Liszt ou le « prêtre lyrique ». Sand, Baudelaire, Mallarmé
p. 367-385
Texte intégral
1Comme de nombreux écrivains de la génération romantique, George Sand rêva d’un futur utopique fait de paix et d’égalité pour l’Europe tumultueuse de son temps. Dans le sillage des penseurs du renouveau social, tels Saint-Simon, Fourier et Lamennais, et du grand pianiste et compositeur Franz Liszt, elle esquisse les grandes lignes de ce futur à travers plusieurs œuvres littéraires. À la fin des années 1830, la romancière crée ainsi la figure de ce que j’appellerai le « prêtre lyrique », à savoir le nouveau type de l’artiste porteur tout à la fois de la vision saint-simonienne d’une industrie au service du socialisme utopique, de la passion magnétique de Fourier et du catholicisme démocratique de Lamennais. De plus, inspirée par la puissante aura de Liszt, Sand dote son écriture « musicale » d’une dimension sacrée et confie à la littérature la mission de faire advenir un nouvel ordre social et politique1. Quoique la foi quasi religieuse de Sand en un avenir de bonheur et de justice apparaisse quelque peu naïve après 1850, il en va tout autrement de la figure du prêtre lyrique et de l’élan révolutionnaire et spirituel qu’il personnifie. Ainsi, le compositeur Richard Wagner incarne à son tour, pour son époque, la figure sandienne de l’artiste capable d’exprimer une vision politique à travers sa musique, notamment grâce à l’harmonie des forces sociales, spirituelles et artistiques.
2Dans La Dernière Aldini, roman écrit entre 1837 et 1838, Sand donne forme à la figure du prêtre lyrique de manière à la fois littérale et figurée, créant ainsi un cadre de réflexion sur la capacité du langage et de la musique à influencer les institutions sociales et à engendrer une nouvelle religion pour la postérité. L’étude croisée de La Dernière Aldini, du Journal intime et de la septième des Lettres d’un voyageur, adressée à Liszt en 1835, démontre que Sand esquisse les caractéristiques de l’artiste capable de faire advenir un monde de paix et de justice. Dans ces textes, Sand modèle sa vision utopique du prêtre lyrique sur Liszt et annonce les développements ultérieurs de cette figure chez Baudelaire et Mallarmé.
Hoffmann, Liszt et la poésie musicale
3Durant les années 1830, qui voient l’invention du socialisme et la transformation du romantisme en projet d’harmonie sociale et de spéculation utopique, la longue tradition liée au précepte d’Horace, Ut pictura poesis, qui fait de l’art pictural le modèle de la littérature, est contestée par l’émergence de nouveaux modèles musicaux pour la poésie et l’écriture en général. Dans le contexte d’un romantisme en pleine mutation, Sand se tourne vers la poésie musicale pour développer l’intuition selon laquelle la musique serait capable d’élucider les grands mystères de tous les temps. En juin 1837, tandis que Franz Liszt s’emploie à alléger la grande tristesse qui l’habite en lui jouant quelques accords de la Symphonie pastorale, Sand note dans son Journal intime :
Hoffmann a laissé dans ses paperasses inéditées ses titres des chapitres de la fin de Kreisler […] Son du Nord - Son du Midi. Je m’attache à pénétrer le sens de cette distinction de poésie musicale. Je la cherche dans la nature, dans ses mélodies primitives que je combine ensuite avec des effets connus en musique, et je suis sur la voie de trouver une définition claire et satisfaisante de ces dénominations mystérieuses2.
4À l’époque de Sand, les appellations de Nord et de Midi se réfèrent au découpage géographique de l’Europe, forgé par le nationalisme romantique3, et à l’idée, plus ancienne, que les cultures, les valeurs et les croyances étaient déterminées par le climat et l’environnement physique. Dans ce passage du Journal intime, le Nord et le Midi font naître chez Sand des pensées sur la musique et la poésie au moment où elle s’interroge sur la manière dont les mystères de la langue rapprochent les effets naturels ou musicaux ; la référence géographique sous-tend ce rapprochement, qui évoque un Kreisler franco-allemand et symbolise un phénomène porteur de paix pour l’Europe.
5En explorant l’idée de la poésie musicale comme distincte des autres modes poétiques, Sand réfléchit à ce que cela signifie pour un auteur de donner des titres aux accents mélodieux – tels que Son du Nord et Son du Midi – à des chapitres d’œuvres littéraires. Quels sentiments géographiques les sonorités expriment-elles ? Et comment saisir ces sentiments par le langage articulé ? De quelle manière la poésie se révèle-t-elle à travers la musique et comment transcrire la musique dans la littérature ? L’un des éléments de réponse à ces questions se rapporte à la constitution psychique de l’artiste hoffmannien : « Si la phrénologie ne se trompe pas, il devait avoir pour faculté dominante la merveillosité », écrit-elle à propos de Hoffmann4. Pour Sand, la musique et la poésie se rencontrent donc dans le merveilleux, dans le cerveau fantastique de Hoffmann, dans le monde des rêves, ainsi que dans la spécificité de ce type d’imagination artistique. Le merveilleux mêle rêve et réalité, pensée mystique et pensée rationnelle, conscience et imaginaire inconscient, ou pour le dire comme Sand, le Nord et le Midi. Mais plus importante encore est la forme même de l’esprit de l’artiste, qui est doué de cette « merveillosité » dont parle Sand. Un tel artiste n’est pas tourmenté par le désir du succès et d’une vaine gloire ; à l’instar de Hoffmann, il se voit doté de « talents remarquables5 ». Tels sont les dons de la figure du prêtre lyrique que Sand est en train de créer. Et ces talents se retrouvent chez Liszt, qui égrène pour elle quelques accords tandis qu’elle médite sur les analogies entre musique et poésie.
6Dans la septième des Lettres d’un voyageur, qu’elle écrit à Liszt en 1835, Sand précise ses pensées sur les caractéristiques de l’artiste en soulignant les qualités sacerdotales de celui-ci : « Il aime, sans avoir jamais été amoureux ; [il possède] des facultés presque divinatoires. » (LV, p. 842-843) Elle explique également que Liszt est son modèle : « Vous devez être une de ces organisations perfectionnées et quasi angéliques, mon cher Franz » (LV, p. 843) ; « Allez, vivez ! Il faut le soleil aux brillantes fleurs de votre couronne » (LV, p. 834). Par son organisation angélique, sa capacité de divination et sa couronne de fleurs, Liszt représente la figure d’un dieu païen, que Baudelaire mettra plus tard en scène dans son poème « Le thyrse ». Liszt, que Sand rencontre en 1834, se passionnait en effet pour la version utopique et socialiste du catholicisme prônée par Lamennais ; rappelons qu’il fut même ordonné prêtre6. Selon Sand, Liszt soutenait la remise en question radicale du catholicisme chez Lamennais (LV, p. 970). Comme l’explique Alan Walker, Liszt créa en Europe une communauté lyrique par sa dévotion pleine et entière à la musique et à son public. En 1834, il paraissait déjà comme l’ambassadeur culturel du xixe siècle7. Compositeur et pianiste virtuose, il fit connaître d’autres artistes ; il fut aussi membre du Parlement en Hongrie et se distingua comme organisateur de festivals. Jeune garçon, il connut Beethoven ; dans sa vieillesse, il rencontra Debussy. Liszt incarne donc l’idéal du prêtre lyrique tel que le conçut Sand, qui s’inspire non seulement des dons artistiques exemplaires du grand musicien et de sa capacité à entretenir une passion platonique avec une femme (du moins avec Sand), mais aussi de son ardeur quasi religieuse à forger une communauté sociale et artistique authentique. Dans La Dernière Aldini, roman écrit au plus fort de son admiration pour le « prêtre lyrique » qu’est Liszt, Sand associe ces trois qualités à trois étapes de la vie de Lélio, comme si le roman et sa structure emboîtée avaient été conçus pour décrire les éléments nécessaires à la création du prêtre lyrique.
Lélio en « prêtre lyrique » (La Dernière Aldini)
7Sans doute nommé en l’honneur du héros de la cantate de Berlioz, Lélio ou le retour à la vie, le héros sandien met en œuvre une double inspiration par la musique et par le langage. Le roman des Aldini représente un tournant significatif dans l’exploration sandienne de la figure du prêtre lyrique8. Par la combinaison de la musique et des mots, de l’art lyrique et du sacerdoce, ce roman annonce le dialogue entre musique et philosophie que l’on retrouvera dans Les Sept Cordes de la lyre (1839) ; il ranime également l’éternelle recherche de la véritable et nouvelle religion dans l’œuvre sandienne9.
8D’origine humble, le héros de La Dernière Aldini se hisse à la suprématie lyrique tout en gardant conscience de ses racines familiales. Il représente l’imagination dialogique de Sand au cours des années 1830 en ce qu’il est un être hybride et quelque peu androgyne : il a deux noms et deux positions sociales, et connaît deux grands amours. Nello devient Lélio et le paysan, un artiste bohème et bourgeois. Sous son identité de Nello, il tombe amoureux de la signora Bianca Aldini ; sous celle de Lélio, il s’éprend, à son insu, d’Alézia Grimani, la fille de Bianca. Lélio a donc deux histoires à raconter. La première est celle de la passion ardente d’un jeune gondolier vénitien pour Bianca Aldini, dont le rejet médiatise la naissance de l’artiste enchanté par les sons de la nature ; Nello sublime ainsi son désir charnel et le projette dans sa voix. En peignant le processus poignant à travers lequel Nello arrive à se comprendre comme artiste, Sand explicite l’intuition exprimée dans son Journal intime selon laquelle les mélodies naturelles combinées aux effets musicaux permettent d’élucider de grands mystères intemporels :
À peine me vis-je seul et en liberté que je me mis à chanter de toute la force de mes poumons. Ô miracle ! […] Je me jetai la figure dans les longues herbes, et, en proie à un accès de joie délirante, je fondis en larmes. Ô les premières larmes de l’artiste ! Elles seules peuvent rivaliser de douceur ou d’amertume avec les premières larmes de l’amant10.
9Les larmes et la gaieté délirante parachèvent la douce amertume liée au talent musical et reflètent la douleur d’un amour désormais mué en passion platonique.
10La puissance d’un amour non partagé fait non seulement naître l’idée d’une passion vouée au sacerdoce spirituel et artistique ; elle suggère également que la sublime musique de l’artiste résulte de la sublimation de la passion amoureuse : « Je ne sais quelle puissance magnétique la signora Aldini exerçait sur moi ; c’était une véritable passion mais une passion d’artiste toute platonique et toute philharmonique. » (LDA, p. 139). La puissance magnétique qui l’attire vers Bianca alimente un désir musical qui s’exprime dans la passion « philharmonique » de l’artiste. Au cours de la deuxième histoire, celle de l’amour de Lélio pour la signorina Grimani, Sand développe cette idée de sublimation en étudiant la présence « magnétique » de l’artiste sur scène selon une vision où se manifeste l’influence de la pensée fouriériste sur les passions. L’influence de Fourier sur la création sandienne, notamment le développement des personnages, apparaît au moment de la première rencontre avec Alézia Grimani, la fille de Bianca, qui plante des épingles dans sa poupée, répétant ainsi un rituel de sorcellerie. Lors de cette rencontre initiale, Nello la trouve tout à fait étrange. Cette scène insolite rappelle le commentaire de Fourier sur la comtesse Stroganoff qui, ne pouvant aimer sa bonne-esclave en raison de la proscription et du refoulement des amours saphiques, prenait du plaisir à lui percer le sein d’épingles11. Selon Fourier, seule l’attraction passionnée permet de conserver l’harmonie sociale. Non satisfaite ou réprimée, cette attraction devient cruelle ; mais canalisée et sublimée dans l’art, elle acquiert un pouvoir magnétique. Sand choisit cette dernière option et figure la sublimation de la passion, chez Nello, dans son devenir de prêtre lyrique. De cette façon, le désir personnel insatisfait est réorienté vers la création artistique. Dans La Dernière Aldini, le magnétisme de l’artiste lie donc les deux récits amoureux et constitue une composante nécessaire à la transformation de Lélio en prêtre lyrique.
11Dans la septième des Lettres d’un voyageur, Sand explicite les sources de sa conception du magnétisme musical de l’artiste. Dans la nature sensible de l’artiste en voie de se métamorphoser en prêtre lyrique, le magnétisme vient d’une origine intérieure, mais initialement celée. La description que Sand en fait préfigure le triomphe artistique de Lélio lorsqu’elle emploie des termes musicaux pour décrire le processus de création : « Leur fibre est si tendre et si déliée que tout ce qui échappe aux sens grossiers des autres hommes la fait vibrer, comme la moindre brise émeut et fait frémir les cordes d’une harpe éolique. » (LV, p. 843) Bien que le talent d’un artiste aussi sensible n’ait pas besoin d’être musical, ses fibres internes, en revanche, le sont : elles sont vibratoires et sensibles, telles les cordes d’une harpe éolienne12. L’âme du poète figure certes l’inspiration poétique, mais l’image se rapproche aussi de l’analyse fouriériste de la sensibilité cachée qui s’extériorisera dans la création artistique. En offrant une expression passionnée à une propension naturelle cachée, le magnétisme alimente la pratique artistique dont elle découle (LV, p. 843). C’est pourquoi la naissance de cette figure lyrique, dans La Dernière Aldini, est accompagnée du son de la harpe de la signora Aldini, et les larmes issues de la joie délirante que Lélio ressent dans les champs symbolisent la douleur liée à la naissance de l’artiste ; celui-ci exerce pour la première fois la puissance de ses poumons et découvre dans le même temps la propension naturelle de son talent lyrique. Écho de la vibration des fibres internes de l’artiste, le mélange ambivalent de douceur et d’amertume, lors du réveil de Lélio, met en valeur l’intensité émotionnelle du jeu sur les cordes délicates et sensibles de son cœur. En tant que dispositif narratif, le bruit de la harpe hypnotise Nello, l’incitant ainsi à entrer dans la maison de la signora Aldini, ce qui lui cause des ennuis mais lui fait également découvrir son propre talent.
12Toutefois, les fibres sensibles du chanteur gondolier ne mènent pas à elles seules au sacerdoce du prêtre lyrique. Dans La Dernière Aldini et la septième des Lettres d’un voyageur, cette constitution lyrique se perfectionne grâce au développement du pouvoir magnétique de l’artiste, seul être capable de rassembler toute une communauté et de mettre en œuvre une représentation partagée des dons lyriques. Dans la deuxième histoire du roman des Aldini, après que Lélio a joui d’un grand succès professionnel comme étoile de l’opéra de Milan, il tombe amoureux, depuis la scène, d’Alézia Grimani, la fille de la signora Aldini. Ignorant de prime abord l’étrange configuration du désir que la mère et la fille ressentent pour le même homme, Lélio connaît une seconde passion amoureuse qui restera inassouvie. La même passion magnétique que Lélio avait éprouvée dans le passé pour la mère réapparaît avec plus de force, menaçant même sa vie. Toutefois, se produire devant la Grimani incite Lélio à transformer sa passion magnétique en une performance théâtrale à but politique et social. En effet, le prêtre lyrique naissant fait appel au magnétisme de Fourier pour électriser les spectateurs et ne former qu’un seul être avec eux :
Quant à moi, je ne sais pas me défendre d’une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m’exalter si je le trouve récalcitrant et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l’effusion de la sienne. (LDA, p. 171)
13Lélio utilise donc la scène pour exprimer ses penchants politiques comme ses haines. Cependant, dans la seconde partie du roman, il devient un célèbre chanteur d’opéra et se fait acclamer sur les plus grandes scènes européennes. Ses performances électrisantes deviennent autant d’engagements politiques tandis que, tout comme Liszt, il fait le tour de l’Europe. Il finit par comprendre qu’il peut poursuivre des causes humanitaires et créer des utopies révolutionnaires, qui enflamment de fait ses performances scéniques. Notons à nouveau l’ambivalence des émotions, cette fois de haine et d’exaltation, au moment où la force de la présence publique de l’artiste, découlant de sa sensibilité, se réoriente vers la participation accrue du public à sa performance. Dans cet espace scénique survolté, Lélio exerce son magnétisme mais il subit en même temps l’ascendant d’Alézia qui le subjugue et le magnétise à son tour. Bien qu’elle ne lui plante pas d’aiguilles dans le corps, comme elle avait coutume de le faire avec sa poupée, elle parvient à le subjuguer depuis la scène où il se produit, faisant déborder son désir pour elle : « Il y eut dans ce mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j’en ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce » (LDA, p. 172). C’est comme si la propre « terreur » politique de Lélio et sa capacité à se fondre dans l’enthousiasme et l’énergie du public avaient provoqué un échange d’électricité échappant à tout contrôle. Il se fond dans l’effusion du contact.
14Entourant ces deux histoires d’amour non partagé, un récit-cadre présente Lélio s’adressant à une troupe de disciples de la Bohème rassemblés devant lui. Lorsque nous considérons le récit-cadre dans l’ordre du temps chronologique plutôt que dans la diégèse, nous observons que celui-ci suit les deux histoires d’amour. La formation du prêtre lyrique nécessite donc à la fois le talent remarquable que Nello développe dans le palais de la signora Aldini et la performance scénique passionnée à laquelle Lélio se livre au contact de la Grimani ; pour finir, il lui faut aussi le souci éthique d’établir une communauté qui se manifeste à travers le discernement et la maturité de Lélio adulte, comme il le remarque dans le récit-cadre : « J’ai toujours été impérieusement commandé par le sentiment naturel de la justice et de la vérité » ; « Je n’ai jamais compris qu’on pût être vraiment heureux un seul jour en risquant toute la destinée d’autrui » (LDA, p. 132). Les visées éthiques de Lélio présupposent une prise de conscience des autres et le souci de leur destinée. Le « sentiment naturel » d’être régi par la poursuite de la justice et de la vérité pour tous met en lumière la dimension sacerdotale de sa troisième incarnation.
15Lors de la mise en œuvre de l’aspect sacerdotal ou quasi divin de la composition musicale, apparaissent les similarités entre la dernière carrière théâtrale de Lélio et le projet existentiel de Liszt, fondé sur le catholicisme démocratique de Lamennais. Dans son article sur l’avenir de la musique religieuse, écrit en 1834, Liszt lance un appel fervent pour une nouvelle forme musicale qui pourrait réunir de manière grandiose « le Théâtre et l’Église » ; il y exhorte également les musiciens à former une association politique indépendante, un lien sacré qui favorisera le déploiement infini de la musique13. Ce lien sacré, Sand l’illustre dans son roman par la troupe d’acteurs ambulants qui accompagnent Lélio, et auxquels il prêche sa bonne parole. Pour Lélio, tout comme pour Liszt, faire de la musique, cela signifie suivre un code d’honneur en harmonie avec l’idéalisme social du xixe siècle. La musique est une vocation ou un appel, une prédisposition sacrée, un don de Dieu14.
16En outre, pour Lélio comme pour Liszt, l’idéal d’une Église catholique régénérée par le libéralisme politique coïncide avec les bouleversements sociaux de l’ère postnapoléonienne15. En effet, les trois incarnations de Lélio supposent trois périodes politiques distinctes : à Venise, en 1798-1799, sous l’empire des Habsbourg ; à Naples, de 1808 à 1815, sous le règne du roi Murat ; de 1815 à 1830, dans une Italie occupée par l’empire autrichien de Metternich, à la veille du Risorgimento. Dans la première histoire d’amour, Nello n’est qu’un paysan servant la bienveillante Bianca Aldini. Dans la seconde, lorsque Lélio rencontre la Grimani, ses spectacles visent la résistance au règne étranger, despotique et trouble, d’un Murat imposé par Napoléon. Cependant, le récit-cadre met en scène une période d’utopie ultérieure, pleine d’espoir, où l’art et la musique nourrissent une harmonie quasi divine de l’ordre social et politique, sous la conduite du prêtre lyrique.
17Cette recherche de l’harmonie divine au moyen de la musique rappelle encore une fois la septième des Lettres d’un voyageur dans laquelle Sand imagine une assemblée d’artistes ayant les mêmes dispositions que Lélio, tous ouverts à la possibilité d’un atelier d’utopie sociale. Rappelant les quarante jours de réclusion des apôtres de Jésus-Christ, un tel atelier permettrait de forger une langue divine parfaite aussi bien qu’une harmonie sacrée. Pour Sand, il pourrait nourrir une « superbe république » (LV, p. 818) ou « une religion universelle », inventer « des sciences nouvelles » ou bien animer « des facultés inouïes » (LV, p. 819). Autant de créations fondées sur le pouvoir divin de la musique, et selon une acception des plus larges : « Oui la musique, c’est la prière, c’est la foi, c’est l’amitié, c’est l’association par excellence. » (LV, p. 818) Comme Sand considère que la pratique communautaire de composition à la manière de Liszt est plus féconde en harmonie sociale que le travail isolé d’un écrivain solitaire, ce n’est qu’à la troisième étape de la vie de Lélio que cette dimension sacrée émerge. Au moment où il imagine la vie du prêtre lyrique, résigné à n’aimer personne d’un amour charnel, Lélio entreprend de servir comme chef d’une communauté d’artistes, à la fois authentique et sainte.
18Au début du récit-cadre, Lélio raconte sa propre vie à ses disciples et artistes de la Bohème (LDA, p. 134). À la suite de la confession de l’abbé Panorio, qui ouvre la réunion en peignant les « combats héroïques de son propre cœur », Lélio avoue à son tour que l’art n’est pas la seule passion noble qu’il ait connue (LDA, p. 132). Le rapprochement de l’abbé et du prêtre lyrique n’est pas gratuit en ce que l’un et l’autre sont ennoblis par la passion non réciproque qui les consuma jadis. À cette narration mélancolique, Lélio demande l’accompagnement d’une valse :
Joue-moi […] une de ces valses allemandes, où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées, semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs […]. Oh ! Écoutez, écoutez ce poème, ce drame, cette scène de désespoir, de passion et de joie délirante. (LDA, p. 132-133)
19D’un genre indéfini, mais clairement hybride, le récit des amours malheureuses de Lélio devient un mélodrame allégorique construit sur un mélange affectif, ambivalent et intense, de joie et de désespoir, de tragédie et de délire. Les larmes et la brillante couronne de fleurs qui encerclent la tête de l’artiste rappelle le portrait de Liszt dans la septième des Lettres d’un voyageur. C’est comme si, en inventant une nouvelle forme lyrique, Lélio hésitait encore sur le genre et le nom à lui donner : poésie, drame ou scène. Lélio rêve maintenant de s’embarquer dans une nouvelle carrière à travers une nouvelle forme scénique, un « drame lyrique » dont il serait le centre : « C’est que je voudrais m’élancer dans une vie d’émotions nouvelles et trouver dans le drame lyrique l’expression du drame de ma propre vie. » (LDA, p. 134)
20Accompagné par l’air du Désir de Beethoven, Lélio poursuit sa narration. Il dépeint un paysage social utopique que seul le drame lyrique puisse exprimer et où l’on reconnaît le mélange du Nord et du Midi :
Il faut bien l’avouer, notre musique italienne ne parle qu’aux sens ou à l’imagination exaltée ; celle-ci parle au cœur et aux sentiments les plus profonds et les plus exquis […]. J’ai résisté à la puissance du génie germanique ; j’ai longtemps bouché les oreilles de mon corps et celles de mon intelligence à ces mélodies du Nord, que je ne pouvais ni ne voulais comprendre. Mais les temps sont venus où l’inspiration divine n’est plus arrêtée aux frontières des États par la couleur des uniformes et la bigarrure des bannières. Il y a dans l’air je ne sais quels anges ou quels sylphes, messagers invisibles du progrès, qui nous apportent l’harmonie et la poésie de tous les points de l’horizon. (LDA, p. 133)
21Dans cette exaltation de l’esprit utopique, l’impulsion lyrique offre l’espoir d’un nouvel ordre social pour l’Europe. Le progrès saint-simonien et l’harmonie de Fourier s’unissent alors à l’instance divine selon Lamennais pour affronter le despotisme et préparer le règne des anges ou des sylphes, et non plus celui de dirigeants politiques. La musique traverse les frontières et unit des forces opposées : l’Italie et l’Allemagne, les sens et les sentiments, le corps et le cœur, le Nord et le Midi.
22Le désir de Lélio de créer une nouvelle pratique artistique prend forme à travers la narration de sa vie, sous-tendue par un accompagnement musical. Bien que nous n’entendions point la musique qui se joue dans la diégèse de La Dernière Aldini, ses sons et ses effets sont notés partout dans le roman, de la harpe de salon à l’opéra, des noms célèbres qui rappellent des mélodies et des lieux précis (Dussek, Beethoven) au luth du bohémien ou à la guitare jouant pour le peuple. Pour les lecteurs du roman du xixe siècle, ces références musicales évoquent des distinctions sociales, des espaces d’écoute de la musique et des lieux de spectacle, des souvenirs de sons qui font subtilement vibrer des fibres musicales cachées. Autrement dit, bien que nous n’entendions pas réellement le son, nous combinons la prose avec ce que Sand appelle, dans son Journal intime, « des effets connus en musique16 ». De cette façon, la forme même de ce roman, écrit à la première personne, et qui déborde de références musicales et scéniques, devient le type de drame lyrique recherché par le héros. Cette forme romanesque peut également offrir une réponse aux questions que Sand se pose sur la relation de la musique et du langage articulé. Nous voici donc sur la voie des formes lyriques de prose poétique auxquelles Baudelaire et Mallarmé ont rêvé. Si le dernier cherchait une « musicienne du silence », le premier voulait inventer un nouveau genre musical « sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurt[é] pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience », selon la célèbre dédicace à Arsène Houssaye du Spleen de Paris17. Dans les deux cas, le poème en prose s’inscrit dans un projet idéaliste, un rêve utopique sur le pouvoir de la littérature.
Liszt en « thyrse » (Baudelaire)
23L’interaction dansante et tendue des sentiments, des nations et des genres opposés que Sand met en scène dans la pratique de Lélio en prêtre lyrique trouve un équivalent dans « Le thyrse », poème en prose que Baudelaire dédicace à Franz Liszt tout en lui rendant hommage et s’adressant directement à lui : « Le thyrse est la représentation de votre étonnante dualité […]. Le bâton, c’est votre volonté, droite, ferme et inébranlable ; les fleurs c’est la promenade de votre fantaisie autour de votre volonté ; […] amalgame tout-puissant et indivisible du génie18. » L’étonnante dualité du thyrse rappelle les dualités de Sand et l’expression extrême de leurs manifestations mentales. Ce sont ces mêmes dualités que Baudelaire met en œuvre pour réguler son univers lyrique, divisé, tel le thyrse, entre masculin et féminin, intention et expression, pouvoir et passion, volonté et imagination. Mais le thyrse tient également d’Aaron, le grand prêtre des Israélites, muni de son bâton fleuri qui le place au-dessus des chefs des douze tribus. Quoique Sand emploie une imagerie christique pour évoquer les dualités qui déchirent Lélio et sa « face pâle baignée de larmes et couronnée de lumière », la référence sacerdotale y est pertinente et les dualités qu’elle incarne anticipent le dualisme baudelairien. Par son recours au bâton d’Aaron, Baudelaire suggère qu’il veut lui aussi élever le prêtre lyrique au statut de prêtre suprême. Dans le cadre de l’hommage à Liszt, ce choix place la musique au-dessus de tous les arts, voire l’intronise nouvelle maîtresse des arts. En cela, Baudelaire rejoint Sand et l’intuition qu’a celle-ci de la divine singularité de la musique et de l’ambivalence de son double pouvoir, intérieur et extérieur, sur les êtres et les choses. De plus, avec la fin des formes fixes de versification, la musique devient le régulateur rythmique de la nouvelle prose lyrique.
24Une autre mise en scène de l’hommage de Baudelaire à la musique poétique de Liszt apparaît dans l’histoire du guitariste espagnol racontée dans « Du vin et du hachisch19 ». Dans cet essai, Baudelaire évoque la vie vagabonde de Paganini, encore peu connu, et celle d’un guitariste espagnol, tous deux musiciens ambulants : le premier joue une de ses compositions et définit une ligne mélodique sur laquelle le second improvise « à côté de lui une variation, un accompagnement, un dessous20 ». Le poète crée ainsi une forme de mise en abyme, une scène à l’intérieur d’une scène, qui rappelle celle que Sand crée à l’ouverture de La Dernière Aldini. Après avoir peint cette « vie de troubadour » et l’interdépendance entre la ligne mélodique du violon et les improvisations de la guitare, il met en scène une dernière prestation qui illustre les effets ambigus du vin et de la musique. Au cours de celle-ci, un interprète amateur, en état d’ébriété, joue du violon et émet des sons semblables à ceux d’une scie. Tandis que l’amateur fait grincer son violon, le guitariste, lui aussi ivre mort, joue de manière sublime :
Jugez quel bel effet sur la province en toilette ! […]
Tout à coup, une mélodie énergique et suave, capricieuse et une à la fois, enveloppe, étouffe, éteint, dissimule le tapage criard [du violon]. La guitare chante si haut, que le violon ne s’entend plus […].
La guitare improvisait une variation sur le thème du violon d’aveugle. Elle se laissait guider par lui, et elle habillait splendidement et maternellement la grêle nudité de ses sons. Mon lecteur comprendra que ceci est indescriptible […].
Et maintenant où est-il ? Quel soleil a contemplé ses derniers rêves ? […] Où sont les parfums enivrants des fleurs disparues21 ?
25Alors que le violon et la guitare s’entrelacent, la mélodie unique se dédouble, tel le thyrse : tout à la fois suave et énergique, versatile et contrôlée, la guitare étouffe le raclement du violon, même quand elle est guidée par lui, et l’enveloppe « maternellement ». De plus, les doubles sont dans le même temps séparés et mélangés, comme le sont les lecteurs et l’auteur qui servent de témoins par procuration ; relais d’un « témoin vrai et sérieux », le narrateur raconte, juge, décrit et finit l’histoire, et met son lecteur dans la position de témoin et d’interprète. Les lecteurs deviennent ainsi comme le guitariste, accompagnant, voire couvrant et dépassant, la ligne sonore jouée par le narrateur baudelairien et sa prose dissonante.
26Pour engager l’interprétation musicale de son lecteur, Baudelaire met en œuvre une scénographie lyrique à travers l’utilisation du présent et de l’acte de lecture dans le passé du récit22. D’abord, il demande à ses lecteurs de juger des effets de cette performance (« Jugez quel bel effet ») comme s’ils faisaient partie du public et pouvaient émettre des commentaires. Ensuite, il se réfère directement à son lecteur (« Mon lecteur ») pour regretter que la performance musicale surpasse sa capacité à la capturer dans le récit. Enfin, invités à décider du sort des musiciens, les lecteurs réintègrent la position de spectateurs imaginaires, mais cette fois-ci en tant que lecteurs-poètes rêvant nostalgiquement à la disparition de l’artiste comme à la fin de la vie et de la beauté sensible. La scène dite « indescriptible » s’insinue ainsi dans le voyage imaginaire des lecteurs. Entre les lignes de son adresse aux lecteurs, Baudelaire peint une vision des effets de cette poésie musicale ; la guitare « habille » la nudité des sons, acte qui métaphorise la manière dont le poète écrit ou « peint » la scène à présent évanouie. En d’autres termes, Baudelaire poétise le son dans un mouvement de tension opposant la peinture par les mots à la musique, qui rappelle la musique sandienne. Qu’elle soit guidée par le violon ou la musique « cachée » de son auteur, la mélodie énergique de la guitare traduit, habille, couvre ou peint le son qui, sans elle, resterait nu. Cet habillement de frêles nudités annonce une image poétique que Mallarmé emploiera pour décrire les relations entre la musique et les lettres. Ainsi, pour Baudelaire, ce qui compte, c’est davantage la forte interaction de la musique et de la poésie en prose, comme la création du drame lyrique dans l’écriture ; les artistes de la Bohème, les spectateurs ou les lecteurs bourgeois, le vin et le hachisch, les violonistes italiens et les guitaristes espagnols restent ainsi à l’arrière-plan.
27La figure de Liszt et la Bohème artistique confortent donc chez Baudelaire le rêve de nouvelles formes lyriques. Cependant, au moment de sa découverte de Wagner, Baudelaire craint déjà que le drame lyrique n’éclipse la poésie et en précipite la fin23. Comparable en cela à Sand, le poète et critique prend conscience de la formidable capacité que possède la performance musicale et dramatique à créer une large communauté d’auditeurs, ce qui est impossible à l’écriture et limite le pouvoir du poème en prose à accroître le lectorat de la poésie lyrique. Si Baudelaire voit dans l’immense force du lyrisme wagnérien une preuve à sa théorie des correspondances, l’analogie atteint un degré qui dépasse largement la portée de l’écriture poétique24. Le drame lyrique wagnérien serait donc à la fois l’apogée et la défaite du projet lyrique baudelairien. En revanche, dans sa « Rêverie d’un poète français », Mallarmé critique le fait que le public de l’opéra wagnérien soit comme pris de stupeur, ce qui dessine à ses yeux le spectre d’un nouveau nationalisme25. Le poète lance ainsi un défi au drame lyrique et fait de la polysémie verbale l’antidote à l’engourdissement des sens et de l’esprit provoqué par la représentation scénique de l’œuvre wagnérienne26.
« Un théâtre inhérent à l’esprit » (Mallarmé)
28Dans la section « Planches et feuillets » de Crayonné au théâtre, on retrouve un défi similaire quand Mallarmé reconnaît dans la « cohésion » de toutes les facettes de la représentation scénique, chez Wagner, un « art, qui aujourd’hui devient la poésie27 », mais pour aussitôt dessiner la suprématie du livre et de la poésie dans la pratique d’une communauté de participants qui forment une sorte d’union sacrée, placée sous le charme du poète en prêtre et chantre lyrique. Et Mallarmé ajoute :
Oui en tant qu’un opéra sans accompagnement ni chant, mais parlé ; maintenant le livre essaiera de suffire, pour entr’ouvrir [sic] la scène intérieure et en chuchoter les échos […]. Le Poète, je reviens au motif, hors d’occasions prodigieuses comme un Wagner, éveille, par l’écrit, l’ordonnateur de fêtes en chacun ; ou, convoque-t-il le public, une authenticité de son intime munificence éclate avec charme28.
29Bien que non chanté, le livre rivalise avec l’opéra parce qu’il ouvre à la scène intérieure de l’imaginaire et murmure les mélodies celées en chaque individu en faisant vibrer nos fibres intérieures, comme le notait déjà Sand. Que ce soit en public ou en privé, c’est le théâtre intérieur qui crée le spectacle. Mais l’insistance sur l’exécution même, à haute voix, de la lecture définit clairement le mode de performance retenue : « sans accompagnement ni chant, mais parlé ». Selon Jacques Scherer, il se peut que Mallarmé ait songé à prendre le rôle de lecteur lyrique du Livre, comme le suggèrent ses notes finales pour Le Livre et, par certains côtés, cette citation de « Planches et feuillets ». Cependant, le poète était également sensible au fait que « l’art dramatique de notre Temps, vaste, sublime, presque religieux est à trouver », comme il le précise dans La Dernière Mode29. Si Mallarmé a donc bien compris l’alliance de la religion et du théâtre soutenue par Liszt, il a également imaginé la lecture comme un moyen d’ouvrir la poésie aux ressources spirituelles d’un espace intérieur de performance, « [u] n théâtre, inhérent à l’esprit », pour reprendre l’expression de « Planches et feuillets30 ».
30Dans Quant au livre, Mallarmé définit la lecture et l’écriture comme une sorte d’« Action restreinte » qui s’oppose à l’action réelle, que nous pouvons associer au travail ou au théâtre. Dans cette configuration, Mallarmé inscrit une nouvelle idée du drame lyrique, ballet imaginaire ou opéra, au centre duquel l’écrivain (lui-même ?) serait comme le « spirituel histrion » :
L’écrivain, de ses maux, dragons qu’il a choyés, ou d’une allégresse, doit s’instituer, au texte, le spirituel histrion.
[…] là, en raison des intermédiaires de la lumière, de la chair et des rires le sacrifice qu’y fait, relativement à sa personnalité, l’inspirateur, aboutit complet ou c’est, dans une résurrection étrangère, fini de celui-ci : de qui le verbe répercuté et vain désormais s’exhale par la chimère orchestrale. Une salle, il se célèbre, anonyme, dans le héros.
Tout, comme fonctionnement de fêtes : un peuple témoigne de sa transfiguration en vérité31.
31L’auteur s’installe au sein du texte comme acteur ou metteur en scène spirituel. Se fondant sur ses maux ou ses joies, il guide la production du sens. Dans cet acte, il sacrifie sa personnalité en faveur de la chair, du rire, des lumières et de l’action, comme s’il devenait l’écho de son propre langage dans les spectateurs ou les auditeurs, comme exhalé par eux à travers une fantaisie orchestrale. Dans un acte qui ressemble à celui que Baudelaire préconise quand nous lisons son texte sur le guitariste espagnol et imaginons son personnage, les seules exhalaisons imaginaires et répercussions mélodieuses, ce sont bien les nôtres. Ces prolongements imaginaires des sentiments qu’éprouve l’auteur, sentiments doubles ou ambivalents de joie et de lutte, rappellent l’intuition sandienne selon laquelle la poésie joue sur nos fibres musicales internes, mais dans des directions opposées. En fin de compte, l’auteur mallarméen met en scène un acte d’autocélébration, mais seulement dans le sacrifice, comme le fait Lélio dans ses drames lyriques et autobiographiques, – une autobiographie moderne qui inclut un acte de disparition –, uniquement en se transfigurant dans la « salle ». Dans cet acte de transfiguration, l’histrion et les spectateurs deviennent le héros anonyme de la fête. Dans ce partage magnétique, il semble que l’auteur et les personnes soient transformés. Comme le Christ, mais également comme Tristan et Iseult, ils sont transfigurés ou transformés en « vérité ». Cependant, à la différence de ces autres transfigurations, cette vérité, chez Mallarmé, surgit dans une auto-(dé)monstration festive, dans une fusion du public et de l’inspirateur qui remplace toutes les vérités partielles (et partiales) que Wagner ou l’Église catholique pourraient imposer.
32De nombreuses interprétations ont été proposées du théâtre de Mallarmé et de son cortège de héros mythiques, de mises en scène purement virtuelles, de rythmes et de silences. Ce théâtre devait-il être une fête grecque, une tragédie shakespearienne, un ballet mimé ou une fantaisie à la manière de Loïe Fuller ? Bien qu’une forme simple n’ait jamais vu le jour, au cœur de ce théâtre se retrouve pourtant l’idée sandienne d’un catholicisme rénové et démocratisé. On peut même suggérer que l’écriture constitue en elle-même le type de lieu théâtral dans lequel Mallarmé imaginait sa transfiguration et celle de ses lecteurs. Il est donc possible que Mallarmé en « spirituel histrion » apparaisse déjà dans les seuls textes en partie achevés, ou que les morceaux poétiques qu’il a imaginés pour l’exécution n’aient jamais été complétés parce que l’écriture comme « Action restreinte » était en elle-même suffisante.
33Comme le suggère Philippe Lacoue-Labarthe, « l’effet Wagner » provoqua des réactions passionnées et inattendues chez Baudelaire et Mallarmé32. Quoique la réception de Wagner, chez ces grands poètes, porte avant tout sur une poésie dite « musicale », nous espérons avoir montré qu’elle s’inscrit dans le mouvement de renouvellement de la poésie lyrique que Sand entreprit sous l’influence de « l’effet Liszt ». Ainsi, bien que Sand n’ait pu imaginer le monde menaçant que les drames musicaux de Wagner et la victoire de la Prusse annonçaient après 1871, elle a ouvert un horizon idéaliste dans lequel Baudelaire et Mallarmé ont inséré leurs projets encore inachevés, soutenant les impulsions utopiques du romantisme que ses drames lyriques ont inaugurées33.
Notes de bas de page
1 Il convient d’ajouter, à côté du nom de l’inspirateur Liszt, celui d’Adolphe Nourrit, le célèbre ténor également converti aux idées saint-simoniennes ; voir la « somme » de T. Marix-Spire, Les Romantiques et la musique. Le cas George Sand, 1804-1838, Paris, Nouvelles éditions latines, 1954. Dans ce panorama des musiciens inspirés par la religion sociale, il faut aussi citer le nom du critique Joseph d’Ortigue, proche de Berlioz et disciple de Lamennais. Voir ses Écrits sur la musique, 1827-1846, édition de S. L’Écuyer, Paris, Société française de musicologie, 2003.
2 Journal intime, p. 108.
3 Voir O. Bara et A. Ramaut (dir.), Généalogies du romantisme musical français, en particulier le dernier chapitre, « Géographies ».
4 Journal intime, p. 109.
5 Ibid.
6 A. Walker, Franz Liszt, t. II, p. 155.
7 Ibid., p. 294-295.
8 Comme l’explique David A. Powell, « on ne saurait sous-estimer l’importance pour Sand du musicien comme symbole de l’artiste, surtout après La Dernière Aldini (1837). Ayant déjà fait preuve de sa foi en l’importance de la musique, elle accorde quasiment au musicien un rôle de prêtre » (« [f]or Sand the importance of the musician as the symbol of the artist and of the positioning of the artist in society, especially after La Dernière Aldini [1837], cannot be dismissed. Having already shown her devotion to the importance of music, she assigned an almost priestly role to the musician ») (While the Music Lasts. The Representation of Music in the Works of George Sand, p. 294, traduction de la citation par S. Mefoude-Obiono et C. Nesci). Powell note ainsi que Sand emprunte le vocabulaire saint-simonien pour parler de l’artiste, ce qui fait de ce dernier un prêtre. L’écrivaine adapte donc cette figure à son propre idéalisme.
9 Ibid., p. 303.
10 La Dernière Aldini, dans Vies d’Artistes, p. 144. Désormais abrégée en LDA au long de l’article, suivi de la pagination.
11 Comme beaucoup d’autres commentateurs, Roland Barthes cite cette anecdote, qui fait référence au Nouveau Monde amoureux, inédit du vivant de Charles Fourier, et publié seulement en 1967 ; voir son essai, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Seuil, 1971, p. 86. Le sadisme de la comtesse s’explique comme une forme de contre-passion.
12 Sur la place de cet instrument dans l’imaginaire musical romantique, voir L. Tibi, La Lyre désenchantée. L’instrument de musique et la voix humaine dans la littérature française du xixe siècle.
13 Cité par A. Walker, Franz Liszt, t. II, p. 159. La pensée musicale et sociale de Franz Liszt est également développée dans ses célèbres Lettres d’un bachelier ès musique, publiées entre 1837 et 1841, lettres qui échangent un temps, dans la Gazette musicale, avec les Lettres d’un voyageur de Sand dans la Revue des Deux Mondes. Voir l’édition de Rémy Stricker, Paris, Le Castor Astral, 1991, en particulier la lettre I, « Lettre d’un voyageur à M. [sic] George Sand », et la lettre II, « À un poète voyageur, à M. George Sand », p. 11-42.
14 À ce propos, Walker commente ainsi l’inspiration que Liszt a trouvée chez Lamennais : « art, for him, was God made manifest ; it ennobled the human race ; insofar as the artist was a bearer of the beautiful, he was like a priest ministering to his congregation » (« l’art, pour lui, était une manifestation de Dieu ; il ennoblissait la race humaine ; dès lors que l’artiste était porteur du beau, il était comme un prêtre gouvernant sa congrégation ») (Franz Liszt, t. II, p. 159, je traduis).
15 Ibid., p. 155.
16 Journal intime, p. 108.
17 C. Baudelaire, Petits Poèmes en prose, p. 275-276. Pour une étude approfondie des rapports entre Liszt et Baudelaire, voir le livre de S. Bernstein, Virtuosity of the Nineteenth Century : Performing Music and Language in Heine, Liszt, and Baudelaire.
18 C. Baudelaire, Petits Poèmes en prose, p. 336.
19 Baudelaire publia « Du vin et du hachisch » en quatre articles, les 7, 8, 11 et 12 mars 1851, dans Le Messager de l’Assemblée. L’essai annonce Les Paradis artificiels, qui parurent en volume en 1860 ; les premières sections furent publiées dans La Revue contemporaine dès 1858. Voir C. Baudelaire, Les Paradis artificiels, édition de J.-L. Steinmetz, p. 53.
20 Ibid., p. 69.
21 Ibid., p. 70-71.
22 Margaret Miner a noté que l’histoire du guitariste et « Le thyrse » sont construits sous la forme d’interrogations qui sollicitent la participation des lecteurs. Voir son article : « Dionysos parmi les bohémiens : un parcours baudelairien », p. 52.
23 « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris » fut initialement publié le 1er avril 1861 dans la Revue européenne sous le titre « Richard Wagner ». Dans un article récent, Joseph Acquisto a pu démontrer que la réception baudelairienne de Wagner s’inscrit dans une réflexion plus large sur le contexte moderne, à savoir urbain, de la poésie lyrique. Comparant les écrits de Wagner sur la musique et les poèmes de Baudelaire sur les rapports entre mémoire et musique, Acquisto suggère que l’essai de Baudelaire sur Wagner décrit une nouvelle forme d’expérience esthétique qui n’élimine pas la forme lyrique de la vie moderne, mais accorde plutôt un nouveau rôle à la poésie lyrique centrée sur la mémoire et le souvenir. Voir son article : « Uprooting the lyric : Baudelaire in Wagner’s forests ».
24 Voir la première section de « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », dans L’Art romantique, dans Œuvres complètes, édition de J. Crépet. On sait que Baudelaire se réfère à plusieurs reprises aux Kreisleriana de Hoffmann, qui exposait déjà une théorie et une pratique des correspondances entre tous les sens. Voir sur ce point M. Miner, Resonant Gaps : Between Baudelaire and Wagner, p. 15.
25 S. Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, p. 154. On se reportera aux analyses convaincantes de Philippe Lacoue-Labarthe sur les effets inquiétants d’un public quasiment hypnotisé par l’opéra wagnérien, dans Musica Ficta. Figures de Wagner, p. 15.
26 S. Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, p. 156-157.
27 Ibid., p. 195.
28 Ibid., p. 195 et 197.
29 Selon l’interprétation de J. Scherer, Le « Livre » de Mallarmé, p. 343.
30 S. Mallarmé, Œuvres complètes, t. II, p. 195.
31 Ibid., p. 215-216.
32 Musica Ficta. Figures de Wagner, p. 10.
33 Ne sont explorés ici que quelques aspects des similarités entre Sand, Baudelaire et Mallarmé à partir de l’aura de Liszt et de Wagner. Pour d’autres rapports entre ces écrivains, voir l’ouvrage récent de P. Dayan, Music Writing Literature, from Sand via Debussy to Derrida.
Auteurs
Evlyn Gould occupe actuellement la chaire de College of Arts and Sciences Distinguished Professor in the Humanities de l’Université d’Oregon, à Eugene, où elle est Professeure d’Études françaises. Ses travaux portent sur la littérature, la culture et les arts de la performance du xixe siècle, ainsi que sur les études juives et européennes. Elle a publié Virtual Theater from Diderot to Mallarmé (Johns Hopkins University Press, 1989) et The Fate of Carmen (Johns Hopkins University Press, 1996, 2001) ; elle a co-dirigé le volume Engaging Europe : Rethinking a Continent in Change (Rowman & Littlefield Publishers 2006, 2007). Elle vient de finir un ouvrage intitulé Dreyfus and the Literature of the Third Republic : Secularism and Tolerance in Zola, Barrès, Lazare and Proust (McFarland, 2012), centré sur la confrontation dramatique de quatre auteurs français avec la « question juive » à l’époque de l’Affaire Dreyfus. Elle travaille actuellement sur les influences multiples que la Kabbalah a exercées sur la poésie de la fin du xixe siècle.
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