Lettre XX
p. 135-138
Texte intégral
1J’ai été hier aux Courses. On ne m’y prendra plus. J’aurais pu si aisément rester chez moi, si tranquillement lire mes poètes arabes, mes chers auteurs indiens… Le vent soulevant des montagnes de poussière courait sur la piste plus vite que les chevaux. Une foule bruyante acclamait aux barrières l’arrivée de ses héros. Le soleil, comme un beau diable, tapait à tour de bras sur les gazons et les visages dans les tribunes des belles dames pommadées1.
2Où étiez-vous, Pargas, pendant que je suivais sur le turf les grâces de Messieurs les Jockeys ? On les voyait aller et venir, faisant caracoler leurs bêtes aux regards connaisseurs des badauds du pari mutuel, ridicules centaures habillés en demoiselles. La fanfare d’un régiment anglais lançait à toute volée des bouffées de Carmen aux naseaux du vainqueur.
3J’en suis revenu de bonne heure, couvert de sable, la tête lourde de migraine, sous le soleil vertical.
4Maintenant je vous écris de la chambre fraîche où le vent soupire sous le regard ironique de mes livres que j’ai ces derniers temps délaissés. Le charme du retour c’est la raison du voyage. Qu’il est doux de quitter ce qu’on aime et de le regretter. Je songe à André Gide et à sa Porte étroite, Alissa délicieuse qui me faisiez rêver2. Cette croix d’améthyste à votre cou si pâle, c’est la fleur que l’amour y a osé poser. Eau tremblante des neiges des collines natales descendue sur la braise d’un dévorant glacier !
5Vous le voyez, Pargas, comme je vais sans suite, dans chacune de mes lettres que je bouscule à tire-larigot. Mon style est tout pareil à ces vieilles brouettes que le moindre caillou peut faire chavirer. Je vous parlais des courses et voici qu’André Gide se plante sur ma route ainsi qu’un fier palmier. C’est que je suis porté toujours vers ceux que j’aime et qu’il est des ombrages sous lesquels on aime s’arrêter. Les mots portent en eux nos idées familières. Comment leur résister quand leur vertu éclôt ?
6Je veux aller m’asseoir, un instant, à la porte de ma cabine appuyée contre le mur de la mer. J’attendrai, à l’Occident venir l’errante foule des vélelles exilées3. Le jour en s’enfuyant derrière les môles peut-être secouera l’épaule de mon invincible athymie. Pour me distraire, je jetterai nonchalamment du rivage, des galets qui feront des trous bleus à la robe des flots.
7Adieu, après-midis du samedi tumultueuses, piste du Sporting-Club inondée de poussière, où, avec regret, le sol pousse un gazon avare sous les pieds des chevaux.
8Autrefois j’ai pu suivre avec passion des spectacles dont je ne comprends plus l’intérêt aujourd’hui. Maintenant couché à la lisière de la forêt marine je vois glisser sur les rochers la pieuvre de la nuit. Va-t-elle recouvrir définitivement de ses tentacules, la terre ? Et d’où vient cette terreur irraisonnable qu’à chaque tombée des ténèbres l’humanité ressent ?
9Un à un les feux de la ville ont levé leur paupière. Le phare seul reste obscur, dilué dans la brume. De son dard de lumière la guerre a fait un épi d’ombre. Ô maigre mort de ce décor sans nom ! J’entends le cri plaintif de la chouette sauvage, la chanson qui dit oui et qui dit non au temps.
Les nefs d’amour, avec leurs velours de simarres,
Captives en tourment se meurent sur les eaux…
Oh ! quels doigts fins viendront dénouer les amarres,
Un soir parmi la chevelure des roseaux4 ?
10Francis Jammes vous a déjà comparé à un cygne, mais vous étiez, Samain, un cygne noir.
L’éternelle Toison, par delà les mers sombres,
Au fond des soirs, se dresse, étrange en son poil d’or,
Et les cornes d’émail allongent leurs deux ombres
Sur le flot fabuleux qui gronde et saigne encor5.
11Laissons Henri de Régnier suivre à l’aise, sur ce ton romantique, les bornes de la licorne prodigieuse que Pline, Hérodote et Strabon, Aristote et Oppien ont placée en Afrique et à laquelle les Écritures ont comparé le Fils de Dieu. Allons, Pargas, il faut rentrer. Débarrassons-nous de ces rêves qui sont trop nos compagnons coutumiers. Les poètes les meilleurs ont ceci d’excessif qu’ils entretiennent notre paresse et servent de pâture à notre oisiveté. Mais qui peut, comme Alissa, quitter de gaieté de cœur ceux qu’il aime ?
12Pourtant la Porte étroite d’André Gide m’a étonné et m’a ravi. L’étonnement n’est-ce pas le premier geste de l’amour ? J’étais à Paris lorsque parut ce livre dont on parlait beaucoup pour le prix des Goncourt et j’entends encore la libraire de la galerie Vivienne, cette bonne vieille madame Melet, me dire : « Prenez-le, sur Hollande, Monsieur Thuile, car l’ouvrage ira loin. » J’ai suivi le conseil de l’aimable libraire et n’ai pas eu à m’en repentir. Si curieuse cette prenante figure d’Alissa toute de réticences, et de contraste au regard grave, aux traits excessivement pâles, ramenant craintivement contre son sein, ses ailes, tremblante martyre du dévergondage de sa mère, pauvre oiseau de la terre que le feu d’Amour brûle à la Lampe des Cieux ! Il n’est point de sentier assez pierreux pour elle et sur toutes les cimes elle voudrait monter. Elle a soif de souffrir, et ne veut qu’expier. Je l’ai suivie passionnément dans les bois de Fongueusemare, désolant son triste Jérôme et lui cachant l’expression de ses lèvres et la lueur de ses yeux. On y voit cette rive qu’elle rêvait d’atteindre, au-delà de l’Amour, un pays mystérieux. Pourquoi ceux qui meurent jeunes, emportent-ils encore cette invincible espérance ?
13L’âme d’Alissa, c’est celle d’André Gide. « À travers indistinctement toute chose, écrivait-il, dans ses Nourritures Terrestres, à travers indistinctement toute chose, j’ai éperdument adoré… Je n’aime pas que vous me disiez : viens… Désirs ! Beaux désirs ! – Je vous apporterai des grappes écrasées. Désir ! je t’ai traîné sur les routes ; je t’ai désolé dans les champs : je t’ai soûlé dans les grand-villes ; je t’ai soûlé sans te désaltérer ; – je t’ai baigné dans les nuits pleines de lune ; je t’ai promené partout ; – je t’ai bercé sur les vagues ; j’ai voulu t’endormir sur les flots… Désir ! Désir ! que te ferais-je ? Que veux-tu donc ? – Est-ce que tu ne te lasseras pas ? » « Nathanaël, je mettrai dans tes mains ma houlette et tu garderas mes brebis à ton tour. Je suis las. Toi tu partiras maintenant ; les pays sont tout grands ouverts et les troupeaux jamais rassasiés bêlent toujours après de nouvelles pâtures6. »
14N’est-ce pas, Pargas, qu’ils sont bien attachants ces deux livres et qu’après les avoir lus l’esprit les retient. Celui des Nourritures est tout bondé d’images, à profusion jetées. D’inoubliables impressions de voyage nous mènent des pentes de la colline de Fiesole à l’auvent du petit café de Chiraz, des marchés d’aromates de Touggourt aux troupeaux qui nous attendent sous les palmiers de Kairouan. « El Kantara ! pont d’or, je me souviens de tes matins sonores et de tes soirs extasiés. Que ne puis-je partir avec vos caravanes ! » Un énorme amour pour tous les bohémiens de la terre : « Je me suis fait rôdeur pour pouvoir frôler tout ce qui rôde ; je me suis épris de tendresse pour tout ce qui [ne] sait où se chauffer, et j’ai passionnément aimé tout ce qui vagabonde. » On songe à la soif d’une Sainte Thérèse, à l’incendie d’un Pascal. « Où que tu ailles, disait Ménalque, tu ne peux rencontrer que Dieu ; Dieu, c’est ce qui est devant nous7. »
15Dieu. Hé qui l’a rencontré ? Si on le rencontrait ce ne serait pas Dieu. Sur le voile même de Véronique Il n’a laissé qu’une confusion, puisque dans Véronique, Vera icon, le temps a pris la légende pour la Sainte.
16« J’ai entendu dire, rapporte Stanislas Meunier dans son Histoire géologique de la mer, d’une pêcherie d’huîtres perlières telle que lorsqu’on voulut recueillir les perles, les pintadines s’envolèrent8. ». Quelles moindres écailles nous resteront dans les doigts, chaque fois que notre amour des songes nous poussera à pêcher l’infini !
17André Gide est l’un des rares qu’il faut saluer comme un maître. Son œuvre de romancier et de critique lui donne droit à la place d’honneur de la génération actuelle. Sa personnalité a fortement marqué une des langues les plus savoureuses que je connaisse. Elle se répand dans ses livres, porteuse d’une pensée sympathique, élégamment châtiée. Il ne faut pas oublier qu’il est l’un des plus heureux produits de notre Symbolisme et que son inspiration est fille de celle des grands humoristes anglais.
18Ses vrais ancêtres ce sont Henri Fielding et Laurent Sterne : L’Histoire de Tom Jones et Les Opinions de Tristram Shandy. Comme écrivain on doit le mettre à côté de Walter Pater et d’Oscar Wilde, de Stendhal et de Marcel Schwob.
19Sa muse gardienne de beauté, a emmené de l’Hélicon, l’Hyppogriffe au sabot d’or, suivre le long de l’Arnô, Florence traînant sa robe de dentelles. C’est là qu’on le voit, chaque année, des hauteurs de Fiesole9, venir, dans le cadre harmonieux du plus fin paysage qu’ait jamais abrité un clocher.
Notes de bas de page
1 Les courses hippiques auxquelles fait référence l’auteur étaient organisées par le Sporting Club d’Alexandrie. Fondé par des notables britanniques en 1890 et situé dans les quartiers résidentiels de l’est de la ville, ce cercle sportif est l’un des symboles de l’internationalisme mondain d’Alexandrie.
2 Publiée en 1909, d’abord dans les pages de la NRF puis en volume, La Porte étroite est l’œuvre qui élargit la réception de Gide au-delà des cénacles parisiens. La « croix d’améthyste » citée dans la phrase suivante fait référence à un épisode décisif de ce récit elliptique, qui relate l’amour éthéré d’Alissa et de Jérôme.
3 Rappelons que les vélelles sont des organismes semblables à des méduses bleues, qui s’échouent fréquemment en masse sur les rivages méditerranéens, au printemps et en été.
4 Fragment du poème « Invitation », inclus dans le recueil Au Jardin de l’infante (1893) d’Albert Samain.
5 Passage issu des « Motifs de légende et de mélancolie », tirés des Poèmes anciens et romanesques (1890) d’Henri de Régnier.
6 Cf. André Gide, Les Nourritures terrestres (Paris, Éditions de la NRF, 1897), respectivement livre IV et livre VI.
7 Ibidem, livre VIII.
8 Référence à un ouvrage du géologue et minéralogiste Stanislas Meunier (1843-1925) : Histoire géologique de la mer, Paris, Flammarion, 1917 (p. 246 pour la citation).
9 Rappelons que la colline de Fiesole, non loin de Florence, est l’un des lieux de composition des Nourritures terrestres Le site de Fiesole est par ailleurs mis en scène dans le texte même des Nourritures.
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