Introduction
p. 389-391
Texte intégral
1Le terme de theatron, étymologie grecque du mot « théâtre », désignait à l’origine le « lieu d’où le public regarde une action qui lui est présentée dans un autre endroit », comme le rappelle Patrice Pavis1. C’est donc par inversion du rapport entre regard et objet regardé que le théâtre a ensuite nommé le lieu même où a lieu une représentation. Les métaphores de theatrum mundi et de « théâtre des opérations », comme désignant le lieu de l’action, prirent un sens renouvelé avec l’avènement d’un nouvel espace public de la représentation politique sous la Révolution française et l’essor d’un nouveau sens de l’Histoire et de ses acteurs. Daniel Arasse, Marie-Hélène Huet et Pierre Frantz ont ainsi étudié la théâtralisation de la vie politique et sociale pendant la Révolution, et la nouvelle théâtralité que mirent en œuvre le spectacle de la guillotine – nouveau théâtre de l’exécution publique –, les rituels funèbres des martyrs révolutionnaires et les pièces de théâtre sur la mort de Marat2. De son côté, Mona Ozouf a analysé les rapports au temps et à l’espace qu’instaurèrent les fêtes nationales révolutionnaires : ces cérémonies et célébrations éducatives, qui prirent un temps la place des cultes catholiques, visaient une finalité régénératrice largement inspirée du civisme et de l’anti-théâtralité rousseauistes3.
2Les textes de cette dernière partie reviennent de près ou de loin à cet héritage révolutionnaire lorsqu’ils abordent plusieurs facettes de la vision théâtrale de l’Histoire dont Sand fait un principe d’organisation ou une référence structurante dans certains textes. L’Histoire, notamment les événements réels liés à la guerre sociale, offre à Sand des modèles de scènes publiques et privées dans lesquelles jouent des personnages de tous rangs sociaux. En mettant en lumière la façon dont agissent et interagissent ses personnages face aux grandes ruptures et aux catastrophes politiques et sociales, Sand les transforme en participants actifs, informés et sincères de l’Histoire ; elle cherche aussi à engager les lecteurs et spectateurs dans un rôle actif.
3Les trois premiers articles de cette cinquième partie cernent une telle vision théâtralisée de l’Histoire chez George Sand : saisie d’une histoire où chacun est invité à subir ou à forger son rôle, perception d’un processus historique, aussi, où les performances collectives des grandes cérémonies théâtralisées permettent aux forces sociales de prendre conscience d’elles-mêmes. Claudine Grossir, dans « De conspiration en révolution. George Sand et le drame historique », souligne le lien direct que Sand, influencée par le modèle des « scènes historiques », établit entre l’Histoire et le théâtre. Dans ses romans comme dans ses drames, le théâtre est perçu par Claudine Grossir comme un milieu de « réflexion et [de] débat ». En intégrant le peuple tant comme acteur que comme spectateur – tant comme sujet que comme objet de représentation –, George Sand inscrit le rôle actif du peuple sur la scène de l’histoire de France.
4Concentré sur une œuvre particulière, Daniel Long, dans « Les jeux de l’amour et de l’Histoire, ou la performance héroïque dans Horace », décrit la manière dont Sand transforme le Paris des années 1830 en un immense « espace théâtral ». Il souligne la distinction tracée par la romancière entre les innovateurs qui inventent historiquement leur propre vie, et les imitateurs qui ne font qu’emprunter les rôles des autres, soit pour se faire accepter par eux, soit pour les dominer. Daniel Long montre ainsi que l’échec d’Horace découle de son incapacité à créer son propre rôle : le « héros », piètre histrion, adopte une position imitative plutôt que créative sur la scène de l’histoire parisienne en train de s’écrire.
5Dans « Communauté et sens du spectacle. La lecture dans Nanon », Patrick Bray se concentre sur un spectacle national représenté dans le roman historique : la cérémonie de la fête de la Fédération qui regroupe les habitants de Valcreux. Réfléchissant sur la force politique de la fête publique, Sand renouvelle, dans ce roman d’après 1871, sa vision utopique en une scène d’unification des voix multiples des lettrés et des illettrés, performance démocratique de la nouvelle nation. Faisant de Nanon une figure de médiatrice dans l’ordre nouveau succédant à l’Ancien Régime, la romancière parvient à penser l’unité nationale dans la diversité sociale, et démontre à l’orée de la nouvelle République la possibilité de donner le pouvoir au peuple. C’est sur ce même roman tardif, mais décisif, que s’arrête à son tour Stephanie Wooler, dans « Nanon, sujet de l’Histoire ? De la scène traumatique à la scène fraternelle ». En donnant à Nanon ce rôle de médiatrice, Sand réécrit à la fois l’histoire de la Révolution et l’histoire de sa propre vie dominée dans son enfance par la séparation d’avec sa mère, femme du peuple : « […] Sand restaure le poids matériel du rôle maternel grâce à sa vision d’une fraternité où l’instance maternelle est reliée à la propriété et à la terre. » Patrick Bray et Stephanie Wooler le soulignent tous deux : grâce à son accès au symbolique, par sa capacité à lire et à écrire, Nanon devient membre actif de sa communauté et acquiert une position d’égalité dans la nouvelle fraternité républicaine. À son tour, en enseignant aux autres personnes du village, Nanon donne aux citoyen(ne)s jusqu’ici exclu(e)s du pouvoir politique une voix publique et un rôle actif dans la société post-révolutionnaire.
6C’est à la personne et au personnage de George Sand comme médiatrice que s’attache enfin Laura Colombo dans « Histoires littéraires. Genre, écriture et postures sandiennes au xixe siècle ». Revenant sur le positionnement de la romancière et dramaturge sur la scène littéraire, éditoriale et médiatique, Laura Colombo étudie « la façon dont la personnalité de George Sand et sa performance publique ont affecté les représentations des femmes écrivains à son époque, puis légitimé leurs œuvres, surtout dans le second xixe siècle ». Ce faisant, l’action exercée par l’écrivaine dans la constitution de l’histoire littéraire de son temps, et son rôle dans la prise en compte des femmes dans l’écriture de l’Histoire se trouvent réévalués.
7Chez Sand, lire l’Histoire comme scène de théâtre revient à lire la vie sociale actuelle aussi bien que passée, non pas comme un spectacle à observer à distance, mais comme un lieu de performance, de dynamisme et de production : chaque personne, y compris le lecteur / la lectrice, est impliquée dans un rôle actif ; engagé sur le théâtre de l’Histoire, chacun est responsable de ses actes.
Notes de bas de page
Auteur
Maître de conférences à l’université de Houston, campus de Clear Lake, dans l’État du Texas. Spécialiste des rapports entre littérature et musique, elle a soutenu sa thèse de doctorat à l’université de Californie, à Santa Barbara, en mai 2012, sous le titre Hearing Double : The Musical Body and the Female Voice in the Works of E.T.A. Hoffmann and George Sand. Elle a publié des articles sur Sand et Louise Bertin : « “Une trace de moi” : narrative succession in Consuelo and La Comtesse de Rudolstadt » (dans Jacinta Wright et Nigel Harkness [dir.], George Sand : intertextualité et polyphonie, t. II, Voix, Image, Texte, Peter Lang, 2011) ; « Louise Bertin and Faust’s operatic debut in France : a love story revisited » (Ars Lyrica, no 19, 2009) ; « Writing back : female self-authorship in Paul et Virginie and Indiana » (George Sand Studies, vol. 28, 2009).
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