Lucrezia Floriani : re-présentation de Corinne ou l’Italie à travers Marie Dorval
p. 321-338
Texte intégral
1Depuis sa publication en 1846, Lucrezia Floriani a suscité de nombreuses réflexions sur ce que ce roman révèle des rapports entre George Sand et Frédéric Chopin, et ce bien que la romancière ait réfuté comme « faux et absurde » le préjugé selon lequel son récit serait une transposition de leur liaison1. Cependant, bien plus frappantes sont les ressemblances entre ce roman sandien d’un amour exclusif et dominateur qui détruit une femme artiste, et le roman de Germaine de Staël, Corinne ou l’Italie (1807), hypotexte des œuvres littéraires de toute une génération de lectrices2. La bibliothèque de Nohant contenait un exemplaire de l’édition originale de Corinne ou l’Italie3. Selon Ève Sourian, les œuvres de De Staël inspirèrent George Sand, « quoiqu’elle ne l’ait jamais avoué », précise-t-elle4. De plus, dès le début de sa carrière, Sand est systématiquement comparée à son célèbre prédécesseur féminin par des critiques tels que Sainte-Beuve, qui la proclame en 1835 « la première en littérature depuis Mme de Staël5 ». Des remarques comme celles de Sainte-Beuve, selon lesquelles Sand devait admiration et gratitude à de Staël, firent de cette dernière « un modèle écrasant6 ». Dans sa correspondance, la jeune Sand compare sa réception critique à celle de son précurseur féminin, tout en signalant sa différence : « La fière Mme de Staël […] a été insultée tout autant que moi dans les journaux et ce n’est pas à Benjamin Constant qu’elle a dû d’en triompher. Et moi […] si j’ai jamais un nom je ne le devrai qu’à moi […]. » (Corr., t. III, p. 434) Ainsi, Sand prend ses distances avec de Staël dans sa sixième des Lettres d’un voyageur (1836), déclarant : « Cette femme m’eût ennuyée, j’aime mieux la conversation de Mme Dorval. » (Corr., t. III, p. 458, note 1) Il n’est pas surprenant, dès lors, qu’en récrivant et transformant l’hypotexte staëlien d’une femme de génie, Sand choisisse comme modèle une véritable artiste en chair et en os, en l’occurrence son amie intime Marie Dorval. Je montrerai comment, dans son hypertexte Lucrezia Floriani, Sand remanie l’intrigue de Corinne en s’inspirant de la vie de l’actrice Dorval et de sa liaison avec le poète Alfred de Vigny.
2En effet, l’héroïne éponyme qui rejette le mariage et jouit de son indépendance ressemble à l’émancipée Marie Dorval7, à qui Sand écrit en 1833 : « Tu es la seule femme que j’aime, Marie : la seule que je contemple avec admiration […]. Je ne trouve pas une seule nature franche, vraie, forte, souple, bonne, généreuse, gentille, grande, bouffonne, excellente, complète comme la tienne. » (Corr., t. II, p. 339 et 370) Les différences que Sand souligne à cette époque entre Dorval, « une femme sans frein […] sublime », et sa propre austérité, son égoïsme et son isolement (Corr., t. II, p. 374) ressemblent à celles qu’elle fait ressortir entre elle-même et Lucrezia en 1847 : « ma vitalité n’a pas cette puissance […]. Je ne suis ni si grande, ni si folle, ni si bonne » (lettre à Hortense Allart, Corr., t. VII, p. 757). De même que son héroïne n’est pas un autoportrait, Sand insiste sur le fait que son héros n’est fondé sur aucun individu connu : « Je ne connais point le prince Karol ou je le connais en quinze personnes différentes comme tous les types de roman complets. » (Corr., t. VII, p. 757) Le protagoniste sandien, Karol de Roswald, est donc un personnage composite, empruntant des aspects du caractère de Chopin, certes, mais aussi quelques facettes du héros staëlien Oswald, dont son nom dérive, et quelques traits de l’amant de Dorval, Alfred de Vigny. Afin d’élucider les procédés transformationnels que Sand emploie dans Lucrezia Floriani, j’examinerai d’abord la pratique intertextuelle sandienne en étudiant les similarités avec l’hypotexte staëlien ; je me centrerai ensuite plus longuement sur son inspiration biographique en faisant ressortir les parallèles entre l’intrigue de son roman et la vie de Marie Dorval.
De Corinne à Lucrezia : jeux intertextuels
3Nombreux sont les points communs entre l’intrigue et les personnages de Lucrezia Floriani et son hypotexte. Le roman de Sand commence avec l’histoire du deuil de Karol de Roswald, tout comme Corinne ou l’Italie commence avec celle d’Oswald, lord Nelvil. Si de Staël consacre le premier livre de Corinne à Oswald, les cinq premiers chapitres de Lucrezia se concentrent sur l’enfance et l’adolescence de Karol, dessinant « tous les traits de caractère qui par la suite détermineront son comportement8 ». Toutefois, Karol pleure sa mère et se trouve « plongé encore dans une tristesse profonde9 » dont rien ne semble pouvoir le distraire, tandis que la santé d’Oswald est minée par la douleur et la culpabilité liées à la perte de son père10. Là où le récit staëlien soulignait la survivance, par-delà le tombeau, de l’autorité paternelle, l’hypertexte de Sand met donc en lumière l’influence maternelle. Chaque fils endeuillé voyage en Italie avec un compagnon qui s’efforce de renouveler son intérêt pour la vie : l’enjoué et pragmatique comte d’Erfeuil essaie d’alléger le deuil d’Oswald, tandis que Salvator Albani cherche à apaiser la douleur de son ami Karol.
4De même que l’héroïne célèbre de De Staël personnifie l’Italie, l’actrice de Sand appartient à « la patrie de l’art », pour citer Marie-Paule Rambeau11. À l’instar de Corinne, Lucrezia est une comédienne qui écrit aussi bien qu’elle joue. Dans chaque roman, le héros apprend par des tiers la vie atypique de l’héroïne avant de la rencontrer. Oswald entend Corinne louée à travers Rome comme « la femme la plus célèbre de l’Italie […] poète, écrivain, improvisatrice, et l’une des plus belles personnes de Rome », et la voit couronnée au Capitole (CI, p. 49-50). De son côté, le prince Karol entend parler par un aubergiste, par le père de Lucrezia et par leur ami commun Salvator Albani, du talent de jeu de Lucrezia et de sa vie de « femme libre12 ». De Staël campe Corinne au Capitole en triple Muse de la tragédie, de la comédie et de la poésie lyrique, épique et sacrée. Dans son costume de sibylle qui met en valeur ses beaux bras et sa taille sculpturale, l’héroïne staëlienne semble une prêtresse inspirée d’Apollon, « une femme illustrée seulement par les dons du génie […] l’imagination, le sentiment et la pensée » (CI, p. 53). Cette description idéalisante et glorifiante de Corinne trouve un pendant dans la gravure de la Floriani représentée comme Muse du théâtre : « dans toute sa gloire, en costume de Melpomène, avec le diadème antique, l’épaule nue, le sceptre à la main » (LF, p. 768). À son couronnement, Corinne est louée pour « la réunion de tous les talents qui captivent l’imagination. […] personne ne jouait la tragédie comme elle […] on n’avait jamais écrit ni improvisé d’aussi beaux vers » (CI, p. 50). À ces louanges fait écho la légende de la gravure de Lucrezia : « […] comme tragédienne, comédienne, poète héroïque et historique, letterata, etc., etc., Lucrezia Floriani réunissait en elle tous les talents et toutes les sciences qui font la gloire du théâtre et des lettres. » (LF, p. 768)
5Cependant, Lucrezia n’expose pas cet hommage gravé dans sa villa, ce qui rappelle le rejet par Sand, en 1837, de l’image ambivalente de la gloire littéraire que projette l’héroïne staëlienne : « Qu[e Dieu] arrache de mon front flétri cette couronne de fleurs et d’épines que la vaine approbation et la haine insensée y ont mise malgré moi. Qu’il en ceigne […] le crâne ambitieux de quelque frère de Corinne. » (Corr., t. III, p. 790-791) Alors que la description staëlienne du triomphe artistique héroïse Corinne, et son adulation par toute la population romaine, celle de Sand est ironique, car le père de Lucrezia préserve cette gravure de sa fille talentueuse surtout à cause de la valeur monétaire reconnue de l’objet. De plus, la différence de statut social est grande entre l’héroïne sandienne, qui est une actrice professionnelle, et celle de De Staël, qui est seulement perçue comme amatrice des arts. Ce détail important indique le but que recherche Sand, dans son désir profond de transformer l’image de la femme artiste comme son statut public et privé.
6Malgré les talents de Corinne et Lucrezia, et l’amour que chacune inspire au héros, aucune n’est à la hauteur de l’image d’épouse idéale forgée par son parent défunt. Dotées d’un prénom quasi identique, les femmes placées en rivales des héroïnes, Lucile, la demi-sœur de Corinne, et Lucie, la fiancée regrettée de Karol, se ressemblent de manière frappante : toutes les deux sont élégantes, belles, blondes aux yeux bleus, pâles, délicates et angéliques (CI, p. 450 ; LF, p. 697 et 746). Et l’amour de Karol pour Lucie s’ancre aussi peu dans la réalité que celui d’Oswald pour Lucile. C’est précisément « le mystère […] l’inconnu » (CI, p. 457) de Lucile qui attire Oswald, lequel peut projeter sur elle toutes les qualités qu’il désire parce qu’il sait peu de choses sur ses pensées et ses sentiments ; la jeune femme reste enveloppée de « ces voiles mystérieux du silence et de la modestie, qui permettent à chaque homme de supposer les vertus et les sentiments qu’il souhaite » (CI, p. 453). De même, l’amour de Karol et de Lucie « n’a jamais existé que dans leurs imaginations » ; Karol ne peut aimer qu’une sylphide, figure éthérée à laquelle de Staël comparait déjà Lucile (LF, p. 746 ; CI, p. 490)13. Toutefois, si la sœur vertueuse de Corinne est une vraie rivale, le texte sandien transforme la promise de Karol en simple fantôme.
7Même si Karol réalise que son amour pour Lucie n’était pas fondé sur la réalité (LF, p. 750), Sand souligne que « ce pauvre amant de l’impossible […] aurait voulu […] que, sans cesser d’être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle Lucrezia, elle fût la pâle, l’innocente, la sévère et la virginale Lucie » (LF, p. 778). Sand juge durement le romantisme à travers son portrait de Karol comme « “révolté de la réalité”, contempteur délicat et intraitable des choses terrestres », qui fait de l’amour « le plus égoïste des sentiments14 ». Les « exigences fantastiques » de Karol (LF, p. 778) rejouent la construction psychologique de la femme idéale que Corinne mourante essaie de créer chez Lucile, sa sœur vertueuse : « […] combien serait agréable une personne qui, avec la conduite la plus régulière et la moralité la plus rigide, aurait cependant tout le charme, tout l’abandon, tout le désir de plaire qu’inspire quelquefois le besoin de réparer les torts. » (CI, p. 578) Quoique Corinne représente la femme expérimentée, et Lucile la femme innocente, Sand incarne les deux aspects dans une seule personne, dans les étapes successives de son développement, qui fait d’une jeune fille innocente une femme adulte complexe. Sand accomplit cela en juxtaposant la gravure de Lucrezia, l’artiste illustre, avec un portrait d’elle à dix ans, quand elle était toujours Antonietta Menapace, la petite paysanne à « l’air franc et candide » (LF, p. 768-769). Sand souligne l’injustice faite à la femme aimante qui se donne complètement mais est pourtant perçue comme une femme indigne par son amant, précisément à cause de son identité passée. Karol préfère la jeune fille innocente à la femme accomplie parce qu’« [i]l lui semblait que la muse échappait par le passé à sa jalouse possession » (LF, p. 769). Oswald, quant à lui, préfère être le seul soutien d’une femme plutôt que d’être fondu dans la foule de ses admirateurs : « Ah ! Corinne, vous si brillante, si recherchée, avez-vous besoin, comme Lucile, d’un ami fidèle et dévoué ? » (CI, p. 495) La jalousie de chaque héros isole donc l’héroïne de ses amis et de sa vie d’artiste. Le malaise des héros masculins s’explique surtout par la vie émancipée et le rôle public de la femme artiste.
8Oswald et Karol tombent tous deux malades à cause de leur forte attirance pour une femme que leur parent défunt n’aurait pas approuvée. Oswald devient si agité qu’un vaisseau à peine cicatrisé de sa poitrine se rouvre et qu’il en espère la mort (CI, p. 205). Pour sa part, le protagoniste sandien perd connaissance, transi qu’il est d’horreur à l’idée de son amour pour Lucrezia, et travaillé par sa jalousie intense au spectacle des tendres adieux de son amie et de Salvator (LF, p. 735). Chaque héroïne prodigue des soins maternels à son amant qui se rend littéralement malade d’amour. Corinne berce tendrement son bien-aimé : « Corinne, à genoux auprès de son lit, soutenait sa tête entre ses bras […]. » (CI, p. 207) De même, Karol, en se réveillant affolé par un cauchemar, trouve « les bras maternels de la Floriani pour l’entourer comme d’un rempart, et son sein pour y reposer sa tête brisée » (LF, p. 737-738). Les héroïnes exécutent une sorte de soin thérapeutique par la parole ; Corinne lit à Oswald le guide moral de son père, tandis que Karol parle à Lucrezia du code moral de sa mère (CI, p. 212). Ainsi, là où de Staël met en valeur l’écrit paternel, Sand privilégie la parole maternelle.
De Marie Dorval à Lucrezia : jeux mimétiques
9L’hypertexte qu’est Lucrezia Floriani ne se limite pas simplement à la pratique intertextuelle consistant à transformer l’hypotexte staëlien de la femme de génie : il incorpore aussi des éléments imités de la vie réelle pour créer son propre modèle de la femme artiste professionnelle. La pratique mimétique sandienne se manifeste dans la reprise artistique, à travers l’histoire d’amour de ses protagonistes, d’éléments biographiques de la liaison entre Marie Dorval et Alfred de Vigny. L’influence morale de la mère de Karol et ses rapports avec lui ressemblent de manière frappante à ceux d’Alfred de Vigny avec sa propre mère. La princesse de Roswald est dévouée corps et âme à son fils dont la seule vraie passion est l’amour filial.
Cet amour réciproque du fils et de la mère les avait rendus exclusifs […]. La princesse [qui] était d’un esprit supérieur et d’une grande instruction […] s’était attachée à former l’esprit et le cœur de son fils […] par une sorte d’insufflation de son être moral […]. » (LF, p. 687)
10Le seul précepteur d’Alfred de Vigny jusqu’à l’âge de huit ans était sa mère, qui forma ses idées morales et esthétiques et lui enseigna à suivre « exactement les préceptes de l’Évangile15 ». Pour armer l’adolescent Alfred contre ses passions et les mauvais exemples, Mme de Vigny lui donna une Bible, une Imitation de Jésus-Christ signée « son unique amie », et rédigea pour lui un guide moral « sévère et minutieux des devoirs d’un jeune homme envers Dieu, envers son prochain, et envers lui-même16 ». Tout comme Mme de Vigny apprit à son fils à éviter la mauvaise compagnie, la princesse de Roswald « ne laissa approcher de [Karol] que des personnes distinguées, dont les préceptes et l’exemple devaient lui être salutaires » (LF, p. 687). Mme de Vigny prévint le jeune Alfred contre les comédiennes, « aussi dangereuses que les filles publiques pour la santé, et plus encore par leur cupidité sans bornes »__ et auxquelles elle espérait qu’il ne parlerait jamais17. C’est une opinion partagée par Karol qui déclare le métier de comédien « infâme » (LF, p. 845). À la mort de Mme de Vigny, en 1838, le sentiment de culpabilité que son fils ressentit pour avoir ignoré ses mises en garde provoqua sa rupture avec l’actrice Dorval, après une liaison de sept ans18.
11Les rapports amoureux entre Alfred de Vigny et Marie Dorval, typiques des conduites romantiques19, se retrouvent dans les étapes sentimentales par lesquelles passent les protagonistes de Sand. Dès le jour où Vigny vit Dorval communiquer la douleur et le repentir dans L’Incendiaire (1831), selon Léon Séché, « son rêve prenait une forme humaine […] ; pour la première fois de sa vie, il connut l’amour » ; avant de rencontrer la comédienne, Vigny « n’avait encore aimé qu’en imagination20 ». Dans le roman, c’est seulement quand Karol tombe amoureux de Lucrezia qu’il se rend compte que son amour précédent n’était qu’un songe ; tel Vigny, Karol voit la nouvelle bien-aimée comme l’incarnation d’un rêve : « je vous aime comme l’idéal, comme la perfection […]. Et ce n’est pas que je voie en vous un fantôme comme celui que j’ai porté en moi si longtemps. Je sais fort bien que vous êtes une femme » (LF, p. 750). De même que Dorval à trente-trois ans, adorée d’un bel aristocrate, « sentit tout à coup son âme apaisée, rafraîchie, s’entr’ouvrir au rêve21 », Lucrezia se croit sauvée par le dévouement absolu et chaste d’un prince romanesque : « elle croyait à ce calme qui lui semblait si beau, si neuf, si salutaire » (LF, p. 755). Les traits de caractère opposés de Dorval, « animée, expansive », et de Vigny, « froid, réservé, […] irréprochable en sa mise et son maintien22 », se reproduisent chez Karol, « souverainement poli et réservé », et dans l’opposition entre sa nature « riche par exclusivité » et celle de Lucrezia « riche par exubérance » (LF, p. 834 et 835). On trouvera d’ailleurs la même opposition entre caractère expansif et nature réservée dans les couples Corinne/Oswald et Sand/Chopin, autres modèles possibles du roman.
12Vigny, « jaloux de l’air qui passe23 », n’aima guère Sand dès leur première rencontre en mai 1832, considérant qu’elle était « [h]omme dans la tournure, le langage, le son de voix et la hardiesse des expressions » (Corr., t. II, p. 369, note 1). En réponse à la requête que Sand lui fait, à la mi-juillet 1833, de lui communiquer l’adresse de l’actrice alors en tournée, Vigny écrit sur la lettre de Sand : « J’ai défendu à Marie de répondre à cette Sapho qui l’ennuie. » (ibid.) La crainte que Vigny ressent de se compromettre en lui écrivant surprend Sand, qui écrit à Marie Dorval : « Comment un homme de cette taille a-t-il de ces petites manières ? […] Quelle affaire à propos de rien ! » (Corr., t. II, p. 371-372) Cependant, la romancière distinguait son antipathie pour Vigny de l’appréciation qu’elle avait de son talent. À la mi-février 1835, louant la comédienne pour son jeu dans Chatterton, pièce que Sand trouve « exquise de sentiment », elle lui confie sa pensée : « […] il n’y a que de nobles cœurs et des esprits d’une grande élévation, qui puissent produire de telles choses. Je n’aime pas du tout la personne de M. Devigny [sic] […] mais […] d’âme à âme, j’en use autrement. » (Corr., t. II, p. 807-808)
13À Sand, Dorval se plaint des « fureurs possessives24 » de Vigny, qui interdit à sa maîtresse de voir son amie à Lyon en 1836 ; de Marseille, le 26 octobre de cette même année, Dorval rassure Vigny, décidément jaloux et possessif, en ces termes : « Je ne verrai point Madame Sand, mais comment l’éviter si elle vient chez moi25 ? » ; dans Lucrezia Floriani, Sand transpose le détail dans la jalousie de Karol, qui éloigne l’ami commun du couple, Salvator Albani. L’épicurien ardent, Salvator, faisant partie des hommes « dispos, robustes, actifs et insouciants », dont l’enthousiasme naïf pour « l’amour unique, exclusif » n’exclut pas les « intrigues amoureuses » (LF, p. 720 et 692), s’il doit quelques traits à Sand elle-même, semble en grande partie formé sur le modèle de l’ami de Dorval, Alexandre Dumas fils, un coureur de jupons, généreux, gentil et fanfaron26, à qui Sand voulut dédier le roman (Corr., t. VII, p. 389). Malgré le renouvellement de l’amitié entre les deux femmes dès le retour de Sand à Paris à la mi-avril 1838, elles ont peu de contact l’hiver suivant, alors que commence la liaison de Sand avec Chopin et que prend fin celle de Dorval avec Vigny27. Quand leur liaison amoureuse se détériore, Vigny confie à Dorval la lutte qu’il ressent entre son besoin d’elle et sa répulsion pour son entourage : « J’ai surmonté l’affreux dégoût que me donnaient ta maison et ceux qui l’habitent. Tout cela pour te voir et vivre de ta présence. […] Ce besoin, […] tu l’as pris pour une insignifiante jalousie28. » Le 3 avril 1835, le poète écrit à la comédienne pour réitérer ses reproches :
Je souffre trop de sentir que tu n’as avec moi que des mouvements de colère, de mauvaise humeur sans motif et je les redoute en t’abordant. Si quelqu’un présente sous un mauvais jour mes paroles ou mes actions, c’est toi, tu agis vis-à-vis de moi comme une habile ennemie attentive à faire ressortir tous les torts de son adversaire29.
14L’amour possessif et désapprobateur de Vigny pour Dorval se répète dans celui de Karol pour Lucrezia, à qui ce dernier déclare : « je hais tout ce qui dans votre vie n’est pas vous-même » (LF, p. 828-829). Selon Dominique Laporte, Sand analyse :
[…] le conflit sourd entre le traditionalisme étroit d’un aristocrate, imbu de préjugés nobiliaires, et le sens des valeurs exceptionnel d’une fille-mère. […] le prince Karol s’avère incapable de partager l’esprit communautaire de Lucrezia et, peu à peu, devient jaloux de sa personnalité, de son indépendance, de ses enfants, de son passé de comédienne, de ses anciens amants, pères de ses enfants, et empoisonne peu à peu son existence jusqu’à causer sa mort30.
15Lors de sa liaison avec Lucrezia, Karol cherche à l’isoler du monde et surtout à décourager son contact facile et égalitaire avec ses amis du théâtre. C’est un comportement qui reprend celui de l’aristocrate Vigny avec la plébéienne Dorval.
16Or, pour Sand, « c’est l’âme du peuple qui fait tout le génie » de Marie Dorval sur qui la romancière a modelé ses « comédiennes nées du peuple31 ». La romancière apprécie surtout la capacité instinctive de Dorval à exprimer ses sentiments32. De même que Sand a loué le jeu souple, émotif et intensément réaliste de Dorval dans Le Mariage de Figaro33, elle décrit le talent de Lucrezia comme « suffisamment tragique, toujours émouvant et sympathique […], exquis, admirable, dans tous les détails de pantomime » (LF, p. 702). La connaissance que Sand avait du style d’écriture de Dorval (dans ses lettres), qualifié par Louis-Henri Lecomte d’« éloquent, alerte, divers, savoureux34 », influence sa représentation du succès de Lucrezia en tant que dramaturge : « d’abord en collaboration avec quelques amis lettrés, et enfin seule et sous sa propre inspiration. Ses pièces avaient réussi […] parce qu’elles étaient simples, d’un sentiment vrai, bien dialoguées, et qu’elle les jouait elle-même » (ibid.). Tout comme l’héroïne sandienne « eut la direction d’un théâtre et forma une troupe » (ibid.), Dorval, en tournée avec La Femme colère et Antony, déclare : « je mets tout le monde en scène, je règle les décors et on compose la musique séance tenante d’après mes indications35 ». Des dramaturges romantiques tels que Victor Hugo se confient même à l’expérience théâtrale de Dorval pour jouer leurs œuvres à Paris ou mettre en scène leurs pièces en province36, comme Sand le fait elle-même à plusieurs reprises37.
17En automne 1839, afin d’assurer le succès de son propre drame Cosima ou la Haine dans l’amour, Sand demande à Buloz, directeur du Théâtre-Français, que Dorval incarne l’héroïne : « il n’y a qu’elle qui jouerait le rôle de Cosima comme je l’ai conçu » (Corr., t. IV, p. 753 et 771). Quand elle peut enfin engager son amie dans le rôle principal, l’auteure exulte : « j’ai renversé toutes les barrières et j’ai imposé Mme Dorval au Théâtre-Français » (Corr., t. IV, p. 791). Au mois de mars 1840, Sand compte sur Dorval pour lui suggérer des changements qu’elle incorporera dans sa pièce (Corr., t. IV, p. 883-884). La suspension soudaine de Cosima, cependant, détruit les chances de Dorval d’être admise à la Comédie-Française, ce qu’elle confie à Vigny en mai 184038. Toutefois, Sand transforme cet échec en triomphe dans Lucrezia Floriani, où la réussite professionnelle de son héroïne lui permet de se retirer du théâtre pour vivre « dans un monde d’artistes et de littérateurs » (LF, p. 702) – une vie que la romancière souhaitait probablement pour Dorval, exténuée par les rigueurs de sa profession.
18Coïncidant avec la réception controversée de son ancien amant à l’Académie française, le 29 janvier 184639, l’état précaire de la santé, la carrière et les soucis financiers de Dorval auraient pu inciter Sand à composer Lucrezia Floriani en l’honneur de son amie40. En 1846, pour les étrennes, Sand donne une bague à sa « sublime Marie-Jeanne » en témoignage de l’interprétation, acclamée par le public, de Dorval dans la pièce éponyme d’Adolphe Dennery dont l’héroïne est une femme du peuple luttant seule pour élever son fils41. Ce rôle épuise Dorval, de santé faible depuis l’été 1845 : elle doit même annuler des représentations de Marie-Jeanne le 15 janvier, à cause d’une pleurésie aiguë42. La « prostration complète » de Dorval la prive de revenus et menace le contrat qu’elle avait signé pour jouer à Marseille au mois de mars ; enfin, sa convalescence prolongée compromet son premier rôle dans Agnès de Méranie de Ponsard en avril43.
19Pour sa première sortie, après son rétablissement vers la fin avril, Dorval dîne avec George Sand, amie sur qui elle pouvait toujours compter dans les moments difficiles44. Ce même mois, Sand rédige un accord pour livrer un roman début juin contre une avance de trois mille francs, une somme qu’elle reçut avant le 4 mai__ date à laquelle elle signe le contrat pour publier Lucrezia dans Le Courrier français (Corr., t. VII, p. 329 et 339). Gravement malade en janvier, Dorval, résolue à amener son petit-fils adoré, Georges Luguet, avec elle à Marseille, avait commandé « un appartement garni, coquet, […] un confort très au-dessus de ses moyens45 ». C’est la générosité de George Sand qui permet à son petit homonyme (Georges) d’accompagner sa grand-mère en tournée en été 1846. Dorval manifeste sa gratitude envers son amie dans sa lettre qui annonce la mort du petit garçon le 12 juin 1848 : « Toi qui es cause (car sans toi, cela ne se pouvait pas) de ce beau voyage dans le Midi avec mon fils [sic, c’est son petit-fils], qui a rétabli ma santé […]46. » Sand paye en effet tous les frais de voyage du petit garçon, peut-être avec l’avance sur Lucrezia (l’année précédente, elle avait déjà offert une avance à Dorval pour la secourir financièrement)47. Bien que Sand ait presque terminé Lucrezia à Paris, elle le remanie complètement à Nohant48, écrivant deux volumes au mois de mai, pressée par « les nécessités d’argent », pour parachever le projet avant la mi-juin, moment où, confie-t-elle, « des paiements à faire m’obligent de toucher exactement le reste de ce qui m’est dû » (Corr., t. VII, p. 360 et 369-370). On peut supposer que les obligations financières pressantes de Sand étaient probablement liées au séjour de Dorval dans le Midi.
20Le titre originel du roman, Lucrezia, est un prénom exotique comme celui de Corinne qui exprime la liberté nouvelle, l’individualité de l’héroïne et son rejet conscient du patronyme, du rang et des titres49. L’héroïne sandienne rejette l’autorité paternelle et conjugale (LF, p. 708) et choisit comme nom de théâtre le prénom de sa marraine bien-aimée qui avait formé ses talents, ses goûts et son caractère (LF, p. 705 et 769), tout comme la tante maternelle de Corinne le fait pour la jeune fille (CI, p. 361). Floriani, le nom de famille qu’elle choisit, exprime sa filiation avec la nature qui, comme son art, lui permet de transcender les humiliations attachées à sa vie de « pécheresse50 ». Sand souligne surtout l’indépendance financière de Lucrezia qui, comme Dorval, n’a jamais été entretenue par un amant riche, et qui en ceci diffère de beaucoup de femmes de théâtre qui se prostituent afin de pourvoir aux exigences de leurs parents besogneux51. En revanche, l’actrice fictive de Sand, comme son modèle dans la vie réelle, soutient sa famille entière au moyen de son art. Il s’agit là d’une transformation significative du modèle noble de l’hypotexte staëlien où l’héroïne possède une fortune indépendante et n’exerce pas son art pour gagner sa vie.
21Le premier titre du roman, Lucrezia, fait aussi allusion au triomphe dramatique de Dorval en 1843 dans la tragédie de Ponsard52, où elle incarne la vertueuse Lucrèce qui se suicide après avoir été violée par un tyran, afin de préserver son honneur et inciter une révolte (Corr., t. VII, p. 353, et t. VI, p. 106). Dorval abandonne ensuite le rôle de la rigide et austère Lucrèce pour jouer la passionnée et adultère Tullie qui se suicide aussi et au sujet de laquelle le Brutus de Ponsard remarque : « Ainsi le trépas fut semblable / Pour la femme innocente et la femme coupable ; / Toutes deux s’immolant, d’un commun désespoir, / L’une à sa passion, et l’autre à son devoir53. » Pour sa part, l’héroïne sandienne proclame : « Lucrèce eut tort de se tuer. Sextus ne l’avait point possédée ! Celui-là même qui a surpris les sens d’une femme n’a pas été son amant. » Mais l’actrice ajoute : « Ma vie n’a pas été assez chaste pour que j’aie le droit de m’offenser d’un désir exprimé brutalement. » (LF, p. 728) Lucrezia, coupable aux yeux de la société, mais âme innocente, s’immole à sa passion devenue devoir, sacrifiant sa vie par désespoir quand elle se rend compte que son amour pour Karol ne lui apporte pas le bonheur. Bien qu’elle ne demande plus « la confiance et l’enthousiasme à l’amour, la justice et la raison à la nature humaine », elle prend une décision consciente, comme elle le déclare : celle « de rendre heureux ceux que j’aime, sans m’inquiéter […] de ce qu’ils me feront souffrir » (LF, p. 842). Elle se sent liée à Karol bien que l’amour de ce dernier étouffe son âme :
Karol méconnut le dévouement et la loyauté de sa maîtresse avec une obstination inconcevable. Rien ne put le guérir de sa jalousie […]. Jamais femme ne fut plus ardemment aimée, et, en même temps, plus calomniée et plus avilie dans le cœur de son amant. (LF, p. 844)
22Comme le remarque Dominique Laporte, en dépit de sa représentation de l’amour exclusif de Karol comme « une torture psychologique progressive, » Sand n’élide pas la responsabilité de son héroïne qui « supporte sciemment et jusqu’à la fin la susceptibilité du prince Karol. […] Lucrezia succombe à son dévouement, en dépit de sa dignité de femme et de sa liberté d’artiste54 ». Lucrezia meurt parce que la méfiance de Karol a détruit son amour pour lui : « l’amour était sa vie : en cessant d’aimer, elle devait cesser de vivre » (LF, p. 846). Pareillement, l’amour était, selon les représentations communes, l’essence de Dorval, d’où son don pour « les rôles de passion, de tendresse et de sacrifice55 ».
23Le dévouement, selon Nathalie Abdelaziz, représente à la fois la vertu la plus précieuse de Lucrezia et l’essence comme le but de l’art :
[…] l’apostolat artistique [est] une abnégation enthousiaste de soi au profit de l’humanité, ainsi qu’un enseignement inspiré, il suffit que la femme artiste envisage sa vie sentimentale selon une même perspective de dévouement et d’éducation au sein de la cellule familiale […]56.
24Sand souligne la tendresse maternelle chez son actrice fictive Lucrezia Floriani, comme chez Marie Dorval dans Histoire de ma vie, insistant, selon le commentaire de Madeleine L’Hôpital, sur la « pureté d’idéal » de son amie, « son tranquille mépris des conventions sociales, qui est à ses yeux la meilleure marque de moralité, avec […] ce dévouement sans borne à ses enfants57 ». Sand écrit ainsi à propos de son amie comédienne : « Tout était passion chez elle, la maternité, l’art, l’amitié, le dévouement, l’aspiration religieuse », ou encore, dans un mouvement de généralisation : « Nulle part les liens du sang ne sont plus étroitement serrés que chez les artistes de théâtre58 ». Théophile Gautier a loué Dorval, dans Marie Jeanne, pour son portrait de la maternité incarnée dans une seule femme59. De Lucrezia, l’instance narrative affirme : « Sa manière d’être, sa vie entière, son être lui-même, étaient une éducation incessante pour les enfants, les amis, les serviteurs et les pauvres. Elle existait, elle pensait, elle respirait en quelque sorte pour le bien-être moral et physique d’autrui » (LF, p. 45 et 49). Les enfants de Lucrezia, Célio, Béatrix et Stella, sont bâtis sur le même moule que ceux de Sand, Maurice et Solange, et sur la fille de Dorval, Gabrielle60. Le fils cadet de Lucrezia, nommé Salvator en honneur de son ami fidèle, est clairement inspiré du petit-fils chéri de Dorval, Georges61.
25C’est seulement dans son devoir maternel que Lucrezia ne se soumet pas à Karol ; elle refuse de l’épouser pour ne pas lui donner de pouvoir légal sur ses enfants dont la présence pour lui est « un obstacle à l’absolue possession de la femme qu’il aime et, de surcroît, comme le témoignage vivant d’un passé abhorré62 ». Tout comme Corinne passe ses dons artistiques à sa nièce Juliette, Lucrezia enseigne à son fils Celio à jouer et à ses filles à chanter et à peindre (LF, p. 846), faisant ainsi preuve de l’amour intelligent de l’actrice qui, comme Sand l’affirme dans Histoire de ma vie, éduque ses enfants pour les tourner vers l’art : « il faut que ses enfants soient élevés en artistes pour le devenir à leur tour. On veut pour les siens ce que l’on possède soi-même » (HV, t. II, p. 231). Sand explore l’héritage artistique que Lucrezia a transmis à ses enfants dans Le Château des Désertes, la suite de Lucrezia Floriani.
26L’instance narrative du roman sandien et celle du roman staëlien s’adressent directement au lecteur à la fin du récit et refusent de juger le protagoniste. D’Oswald, le narrateur staëlien demande : « Mais se pardonna-t-il sa conduite passée ? Le monde qui l’approuva le consola-t-il ? […] Je l’ignore, et ne veux, à cet égard, ni le blâmer, ni l’absoudre. » (CI, p. 587) À propos de Karol, le narrateur sandien pose des questions similaires, mais plus lapidaires : « En mourut-il ou devint-il fou ? Il serait trop facile d’en finir ainsi avec lui ; je n’en dirai plus rien » ; cette fin de non-recevoir s’accompagne aussi du refus « de récompenser, de punir ou de sacrifier » le personnage (LF, p. 847). Cependant, en critiquant par la voix narrative l’intolérance de Karol (« Il est de ceux qui croient que la vertu est de s’abstenir du mal, et […] ne comprennent pas […] que celui qui aime est plus grand, lors même qu’il s’égare, que celui qui va droit, par un chemin solitaire et froid » [LF, p. 693]), Sand place une nature aimante et généreuse comme celle de Dorval au-dessus d’une nature rigidement morale. Comme le note Dominique Laporte :
George Sand réhabilite dans Lucrezia Floriani la figure controversée de l’actrice ; de même qu’elle fera l’apologie de Marie Dorval dans Histoire de ma vie (1854-1855), elle confère à Lucrezia une grandeur et une force morales […]. Sand suggère que la respectabilité individuelle réside moins dans une orthodoxie irréprochable que dans la conquête matérielle et psychologique d’une dignité envers soi-même63.
27Vers la fin de la vie de son amie, Sand déclarera : « C’est une âme admirablement belle, généreuse et tendre, une intelligence d’élite, avec une vie pleine d’égarements et de misères. Je t’en aime et t’en respecte d’autant plus, ô Marie Dorval64 ! » Ainsi, telle Germaine de Staël, George Sand apprécie et accueille le génie, mais estime avant tout « les qualités du cœur65 », comme elle l’écrit à propos de Dorval en août 1845 : « Les fautes de goût et de tenue m’importent peu. […] ce que je sais d’elle c’est le cœur et l’intelligence. » (Corr., t. VII, p. 65-66) Lucrezia Floriani contient donc un hommage indirect émouvant à une femme de génie que l’auteur aimait et admirait en dépit de ses faiblesses humaines, voire en raison même de ces faiblesses.
28Il faut pourtant ne pas oublier l’avertissement de Sand, en 1847 au sujet de Lucrezia Floriani, qu’« aucune existence n’offr[e] à un artiste épris de son art, de sujet exécutable dans sa réalité », et qu’un lecteur avisé ne doit pas présumer qu’une œuvre de fiction représente « l’histoire véritable et le portrait d’après nature de quelqu’un de sa connaissance », comme elle l’écrit dans une lettre du 22 juin 1847 à Hortense Allart (Corr., t. VII, p. 757-758). Dans cet hypertexte, Sand joue sur un double filtre biographique et intertextuel pour créer un nouveau Tout qui exprime son image de la femme artiste. Nathalie Abdelaziz résume ainsi l’héritage staëlien et l’originalité de la création sandienne : « Après l’auteur de Corinne en 1807, Sand romancière réhabilite l’image du génie féminin. Ses grandes créatrices […] prêchent par l’exemple aux femmes talentueuses du réel d’oser embrasser la carrière des arts, et rendent caducs les préjugés convenus66. » Pour remodeler l’image de la femme de génie staëlienne selon son propre « mythe de la Femme artiste de Génie, missionnaire sublime du progrès social et humain67 », Sand a trouvé l’inspiration nécessaire chez Marie Dorval, une femme du peuple aimante et intelligente. Si la richesse idéologique et esthétique du roman sandien a longtemps masqué le caractère hypertextuel de Lucrezia Floriani, on voit combien ce roman transforme l’hypotexte de Corinne ou l’Italie tout en absorbant et assimilant bien des facettes de la vie de son actrice préférée, Marie Dorval.
Notes de bas de page
1 Selon M. Bertelà, Hortense Allart entre Mme de Staël et George Sand, ou les Femmes et la démocratie, p. 170.
2 A. Goldberger, « Introduction » à Corinne, or, Italy, version anglaise du roman de Mme de Staël, p. xlix.
3 Catalogue de la bibliothèque de Mme George Sand et de M. Maurice Sand, Paris, p. 75.
4 È. Sourian, « L’influence de Mme de Staël sur les premières œuvres de George Sand », p. 44.
5 C.-A. Sainte-Beuve, Œuvres, t. II, p. 1132-1133.
6 È. Sourian, « L’influence de Mme de Staël sur les premières œuvres de George Sand », p. 42.
7 M. Bertelà, Hortense Allart entre Mme de Staël et George Sand, ou les Femmes et la démocratie, p. 169.
8 Selon M.-P. Rambeau, « Le cas de Lucrezia Floriani (1846) », p. 221.
9 Lucrezia Floriani, dans Vies d’artistes, édition de M.-M. Fragonard, p. 687. Désormais abrégé en LF au long de l’article, suivi de la pagination.
10 G. de Staël, Corinne ou l’Italie, édition de S. Balayé, p. 27. Désormais abrégé en CI au long de l’article, suivi de la pagination.
11 M.-P. Rambeau, « Le cas de Lucrezia Floriani (1846) », p. 224.
12 Ibid., p. 221-222.
13 La nymphe du Danube qui a inspiré Corinne réapparaît dans la description de Lucrezia en naïade (LF, p. 783-784).
14 F. Genevray, George Sand et ses contemporains russes. Audience, échos, réécritures, p. 216. Elle cite « Lettre de Botkin à Annenkov », dans Annenkov i ego druz´ja [Annenkov et ses amis], Saint-Pétersbourg, 1892, p. 530.
15 L. Séché, Études d’histoire romantique. Alfred de Vigny, t. I., p. 7, 9 et 11-12.
16 Ibid., p. 13-14.
17 Cité par L. Séché, Ibid., p. 17.
18 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 182.
19 Je renvoie à l’ouvrage de Gabrielle Houbre pour une étude minutieuse de l’idéal amoureux romantique, de l’apprentissage sexuel des garçons et de la censure charnelle imposée aux jeunes filles : La Discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme.
20 L. Séché, Études d’histoire romantique. Alfred de Vigny, t. I., p. 98-99.
21 Ibid., p. 98.
22 Ibid., p. 96-97.
23 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 119.
24 A. Gaylor, Marie Dorval : grandeur et misère d’une actrice romantique, p. 117.
25 A. de Vigny, Correspondance, t. III, p. 165.
26 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 126.
27 F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie Dorval, au théâtre et dans la rue, p. 434 et 471.
28 A. Gaylor, Marie Dorval : grandeur et misère d’une actrice romantique, p. 171-172.
29 A. de Vigny, Correspondance, t. II, p. 415.
30 D. Laporte, « La Figure de l’actrice et la réflexivité du discours romanesque dans Lucrezia Floriani », p. 206.
31 M. L’Hôpital, « L’interprète », dans La Notion d’artiste chez George Sand, p. 211.
32 A. Gaylor, Marie Dorval : grandeur et misère d’une actrice romantique, p. 118-119.
33 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 194.
34 L.-H. Lecomte, Marie Dorval au Gymnase, 1838-1839, p. 32 et 40.
35 A. de Vigny, Correspondance, lettre datée du « Samedi 30 » [mars 1833 à Reims], t. II, p. 236.
36 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 119.
37 Sur le rôle joué par Marie Dorval dans la diffusion du théâtre romantique en province, voir O. Bara, « Le texte épistolaire comme source historique : les lettres de Marie Dorval à Alfred de Vigny (1833-1837), tableau de la vie théâtrale en province ».
38 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 203.
39 M. Toesca, Alfred de Vigny ou la passion de l’honneur, p. 367-375.
40 L. Séché, Études d’histoire romantique. Alfred de Vigny, t. I, p. 174-175 ; Corr., t. VII, p. 252-253.
41 Corr., t. VII, p. 235 ; B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 220.
42 F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie Dorval, au théâtre et dans la rue, p. 562 ; B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 221.
43 F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie Dorval, au théâtre et dans la rue, p. 567-575.
44 Ibid., p. 574 ; B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 221.
45 F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie Dorval, au théâtre et dans la rue, p. 567-568.
46 G. Sand et M. Dorval, Correspondance inédite, p. 248-249. Sand a publié cette lettre, non sans quelques modifications, dans HV, t. I, p. 241-242. Voir aussi Corr., t. VIII, p. 519, note 1.
47 F. Ambrière, Mademoiselle Mars et Marie Dorval, au théâtre et dans la rue, p. 555 ; Corr., t. VI, p. 844.
48 M.-P. Rambeau, « Le cas de Lucrezia Floriani (1846) », p. 216.
49 N. Rogers, « George Sand and Germaine de Staël : the novel as subversion ».
50 F. Genevray, George Sand et ses contemporains russes. Audience, échos, réécritures, p. 357.
51 L. M. Lewis, « Jewsbury : art and work as vocation », p. 74.
52 Olivier Bara lie cette référence à Lucrèce de Ponsard, pièce qui a été interprétée comme le signe de la mort d’un certain drame romantique, à la volonté de Sand d’opérer la fin du roman-feuilleton, dans son essai « Lucrezia Floriani de George Sand : art et stratégie de l’anti-feuilleton ».
53 F. Ponsard, Lucrèce, acte V, sc. v, p. 92.
54 D. Laporte, « La Figure de l’actrice et la réflexivité du discours romanesque dans Lucrezia Floriani », p. 206.
55 L. Séché, Études d’histoire romantique. Alfred de Vigny, t. I, p. 97.
56 N. Abdelaziz, Le Personnage de l’artiste dans l’œuvre romanesque de George Sand avant 1848, p. 392 et 391.
57 M. L’Hôpital, « L’interprète », dans La Notion d’artiste chez George Sand, p. 212.
58 HV, t. II, p. 223 et 230.
59 B. Knapp, Marie Dorval : France’s Theatrical Wonder. A Book for Actors, p. 220.
60 Rappelons que, dans Histoire de ma vie, Sand raconte comme Gabrielle fut enlevée par l’écrivain Fontaney, qui avait déjoué la surveillance du couvent dans lequel Marie avait placé sa fille pour la protéger de l’attachement croissant pour l’écrivain.
61 A. Dumas, La Dernière Année de Marie Dorval, p. 8.
62 M.-P. Rambeau, « Le cas de Lucrezia Floriani (1846) », p. 225.
63 D. Laporte, « La Figure de l’actrice et la réflexivité du discours romanesque dans Lucrezia Floriani », p. 204.
64 A. Gaylor, Marie Dorval : grandeur et misère d’une actrice romantique, p. 119.
65 È. Sourian, « Madame de Staël and George Sand », p. 126.
66 N. Abdelaziz, Le Personnage de l’artiste dans l’œuvre romanesque de George Sand avant 1848, p. 393.
67 Ibid.
Auteur
Professeure d’Études françaises à l’université du Montana à Missoula. Sa thèse de doctorat (Stanford, 1992) examinait l’image du paysan dans les Scènes de la vie de campagne de Balzac et les romans pastoraux de George Sand. Ses essais sur l’influence de la druidesse Velléda de Chateaubriand sur Jeanne de Sand et Les Chouans de Balzac, et sur l’influence des Paysans de Balzac sur Les Glaneuses de Millet, ont paru respectivement dans « George Sand et l’écriture du roman » (no 12 de la revue Paragraphes, 1996) et Neohelicon (vol. 26, no 1, 1999). Elle a publié des essais sur l’influence des paysannes sandiennes sur La Sorcière de Jules Michelet dans Le Siècle de George Sand (Rodopi, 1998) et sur « Un cœur simple » de Flaubert dans George Sand Studies (vol. 12, no 1-2, 1993). Son essai « Le barde féminin comme génie national : The Wild Irish Girl de Sydney Owenson, un modèle de Corinne ou l’Italie de Mme de Staël » est paru dans les Cahiers staëliens (no 59, 2008).
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