La théâtralité dans le roman. La Dernière Aldini. Jeux de scène et masques
p. 355-365
Texte intégral
1Le roman La Dernière Aldini (1838), appartenant au cycle vénitien de George Sand, représente au plus haut degré différentes formes de théâtralité. Sand confie la narration à l’acteur-chanteur d’opéra qui agence sa confidence d’après les lois dramaturgiques : Lélio présente ses deux histoires d’amour sous forme de jeux de scène. Dans cette œuvre, Sand a atteint une perfection formelle, due à la symétrie et à l’harmonie de la structure dans laquelle la musique joue un rôle déterminant. Bien que l’œuvre soit formellement coupée en deux parties, on peut y distinguer une troisième, composée de l’introduction et de l’épilogue. L’auteur crée également une symétrie à l’aide de deux histoires d’amour, deux explications d’amour, deux apogées sentimentales. Cette composition en trois parties peut faire penser au rythme de la valse, le rappeler du moins au sens métaphorique, car elle se transforme en structure circulaire. En cherchant « une introduction musicale » convenable à son humeur, Lélio refuse ainsi « une sonate française » dont le ton correspond mal au genre de la confession et préfère une des valses allemandes, « où la Joie et la Douleur, voluptueusement embrassées, semblent tourner doucement et montrer tour à tour une face pâle baignée de larmes et un front rayonnant couronné de fleurs1 ». Les valses allemandes, qui sont nommées et dont le choix est expliqué, déterminent d’une même façon le ton de la narration, la caractérologie et la stylistique du roman2. Mais les procédés dramaturgiques (jeux de scène dans le récit du personnage et dans la composition romanesque) jouent un rôle supplémentaire important : ils renforcent l’idée de la métamorphose constante, de la présence du théâtre dans la vie, et inversement. La théâtralité, à son tour, se révèle dans le sujet, la composition, les caractères et le style de l’œuvre de Sand. La structure de dédoublement – confidence, mise en scène de soi – organise le récit de ce roman.
Un espace-temps carnavalesque
2L’Italie, où se déroule l’action des deux histoires d’amour, n’est pas un espace géographique. Celui-ci est « suspendu, comme un prodige entre réalité et vision3 », mais le topos change plusieurs fois, en proposant des jeux de scène variés. D’abord c’est Venise, le lieu « de la séduction » par excellence et « de la confusion des identités dans son éternel carnaval des vérités et mensonges, des valeurs morales, parce que le cadre pousse à se laisser entraîner au-delà de toute règle4 ». La topologie carnavalesque, avec les locus du château et de la gondole, suppose la transgression, la violation des normes traditionnelles, des dogmes, des conventions. C’est dans ce chronotope théâtral capable de produire de l’illusion qu’est possible « l’apothéose de la thématique du désir de la femme noble pour l’acteur, homme et rôle confondus, et de leur irrésistible rencontre5 ».
3Si l’on envisage les deux histoires d’amour extraites isolément du prologue et de l’épilogue, et qui donnent donc le ton mélancolique à toute la narration, on peut y trouver plusieurs traits carnavalesques. D’après Mikhaïl Bakhtine, le carnaval suppose le temps et les héros profanes, l’absence de hiérarchie sociale, la fête perpétuelle6. Tous ces éléments sont propres à la première partie du roman où il s’agit de la passion du héros pour la belle Bianca Aldini, sa patronne, avec, pour origine de ce sentiment, l’amour de la musique.
4Daniele Gemello, répondant aussi au diminutif de Nello, fils de pêcheur et gondolier à Venise, doté d’un talent d’artiste qu’il ignore, est attiré par « une magnifique voix de femme accompagnée par la harpe ». Le jeune homme, encore adolescent (il n’a que quinze ans), n’a jamais vu cet instrument. Dans ses rêves, il voit la harpe « tantôt sous la figure d’une sirène, et tantôt sous celle d’un oiseau » ; parfois il croit « voir passer une belle barque pavoisée, dont les cordages de soie rendaient des sons harmonieux7 ». Enfin, il rêve qu’il trouve « une harpe au milieu des roseaux et des algues » (LDA, p. 136-137). Tous ces rêves témoignent du désir irrésistible du garçon de voir cet instrument mystérieux ; ils expliquent sa décision de pénétrer dans le palais Aldini, où il doit se cacher pendant deux jours dans le grenier, sans manger ni boire. C’est le premier rôle involontaire du voleur qu’il joue dans cette première scène. Puis s’ajoutent encore ses obligations de gondolier, de serviteur et d’amant platonique de la belle Bianca. On ne peut pas dire que le garçon choisit lui-même ses rôles : c’est la femme plus âgée et plus expérimentée qui les lui impose. Il est toujours dupe, son rôle ressemble à celui d’un bouffon.
5Le temps durant lequel se passent les deux histoires racontées, aussi bien que celui où commence l’action du roman, n’est pas non plus déterminé. L’auteur nous permet de comprendre que c’est la vie elle-même. La période de l’amour du héros pour Bianca est l’époque de son enfance et de son adolescence. On peut parler même d’une confusion de temps, préméditée ou non : par exemple, la fille de Bianca a cinq ans, puis on parle de ses six ans ; Nello mentionne deux ans pendant lesquels il apprend à chanter, mais quand l’action reprend, dix ans plus tard, Alézia a quinze ans. L’auteur ne s’intéresse pas au temps linéaire et cette transgression de la marche du temps correspond au chronotope carnavalesque.
6Bianca, veuve et mère à vingt ans, essaie plusieurs masques pour séduire Nello. Ce sont celui d’un ange (surtout quand elle chante et joue à la harpe), ou celui d’une enfant impotente : à cause de son infirmité, elle doit s’appuyer sur le bras de Nello « pour sortir de son palais et pour y entrer » (LDA, p. 141). À mesure que la santé de la femme s’aggrave, il ne suffit plus pour elle de l’appui d’un seul bras, son valet doit la porter dans ses bras comme un enfant. Dans l’espace intime de la gondole, elle organise une scène à part dans laquelle il joue le rôle tantôt d’un « beau cygne qui, pour éviter le chasseur, s’enfonce sous une sombre grotte », tantôt d’un rapace qui s’amuse des souffrances de sa victime. Bianca fait semblant de dormir, tout en ouvrant les yeux chaque fois que Nello veut la quitter :
Je mis un pied sur la rive, et ce fut tout. Je rentrai dans la gondole ; je restai debout à la regarder. Elle rouvrit les yeux, et son regard semblait m’attirer par mille chaînes de fer et de diamant. Je fis un pas vers elle, elle referma les yeux de nouveau ; j’en fis un second, elle les rouvrit encore, et affecta un air de surprise dédaigneuse. Je retournai vers la rive, et je revins encore dans la gondole. Ce jeu cruel dura plusieurs minutes. Elle m’attirait et me repoussait comme l’épervier joue avec le passereau blessé à mort. (LDA, p. 153)
7Cette opposition d’un enfant naïf et d’une femme « enivrante » est le motif constant de la narration. En réalité, Bianca Aldini n’est pas sans reproche. Elle a des amants, et elle est devenue infirme, boiteuse, « par la suite de la chute d’un meuble que son mari avait jeté sur elle dans un accès de colère ». L’apparence de Bianca ne correspond donc pas à son caractère (capricieux, inconstant, changeant) qu’elle cache sous les masques variés : « elle était de moyenne taille, blanche, comme le lait et fraîche comme une fleur ; tout en elle était douceur, jeunesse, aménité » (LDA, p. 140).
8L’époque du premier amour est donc pour Nello celle de la transformation de l’adolescent en homme. Il cesse d’être un bouffon, il commet des actions dont il sera fier plus tard. Il refuse la proposition du mariage avec Bianca (qui est une mésalliance provocante), de même que le métier de valet. Il quitte l’espace carnavalesque, mais il entre plus profondément dans l’espace théâtral. L’histoire de son premier amour a été donc pour lui une bonne école. Bianca lui a appris à voir dans toutes les femmes des actrices, et à prendre un masque, à son tour, pour sa défense. Lui-même devient artiste professionnel, en choisissant l’opéra qui unit le théâtre et la musique, c’est-à-dire personnifie l’art suprême.
Vie théâtrale et théâtre de la vie
9Dans la partie suivante, l’action se transporte au théâtre, à l’opéra de Naples. La deuxième histoire d’amour dans la vie du héros commence dix ans après, et nous l’apprenons grâce à l’indication du narrateur. Le temps est déterminé ici d’une manière exacte : il s’agit de l’époque de l’invasion de l’Italie par l’armée de Napoléon, et du « roi Murat ». On peut parler ici du temps historique, biographique et psychologique. Nello est devenu un grand artiste, un chanteur d’opéra, qui a pris le nom de scène de Lélio. Sa belle voix attire l’attention d’une jeune fille qui est la propre fille de Bianca, mais qu’il connaît sous le nom de Grimani.
10Dans ce soi-disant acte de la vie du héros sandien, Alézia est alors âgée de quinze ans, tout comme lui auparavant, au début de son histoire vénitienne. Cet âge symbolise la jeunesse et l’innocence, ce qui permet de reproduire l’histoire d’amour comme si elle était reflétée dans un miroir. D’abord un jeune homme, presque un enfant, s’éprend d’une femme, plus âgée que lui et qui est loin d’être innocente ; puis la situation change radicalement : la jeunesse et l’innocence deviennent les caractéristiques du personnage féminin, Lélio étant lui-même devenu un homme fait, expérimenté, et qui a enduré beaucoup d’épreuves au cours de sa vie. Chacun des protagonistes tente de suivre un rituel dans sa conduite : Lélio joue des rôles de grands amants sur la scène et tâche d’être un homme raisonnable et vertueux – dans la vie – ; Alézia commence par l’observation du code des jeunes filles bien élevées. Mais la vie est beaucoup plus compliquée que le théâtre : elle trouble tous les rituels et toutes les convenances.
11Il est à remarquer que le soir de la première rencontre avec Alézia, le chanteur joue le rôle de Roméo. Il s’agit de Roméo et Juliette de Daniel Steibelt (1793), ou peut-être plutôt de Giulietta e Romeo de Zingarelli (1796), d’après Shakespeare. La jeune fille doit subir à la fois l’ascendant de la musique et du célèbre sujet d’amour. Lélio explique qu’il « aimait ce rôle de Roméo » parce qu’il y pouvait « exprimer des sentiments de lutte guerrière et de haine chevaleresque » (LDA, p. 171). Malgré sa jeunesse, la jeune fille adolescente essaye, à son tour, des masques variés. Tantôt elle semble à Lélio « la Muse du théâtre », « la sévère Melpomène en personne », tantôt elle se déguise, jouant d’une fausse identité de diable, « de maligne fée » (ibid.), ou de femme expérimentée dans ce qu’elle conçoit bien comme un théâtre de la vie. Le comte Nasi raconte « qu’on l’a dite insolente et vaine, infatuée de sa naissance et d’un caractère altier ». Il ajoute que le prince Grimani, qui l’aime comme sa fille, « est un vrai hidalgo de comédie » et qu’il est presque impossible de supporter « l’ennui de sa conversation ou la raideur glaciale de son hospitalité » (LDA, p. 172).
12La prévention réciproque d’une jeune fille noble et du chanteur d’origine plébéienne provoque beaucoup de malentendus. Leur amour commence non par l’admiration, mais par l’étonnement et même la haine. En observant la conduite d’une jeune fille hautaine et orgueilleuse au théâtre, le chanteur éprouve un sentiment vague, un mélange de crainte et de ravissement, ce qui le rend gravement malade. Il y a quelque chose d’attirant et à la fois de terrible pour lui dans l’apparence de la jeune fille qu’il connaissait sous le nom de Grimani :
Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme ceux d’un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond finit par m’être si gênant, que je l’évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j’essayais d’en détourner mes yeux, plus ils s’obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut dans ce mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j’en ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce. (ibid.)
13L’action continue au pied des Apennins, non loin de Florence où Lélio est venu pour se guérir de sa maladie nerveuse. Mais sa rencontre avec la fille ou nièce de Grimani est inévitable. Comme au théâtre, s’intercalent ici deux scènes et plusieurs tableaux avec un lever de rideau métaphorique8. Lélio, pour pénétrer dans le salon de Grimani, joue le rôle de l’accordeur de piano. La musique qui rapproche l’homme du peuple et une jeune fille noble constitue un masque de plus.
14Chaque rendez-vous des jeunes gens au château de Grimani est représenté comme un jeu de scène dans un spectacle, possédant son point culminant. La première conversation des jeunes gens précède une scène remplie de sons qu’on ne peut pas nommer mélodiques. Au milieu « du monotone carillon », grâce auquel Lélio accorde le pianoforte, Alézia fait beaucoup de bruit, voulant attirer son attention :
[E]lle dérangea un fauteuil, le remit à la place d’où elle venait de l’ôter, laissa tomber son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu’elle referma aussitôt, et, voyant que j’étais décidé à ne m’apercevoir de rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clé à marteau sur les cordes métalliques, qui exhalèrent un gémissement lamentable. (LDA, p. 178)
15Cette « scène de parodie » continue parce que Lélio casse l’une après l’autre les trois cordes, qui se brisent avec une détonation épouvantable. La cacophonie correspond bien à la confusion des sentiments des personnages principaux. La jeune fille cache son émotion sous le masque de la bravade : elle accable « le fameux » Lélio, et celui-ci est irrité par ses railleries, injustices et même blessures.
16La lutte engagée continue le lendemain et commence par un préambule tout aussi cacophonique. Le héros trouve l’héroïne « assise au piano en frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu […] prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu’elle avait pour la musique ». Comme un homme expérimenté, il voit « dans cette espièglerie plus de coquetterie que de méchanceté ». Il observe d’un air moqueur les extravagances de « la signora » qui « allait toujours battant d’une manière impitoyable le malheureux piano, qui ne rendait plus que des sons à faire fuir les barbares les plus endurcis ». Cette cacophonie, il la nomme avec ironie « une valse charmante et très bien exécutée » (LDA, p. 180-181).
17La conversation du lendemain se déroule sous l’accompagnement du glissement du fauteuil : Lélio réagit au ton et aux paroles de la Grimani en rapprochant « involontairement » et en reculant son fauteuil « qui roulait très aisément au moindre mouvement de la conversation » (LDA, p. 185). Ce déplacement du meuble imitant des pas de danse participe au rapprochement des jeunes gens. La scène atteint son point culminant lorsque Lélio se laisse glisser de son fauteuil et se jette aux genoux de la jeune fille. Pendant de tels rendez-vous intimes, cette dernière s’est démasquée et a retrouvé la spontanéité d’une adolescente. Lélio comprend son erreur quand il voit avec quel appétit elle mange : « […] ma belle hôtesse […] mangeait d’une manière surnaturelle, et qui ne semblait nullement possédée de cette sotte manie qu’ont des demoiselles de ne manger qu’en secret, et de pincer les lèvres à table d’un air sentimental, comme si elles étaient d’une nature supérieure à la nôtre. » (LDA, p. 182) Sand lance une boutade contre Byron qui « n’avait pas encore mis à la mode le manque d’appétit chez le beau sexe ». À l’étonnement de Lélio, la jeune fille réagit gaiement : « Si on n’avait pas un bon estomac à quinze ans, répondit-elle, il faudrait y renoncer. » Lélio est alors mystifié : il méditait des règles du jeu avec une femme du monde qu’il croyait âgée de vingt ans, « mais ce chiffre de quinze ans » bouleverse « toutes ses idées » : « Elle était assise sur son coussin avec une naïveté si gracieuse et en même temps si chaste, que toute ma défiance et tous mes mauvais desseins m’abandonnèrent », avoue le héros. Il a vu pour la première fois « sa signora » sans opinion préconçue :
S’il y avait de la femme dans toute son attitude, il y avait certains airs et certaines expressions de visage qui révélaient l’enfant. Ne fût-ce que ce robuste appétit, cette absence totale de coquetterie, et l’inconvenance audacieuse du tête-à-tête qu’elle s’était réservé avec moi, il devint manifeste à mes yeux que je n’avais point affaire, comme je l’avais cru d’abord, à une femme orgueilleuse et rusée, mais à une pensionnaire espiègle, et je repoussai avec horreur la pensée d’abuser de son imprudence. (LDA, p. 183)
18« L’école de Bianca » a subi un échec, il était impossible pour Lélio de continuer à jouer des rôles et à porter des masques devant une fille imprudente.
19Après cette exposition assez lente et piquante en détails que la Grimani nomme une « farce » (LDA, p. 186), la passion réciproque se développe précipitamment. On peut dire que c’est l’héroïne qui prend l’initiative : elle donne des rendez-vous dans l’église le jour et dans le parc à minuit, écrit des billets doux et est la première à faire une déclaration d’amour. La jeune fille est impulsive et le chanteur se laisse entraîner par l’emploi de héros romantique, par le rôle d’un Roméo dans la vie. Il est assez lyrique et pur en son âme pour croire sincèrement à sa capacité d’aimer d’une manière élevée. L’élan de Lélio, à qui la servante de la Grimani vient de remettre sa lettre, est rendu par le rythme violent de la phrase se composant presque exclusivement de verbes : « Répondre, promettre, jurer, remercier, et remettre à la belle Lila le plus ampoulé des billets d’amour, ce fut l’affaire de peu d’instants. » (LDA, p. 200) Mais la fin de cet amour est triste : le mariage est impossible non seulement à cause de l’inégalité sociale, mais dans une large mesure à cause de « l’inceste intellectuel ». Ayant appris que la Grimani est Alézia Aldini, la fille de Bianca, Lélio sacrifie son amour au calme de son ancienne bien-aimée.
20Le roman d’amour de l’artiste finit par la séparation d’avec celle qu’il aime. Et dans l’épilogue, Sand fait durer cette atmosphère de douce tristesse : les auditeurs gardent « un silence mélancolique » ; Lélio, plus triste que les autres, revient de nouveau à la musique allemande, aux valses de Weber et de Beethoven, qui lui sont très chères : « Elles me rappellent – dit-il – une époque de ma vie que je regretterai toujours malgré les souffrances dont elle fut remplie. » (LDA, p. 254)
21Sand affirme à la fois deux thèses de sens opposé : la vie est le théâtre et la vie n’est pas le théâtre. La vie est le théâtre, la comédie, même la farce, parce qu’à la fin, Alézia épouse le comte Nasi, l’ancien amant de la cantatrice Checchina, qui auparavant était l’amante de Lélio. Mais, en même temps, la vie est plus compliquée que le théâtre, parce que le thème bouffon est encadré de souvenirs et de réminiscences lyriques et d’un accompagnement musical conforme au ton mélancolique du récit. En utilisant plusieurs procédés de théâtralité (jeux de scène, déguisements, confusion d’identités), aussi bien que des procédés musicaux (réflexions sur les valses de Weber, de Beethoven, de Schubert, renvois à la danse qui permet la plus grande intimité des partenaires), Sand a réussi à créer une psychologie d’un nouveau type. Elle n’explique pas tout d’une manière verbale, mais permet aux lecteurs de comprendre, de sentir ses intentions par l’atmosphère lyrique et musicale qui engendre des associations (puisqu’il s’agit de la valse, le tournoiement propre à cette danse suscite le vertige, l’enivrement, la prédisposition au sentiment d’amour).
Nouveaux types humains
22La présence de la théâtralité et de la musique dans La Dernière Aldini a enrichi le catalogue des personnages sandiens au moins de deux caractères novateurs. En premier lieu, il s’agit de Lélio, le narrateur et le héros principal des deux histoires d’amour. Il personnifie l’idéal de l’homme italien qui s’identifiait, pour Sand, « avec le véritable artiste, indépendant, improvisateur dans tous les domaines de l’art9 ». Il faut ajouter à ces mérites l’honnêteté et la noblesse d’âme. Dans sa correspondance avec Gustave Flaubert, Sand médite sur la nature de l’artiste. Dans la lettre envoyée le 30 novembre 1866, elle propose à son ami de faire un roman « dont l’artiste (le vrai) sera le héros ». Pour conclure, elle a fait un aveu paradoxal : « L’artiste est un si beau type à faire, que je n’ai jamais osé le faire réellement. Je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure trop belle et trop compliquée10. » Vers cette époque-là, Sand avait déjà créé une dizaine de romans centrés sur un personnage d’artiste ; elle avait représenté dans son œuvre tous les arts possibles dans la société du nouveau temps11. Quel sens l’auteure de Consuelo sous-entend-elle par ce paradoxe ? Peut-être Sand comprend-elle qu’elle n’a pas réussi à transmettre les mécanismes psychologiques du processus créateur du génie ? Ou bien, elle souhaite distinguer l’artiste – au sens large du mot –, et l’artiste au sens d’homme de lettres. En tout cas, en ce qui concerne le caractère de Lélio, Sand a réussi à peindre la psychologie d’une nature artistique et lyrique.
23Marie-Madeleine Fragonard affirme que, par ses figures d’artistes, Sand a exprimé trois conceptions de l’art. Premièrement, c’est l’art conçu comme un don d’une qualité plus ou moins vive, l’artiste comme un médium révélateur. Selon une deuxième conception, Sand voit l’art comme un métier, il est le lieu d’un travail honnête, bien fait. Une troisième vision envisage l’art, et spécifiquement l’art théâtral, comme un système propre à produire de l’illusion12. Lélio synthétise ces trois aspects. C’est un vrai artiste sur le plan psychologique : il voit le monde et le reproduit d’une manière artistique, musicale et dramaturgique.
24Alézia est devenue aussi un nouveau type féminin dans l’œuvre de Sand. Jeune fille d’origine noble, elle ne craint pas de se compromettre avec l’homme que les patriciens persistent à traiter de haut malgré sa célébrité. Elle néglige toutes les normes d’une conduite convenable à son âge et à son état : elle invite Lélio chez elle à l’insu de ses parents, vient chez lui seule la nuit, insiste pour s’expliquer avec son ancienne amante, la cantatrice. Et, en faisant toutes ces folies, elle reste innocente, chaste. Elle est sincèrement amoureuse du chanteur, ne cache pas son sentiment et rêve de l’épouser, en déployant tout le spectre des nuances de son amour : la jalousie, la honte, la passion, la coquetterie, la hauteur, la faiblesse, la naïveté, etc. En créant ce caractère, Sand a détruit la typologie romantique traditionnelle avec l’opposition des types « angélique » et « démoniaque13 ». L’apparence même de l’héroïne représente la synthèse des caractéristiques idéales et réelles, démoniaques (elle est brune, a de grands yeux noirs, une haute taille, une belle stature) et terrestres (elle est resplendissante de santé, a un robuste appétit). Quant à son caractère, Sand nous montre la nature italienne, dans laquelle se manifestent les qualités « de la contrée » : « naturel, spontanéité, vivacité, sensualité ; mais aussi certaine spiritualité passionnée, certaine aspiration vers l’infini qui complète le charme14 ». Ces qualités s’accordent avec l’exaltation et la franchise, l’imprudence, le déséquilibre et la déraison – ce qui la pousse à une conduite risquée, hasardeuse. Mais, en même temps, il y a dans le caractère de cette jeune fille un manque d’assurance, une confiance enfantine, une candeur. Sand a réussi à créer le caractère non encore formé d’une jeune fille-adolescente, d’une jeune fille-enfant, qui unit l’aplomb d’un adulte et la faiblesse d’un enfant. Ce type féminin a enrichi non seulement la poétique sandienne, mais est entré dans la littérature russe par les œuvres de Tourgueniev et Dostoïevski.
Notes de bas de page
1 La Dernière Aldini, p. 132. Désoramis abrégé en LDA au long de l’article, suivi de la pagination.
2 O. Kafanova, « La musique et ses fonctions dans le roman de George Sand La Dernière Aldini ».
3 A. Poli, préface à Présences de l’Italie dans l’œuvre de George Sand, p. ix.
4 Ibid.
5 M.-M. Fragonard, « Présentation », dans G. Sand, Vies d’artistes, p. xxii.
6 M. Bakhtine, « Les formes du temps et le chronotope dans le roman. Essais de poétique historique ».
7 Cela rappelle la deuxième des Lettres d’un voyageur, avec le rêve de la barque « pleine d’amis qui chantent des airs délicieux ». Voir Lettres d’un voyageur, édition de 1837 chez Meline, Cans et Cie, p. 57.
8 Voir S. Bernard-Griffiths, « Théâtre et théâtralité dans La Marquise (1832) de George Sand ».
9 A. Poli, préface à Présences de l’Italie dans l’œuvre de George Sand, p. ix.
10 Gustave Flaubert - George Sand, Correspondance, p. 104.
11 Peut-être Sand pense-t-elle déjà à son roman de comédiens Pierre qui roule, écrit trois ans après cette lettre ?
12 M.-M. Fragonard, « Présentation », dans G. Sand, Vies d’artistes, p. iii-iv.
13 Y. M. Lotman, « Женский мир » [« Le monde féminin »].
14 J.-L. Diaz, « L’Italie sandienne », p. xix.
Auteur
Directrice du département des Communications interculturelles à l’université d’État des Communications d’Eau (Saint-Pétersbourg, Russie), et Professeure au département de Philologie romane et germanique à l’université d’État de Tomsk (Russie). Ses domaines de recherches incluent la littérature française, la littérature comparée et l’histoire littéraire russe des xviiie et xixe siècles, ainsi que l’histoire de la traduction littéraire en Russie. Elle est l’auteure de plus de 160 publications, parmi lesquelles : George Sand et la littérature russe du xixe siècle. Les mythes et la réalité, 1830-1860 (Tomsk, 1998) ; George Sand en Russie. La bibliographie des traductions russes et des matériaux critiques en russe (1832-1900), avec M. V. Sokolova, sous la responsabilité du membre correspondant de l’Académie russe des Sciences, A. D. Mikhaïlov (Moscou, 2005) ; La littérature dans la synthèse des arts. La ville et le jardin comme texte, en collaboration avec V. Domanski et K. Charafadina (Saint-Pétersbourg, 2010).
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