Lettre XVII
p. 121-125
Texte intégral
1Voici un petit livre duquel un de nos académiciens modernes a ravi le titre délicieux : Le Jardin d’Épicure ou le véritable caractère de ce Philosophe publié à Cologne chez Abraham Dourback, rue Beau-Pré, aux trois Gaillard, en 1699. Il est adressé à une dame, Madame de N., sous forme de dissertation1.
2L’auteur en est inconnu et le dictionnaire des ouvrages anonymes de Ant. Alex. Barbier ne le dévoile pas. L’ouvrage est composé de 153 pages écrites en gros caractères, d’un format petit in-12 allongé. On le lit sans fatigue dans le milieu d’une journée, et on en garde le souvenir d’une promenade agréable dans un jardin délicat où l’on souhaite revenir.
3J’y ai été, Pargas, un des premiers jours de cette année nouvelle, quand le vent souffle du Nord, dans le mois de Janvier. J’avais trop regardé les armées de nuages emportées violemment vers les camps du désert. Il me fallait m’asseoir, car j’étais las des rêves, des rêves qui passaient dans les nuages noirs. C’est alors que j’ouvris Le Jardin d’Épicure et que sur un banc commode, je m’assis.
4Épicure, je crois, il y a longtemps qu’il a dit : « Si vous êtes triste, respirez des roses2. » J’ai été triste, Pargas, et les roses ne m’ont pas réjoui. Ce n’est pas assez, probablement, pour remonter le cœur qu’un parfum passager. Mais toute philosophie s’amuse de trouver à des problèmes généraux sans réponse autant de solutions sans valeur pour chaque cas particulier. Et puis tout change. La vérité d’hier est l’erreur d’aujourd’hui. La terre perdra demain son atmosphère comme la lune a laissé se dissiper la sienne. On sait maintenant que les canaux de Mars n’étaient dus qu’à une illusion. Où est le progrès et qui voudrait y croire ? La science, comme la mer, est sujette à un mouvement de transgression et de régression. En art ? « Les étonnantes sculptures, écrit É. A. Martel, gravures et même peintures des paléolithiques de l’âge du renne solutréo-magdalénien, découvertes en si grand nombre depuis un demi-siècle, ont prouvé que les hommes de la pierre taillée, ou du moins certains d’entre eux, furent en Europe occidentale, des artistes plus habiles et plus élevés que nombre de peuples historiques et actuels3. »
5Le pithécanthrope primitif qui peignait ses bisons polychromes au plafond de la grotte d’Altamira avait jeté sur l’univers un coup d’œil à la hauteur des plus perçants regards.
6Rien ne vaut que de vivre son jour au bon baiser de la lumière sous le rayonnement du soleil encore chaud. Et d’écouter les voix harmonieuses qui montent de chaque minéral et de chaque poussière et d’accepter la vie sans murmurer trop.
7C’est ce qu’Épicure appelle vivre honnêtement. Ceux qui le désirent n’ont qu’à venir au Jardin : « Ils y trouveront écrit sur la porte : Vous serez fort bien ici ; la volupté y fait le souverain bien. Le Maître de la maison n’en est pas le maître ; il n’en est que le gardien. Il est toujours prêt à vous recevoir et à vous bien traiter. L’hospitalité et l’humanité sont ses qualités ordinaires. Le couvert y est toujours mis, et rien ne vous y manquera, de tout ce que la nature peut désirer. On vous y servira des gâteaux à pleines mains, de l’eau en abondance, et quelques fois un peu de miel4. »
8Dites-moi, n’est-ce pas charmant, Pargas, et quel besoin de ces ragoûts qui excitent l’appétit ?
9L’auteur de ce trop bref opuscule rempli de tact et de mesure nous vante avec goût son héros. Il nous le montre respectueux des dieux, fidèle à l’amitié et indulgent à tous, réservé contre l’amour et d’une sobriété réjouie d’un fromage : « Pour ce qui est de la nourriture d’Épicure, sur laquelle les faux Épicuriens de nos jours prétendent se mouler, je les convie à sa table et ils verront la différence qu’il y a d’avec les leurs. Ses meilleurs mets étaient une manière de gâteau fait de farine d’orge avec un peu de rayon de miel, et pour boisson il se régalait d’eau toute pure. Quelquefois, qu’il voulait se relâcher d’une si grande austérité, il y ajoutait un peu de fromage. Je vous prie, écrivait-il un jour à un de ses amis, de vouloir m’envoyer un morceau de fromage de Cytharede, afin que, si l’envie me prend de faire débauche, je puisse me traiter un peu plus somptueusement. » Et l’auteur du Jardin ajoute : « C’était là son plus grand régal, mais le rayon de miel était son ambroisie5. »
10Je songe à ce moine-poète de la presqu’île Malâka, à ce doux Bokhâri qui vivait dans Djohôre6. Que l’auteur inconnu du Jardin lui ressemble ! « Quand on ne mangera, dit-il, que pour satisfaire la nature, on trouvera par tout assez de quoi vivre ; quand ce sera pour remplir l’avidité de l’imagination, on mourra par tout de faim. Et en cela enfin comme en tout autre chose, la médiocrité fait le bonheur comme la douceur de la vie de l’homme7. »
11Et il nous montre Épicure retiré de la foule. « Rien de plus sûr effectivement, ni rien de plus doux, que de vivre obscur et sans bruit, en spectateur de tous les ridicules du monde : je parle de ces ridicules qui font la joie, l’occupation et souvent la félicité des deux tiers du monde, pour le moins. Je regarde assurément comme la marque d’un esprit bien composé, que de savoir être avec soi, que d’aimer sa compagnie, de n’y trouver point de solitude et d’avoir le secret de pouvoir s’entretenir sans s’ennuyer. Il n’est pas donné à bien des gens, d’entendre cette Philosophie. On se fuit comme si l’on se haïssait, et l’on aime mieux la compagnie d’autrui que la sienne8. »
12Enfin, âgé de soixante-douze ans, n’ayant cherché la volupté que dans la vertu et connu de débauche que celle de l’esprit, Épicure résolut de mourir où ses amis étaient morts. Il consentit de rendre à l’univers son âme, atomes d’atomes, dont il avait construit les mondes imaginés par Démocrite.
13C’était la seconde année de la cent vingt-septième Olympiade, 270 avant Jésus-Christ. Il laissait trois cents ouvrages que ses disciples apprirent par cœur.
14Seul, un fragment de son traité De la nature découvert en 1828, à Herculanum, nous est parvenu.
15Rassemblant ses amis, comme avant un voyage, Épicure tiraillé des douleurs que donne la gravelle, les entretient de ses derniers travaux.
16« Jamais de mort plus douce, ni jamais de plus forte. » Il songe à récompenser ses domestiques, il donne la liberté à ses esclaves. « Et ne lui restant plus rien à faire dans ce monde, il ferma les yeux, et rendit l’âme sans aucune peine9. »
17Tel est l’homme qui meurt ainsi qu’il a vécu. Professeur de sagesse au milieu du tumulte, c’est selon Remy de Gourmont, « l’amour de la vie tel que l’éprouve un homme qui ne sépare pas dans ses préoccupations la science, l’art, l’humanité et la noble tendresse qui gonfle les cœurs sains10. »
18Sa vie aurait été peu de chose, comme toutes les vies humaines s’il ne nous eût laissé l’exemple admirable d’une philosophie fondée sur la raison et conduisant à la bonté. Fondée sur la raison et fondée sur l’hygiène sans laquelle aucune morale ne saurait subsister. On a voulu, comme le docteur Grasset de Montpellier11, marquer des limites à la biologie. En réalité elle n’en a d’autres que celles de l’entendement humain et toute tentative de ce genre témoigne d’une préoccupation inutile commune aux esprits religieux.
19Pour ma part, je ne saurais admettre un recueil de préceptes qui ne tienne compte ni des besoins de mon organisme, ni de la puissance de mes muscles, ni des facultés de mon cerveau. Or la biologie est la science même des êtres vivants et toute morale qui ne leur est pas destinée ne me concerne pas. C’est pourquoi la logique qui comprend toutes les formes de la pensée, si elle sort du domaine de la biologie, s’adresse à des fantômes.
20Épicure s’est tellement gardé de cet écueil que ses détracteurs ont trouvé son enseignement trop aisé. Ils eussent préféré de la part du vieux philosophe des préceptes plus difficiles. Mais l’homme n’a pas été placé dans l’univers pour compter les étoiles, pour conquérir le ciel ou regarder les pieds blancs de la lune qui erre sur les eaux. Un matin, dans la lumière où ne ramait l’aile d’aucun gypaëte, le premier homme sourit au jour qui se levait. La terre craquait encore dans sa mantille neuve et l’Éden mystérieux était déjà fermé.
21D’où venait-il, l’Ancêtre ? Tombé de quelque astre dans la mer capricieuse ou surgi du sol nourricier ? Peu lui importait, sans doute : un fait certain, c’est qu’il était. Depuis, ses petits-fils ayant eu beaucoup de temps à perdre en ont trouvé pour réfléchir. Ils ont fabriqué des systèmes, coordonné des rêves, compliqué les légendes qu’on leur contait à leur berceau. Et puis, devenus grands ils ont écrit des livres que d’autres ont trouvés vraisemblables et auxquels ils ont cru. Leur tort c’est de vouloir les imposer sans grâce. S’ils étaient nés en Chine les chrétiens n’auraient pas imaginé Jésus.
22L’homme, donc, s’est trouvé sur la terre comme le crabe dans son trou. Pensez-vous que la mer règle ses mouvements sur les besoins des crabes ? À chacun de se tirer d’affaire et le meilleur de s’entraider. La grande sœur de l’homme, la seule amie qui vers lui ait penché l’appui de son épaule blanche, c’est la Bonté. Eau bienfaisante où s’abreuvent les forts que ne désaltère pas le vin frelaté de l’espoir. Car aucune femme n’a autant trahi que l’Espérance. Elle est le feu-follet du Temps, la Menteuse légendaire, la bohémienne des chemins. La suivrez-vous à cause de son accueil sympathique, de ce sourire engageant ou bien pour ce miroir qu’elle tient à la main ? Écoutez Épicure enseignant de ne pas se confier à elle. Trop de fanaux mourants vacillent dans ses yeux. La bonté est sérieuse et son regard plus grave, mais quand elle s’approche quelle douce chaleur ! C’est le soleil qui monte sur la montagne indienne au pays parfumé de la fleur de Djambou. Que j’y voudrais partir, fouler l’herbe que j’aime le long du Gange bleu, près des bûchers sacrés, dans le cercle éclatant des plus beaux paysages que « l’Empereur des Empereurs de neige », le haut mont Everest, surplombe sur son trône argenté.
Notes de bas de page
1 Ce petit in-12 de 153 pages, imprimé à Cologne en 1699, a en effet été publié de façon anonyme. Anatole France a repris le titre de cet opuscule pour rassembler à la fin du siècle une série d’aphorismes et de fragments (A. France, Le Jardin d’Épicure, Paris, Calmann Lévy, 1894).
2 C’est l’image développée par Cicéron dans le livre III des Tusculanes, pour railler le sensualisme épicurien.
3 Citation empruntée à un ouvrage du spéléologue Édouard-Alfred Martel : É. -A. Martel, L’Évolution souterraine, Paris, Flammarion, 1908, p. 247.
4 Le Jardin d’Épicure, ouvr. cité, p. 21.
5 Ibidem, p. 23.
6 Cf. la lettre V de notre texte, où Thuile évoque longuement le Malais Bokhâri, et son traité La Couronne des rois (Makôta Râdja-Radja).
7 Le Jardin d’Épicure, ouvr. cité, p. 48.
8 Ibidem, p. 71.
9 Ibidem, p. 120.
10 Remy de Gourmont, article intitulé « Épicure conclut », dans Promenades philosophiques. Deuxième série, Paris, Mercure de France, 1920, p. 297. Dans ce texte, Gourmont cite par ailleurs le précepte épicurien déjà mentionné par Thuile : « Et si parfois on est triste, on se console en respirant des roses ». On perçoit à ces détails combien l’œuvre critique de Remy de Gourmont est présente sous la surface du texte de Thuile : on trouve chez Gourmont la source de bien des références exploitées par Thuile, qui profite de l’extrême érudition de son modèle symboliste…
11 Allusion à l’ouvrage du médecin et neurologue Joseph Grasset Les Limites de la biologie (Paris, Alcan, 1902), œuvre de vulgarisation bientôt rééditée avec une préface de Paul Bourget en 1906.
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