Lettre XXV
p. 153-155
Texte intégral
1Pargas, vous ne me quitterez plus. Je vous prends par la main, Pargas, et vous emmène par les champs de coton où s’assoit le matin. Venez, car c’est ici les chemins de la plaine, la campagne d’Égypte ouverte et cultivée. Marchons à la fraîcheur des humides vents des collines vers le désert qui brille mieux qu’une faux au soleil, comme autrefois, enfant, de l’autre côté de la mer adamantine, je courais au pays de l’olive et des micocouliers. Venez, nous oublierons la Provence et la guerre et je vous chanterai la « Chanson du Chagrin1 ».
2« Écoutez là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure seul sur les tombeaux » : oh, Pargas, il y a dans mon cœur toute une haie d’épines et Ajamy comme une perle au bord des flots. J’aurais besoin de vous et de l’ombre des arbres pour m’étendre au sommet de ces monts sur le sable brûlant, devant la baie dormante aux îles lumineuses où les aiguilles des palmiers piquent le drap de l’Océan. Je me souviens d’une journée semblable, parti avec mon frère au long de l’écume des vagues jusqu’aux meules du pâturage ou nous nous étions endormis. L’été est revenu, sous les figuiers, attendre la fin du mois de Ramadhan à peine commencé. Mais nous n’irons plus dans les champs le surprendre et ni sur la colline dont je vous ai parlé. « Les choses qu’on a une fois quittées, à quoi bon leur garder son cœur2 ? » La ballade de Claudel sonne délicieusement la chamade des regrets.
3Je suis revenu, le soir, par cette route étroite qui va du tram à la maison. Que j’aime ainsi marcher, à la clarté de la lune, sous les pâlissantes étoiles. Oh ! comme la nuit tremble et qu’elle est parfumée ! Yeux des yoles, bêlantes gazelles des mers, j’ai entendu de blancs troupeaux sur les rochers gémir. Vous étiez là, Pargas, dans votre noir manteau. Contre le mur du fort qui s’effrite en poussière, le flot battait, sans cesse, avec obstination. Que disiez-vous alors à la nuit vendémiaire, à la nuit, où sur nos têtes, tournaient embrasées les roues des constellations ?
4C’est le moment, vous en souvenez-vous, où vous m’avez le mieux parlé de la jeunesse de la terre, cette beauté hellénique toujours aimée des cœurs français. Vous évoquiez les pèlerins sur la plage d’Éleusis, aux jours où la grande Minerve d’or étincelait sur l’Acropole aux rayons du soleil athénien. Vous ai-je dit ce sentiment de délivrance que j’éprouvais au Kaire, lorsque ayant traversé les salles si étroitement sévères des antiques dieux égyptiens, j’arrivais, harassé, dans celles de la décadence, où sur le linteau de la porte, dans sa barbe de fleuve, je reconnus Sérapis3. C’est à votre race entre toutes fortunée, qu’il a été donné d’apprendre au monde l’harmonie et la grâce. Le charme de la vie nous est venu des îles et les regards des peuples des plus lointaines montagnes se sont tournés vers la mer.
5Aujourd’hui mon cœur bat à l’unisson du vôtre. N’avons-nous pas vécu des mêmes paysages, ne nous sommes-nous pas nourris des mêmes pensées ?
6Ce n’est réellement pas une histoire inventée par Paul Adam ce berceau méditerranéen, générateur de la civilisation gréco-latine dont pendant le Moyen-Âge, les Arabes sont les uniques héritiers4. De Damas à Bagdad, de Bagdad à Alexandrie, au Kaire, à Séville, à Cordoue, à Grenade, je vois avec émotion par les déserts passer leurs lentes caravanes ; j’écoute religieusement retentir leurs chansons pastorales. Quelle tendre mélancolie depuis les congrès de La Mecque et d’Ocazh leur poésie nous a donnée ! Quand je la compare aux fumeuses élucubrations de ces jeunes messieurs de mon temps je ne me sens plus grande envie d’ouvrir leurs livres. Tous les livres m’ont lassé. Mais le cubisme poétique, mon estomac l’a rejeté. Le trait de génie des nouvelles écoles, c’est la suppression de la ponctuation*. Je ne vois là qu’une futilité. Mallarmé lui-même n’y attachait nulle importance. Il était bien trop poète pour cela. Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ne fut qu’une passade de jeunesse dont Albert Thibaudet nous a parlé en maître5. Sans doute que je vieillis, Pargas, et que rien ne me tente plus autant que la vie. Donnez m’en de belles images largement cadencées. Malgré mes efforts à les comprendre les nouvelles jongleries dadaïstes me demeurent étrangères. Ne témoigne-t-il pas sous une autre forme d’un sénile retour aux vieilles règles de la versification ce souci actuel de la typographie* ? Laissez sur la page courir la main où qu’elle veuille, mais que j’entende de beaux vers, de ceux qu’on se rappelle lorsque l’âme est légère et l’esprit captivé. Sentir son cœur grandir jusqu’à devenir immense, son corps petit comme un grain de millet. Aux fêtes de Bacchus, dans le mois des vendanges, s’occupait-il de la ponctuation le chœur qui entonnait le dithyrambe, qui soulevait les âmes par le rythme ?
7Qu’un vin sec et rutilant pétille dans ma coupe, je n’aime pas ce jus de citrouille dont on me voudrait enivrer.
8Ce n’est réellement qu’à présent que m’apparaît, si tard, le goût secret des choses surannées aussi composé de ma paresse pour les nouvelles, à les vieillir. Sous les oliviers du Céphise, je respire, plus à l’aise, l’odeur de la campagne indienne, à l’heure de ce frisson que l’été donne, lorsque Mukunda, s’appuyant sur Théocrite, rassemble ses troupeaux. Et les bergères disent : « Si les rivières interrompent leur cours, c’est qu’elles soupirent après la poussière du lotus de ses pieds qu’apporte la brise, et que, pauvres comme nous en mérites et balançant comme nous avec amour leurs vagues en guise de bras, elles suspendent la marche de leurs eaux6. »
9Mais l’aube est proche, Pargas, et déjà pâlit au bleu du ciel Vénus plus jeune que la terre. Alexandrie regarde, sans mourir, sur elle s’étendre l’ombre de la Colonne Pompée7. Amarrons notre berthon à l’abri de ce môle. Voici le plus beau port du monde. Nous avons assez ramé.
Notes de bas de page
1 La « Chanson du Chagrin » est une courte composition de Li Bai, poète chinois du VIIIe siècle. Le texte est cité par Henri Thuile dans la traduction du sinologue Hervey de Saint-Denis (1822-1892), auteur de l’anthologie Poésies de l’époque des Thang, Paris, Amyot, 1862.
2 Ballade de Paul Claudel écrite en mer, entre Lisbonne et Rio de Janeiro, et incluse dans le recueil Feuilles de saints (Paris, Gallimard, 1925).
3 Rappelons que le dieu Sérapis ou Sarapis – figure masculine issue d’un croisement entre la culture grecque et l’héritage égyptien – est l’une des principales divinités de l’époque hellénistique, spécialement honorée à Alexandrie dans le temple du Sérapéum.
4 Le poète et romancier Paul Adam (1862-1920) fait référence à plusieurs reprises, dans son œuvre, à la figure de l’homme méditerranéen et au concept de « monde latin » (à ce propos, cf. en particulier le roman La Ville inconnue et l’essai Le Malaise du monde latin).
5 Cf. Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Paris, Gallimard, 1912 : cet essai fondamental de Thibaudet a replacé Mallarmé au centre de l’attention critique, en faisant redécouvrir en particulier le Coup de dés de 1897.
6 Henri Thuile cite un fragment du Bhâgavata Purâna, dans la traduction en cinq volumes d’Eugène Burnouf, déjà mentionnée lettre X : Le Bhâgavata Purâna ou Histoire poétique de Krishna, Paris, Jean Maisonneuve, 1849-1895 (vol. 4, p. 167 pour la citation de cette page).
7 Rappelons que la colonne de Pompée est un célèbre monument érigé en l’honneur de Dioclétien, à Alexandrie, sur le site du Sérapéum. Cette colonne de granit, juchée sur une colline, est associée abusivement, depuis le Moyen Âge, à l’adversaire de César.
Notes de fin
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