vont de soi, une évidence vécue.
Stendhal et le « Divers »
18C’est ce que Stendhal nomme une manière d’aller à la chasse au bonheur ; mais le bonheur est personnel, il relève de la sensibilité de chacun et il apparaît à tous comme une évidence sensible qui leur est commune. Quand Brulard distingue la nature dauphinoise, des natures provençale, bourguignonne, parisienne, qu’il nomme aussi des civilisations, chacune se définit comme une manière de sentir10. L’homme est national par la sensibilité : plus il a de sensibilité, plus elle est originale, plus elle s’exprime dans des manières de vivre différentes, plus elle produit des individus fortement affirmés. Que sont les nations sinon des individus collectifs, des personnalités sociales grâce auxquelles il y a de la diversité parmi les hommes, c’est-à-dire des sensibilités vigoureuses et donc différentes, capables d’originalité et donc de création.
19Et le premier geste de Stendhal c’est de parcourir, d’aimer, de sentir cette diversité des nations, qui sont des individualités et l’expression d’une humanité unique, l’individuation de l’espèce humaine, tant il est vrai que l’individu-nation possède un génie propre, qu’il est lié d’une manière ou d’une autre à la génialité de l’artiste et du créateur. Que la nation, individu collectif, reproduit dans la vigueur de son affirmation les individus qui la composent, et se reproduit en eux ; il se produit de l’homme à la société politique un transfert d’individualité11.
20Stendhal évoque la naissance au xe siècle de « l’être social que nous appelons la France » et, avant l’accès de la nation à sa forme politique (elle va de soi, elle est « la position naturelle12 » de la société), il évoque « l’instinct de nationalité des Allemands, ou « la nationalité intime des Italiens13 ». Mais surtout incapable d’admettre le principe abstrait d’identité ou de substance, la reproduction des modèles, la conservation d’un ordre général, la répétition ou l’imitation d’une autorité ou d’une antériorité quelconques, Stendhal opte du plus profond de lui-même pour l’éclatement de la multiplicité, l’infinie diversité des hommes, le décentrement de l’humanité, le principe de la dissemblance affirmé péremptoirement ; la diversité existe seule parce que seule elle est : elle a plus d’être. Il faut penser alors à la formule de Victor Segalen : « Ne nous flattons pas d’assimiler les mœurs, les races, les nations, les autres, mais au contraire réjouissons-nous de ne le pouvoir jamais, nous réservant ainsi la perdurabilité du plaisir de sentir le Divers14. »
21Seul il donne du plaisir, seul il anime la sensibilité, seul il a de la réalité ; nous allons le voir, la nation est une culture à l’état vivant et latent, parce qu’elle implique une affirmation propre et différente de la vitalité : là où l’homme sombre dans l’homogénéité et la régularité, il s’est trahi. Alors il y a chez Stendhal une passion du divers, une volonté de ne rencontrer que lui, de ne trouver que des nationalités et même encore des micronationalités qui sont une mise en liberté de la sensibilité humaine. À Naples, il découvre avec satisfaction qu’il y a une langue spécifique du peuple et surtout que « les divers quartiers ont des dialectes différents », « tant est grande la sensibilité », ce qui signifie bien que plus la vie est intense, plus elle est particularisée et unique, et il ajoute :
[…] comme il est naturel de l’attendre d’un peuple plein de vie, pour lequel la religion n’est pas un frein, mais une passion, qui n’est presque gêné par aucune loi et qui est plein de naturel15.
22Plus il y a de liberté, plus il y a de vie, plus la vie se diversifie : d’une rue à l’autre, à Naples, le langage change, les manières d’être se différencient.
23Alors il y a chez Stendhal un tableau plus ou moins élaboré de toutes les nations, il les a plus moins suivies et regardées, mais elles sont toutes là, certaines pour de longues évocations, d’autres plus brièvement (l’Écosse, la Hollande, le Québec, la Serbie, la Russie, la Pologne, la Lituanie, la Hongrie, la Grèce, etc.16) ; mais cette quête de la diversité répond chez lui à la loi du plus grand plaisir, qui est aussi la loi de toute création originale, « en musique il est naturel que chaque pays ait son Raphaël », puisque chaque monde céleste a son soleil ; dans les arts, « il n’est pas mal que chaque pays ait une physionomie particulière, les jouissances du monde entier s’en augmentent17 », « il est utile pour nos plaisirs qu’il y ait dans ce monde divers degrés de civilisation18 », même la tyrannie comme la tempête peut apporter sa contribution à cette production du divers. Stendhal se réjouit que l’Italie ait soif d’être une nation, qu’elle s’éloigne de l’influence française, qu’elle prenne plutôt pour modèles « les gens les plus différents d’elle-même » ; il est patriote s’il s’agit de défendre la France attaquée par l’étranger, mais pour sa joie de vivre, il souhaite le voir et le rencontrer, car il est l’imprévu, et mieux vaut « l’homme d’esprit de Grenade ou de Königsberg19 » que celui de Paris ; à Venise il ne veut pas retrouver Zaïre, et ce qui lui fait le plus de plaisir, c’est Polichinelle et Pantalon, ces héros indigènes des cités italiennes20.
24La différence vaut par elle-même, l’anomie est la seule règle, et il faut à Stendhal un foisonnement du divers, une affirmation constante de la différence, seule manifestation libre de l’homme, seule source du plaisir d’exister comme du plaisir esthétique. Le pays exemplaire est bien alors l’Italie, où « tout change toutes les dix lieues » ; de ce pays décentré, où la sensibilité est toujours différente, puisqu’elle est forte et libre, on pourrait dire qu’il n’y a que des exceptions, « tout est plein d’exceptions dans ce monde » ; la seule constante c’est que rien n’est constant ou identique, tout alors serait unique donc original ; si l’Italie avait eu une capitale, elle aurait été classique. Elle est le romantisme en acte21, une unité nationale faite d’une mosaïque de nations, une dispersion, un éclatement d’humanités fortes, elle a plusieurs centres, et ils sont tous absolument et en tout différents, « l’action la plus simple se fait d’une manière tout à fait différente » ; jamais le même artiste ne trouve le même succès, ne donne au public le même plaisir. Dans le divers et dans lui seul se trouve l’énergie.
25En Italie, la fameuse « plante homme » pousse avec tant de vigueur, qu’elle surmonte en quelque sorte la catégorie de l’espèce, et il y a des espèces humaines qui offriraient ce paradoxe de présenter des différences plus fortes que les ressemblances. Stendhal oppose cette vitalité intense et chaotique à la centralisation de la vie en France qui lamine les différences, et sans les différences il n’y a rien, la vie s’éteint si elle n’a pas la liberté de se distinguer, de s’opposer à elle-même : « une fois que je ne suis plus à Paris, j’aime autant Valence que Lyon. […] il n’y a que Paris, Paris écrème tout. Si Arras ne déteste pas Lille, c’est faute de vie22 ». Là où sévissent l’uniformité, l’universalité, l’abstraction, la force d’exister s’amoindrit et bascule dangereusement vers le rien.
26Alors le voyageur n’a pas peur des statistiques audacieuses et tranchantes qui classent les nations selon le nombre de sensations que l’individu ressent dans une journée (dans la froide Angleterre, il faut la mesurer par semaine ou par mois), qui hiérarchise la beauté des Européennes selon leur origine nationale : si la nation renvoie à un degré de sensibilité et de vitalité, alors elle se manifeste en tout et soutient tout ce qui est divers.
Le cas de la France
27Mais alors la France devient pour Stendhal un vrai problème : elle est la nation politique et morale, la nation doublement unifiée, à la puissance deux, si je puis dire, la nation hyperbolique ou, selon la formule célèbre, « la Grande Nation », ce qui veut dire entre autres significations, la Nation exemplaire comme Nation, où la personne nationale est apparue dans l’unification que la monarchie et la république ont successivement façonnée ; le despotisme et la liberté ont concouru à l’identification de la Nation et de l’État, on pourrait dire que celui-ci a fait la Nation, puis que la Nation a fait l’État. Ce n’est pas le jacobin Stendhal qui s’en plaindra ; la nation alors existe par la loi politique, mais aussi sans elle, avant elle, la communauté nationale préexiste à la loi politique.
28Mais à quel prix : pour Stendhal la France est trop nationale, c’est le thème immense de la vanité française, origine de tous les défauts et de toutes les qualités des Français, elle illustre la force du lien qui unit les Français, leur possibilité de vivre ensemble, d’être bien ensemble, de partager une sociabilité chaleureuse et heureuse ; mais tout cela les a amenés à vivre les uns pour les autres, les uns comme les autres, dans une sorte d’homogénéité qui les apparente, les uniformise, les moutonnise. Nation sociable et polie, nation militaire, nation « classique », nation légère et moqueuse, nation de l’esprit, tout ce qui est national et collectif atténue l’individuel et amoindrit la sensibilité : et c’est elle qui est créatrice de beauté.
29« Plus un Français est aimable, moins il sent les arts23. » Plus un Français est fidèle à son unicité nationale (art de plaisanter, courage au combat), moins il a de sensibilité et moins il perçoit la beauté. « Tout ce qui est profond n’est ni compris ni admiré en France […]24. » « J’en suis réduit à me dire : la France est belle au moral », elle est morale, raisonnable, sociable, mais l’âme, la passion, l’émotion, la musique… Dans ce qui est le plus individuel, le plus profond, la sensibilité, la nation française serait faiblement individuelle ou nationale. L’excès de vie en commun, aspect capital de la nation, a défavorisé, envahi l’individuel : elle a réduit la force du divers.
30Mais au fond, l’idée romantique de nation repose sur ce principe : toute nation est une sensibilité différente, mais particulière et différenciée, donc limitée à une sorte de choix. Pour s’épanouir dans la fécondité, la sensibilité épouse radicalement sa propre diversité. Le divers est énergiquement incomplet : on ne peut pas produire à la fois des Voltaire et des Raphaël, dit Stendhal25 ; la France produit des Courier, des Molière, des Hoche ou des Danton, mais les arts y sont comme les orangers des Tuileries. On ne peut pas « prétendre réunir tous les avantages possibles ». Et d’autre part, l’interminable diatribe de Stendhal contre la France conduit à ce constat : la nation ne coïncide pas nécessairement, pas complètement avec ce qu’il faudrait appeler « la nationalité », qui serait l’épanouissement d’une vitalité originale et unique. Toutes les nations ne sont pas également nationales, elles ne sont pas identiques en talents et en originalité, en capacités. Nous sommes dans l’univers du divers irréductible : jamais la nation ne se rangera sous la loi rationnelle de l’homogène et de l’universel. Nous allons le voir, la nation récuse l’idée de perfectibilité universelle et totale.
31Mais revenons à la France : quand Stendhal réalise le projet qu’il avait eu bien avant, visiter la France profonde et la voir de près, quand il entreprend de la décrire, alors une autre France surgit, une France qui est comme l’Italie, un ensemble de « diverses peuplades ». Alors, sous la France unifiée et homogène, sous la France vaniteuse qui copie Paris, après avoir copié le roi, dans la France bien soudée dans l’imitation mutuelle et le respect contraignant des valeurs de la sociabilité et de la dépendance réciproque, il découvre une autre France. Il suffit que le Touriste néglige, contourne la France comme Nation unifiée (pas un mot sur Paris et le pouvoir politique, l’administration locale est évoquée à des fins satiriques), pour trouver les peuples français (comme en Italie ce sont les grandes villes qui attirent le Touriste : ce sont des capitales) : dans la multinationalité sous-jacente, l’on trouve le divers originel (la Provence « a perdu sa nationalité26 », le Dauphiné l’a perdue en se mêlant à la France) ; elle ne s’oppose pas à la France politique, officielle et centralisée (il ne s’agit pas de déconstruire l’unité et de démembrer la nation qui est telle qu’elle est), mais elle dévoile la France des sensibilités, qui est aussi celle des mœurs, des coutumes27, des histoires particulières, des passions, des crimes, des dialectes. La France qui fournit de vrais plaisirs au voyageur, c’est la France des subdivisions, des petites et des grandes différences, de la différenciation incessante ; c’est celle qui vit (la France des viveurs), qui aime, qui se bat, qui tue aussi.
32S’agit-il vraiment de peuples différents ? Inquiet d’avoir opposé le Dauphinois « aux peuples qui l’entourent28 », Stendhal juge en effet que le mot est « trop emphatique », mais que « les populations » du Lyonnais, de la Savoie ou de la Provence « ne lui ressemblent en aucune façon ». Et il dit aussi que « les peuples furent électrisés par Napoléon29 » : alors le peuple, c’est la partie populaire de la population, et dans toutes les nations stendhaliennes il est vrai que le peuple est partout plus national que les classes plus élevées, suspectes de le trahir, dans tous les sens du mot, en particulier de céder aux exemples étrangers. Et dans un texte très mériméen, Stendhal oppose le muletier espagnol, grand gaillard « rempli d’une énergie sauvage », au grand d’Espagne qui est au contraire un tout petit bonhomme qui se prend pour un Parisien parce qu’il répète les tartines libérales des journaux et qu’il est « abonné au journal des modes30 ».
33Partout, donc, le peuple au sens social constitue comme la base de la diversité, d’où cette étrange proposition : « j’aime la langue allemande parlée en Alsace, quoique horrible ». Le divers en lui-même, quel qu’il soit, est attirant, et dans l’exposé des « sept ou huit grandes divisions » entre lesquelles, dans sa pensée, se répartissent les Français, et qui apparaissent sous la surface, c’est-à-dire l’unité politico-administrative, il faut noter que la classification est imprécise et illogique comme toutes celles que fait Stendhal ; le critère de classement change avec chaque classe, car le divers est sans définition et sans règle, il repose sur des différences qui, une fois mises à part les situations géographiques, ne se réfèrent à aucune identité. Le divers, Stendhal le dit bien, on le sent, c’est un problème, non de raison, mais de sensation ; est divers ce qui dans la réalité répond à la diversité d’une sensibilité. Le divers, c’est la rencontre de deux sensibilités.
34Le Nord est éliminé du voyage, une note célèbre l’indique, parce qu’il n’est pas divers, c’est une partie de l’empire de la machine à vapeur qui est apatride (il serait alors anglais comme Saint-Étienne, enclave anglaise) ; Paris reste en dehors, c’est un rassemblement d’égoïstes, et l’égoïsme est universel, il renvoie à l’Homme ; les provinces de l’Est (en gros Stendhal respecte les entités historiques que sont les provinces) sont définies par leur générosité et leur ardent patriotisme ; au contraire, à l’Ouest, une Bretagne élargie à la Vendée et définie par la chouannerie fait revivre le xive siècle, alors que la Normandie, patrie traditionnelle de la finesse et de la ruse, brille par sa modernité civilisée, mais aussi par son paysage : c’est le pays de France où le Touriste considère qu’il y a le plus d’arbres et les plus jolies collines. Vient la Provence délimitée par sa rude franchise et ses massacres (elle englobe alors Nîmes31), puis le Grand Languedoc, qui est une anticipation de l’Espagne par le romanesque amoureux, sans doute parce qu’il est pour Stendhal l’ancienne patrie des troubadours et des cours d’amour. L’Aquitaine devient la Grande Gascogne, et par une singulière tautologie, elle est tout simplement le pays des Gascons, ces gens incultes, mais pleins d’esprit et d’imagination, des Don Quichotte spontanés, qui font des gasconnades. Et vient une division, réduite à une seule ville, Grenoble, distinguée par un seul épisode de son histoire : sa résistance à l’invasion en 1815 !
Le caractère national
35Mais qu’est-ce qui est national ? Comment Stendhal en voyant la belle Bretonne légitimiste peut-il lui trouver la physionomie qu’il imagine pour Mina, son héroïne prussienne ? Comment en lisant Hamlet peut-il lui reprocher d’être « un étudiant allemand » ? Définir un Français par son caractère allemand32, écrire que Valentine « était une bonne Allemande, tout attachée à ses devoirs de maîtresse de maison », qualifier d’allemands des Napolitains qui sont rangés et tranquilles, indiquer que le fond du cœur des Genevois « est allemand et champêtre » ? Singulière jonglerie qui affirme des différences nationales pour les installer en dehors des nations, mais ce jeu se resserre sur des attributs nationaux plus rigoureux : il y a la passion italienne, l’ironie française, la beauté russe, le suicide allemand, ou la philosophie allemande, « le bavard à l’allemande », « une tournure parfaite à l’allemande », la tristesse ou l’hypocrisie anglaise.
36Ce qui relève du national, ce sont des traits, des comportements, des stéréotypes caractéristiques d’une nation, ou plutôt constituant le caractère national : chez Stendhal, autre problème, ils sont mobiles et s’appliquent à des personnages d’une autre nation. Et ici nous abordons la masse des clichés récurrents qui définissent le caractère national, comprenons, la caractéristique nationale.
37Ce qui distingue les nations, permet de reconnaître, de classer, d’analyser, de représenter les hommes envisagés dans leur diversité nationale ; il y a des types nationaux qui chez Stendhal s’ajoutent à d’autres procédés de classement et d’explication du Divers : les climats, les tempéraments, les régimes politiques ; mais « dès qu’on gratte la surface, le caractère d’un peuple explique tout33 » ; le Genevois a un caractère, comme l’habitant de Lyon, Rouen ou Nantes34.
38Le mot renvoie évidemment à La Bruyère, le caractère national fait partie au même titre que le caractère moral ou social d’une caractéristique complète de l’homme, et l’on pourrait dire que dans son œuvre Stendhal est fidèle à La Bruyère, qui a tellement compté pour lui que le romancier est toujours en garde contre l’imitation de ce grand modèle dans la connaissance et la peinture du cœur humain : le voyageur et le romancier romantiques ajoutent délibérément aux caractères classiques l’évocation des caractères nationaux. Stendhal dans sa jeunesse nommait caractères des fiches sur ses amis et connaissances. On pourrait recueillir une anthologie de ses caractères nationaux.
39Et le caractère n’est pas seulement un mode non narratif d’analyse psychologique (utilisable dans le roman ou le voyage35), c’est un legs de la science aristotélicienne, appliquée si l’on veut par Théophraste, et rayonnant dans l’univers de la rhétorique et de la poétique où il engendre le personnage (ainsi pour la comédie de caractère) ; le caractère est la forme stable d’un être, le principe de son existence, saisi dans ce qui le distingue d’un autre, l’accumulation des traits ou d’attributs permettant de parvenir à son essence et à un principe catégorique ; le caractère est une forme littéraire, une forme d’analyse et la forme du moi humain, il est déchiffré et connu à partir de ce qui fait ressortir son caractère dominant et déterminant, sa marque principale.
40La typologie passionnelle, sociale, physique, historique, se complète par une caractériologie géographique où l’espace présente une distribution de caractères différents, où la psychologie coïncide avec une topographie : c’est la tradition à laquelle le voyage stendhalien est fidèle. Elle peut être allégorique, comme la carte du Tendre, ou la cour définie par La Bruyère comme un pays ; elle peut devenir un itinéraire instructif parmi les hommes réels, parmi les nations qui sont à leur tour des formes de l’humanité.
41Ainsi les nations ont un caractère qui se donne à lire à travers des caractéristiques précises et Louis Van Delftpeut dire que la nation, renvoyant à un espace géographique et à un espace moral à la fois, est « une variété de l’anthropologie théophrastienne », que « les caractères des nations sont une des variantes du genre des caractères, […] la sous-classe la plus révélatrice » du principe de fonctionnement de tout caractère éthique. Dès le xviie siècle, et jusqu’à Stendhal et bien après, s’est mis en place sous forme de tableaux allégoriques, de portraits des nations36, d’itinéraires destinés tout simplement aux négociants, puis de récits de voyages, un corpus stable de lieux communs concernant chaque nation, et cette matière anthropologique (mais fondée sur une science des qualités et donc ouverte aux individus) constitue une matière pré-littéraire et déjà littéraire, car la caractéristique nationale fait partie naturellement de la caractéristique générale de l’être humain.
42Et Brulard l’a rencontrée bien malgré lui quand on lui a fait faire des vers latins : il devait trouver les épithètes complétant le poème sur la mouche qui se noie dans une jatte de lait37. Alors, nous dit-il, « j’ouvrais le Gradus ad Parnassum », et il y trouvait, bien classés et pris dans des citations déjà scandées, tous les adjectifs poétiques applicables à la mouche, comme il pouvait y trouver38 les listes d’épithètes convenant aux humeurs de chaque natio ou à chaque gens connue ; ainsi les Germains étaient invicti, atroces, potentes, feroces, bellaci, truces. Ainsi un fonds commun de topoï, constituant les nations par des séries de variations autour de chacune d’elles, autorisant des développements à partir de stéréotypes consacrés, proposait à tout écrivain, fût-il au collège, une somme de possibilités permettant de définir par leurs caractères consacrés les types nationaux.
43En tout cas, chez Stendhal, la notion de caractère national a une importance considérable : elle permet un premier classement des nations selon qu’elles ont un caractère fort et affirmé ou non, tant il est vrai qu’une nation est d’abord une tautologie ; elle est nationale39, et le mot a valeur de définition ; elle est elle-même, mais il y a des degrés dans cette existence ; elle est fortement différente ou s’annule dans l’impuissance à s’affirmer. D’autre part, la puissance du caractère permet de séparer le national du nationaliste : si les nations sont des individus, leur relation à elles-mêmes et aux autres peuvent s’organiser autour de la vanité et de l’orgueil, et il y a pour Stendhal un nationalisme né du ressentiment40. Et selon Mérimée, « il avait en horreur les exagérations de la vanité nationale et, par excès de contradiction, il se jetait souvent dans l’excès contraire41 » : il aurait lui-même pratiqué un antinationalisme de ressentiment.
44Si la nation repose sur une adhésion individuelle et collective à soi, elle varie avec les modalités de cette adhésion : elle peut être franche, positive, motivée, ou fanatique et violente, ou dénuée de toute foi en soi et dictée par la mauvaise foi. Mais le principe c’est bien le suivant, « un Romain doit avant toutes choses être romain42 ». Le Romain est sans écart et sans atténuation, égal à son type ; il y a en France des nationalités particulièrement marquées par « les différences de façons de penser et d’habitudes sociales inspirées par les passions, suite des anciens gouvernements des provinces », ainsi le type alsacien et le type breton. Le type, c’est le caractère, la qualité première, principielle, qui en chaque être soutient l’affirmation différentielle et la fidélité à persévérer dans son être43. Mais il y a perversion de la nationalité par la vanité, « c’est toujours sur l’honneur national que notre vanité s’appuie. Nous sommes si vains que nous prétendons à l’orgueil44 » : nous prétendons à une différence, à une supériorité que nous n’avons pas.
Nation et nationalisme
45Ce que Stendhal discerne dans l’attitude culturelle de l’Allemagne, soutenue par une volonté de rivalité et d’affirmation à tout prix, retombe directement sur les néoclassiques français de la gauche libérale ; pour eux aussi la politique vient d’abord, et leur défense de la littérature et des Lumières appartient à une stratégie délibérée de flatterie de la vanité nationale destinée à bloquer toute invention. Leur cas, paradoxalement, rejoint celui des Espagnols, des Prussiens, qui optent pour le nationalisme contre la liberté. Il est vrai que contrairement aux despotes littéraires de la gauche, qui font siffler Shakespeare, ils ne se disent pas libéraux.
46C’est là que la place du principe de la diversité dans l’idée nationale est le mieux explicitée : la nation, c’est la liberté, la liberté d’être ce qu’on est, la liberté d’être spontanément l’être que l’on est, et la liberté politique assure l’intégralité de cette liberté. Si le nationalisme est au fond impossible pour Stendhal, c’est que sa composante vaniteuse brouille toutes les valeurs impliquées par la liberté : plus exactement, la nation s’oppose à sa liberté, sa liberté d’être ou d’inventer ; ainsi, la Prusse despotique s’adore elle-même. Et l’idée de nation est prise à contresens, si elle ne s’identifie pas au pouvoir autocréateur de la nation. Si elle trouve sa légitimité en quelque dimension que ce soit dans un déficit de liberté. Faut-il se réjouir que Waterloo ait entraîné l’Angleterre vers « une perte totale de sa liberté » ? Ce serait, dit Stendhal, la réaction « d’un Français qui serait plus patriote que libéral45 ». Lui-même, au reste, n’a jamais cessé de se demander si Waterloo était un événement faste ou néfaste : tantôt le patriote l’emporte, tantôt le libéral ; il en est de même s’il s’agit de juger l’Empire et Napoléon ; mais plus exactement Stendhal est le patriote et le libéral à la fois, et le déchirement est insoluble, il ne peut être que conjoncturel ou imposé par la ruse des régimes despotiques, il ne se trouve pas dans l’idée de Nation qui en elle-même relève de la liberté46.
47Ainsi, Napoléon proposait un choix entre la gloire et la liberté (en fait il s’agissait de plus en plus de sa gloire, ou de sa vanité) ; c’est un choix plus nationaliste que national, il oppose deux termes non opposables, et il glisse vers le non-sens de la justification nationaliste des régimes despotiques. Et l’on pourrait dire que tout le beylisme en tout domaine refuse le ressentiment. D’où cette terrible remarque, qui serait déjà nietzschéenne : « les peuples n’aiment jamais que par haine pour quelque chose de pire47 » ; la démocratie en elle-même serait-elle réactive ? Dans Le Rose et le Vert, Stendhal remarque que cette haine des autres résulterait peut-être d’une haine de soi : il nous dit que « chaque peuple méprise même davantage celui qui a un défaut analogue à celui qu’il sait qu’on lui reproche48 ».
48L’Allemagne, nous l’avons dit, quand elle s’invente des génies veut « éblouir l’étranger et le rendre jaloux », et non « louer ce qui lui plaît ». Le « classique » français s’ennuie au théâtre pour les mêmes motifs. Pour nous, ici, le vrai problème est nation ou nationalisme, orgueil ou vanité, et le choix détermine pour Stendhal le degré de la loyauté politique ou nationale. Elle est totale si la nation est menacée dans son existence, alors la nation est un absolu : d’où l’apologie de la Terreur, la condamnation des traîtres, un jacobinisme franc et carré qui repose sur « l’amour de la patrie49 ».
49Mais la vanité nationale veut bien davantage : elle est insatiable en satisfactions et investit tous les domaines, surtout celui de l’esthétique50. Non seulement elle veut tout juger, mais elle veut juger toutes les œuvres non en fonction de leur valeur propre, mais selon leur excellence nationale, leur contribution à la gloire nationale. Elle exige que le critique se comporte en bon Français et non en bon critique. Et alors s’ouvre devant nous la polémique illimitée de Stendhal dans toutes ses œuvres, peut-être surtout dans ses Voyages en Italie, contre l’honneur national, le patriotisme d’antichambre, l’esprit de clocher ou de campanile, les gloires municipales, les génies du cru, celui que l’emphase locale appelle, il nostro : ce sont des perversions du goût et du patriotisme, dont l’exemple définitif est le marin marseillais qui fait traverser le Vieux-Port au Touriste, et dont le patriotisme nie énergiquement contre l’évidence que l’eau ait une mauvaise odeur. Ou l’honorable et vaniteux valet de place londonien qui se déclare offensé par les propos de Stendhal contre le travail anglais : pour apaiser sa vanité britannique, il faut lui suggérer d’organiser « une partie de filles » britanniques à des prix et conditions britanniques51.
50Alors les nations assoiffées de flatteries, comme les jeunes femmes qui exigent que leur portrait les embellisse, accusent de méchanceté le voyageur qui dit la vérité : « rien n’est bête comme une nation52 ». La vanité les bêtifie collectivement comme des individus, et Stendhal dira de lui-même : « pour les vrais patriotes, l’auteur n’est pas français53 » car il a médit de la musique française. Mais en Italie, le voyageur est accueilli comme un ennemi de l’Italie, et d’innombrables pages le montrent assailli, menacé, réduit au silence par les narcissismes déchaînés, par le nationalisme à son niveau le plus infime, un « produit barbare, une espèce de Caliban, un monstre plein de fureur et de sottise54 » qui hébète les plus spirituels : « ici on prend la moindre critique pour une atrocité55 », et Stendhal a beau invoquer son impartialité56, son cosmopolitisme quand il prie ses interlocuteurs de s’exprimer librement sur le compte des Français, en vain, au pays des arts comme ailleurs, la vanité nationale corrompt le jugement esthétique. Mais Stendhal n’admet pas davantage que Napoléon ou les napoléoniens confisquent au profit de la vanité nationale toute la vérité les concernant : si le règne de Napoléon avait duré, il aurait travaillé à « être maître absolu de la vérité57 ».
51Comme l’esprit de parti en politique, l’esprit national prétend réduire à lui-même, enfermer en lui-même tous les mérites et toutes les valeurs, devenir le détenteur de la vérité : réactif à son tour, Stendhal multiplie les déclarations antinationalistes et même antinationales, limitant, ou même supprimant son adhésion à sa nation et à toute nation ; si la vanité établit son emprise sur la beauté, si la particularité nationale se transforme en un absolu, alors Stendhal lui oppose une transnationalité des vrais artistes, ce qu’il appelle « la ligue générale contre le faux et l’ignoble58 », « la ligue générale formée par des hommes de tous les pays pour approcher de la perfection59 », où les hommes de génie sont tous des « concitoyens », « nous nous sentons les compatriotes » de « tous les êtres privilégiés auxquels le hasard a donné une âme noble et un peu d’esprit », quel que soit leur lieu de naissance, et ce ne sont plus alors les frontières nationales qui divisent les hommes, mais la ligne qui sépare cette première moitié de l’humanité, qui n’a rien de commun avec la seconde, constituée par « les sots et les fripons60 ».
52Alors s’établit une sorte de république du génie, qui transcende les unités nationales, refuse de dépendre de leurs vanités, se déracine du relativisme des terroirs, s’émancipe des particularités décidément fermées sur elles-mêmes et livrées à leur narcissisme despotique. Alors, chez Stendhal lui-même, le national devrait céder le pas à une universalité61 ?
La tragédie nationale
53Mais les grands génies sont nationaux, et les nations ont leur génie propre. De leur côté est la spontanéité créatrice, qui ne se pense pas et ne se veut pas. La nation crée et ne peut pas être créée. C’est la vanité qui relève d’une entreprise concertée et voulue : elle ne crée pas, elle fabrique, elle est classique par essence. Et on a bien tort d’oublier que la première revendication du romantisme stendhalien est celle d’une tragédie nationale en prose : les Racine et Shakespeare sont à ce point méconnus que nous ne savons plus que le romantisme théorique de Stendhal se résume dans cette exigence. Si toute nation est un être unique qui a un caractère propre et individuel, si elle est une force spontanée et autonome, si elle est la source d’elle-même, comment peut-on lui infliger l’obligation d’imiter un modèle, soit une forme absolue de la Beauté, une généralité de l’homme ne tenant aucun compte de sa diversité historique et locale, et donc de goûter les mêmes plaisirs que des peuples très lointains et complètement différents ?
54L’imitation est une perte de soi, avec elle, comme Stendhal le dit dans ses pamphlets milanais, « les âmes mortes », les pédants, les doctrinaires, les savants ès littérature ou les courtisans veulent imposer aux « âmes vivantes » des plaisirs qui ne sont pas les leurs : plaire généralement, plaire à beaucoup d’hommes, et Stendhal admet que l’Apollon classique peut plaire universellement, c’est donner à chacun un plaisir faible62, c’est réduire les hommes à ce qu’ils ont de commun, faire abstraction de leur réalité individuelle, fournir des plaisirs qui ne sont ni personnels ni intenses qui ne sont faits pour personne.
55Le théâtre de Tirso de Molina, fait « uniquement pour plaire aux Espagnols de son temps, par conséquent peignant le goût et les manières de vivre de ces Espagnols de l’an 1600 », et celui de Lope de Vega, qui eut « l’audace de peindre des cœurs espagnols63 », prouvent que toute littérature est romantique parce qu’elle est moderne et nationale : elle est universelle ou universalisable parce qu’elle est nationale, mais l’ordre inverse, nationaliser l’universel, aboutit au classicisme, qui n’a de vivant que son aspect historique et particulier. L’erreur du pédantisme rationnel des classiques, renouvelée par exemple par les théoriciens furibonds du structuralisme, c’est de croire qu’il y a une littérature, alors qu’il n’y a que des littératures et des œuvres ; et en ce sens, le romantisme est irréductible à tout dogmatisme rationnel ou scientifique.
56Et sur ce point, l’argumentation de Stendhal est très pragmatique et très positive, elle vient souvent littéralement de l’utilité d’Helvétius et de son relativisme : c’est la loi du plus grand plaisir, et il n’y a pas de plaisir universel, général, mondial. « Il faut que chaque peuple ait une littérature particulière et modelée sur son caractère particulier64 », c’est-à-dire national. Si l’on veut plaire fortement, violemment, il faut que le plaisir soit le plus individuel que l’on peut (au fond tout homme a son Beau idéal), le plus adapté à tels hommes, de telle société, de telle époque : tout public est un peuple, il est national « puisque rien ne diffère davantage que le flegmatique habitant de Dresde et le bilieux coquin de Cosenza65 », et c’est le seul plaisir réel, il peut se répandre, se généraliser, il devient l’addition de plaisirs divers et nationaux et réels.
57Il n’y a pas pour le plaisir de norme, d’orthopédie, d’autorité, de règle. Le classicisme est fondé sur un plaisir particulier et vrai, l’erreur est de le croire universalisable. Et tout le travail du romantique est de ramener le plaisir littéraire à sa source, les hommes d’ici et de maintenant ; or, selon l’anthropologie d’Helvétius, car la philosophie de l’intérêt est une pensée du plaisir (en ce sens le Beau est utile), les hommes ne comprennent les autres qu’en fonction des liens de sympathie, d’analogie, de similitude qu’ils ont avec eux. Ma sensation, qui est moi, institue un relativisme radical de l’individu, que Stendhal doit en particulier à Helvétius, dont le rationalisme conduit à une sorte de négation de la raison : je ne perçois, je ne comprends, je ne peux estimer que ce qui est proche de moi, analogue à mes goûts, mes valeurs, mes passions, et la sensation est d’autant plus vive qu’elle est soutenue par cette sorte de communauté ou d’harmonie des intérêts que l’esthétique vient réaliser, à l’image de l’harmonie des intérêts que la société doit réaliser. Le plaisir exige que nous puissions nous trouver dans l’autre, ou dans sa représentation par l’œuvre d’art, que ces altérités soient comme des détours nécessaires pour mieux nous trouver : nous parvenons à nous-mêmes par le biais d’un objet qui nous donne du plaisir parce qu’il est nous-mêmes et hors de nous-mêmes. Cette relation est à son comble dans la passion amoureuse et dans l’écoute musicale.
58Dans le chapitre lxvi de l’Histoire de la peinture, intitulé bizarrement « Que de ce qui plaît, nous ne pouvons estimer que ce qui nous plaît », où est esquissée l’opposition Racine-Shakespeare, qui récuse le goût classique fondé sur la moyenne des goûts des hommes, étranger à leur diversité et à leurs plaisirs, tels que les produisent les climats, les régimes politiques ou les époques historiques, Stendhal reprend littéralement des passages entiers de De l’Esprit66 pour expliquer que l’on ne peut penser, sentir, juger qu’en fonction de soi. Tel est le fondement philosophique du romantisme stendhalien, auquel s’ajoute la conviction que la crise révolutionnaire nous a changés, qu’elle a approfondi, revigoré notre sensibilité : la jeune génération a vécu intensément l’histoire, et ce qui est tragique pour elle, c’est l’épreuve de la violence historique et nationale.
59« On ne peut m’émouvoir fortement qu’avec des choses qui s’adressent à moi, Italien du xixe siècle67 », écrit le Milanese en 1818. Mon histoire, c’est l’autre moi, mon miroir à la fois proche et éloigné, et ce principe qui conduit à une représentation de l’histoire nationale pour la tragédie (et ensuite pour le roman à une représentation de la société moderne) implique que les Modernes se trouvent, se contemplent dans la mise en scène de leur histoire nationale, c’est-à-dire médiévale.
60Ce projet, on le sait, date de la jeunesse de Stendhal : la matière historique allait renouveler la tragédie, et dès 1804, il en donnait une raison intéressante : « chaque nation a des mœurs différentes. On peut s’amuser à chercher les mœurs séculaires de chaque nation68 », c’est-à-dire à remonter dans le temps pour trouver l’origine des conduites contemporaines, et le théâtre devrait alors conjuguer les passions et les mœurs et montrer les moyens de passions évoluant avec les mœurs. La nation est dans sa mémoire, et le théâtre devait pour être populaire puiser dans le passé original d’un peuple, c’est-à-dire dans son Moyen Âge : il est vrai que le théâtre néoclassique l’a fait, et le pamphlétaire romantique est justement féroce pour l’ensemble des tragédies royalistes ou philosophiques du xviiie siècle. C’est que la tragédie nationale doit remonter en deçà du classicisme et de la monarchie absolue, en deçà de la défiguration du Français qu’ils ont apportée ensemble, car elle est nationale non seulement dans le choix de ses grandes scènes d’histoire (aucun des exemples proposés par Stendhal, sauf les Cent Jours, n’est postérieur au xvie siècle), mais par sa fidélité au caractère national69 qui, comme le dit longuement Racine et Shakespeare, ne peut apparaître qu’en prose : la tragédie nationale exige des remaniements formels parce que le caractère des Français, simple, naïf, moqueur, dénué d’emphase et de sérieux, tel qu’il se montre dans les Mémoires, est intégralement masqué par les impératifs de la poétique classique. Le miroir où les Français se reconnaîtront, se retrouveront dans leur être véritable et dans son expression spontanée, le miroir de leur liberté, c’est donc leur Moyen Âge.
Transfert des caractères nationaux
61Mais là où la nation stendhalienne prend tout le monde de court et déjoue à la fois le piège nationaliste et la trappe universaliste, c’est que le caractère national, ce foyer central et unique de la nationalité, se produit dans une série de traits différentiels qui sont transférables et communicables, parce qu’ils sont des possibles de l’homme et qui, à la limite, se retrouvent en tout homme. L’épithète nationale renvoie à une origine, aux sources d’une invention, mais surtout à une attitude humaine que tout homme peut retrouver en lui-même. Ce qui est national est en soi déjà du général. Qu’est-ce que l’Homme sinon l’ensemble des êtres humains qui sont tous nationaux, comme toutes les langues identiquement nationales et humaines ? L’amour allemand, illustré par Werther, est un mode de l’amour ; l’espagnolisme (venu du Cid et de Don Quichotte) est une éthique de l’honneur transmis à Henri Beyle par sa grand-tante qui devait être italienne70 ; Stendhal redoute que la modernité soit anglaise, ou genevoise ; lui-même est satisfait d’avoir un cœur italien, une irritabilité des nerfs toute italienne ; il y a des âmes à la française, et on peut voir la vie du côté français (ironiquement), comme on trouve une imagination allemande, des cœurs allemands, parfois, comme dans le cas de Mina, « un peu trop allemand », on verra des Italiens qui sont allemands, le Code pénal autrichien est déclaré bête à l’allemande ; on rencontre un peu partout des physionomies anglaises (Octave par exemple), le sultan du Maroc très pudibond est anglais par là, l’amour à l’italienne est heureusement exportable, comme le bon sens américain. Valentine, parce qu’elle fait de la couture et s’occupe de tous les soins de la vie domestique, devient « une bonne Allemande », les Genevoises sont « de belles Allemandes ayant de l’esprit de sérieux dans les yeux ».
62Autrement dit, ce qui est national devient un adjectif et une épithète, et désigne un attribut séparable de la nation qui l’a produit, comme sa différence spécifique : est nationale une excellence, une faculté, une qualité répandue en dehors des frontières d’une nation et assimilable par des individus d’une autre. La nation, comme moyen d’identifier les hommes par une ressemblance interne et une différence externe, comme moyen de les classer et de les distinguer semble alors insuffisante : elle se dépasse elle-même en extension, et aussi elle ne se définit plus comme une identité, mais comme une puissance qui excède toutes ses actualisations, et comme une capacité créatrice originale mais incomplète.
Stendhal et « Herder »
63Là est sans doute l’origine de l’incapacité pour la rationalité d’admettre l’existence des nations : elles contredisent la notion de perfectibilité, si elle est conçue sur le mode ordinaire d’une progression linéaire, continue et globale (où toutes les activités et capacités humaines connaîtraient la même avance en même temps). Chez Stendhal, l’idée de nation introduit un doute quant au progrès historique. Le début du xixe siècle avec la pensée de Malthus et sa polémique contre Condorcet (Stendhal a lu Malthus avec diligence), fait apparaître cette première et décisive réserve : jamais les subsistances (d’origine naturelle) ne seront égales au progrès démographique. Dès ses débuts, un autre déficit frappe le jeune Beyle : jamais l’humanité ne semble capable d’être désormais aussi énergique, aussi créatrice qu’elle le fut. Et l’idée de nation contient en elle une idée du progrès : elle suggère qu’il n’y a pas un progrès, mais une répartition dans le temps et l’espace de progrès et de reculs ; il y a des progrès et ils ne vont jamais sans des reculs. Et ce sont les nations qui manifestent ce mouvement de l’Histoire.
64Sur ce point, je commettrai un coup d’État logique : je vais tenter d’expliciter le point de vue de Stendhal en me référant à Herder, qu’il n’a pas connu, ce qui ne l’a pas empêché de l’injurier71, mais dont il aurait détesté la théologique naturaliste s’il l’avait lue. Mais étrangement, paradoxalement, sa vision des nations est, me semble-t-il, la seule qui recoupe celle de Stendhal et qui l’éclaire : les nations sont des êtres originaux, des forces créatrices sans doute inexplicables, mais qui expliquent l’histoire et représentent toutes un apport particulier à l’histoire, mais cet apport incomparable et unique limite le progrès à une avancée spécifique compatible avec une régression des autres possibilités.
65Aucun moment de l’histoire, aucun épanouissement national, aucune culture ne peut s’identifier à toute l’humanité ou au progrès, qui n’admet pas plus de modèle absolu que de modèle unique. Le progrès est relatif et la nation constitue ce relativisme du progrès : c’est l’idée même de la modernité stendhalienne, ou du romantisme, comme relativité généralisée. Il n’y a pas de dogme, de règles, de système, de doctrine, donc pas d’époque ou de nation privilégiée, il n’y a pas d’hégémonie complète ni de moment absolument supérieur à tout autre. Est moderne la conscience de la modernité comme relativité ; le moderne se sait relatif et c’est sa seule supériorité : on le voit, Stendhal est absolument étranger à la modernité des Modernes qui repose sur une téléologie. Mais il sait que les nations qui sont toute l’histoire, sont toutes, dans l’espace et le temps, des moments privilégiés où s’actualise une possibilité créatrice unique et spécifique ; toute nation est donc incomplète et imparfaite, mais brillante et féconde justement par là.
66Tel est bien le point de vue de Herder, qui se dresse contre l’hégémonie française, hégémonie d’une nation, qui est aussi l’hégémonie de la rationalité, ou d’une forme de rationalité, qui repose sur une hiérarchie des époques et des nations, au nom d’une conception du progrès finalisé par un moment terminal de supériorité absolue. La France des Lumières se présente comme un modèle, une étape souveraine de l’humanité, par rapport à laquelle il n’y a que des étapes, des précédents, des moments de préparation : c’est ce qu’il refuse, car il proteste initialement contre la formule de Kant, « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître » (c’est le devoir qui est son maître ou son despote) ; non, un maître est nécessaire si l’être n’a pas en soi la norme de son principe, et une norme immanente, et l’homme n’a pas d’autre maître que lui-même, et la raison fondamentalement historique est la force génétique de sa propre évolution. Chaque être, chaque nation et chaque âge du monde portent en eux leur principe et leur mesure et ne peuvent être mesurés à partir d’une transcendance et d’une universalité.
67Il n’y a pas de mesure du progrès, sinon ce qui est mesurable et quantitatif, et le progrès alors, tel que le conçoivent les Modernes, est une comptabilité qui ne porte que sur des données quantitatives, ou une sorte d’horloge qui indiquerait les retards et les avances. En fait, tous les peuples constituent des individualités incomparables, irremplaçables, incommunicables et, à eux tous, une succession de cultures originales : toutes égales, toutes également légitimes, elles sont toutes imparfaites et incomplètes, mais elles existent toutes pour elles-mêmes, en elles-mêmes, non comme étapes ou moments ou moyens d’une évolution ; elles sont leur propre fin, jamais la partie d’un ensemble auquel elles seraient subordonnées, en fonction duquel il faudrait les juger et les mesurer.
68Cette vision de l’histoire, d’inspiration leibnizienne et monadologique, repose sur des totalités toutes heureuses de vivre à leur place et pour elles-mêmes ; tout vivant jouit de sa vie, son existence en lui est sa fin, et sa fin est son existence ; tout être historique se réfléchit de même en soi, dans l’amour de soi, et se développe pour lui-même, dans sa direction, car chacun porte en soi sa loi et sa norme et exprime l’humanité à sa manière. Pour Herder, chaque peuple a sa poétique propre, il admet les échanges mais pas les influences transnationales, point de vue étranger à Stendhal, mais comme lui, il récuse l’imitation ou plutôt la rend impensable, impossible.
69Peu importe pour nous que Herder considère que la marche de l’humanité se confonde avec la marche de Dieu à travers les nations, avec une éducation de l’homme qui est continue, progressive, faite d’une suite d’innovations qui sont d’une égale nécessité : ce qui compte, c’est qu’aucun des moments de la chaîne n’ait sa finalité dans le suivant, dans le dernier à venir, qu’il soit chacun moyen et fin à la fois72, et comme il est impossible que chacun soit parfait et complet, chacun est partiel, unilatéral, et représente par rapport au précédent un mixte de gains et de pertes, de supériorités et d’infériorités ; toute avancée est aussi un recul, un enrichissement en ceci, un appauvrissement en cela, toute étape est une sélection parmi les possibles de l’homme ; comme la monade, elle réfléchit tout l’homme mais à sa manière, unique, provisoire peut-être, indispensable et limitée à la fois.
70On voit bien combien l’idée nationale instaure une crise du progrès : il ne peut être absolu ou total. Si Stendhal en politique peut admettre que dans la démocratie, qui fait de la France la « fille aînée de la raison », la nation en avance sur les autres (la démocratie libère les nations et les constitue comme maîtresses d’elles-mêmes), il y a un gain absolu, une avancée intangible, toute son œuvre s’inquiète de qui est en recul dans cette avancée supposée totale, de ce qui est perdu dans ce gain, comme le montre le cas des nations moins engagées dans ce progrès d’un côté, et plus fécondes de l’autre. Le progrès politique est-il lui-même un recul ? La liberté politique contient-elle un nouveau type de contrainte nuisible à la vie culturelle ? La nation révélerait la double signification de la notion de progrès : la perte est la condition du gain, le déclin est dans la progression.
71Et l’autre aspect de la nation-monade, c’est qu’elle se produit, se reproduit elle-même, qu’elle n’est pas un objet identique à lui-même, mais une énergie qui s’autoproduit selon son principe propre (l’ergov suppose la dynamique qui le crée, l’energeia), la potentialité d’une force intérieure à elle-même (comme la langue pour Humboldt), qui peut recevoir, mais surtout invente et donne, et on ne peut pas la référer à des critères ou idéaux extérieurs et étrangers : elle est un résultat et surtout, peut-être, une activité génétique (non voulue, non intentionnelle), son identité est sa capacité à se produire. Le romantisme est alors la mise en liberté de ces puissances créatrices : mais la liberté politique qu’il suppose, suffit-elle à cette libération, n’est-elle pas aussi par elle-même un obstacle à l’affirmation créatrice ?
72Alors la nation stendhalienne devient une catégorie de l’expérience et de l’esthétique, une catégorie du romanesque, une catégorie créatrice de passions et d’œuvres, et sans doute une condition de toute culture. Et les fées stendhaliennes ont réparti les dons, les talents, les facultés, en les distribuant à chaque nation, si bien que dans le concert des nations, chacune a son instrument et sa partition, ou devient une école spécifique, un grand atelier spécialisé, une centrale poétique ou une créativité collective et presque stable, qui réussit dans son domaine à l’exclusion de tout autre : « un peuple n’est jamais grand que dans un genre à la fois » ; c’est une des lois de l’énergie stendhalienne, « on ne peut pas tout avoir73 », les forces de l’homme s’investissent dans une direction et une seule, « le cerveau de l’homme n’a qu’un nombre déterminé de cases ; c’est parce qu’un grand homme « est sublime dans un genre, qu’il est petit dans les autres74 ». Toute force véritable suppose une option originelle, et elle est comme les routes que choisit tout homme à 7 ans, selon Brulard, irréversible et exclusive.
73L’esthétique repose sur cet arrêt du destin européen : « les arts à l’Italie, l’esprit comique à la France, la raison à l’Angleterre75 » ; les chemins de l’invention sont divergents et supposent des compétences inconciliables, à la fois un potentiel infini, toujours renouvelé dans un district de l’art, et une stérilité irrévocable dans les autres. Cette décision fatale est immuable chez Stendhal, même si elle est nuancée et complétée, et elle s’étend à la vie quotidienne, aux comportements amoureux, religieux ou politiques, ou même économiques : l’argent n’est pas le même selon les nations, il n’a pas la même valeur humaine ou morale selon les monnaies. La France produit des comédies, des mots d’esprit et des charges à la baïonnette, l’Italie des opéras, des passions et des crimes, l’Angleterre des machines, du fanatisme et des acteurs, l’Allemagne des systèmes ou des philosophies poétiques, des mères de famille et d’admirables jeunes filles. Pour l’esprit, la France est inimitable, et l’on pourrait piler dans un alambic l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne, on ne parviendrait pas à en tirer Candide, ou les chansons de Collé et de Béranger, mais c’est ce qui explique son « peu de génie pour la musique76 ».
74Impossible de hiérarchiser les nations, sinon en considérant un seul domaine, mais on ne peut soumettre à un classement unique des êtres aussi différents que les espèces animales ou végétales. On peut tout au plus se demander quelle est la nation la plus heureuse ; mais cela veut dire sans doute, dans quelle nation suis-je le plus heureux ? Au reste qui est anglophile à Paris sera reçu comme anglophobe à Londres.
75La nation propose ses traits nationaux qui sont transférables, mais elle demeure une circonscription créatrice : les œuvres qu’elle apporte, elle est la seule à les produire, c’est son programme d’originalité. Un peuple est comme un grand artiste, il ne décide pas de lui-même, ne se corrige pas, ne se refait pas, il subit une vocation, la volonté secrète de son être, un appel de l’esprit, il bénéficie d’une dotation en talents et en aptitudes, là et là seulement, comme tout individu, il est lui-même, il est tel qu’en lui-même. En ce sens encore, « les peuples sont inintelligibles les uns aux autres77 » : de même que la critique d’un artiste implique « un certificat de ressemblance » entre le critique et lui-même, la compréhension d’une nation repose sur une coïncidence personnelle avec elle ; « la manière de sentir de l’Italie est absurde pour les habitants du Nord78 », elle est immédiate et directe pour Stendhal. Les récits nationaux de Stendhal incluent la mise en scène des méprises comiques ou tragiques entre les nations79 : à la limite, ses récits nationaux reposent plutôt sur l’incompréhension réciproque des personnages de nationalité différente.
76Dans le romantisme, la nation est une génialité collective, indispensable comme le génie personnel pour rendre compte de la création esthétique, elle est en elle-même une faculté créatrice dominante ; expression suprême du divers, qui aboutit à l’unique (et à l’universel), elle est la contextualité mystérieuse mais réelle du génie. Il faudrait dire que nation et génie ont un rapport identique entre leur être et leurs œuvres : l’un et l’autre créent, se créent en créant, ils sont intégralement leurs création. On ne peut pas dire que la nation a une culture, elle est sa culture. Et elle est identique à elle-même dans son invention d’elle-même et ses capacités d’invention ; elle produit son identité et la dépasse en la confirmant car elle est un dynamisme créateur.
La constitution de la vie
77Stendhal, héritier de la pensée empirique et nominaliste, pratique spontanément une analyse des objets qui les décompose et les recompose comme une addition de causalités, une énumération de déterminations qui s’additionnent et qui progressent non vers la découverte d’une loi ou d’un principe, mais vers la saisie du phénomène le plus particulier, vers l’être unique qui deviendrait la cause des causes, la cause la plus générale et la plus particulière. Et il semble bien que ce soit la nation qui représente cette catégorie terminale et décisive, le point dernier du connaissable, soit l’instance créée et créatrice analogue au génie individuel. Ainsi chemine le traité De l’Amour : d’abord l’analyse de la passion en elle-même et dans ses variétés, puis les causalités générales qui la modifient, les tempéraments, les climats, les régimes politiques, et alors se produit le saut vers l’individualisation de la passion par la référence nationale qui implique une modalité propre du désir selon les nations, les cités, les « peuplades ». Tout se passe comme si la nation était le résultat des autres causalités, et la causalité suprême, c’est-à-dire celle qui particularise le mieux la passion, elle-même opératrice d’individualité.
78Et de la même manière, ce qui distingue et même hiérarchise les nations, c’est la capacité de vouloir qui établit l’individu dans sa force, et les modalités de la sensibilité dont l’intensité est le grand différentiel entre les hommes80. Et la formule la plus saisissante est alors celle-ci : « […] outre le climat, la constitution de la vie est aussi favorable à la musique et à l’amour en Espagne et en Italie, qu’elle lui est contraire en Angleterre81. »
79Je ne serais pas étonné que Stendhal ici emploie intentionnellement le mot constitution : la nation, unité politique, est aussi une unité vitale ; de même qu’une constitution politique est constituée par un peuple, une nation, et qu’elle en devient la constituante, de même la vie, c’est-à-dire la sensibilité, produit la nation et elle est en retour dans la nation l’objet d’une obscure régularisation qui lui donne une forme et un sens, un pouvoir de signifier et de produire (des passions, des œuvres, une érotique et une esthétique). La nation serait alors une modalité originale de l’union du physique et du moral, de la nature et de la culture : Stendhal prend bien soin pour toute nation d’évoquer cette jonction de la vie corporelle et de la vie passionnelle et culturelle82, de l’acte de vivre et de l’acte de créer, d’un esprit et d’une nature : le sensible relève conjointement de l’âme et du corps.
80Chaque nation produit l’homme qui la produit comme une plante humaine : la formule « la plante homme » toujours citée a plus de sens qu’on ne le croit. L’homme bénéficie dans sa germination d’une impulsion de la nature, il est le fils de l’eau, de l’air, de la terre et du soleil, mais la plante se cultive ; au sens premier la métaphore de la culture renvoie chez les Anciens à l’art de cultiver les plantes : de produire un type humain spécifique. Et Stendhal a appliqué carrément la métaphore végétale à des phénomènes de culture : aux grands hommes, à l’amour, à la peinture, à Vinci, au bonheur. « À tous les degrés de latitude, la musique, le paysage, et les romans devraient changer83. »
81Et l’on sait le sort que Nietzsche a fait à la formule d’Alfieri léguée par Stendhal : « Grande question : où la plante “homme” a-t-elle poussé jusqu’ici avec le plus de splendeur ? L’étude historique comparative est nécessaire sur ce point84. » Avec lui, la métaphore désigne un instinct, puis un type d’homme dans l’idée de plante homme est induite « une histoire naturelle des cultures », et la métaphore végétale porte sur « le groupe d’instincts sur lesquels a porté le travail de sélection de la culture ». Puis de la perspective psychophysiologique qu’elle comporte, on passe à la perspective généalogique et philologique. Il s’agit donc d’une axiologie des cultures en fonction de leur action sélective et formatrice. Les nations de Stendhal constituent déjà une sorte de typologie des cultures, elles montrent que l’homme existe comme une série de types, et qu’ils peuvent être évalués selon leur rapport à la vie et à ses diverses affirmations. Les nations, où se fait la jonction de l’histoire et de la nature, des instincts et de l’art, sont si l’on veut des volontés de puissance, des centres d’affirmation de la vie ou du désir, des perspectives créatrices.
Le progrès contre les nations
82Comme le note Tocqueville :
Le Moyen Âge était une époque de fractionnement ; chaque peuple, chaque province, chaque famille tendaient alors fortement à s’individualiser. De nos jours un mouvement contraire se fait sentir, les peuples semblent marcher vers l’unité85.
83Et l’uniformisation ou l’assimilation : l’âge de la démocratie est-elle « la révolte des masses », et le moment de la massification, l’érosion de toute différence ? Le nivellement universel commence par les nations et doit aboutir aux individus. Corinne à Venise regardait déjà avec mélancolie les costumes bariolés et pittoresques des Dalmates :
Je me plai[s] ais à voir tous les pays où il y a dans les mœurs, dans les costumes, dans le langage, quelque chose d’original. Le monde civilisé est bien monotone et l’on en connaît tout en peu de temps ; j’ai déjà vécu assez pour cela86.
84Mais à Ancône elle avait dit aussi :
L’art de la civilisation tend sans cesse à rendre tous les hommes semblables en apparence et presque en réalité ; mais l’esprit et l’imagination se plaisent dans les différences qui caractérisaient les nations : les hommes ne se ressemblent entre eux que par l’affectation et le calcul ; mais tout ce qui est naturel est varié.
85Et pour Stendhal, la passion mimétique détermine une entropie des nations, commencée par les classes supérieures qui, dans toute l’Europe, ont copié les manières espagnoles, puis les manières françaises, puis les manières anglaises, ainsi ces jeunes Napolitains qui se prennent pour des dandies parce qu’ils « ont les membres soudés par des ankyloses87 » : les classes populaires sont-elles les seules fidèles à la nation, les seules différentes, les seules à avoir la force d’affirmer une différence ? C’est le problème du peuple romantique ; il se pose en Italie : le poignard est tombé des mains de la noblesse depuis bien longtemps. « Les Italiens, malheureusement pour eux et pour le monde, commencent à perdre leur caractère national88 » : l’indifférenciation nationale est-elle la loi de l’universalisme, le principe de l’aliénation de l’individu dans l’individualisme moderne qui, Tocqueville le confirme, confond tous les hommes dans l’universel égoïsme ?
86Alors il leur est interdit de se distinguer, c’est-à-dire de s’inventer ; l’entropie des nations est l’entropie des différences et des affirmations créatrices. Et le Touriste qui parcourt les peuplades françaises avec un plaisir qui est profondément le plaisir de « l’observateur du cœur humain » et celui de l’artiste qui sait que l’esthétique implique les différences entre les hommes (la Canebière est un salon préférable à celui des Marseillais riches qui copient Paris89) prend la défense des patois menacés par le grand brassage destructeur de la modernité : l’uniformité politique et administrative, les chemins de fer, la domination de la presse, la facilité des communications, la multiplicité des relations, laminent les différences et surtout celle que nous avons vue en premier, l’originalité des langues locales. En Italie, il est du côté des dialectes90 et en France aussi : leur disparition sonne le glas du Divers, vaincu par l’uniformité ou la communerie du même toujours répété, par la chute des énergies.
87« Dans cinquante ans, peut-être, il n’y aura plus de Provençaux ni de langue provençale », cette abrasion des différences a déjà eu lieu en Angleterre, « cette révolution se produit » en Espagne ; en Arles, le Touriste regrette la beauté des Arlésiennes, leurs cheveux d’un noir d’ébène, « leur regard, leur vivacité piquante et douce », leur beauté si particulière qu’elle est rigoureusement différente de celle des femmes de Gap, par exemple, leur parlé, qui admet « les jolis diminutifs de l’italien et de l’espagnol », leur costume « assez semblable à celui des environs de Rome ». Car « la Révolution a tué toute originalité de ce genre en rendant facile le voyage à Paris » : singulier procès par Stendhal de la République une et indivisible !
88Savait-il que l’abbé Grégoire qu’il admire tant s’était illustré par son combat sans merci contre les langues des nationalités françaises ? Sont donc en train de mourir le gascon, le provençal, le languedocien91, que Stendhal déclare regretter tout particulièrement, car il « était rempli de grâces » et rendait aimables à ses yeux les bourgeois des petites villes, qui énonçaient à leur insu « une foule de remarques basses et ignobles », comme leurs similaires de Grenoble, mais au moins c’étaient « des pensées naïves », des locutions caractéristiques et spontanées. Les patois ont pour Stendhal quelque chose de grossier et de vulgaire au sens propre du mot, mais ils sont parlés naturellement, toute langue étant une sensibilité vivante qui s’exprime directement ; et les Languedociens convertis au français parlent « un français qui fait peine à entendre », il est châtié, voulu et surveillé ; comme des classiques qui écrivent bien, c’est-à-dire mal, les bons Méridionaux veulent bien parler. « Je les aimais bien mieux », dit Stendhal, « quand ils parlaient leur patois », qui était leur langue.
89Alors réactionnaire et nostalgique du passé, ce Touriste qui regrette l’univers des coutumes et l’immobilisme des villages et des usages, contre lequel Brulard s’était révolté au nom de la République et des mathématiques ? Et le disciple de Tracy et de Condillac, qui voyait dans le langage une méthode analytique et dans le français la langue de la clarté qui récuse les ténèbres que veulent répandre tous les amis de l’obscurité, il nous dit des patois de la France profonde, qu’ils sont « chassés de partout maintenant par la clarté, ce despote des langues modernes, il veut épargner le temps, et ordonne d’être clair avant tout ». Alors le français net, rapide, transparent devient un despote, il serait la langue des gens pressés, qui veulent aller vite et droit au but, qui prennent le chemin de fer, lisent les journaux, font des affaires, des marchés, des règlements, des lois, comme ces douaniers anglais que Stendhal évoque au Havre : pas un mot de trop, pas un seul mot même, c’est préférable. La langue outil de communication triomphe des langues du cœur, de l’usage, de la poésie. Et c’est bien le laminage de toutes les différences humaines qui, nous l’avons vu, sont des différences de sensibilité et des différences de nationalité. Ce qui légitime rétrospectivement les patois en voie de disparition, c’est cette phrase, « toutes les nuances disparaissent incessamment en France » : elle condamne la modernité démocratique, rationaliste, volontariste, fabricatrice, marchande ; c’est un despote, le grand rabot universel du Divers, comme la Science qu’André Breton a qualifiée de grande Scie de l’univers.
Notes de bas de page
1 Œuvres intimes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2 vol., 1981-1982, t. II, p. 562. Désormais abrégé en OI tout au long de l’article. Toutes les références renvoient, sauf indication contraire, aux Œuvres complètes, édition de V. Del Litto et E. Abravanel, Genève, Cercle du bibliophile, 50 vol., 1967-1973.
2 L’abbé de Miossince définit Mina comme « très romanesque, à l’allemande, c’est-à-dire au suprême degré, négligeant tout à fait la réalité pour courir après des chimères de perfection ».
3 Paris, Grasset, 1990.
4 Voir Le Postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1993, p. 71 et suiv. [1re édition : 1986].
5 Ce qui implique que la liberté, sur le mode libéral, soit la liberté de la société civile et non la liberté comme participation au pouvoir ; les antinationaux séparent la démocratie comme régime politique, ou l’État-Nation, de la liberté : c’est la position traditionnelle de la droite (voir Tocqueville) qui est passée à gauche avec le néolibéralisme.
6 Voir M. S. Christofferson, Les Intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Marseille, Agone, 2009 ; d’où le grotesque des assimilations de Robespierre, ou plutôt de Rousseau, avec le nazisme : ce qui est jugé inacceptable, c’est que l’État républicain suppose des frontières, une distinction entre le citoyen et le non-citoyen, le national et l’étranger ; les conditions d’une vie démocratique au sens politique du mot sont ainsi récusées comme totalitaires, et n’est recevable que le pouvoir supranational qui n’est justement pas électif : l’universel est despotique.
7 Voir W. von Humboldt, Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, traduction en français, présentation et commentaire de D. Thouard, édition bilingue, Paris, Seuil, coll. « Points essais », 2000, et A. Philonenko, Humboldt. À l’aube de la linguistique, Paris, Les Belles Lettres, 2006.
8 « Qu’est-ce qu’une nation ? », texte de 1882.
9 Paris, Seuil, 1987.
10 OI, t. II, p. 562.
11 Inversement, pour Stendhal, l’homme des sociétés sauvages, qui est l’homme originel et dénué de l’originalité acquise par le développement de l’histoire de l’humanité et par l’existence des nations, « ne nous apprend sur leur cœur humain que des vérités générales qui depuis longtemps ne sont méconnues que par les sots et les jésuites » (Voyages en Italie, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », p. 442, et Histoire de la Peinture en Italie, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. II, p. 147 [désormais abrégés respectivement en VI et HPI tout au long de l’article]). Voir aussi notre ouvrage, Stendhal et l’Amérique, Paris, Édition de Fallois, 2008.
12 Voyages en France, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade » p. 175 et 98 (désormais abrégé en VF tout au long de l’article).
13 VI, p. 51 et 535. De même p. 654 sur « le fond d’italianisme » de Napoléon ; l’Italie est, si je puis dire, une nation à l’état prénational (Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 401 (désormais abrégé en VHMM tout au long de l’article), elle a « soif d’être une nation ».
14 Essai sur l’exotisme (1904-1908).
15 OI, t. I, p. 1495. Voir aussi VI, p. 76 : le roi ne parle que le napolitain, « je trouve qu’il a raison. Pourquoi ne pas être soi-même ? » ; VI, p. 97 : chaque ville italienne a ses mœurs à elle, comme chaque quartier de Naples a sa langue, donc pas de monotonie ou d’insipidité ; et encore VI, p. 719.
16 Voir dans VI, p. 283, une citation tirée de l’Edinburgh Review et destinée à L’Italie en 1818, « Caractères des nations et surtout l’Écossais différencié de l’Anglais et de l’Irlandais ».
17 VHMM, p. 218 et 214.
18 Courrier Anglais, édition d’H. Martineau, Paris, Éditions du Divan, 5 vol., 1936, t. I, p. 205 (désormais abrégé en CA tout au long de l’article).
19 VF, p. 46.
20 VHMM, p. 402.
21 VI, p. 667-668, et cette différenciation des peuplades ou des races remonte à l’Antiquité, la conquête romaine n’y fit rien, les invasions barbares rendirent ces peuples à leur autonomie qui perdure à travers les siècles et les époques.
22 VI, p. 112-113.
23 VI, p. 164.
24 VF, p. 7.
25 VI, p. 901.
26 VF, p. 485.
27 Voir VF, p. 549, sur la disparition du costume arlésien.
28 VF, p. 425. Stendhal utilise aussi la notion de race pour isoler quelques types humains plus primitifs.
29 VF, p. 53.
30 VF, p. 568.
31 Certes Stendhal admet que Nîmes est sur la rive droite du Rhône, mais il inclut Toulouse, ville musicienne, dans le Grand Languedoc, terre du romanesque amoureux et donc de la musique (VF, p. 32).
32 Mélanges intimes et Marginalia, édition d’H. Martineau, Paris, Éditions du Divan, 2 vol., 1936, t. II p. 329. Voir aussi VI, p. 607 : « beaucoup de sagesse, de bonté, d’indulgence, de douce gaieté ». De même, il lui est difficile d’être « simple, sincère, bon, en un mot parfaitement allemand avec une femme française » (Souvenirs d’égotisme, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 86).
33 CA, t. III, p. 251.
34 VF, p. 448.
35 Voir L. Van Delft, Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993. Je n’évoque pas ici l’influence sur Stendhal des écrivains qui sont à des degrés différents ses maîtres, l’abbé Du Bos, Vauvenargues, Duclos, Chamfort ; Montesquieu, Voltaire ou Rousseau sont eux-mêmes profondément tributaires de cette typologie nationale.
36 Ainsi le livre de l’Anglais Jean Barclay, mis en français en 1625 par Nanteuil de Bohain sous le titre Le Pourtrait des esprits ou inclinations des nations : tous les clichés nationaux y sont préfigurés.
37 OI, t. II, p. 656.
38 Voir l’exemple de Scaliger et de sa rubrique « Natio sive gens » en 1561, dans L. Van Delft, Littérature et anthropologie, ouvr. cité.
39 Ainsi, d’une Allemande de Brunswick, Stendhal peut dire qu’elle « est allemande autant que possible » (OI, t. I, p. 488).
40 « À Constantinople et chez tous les peuples barbares, cette partialité aveugle et exclusive pour son pays est une fureur qui veut du sang ; chez les peuples lettrés, c’est une vanité souffrante, malheureuse, inquiète, aux abois, dès qu’on la blesse le moins du monde. » Texte qui appartient à la longue citation du Voyage en Suisse de Simon, qui a servi de préface à la première édition de De l’Amour (dans Œuvres complètes, ouvr. cité, 2 vol., t. II, p. 262), et qui ridiculise les sentiments et les opinions qualifiés de vraiment allemands, russes, espagnols…
41 P. Mérimée, Henri Beyle (1850).
42 VI, p. 1224.
43 VF, p. 94, 566 et suiv., 351. Voir aussi Correspondance, édition de H. Martineau et V. Del Litto, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 3 vol., 1963-1968, t. I, p. 159 (désormais abrégé en Corr. tout au long de l’article) ; OI, t. I, p. 140 : « j’ai toujours aimé ce peuple », « j’aime de passion les Espagnols », « j’ai une inclination naturelle pour le peuple espagnol » ; CA, t. II, p. 127 ; Théâtre, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. II, p. 331 et suiv. ; OI, t. II p. 595 et 538 ; De l’Amour, ouvr. cité, t. II, p. 16-17 ; Napoléon, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 153 et suiv : « on a tant d’orgueil national, on est si patriote en Espagne que même les prêtres le sont », « un peuple ignorant, fanatique, sobre, au milieu de l’abondance, tirant de ses privations autant de vanité que les autres en tirent de leur jouissance », il n’est pas cupide ou avare, « il ne sait que faire de sa fortune, il passe sa vie, oisif et triste, en songeant à son orgueil, au fond d’un appartement superbe » ; voir dans CA, t. II, p. 37-38, le compte-rendu du livre de G. Pecchio, milanais fréquenté jadis par Stendhal, sur l’horreur du travail du paysan espagnol ; voir CA, t. III, p. 125, encore sur le refus du travail.
44 Vie de Rossini, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. II, p. 44 (désormais abrégé en VR tout au long de l’article). C’est évidemment à propos de la musique que les Français ne comprennent pas, que leur vanité est la plus agressive.
45 VI, p. 258. Seul texte où Stendhal se montre plus libéral que patriote : en 1818, il refuse l’emprunt qui permet l’évacuation de la France par les armées alliées et se réfère à « Jefferson », c’est-à-dire à Tracy, pour refuser l’idée même d’emprunt engageant les générations futures ; alors les armées alliées auraient divisé la France ? « Où est le mal ? Faut-il être absolument 83 départements, ni plus ni moins, pour être heureux ? Ne gagnerions-nous pas à être Belges ? » (Corr., t. I, p. 900). La Belgique n’existant pas, le mot veut dire : ne suffit-il pas de vivre dans une société profitant d’une gestion libérale sans être nation ? Voir aussi, dans le Journal, les réflexions des 19 et 25 juill. 1815, et celle de 1817, à Londres, dans OI, t. I, p. 1106. C’est aussi, dans Lucien Leuwen (édition de M. Crouzet, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2007, p. 71), le dilemme interminable du caporal Hoche prenant le pouvoir et revenant à un despotisme de la gloire comme celui de Napoléon : faut-il opter pour la gloire ou pour la liberté ? « Cercle vicieux, et ainsi à l’infini ». Mais c’est le propre de Lucien de s’enfermer dans des cercles vicieux. Stendhal admet fort bien aussi que les Russes et les Autrichiens aient résisté à Napoléon sans aucun espoir de liberté politique. Mais la résistance des Italiens, faite au nom de la liberté, est évidemment de meilleur aloi. Et il n’a pas lésiné sur son approbation fondamentale des Cent Jours. Et que l’Italie sous l’annexion autrichienne puisse connaître un certain bonheur n’est pas un argument contre le principe de la nation italienne.
46 D’où cette remarque du Rose et le Vert, Paris, Flammarion, coll. « GF », 1999, p. 209 (désormais abrégé en R et V tout au long de l’article) : « dans les arts on peut avoir du mérite ailleurs, mais ce n’est qu’à Paris qu’on se fait de la gloire » ; parce qu’il y règne la liberté de juger, « on dit et l’on imprime ce qu’on veut » ; et Mina, reprenant la phrase célèbre de la Palatine, « on se moque de tout en France », déclare aimer les Parisiens pour « leurs blâmes impertinents », même si elle en est la victime (ibid., p. 142). La nation la plus nationale est la plus libre.
47 VI, p. 385.
48 R et V, p. 116 et 248. Le ressentiment se manifeste par cette cécité du nationaliste : ainsi le père de Féder, bon Allemand qui déclame contre la vanité française, se ruine par vanité.
49 OI, t. I, p. 943, 25 juill. 1815 : « c’est la première fois de ma vie que je sens bien l’amour de la patrie ».
50 Voir VR, t. II p. 44, note : « nous sommes si vains que nous prétendons à l’orgueil », d’où l’appel à l’honneur national en littérature.
51 OI, t. II, p. 483 et suiv.
52 VF, p. 493, alors patriote « dans un certain sens veut dire imbécile et même méchant ».
53 VI, p. 243-244.
54 De l’Amour, ouvr. cité, t. II, p. 31-32.
55 VI, p. 250 et 346.
56 Par exemple : « les Allemands peuvent voir que je ne ménage pas la musique de mon propre pays, au risque de passer pour mauvais citoyen » (VR, t. I, p. 224, note).
57 VR, t. II, p. 48.
58 VI, p. 346, 1048 et 1217.
59 HPI, t. I, p. 77.
60 VI, p. 1048 et 1217.
61 Voir, sur ce point, l’étude de M. Di Maio, « Vengo adesso di Cosmopoli », dans Stendhal. Intérieurs, Fasano/Paris, Schena/Didier, 1999.
62 Voir HPI, t. I, p. 262, et t. II, p. 29.
63 VF, p. 569 et 241.
64 Journal littéraire, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, t. III, p. 121 et suiv., voir aussi p. 66 (désormais abrégé en JL tout au long de l’article). Si Schiller convient à Weimar, Racine convient à Versailles : « un écrivain excellent chez le peuple pour lequel il a travaillé n’est que bon partout ailleurs » (HPI, t. II p. 55, note) ; « que chaque pays ait sa jouissance particulière, les jouissances de monde entier s’en augmentent » (VHMM, p. 205-206 et 214).
65 Racine et Shakespeare, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 266-267 (désormais abrégé en R et S tout au long de l’article).
66 Voir HPI, t. II, p. 4, « De la nécessité où nous sommes de n’estimer que nous dans les autres », titre qui est au fond celui du chapitre de Stendhal, qui a déguisé son emprunt sous un faux titre carrément tautologique, il reprend de son modèle le mot célèbre de la duchesse de La Ferté, « je ne trouve que moi qui aie toujours raison », et l’idée d’ensemble du chapitre, « la paresse nous force à nous préférer, on admire la supériorité d’un autre dans un genre dont on conteste la supériorité », sinon il faudrait demander à chacun « de cesser d’être soi-même, ce que personne ne peut demander à personne », et il ajoute cette idée spécifiquement stendhalienne : « les jugements des artistes » sont « des « commentaires de leurs propres œuvres ».
67 JL, t. III, p. 123.
68 CG, t. I, p. 141-142.
69 Voir JL, t. III, p. 66, 121 et suiv. Voir aussi : « une littérature modelée sur son caractère particulier » (R et S, p. 81) ; et l’exemple du récit par Bassompierre de l’attaque du Pas de Suze (ibid., p. 351-353).
70 Voir VF, p. 308 : près de Quimper le breton a des accents espagnols.
71 Voir HPI, t. I, p. 50, note. Stendhal reproduit des citations de Sulzer et de Herder qu’il doit à Lavater, et ajoute ce jugement : « […] ces passages, pris au hasard de leurs œuvres [sont] d’une force de niaiserie qu’on ne se permettrait pas en France. » Voir J. G. Herder, Histoire et Cultures. Une autre philosophie de l’histoire, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2000 [1re édition originale : 1774], et Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité, édition et traduction en français de M. Rouché, Paris, Aubier-Montaigne, 1962 [1re édition originale : 1784-1791].
72 Infidèle à son principe, Herder admet que le Christ constitue une instauration absolue. Mais il parvient à sauver l’idée d’une harmonie universelle et d’un accord des monades. On a pu dire que ce mouvement contradictoire de l’Histoire était une forme anticipée de l’ironie romantique. Reste un aspect pessimiste que Stendhal n’explicite pas du tout : toute nation est un ensemble clos, statique, sans renaissance ou ressourcement possible, toujours semblable à elle-même, qui s’épuise et vieillit.
73 De l’Amour, ouvr. cité, t. II, p. 28, note.
74 VI, p. 229.
75 HPI, t. II, p. 101, note ; l’imagination est le périlleux privilège de l’Allemagne.
76 VR, t. I, p. 270, note.
77 Ibid., p. 11.
78 Ibid., p. 38.
79 Ainsi les ébauches comme Il Forestiere in Italia, Sir John Armitage.
80 Voir VI, p. 385 et 867.
81 De l’Amour, ouvr. cité, t. II, p. 7-8.
82 Le premier ouvrage de Humboldt est une étude de la langue basque, mais celle-ci n’est accessible qu’à partir de l’étude d’une triade première, le sol, le climat et la culture, bref, de l’exégèse d’un monde humain particulier et complet, qui est le vrai objet de toute science de l’homme.
83 OI, t. II, p. 562.
84 Voir VI, p. 426 et 868 ; HPI, t. I, p. 53-54 et 257, et t. II, p. 114 et 145 ; VF, p. 592 ; De l’amour, ouvr. cité, t. I, p. 97 et suiv. ; P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1995, p. 253 et 258 (sur Stendhal auteur d’une analyse typologique de l’amour, comme Nietzsche a tenté d’en faire une de la cruauté, de la mauvaise conscience, de la vengeance et du ressentiment) ; de même : « Quand verrons-nous paraître une histoire de la crédulité faite d’après le modèle d’une histoire de la fièvre jaune ? (VI, p. 440)
85 Voir De la Démocratie en Amérique, dans Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. II, 1992, p. 479.
86 Mme de Staël, Corinne ou l’Italie (1807).
87 « Leurs aïeux de 1580 les renieraient » (Mélanges intimes et Marginalia, ouvr. cité, t. II, p. 176, note des manuscrits italiens).
88 VI, p. 1049.
89 VF, p. 522.
90 Bien qu’il ait aussi favorisé la création d’une langue italienne. Déjà, en 1805, la joie de retrouver dans le parler des habitants de Bourg-Saint-Andéol quelque chose de l’Italie (Corr., t. I, p. 366). En France, ce sont les royalistes, les traditionalistes, qui combattent la centralisation révolutionnaire et défendent les particularismes historiques et régionaux. Stendhal a une double perception des patois. Voir VI, p. 71 : « le patois de mon pays me présente toutes les idées basses » qui n’ont que trop marqué sa jeunesse, mais « un patois inconnu n’est pour moi qu’une langue étrangère » ; VF, p. 568 : le langage du peuple est « ce qui nous plaît le plus à l’étranger » ; VF, p. 554 : il admet une part d’illusion dans ce plaisir d’entendre les dialectes, « une erreur d’optique » dans la croyance que le patois est plus naïf et plus aimable que « les langues employées pour les choses tristes et raisonnables de la vie ».
91 VF, p. 94, 578 et 553-554.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Voyager en France au temps du romantisme
Poétique, esthétique, idéologie
Alain Guyot et Chantal Massol (dir.)
2003
Enquêtes sur les Promenades dans Rome
« Façons de voir »
Xavier Bourdenet et François Vanoosthuyse (dir.)
2011
Écriture, performance et théâtralité dans l'œuvre de Georges Sand
Catherine Nesci et Olivier Bara (dir.)
2014