Lettre XVI
p. 115-119
Texte intégral
1Que ce soit de Monsireigne ou du Mex qu’on l’entende, sous le dais des tuiles comme sous le parapluie des feuilles, la chouette chante la même chanson désolée au bord de la mer tapageuse. Ni le cri de l’enfant ne vous trouble, Pargas, ni mon frère, ni moi, mais nos pensées secrètes, réfugiées entre les trous des pierres, silencieuses comme de vieux hiboux. « Toute une nuit de pensées sous la pluie, dit Claudel, cela fait un noir café1. » Et cette nuit est longue, interminable, plus pleine de sanglots et de massacres que celle où le vieux Lear s’écrie : « Vous, éclairs, feux du soufre, avant-coureurs de la foudre qui fend les chênes, venez roussir ma barbe blanche2. » Nous nous serons tellement accoutumés à l’épaisseur de ces ténèbres, nous aurons tellement vécu comme des taupes dans la profondeur de nos trous que nous ne reconnaîtrons plus l’aurore quand elle reviendra. Qu’est-ce qui va naître de cette ignominie ? S’il est vrai que le milieu crée l’organe, que la lumière a créé l’œil, qu’est-ce que cette obscurité va créer ? La guerre, voyez comme elle dure et comme à tout instant s’accroît le déchet humain. Je vois, chaque jour, des êtres vivants tomber, partir dans le grand tombereau de la dissolution. Ce qui monte au-dessus des tranchées, c’est l’odeur des cadavres, c’est le vent de la Mort qui flotte dans les drapeaux. Ô amertume d’une génération sacrifiée ! Mensonge de toute littérature guerrière ! Non, demain sur les tombes les blés ne seront pas plus beaux ; ils garderont le goût de la chair de nos frères qui les auront nourris.
2Connaissez-vous, Pargas, un pays sur la terre où Minerve agite encore son rameau d’olivier ? Même les peuples que le hasard a tenus en dehors de la guerre ne rêvent que s’agrandir et combats meurtriers. C’est comme le déchaînement de la sombre tourmente qui doit anéantir l’humanité. Est-ce que le monde est fou ? Ou bien chacun n’écoutant plus qu’un bas désir de lucre, va-t-il courir à la curée ? Qui de nous, jamais autrefois aurait cru, Allemagne laborieuse, Allemagne, que ce fût toi qui recouvrisses d’une telle ombre le sommet des plus hautes montagnes !
3Cette ombre, qu’a-t-elle de commun avec ce temps où comme le rapporte la vieille chronique Malaise, le Sedjarat Malayou3, de l’Archipel Indien, le roi Iskender, fils du roi Darab, se mettait en route pour voir le soleil se lever. « La masse des soldats ressemblait aux flots de la mer dans son plein, les éléphants et les chevaux formaient comme des îles ; les bannières et les étendards figuraient une forêt, et les queues de vache en haut des piques faisaient l’effet des fleurs de lalang. Les nuits les plus sombres devenaient lumineuses comme si la pleine lune eût brillé dans un ciel pur, tant les armes jetaient d’éclat, tant scintillaient les couronnes des rois4. » Il arriva ainsi aux frontières de la Chine, après avoir tant et tant marché du côté du soleil qu’il vit le soleil se lever. Alors le roi Iskender de Macédoine tomba amoureux de la princesse Chehr-el-Baria, fille du roi Kida-Hindi, et l’épousa avec trois cent mille dinars d’or5.
4Que j’aime ces légendes du royaume de Ménangkabau, de la terre couleur d’or où pousse l’arbre Malaka. Les princes et les princesses y passent parfumés de noix d’arec et vêtus de vêtements roses ou couleur fleur de djambou. On y raconte la fondation de Singapoura et comment le sultan Sidi Ali Asmaï-ed-din interrompt son dernier sommeil pour dire à son fils du fond de son tombeau : « Où donc vas-tu, prince ? On est bien ici. » Et le prince entendant ces paroles se couche et rend son âme6.
5N’est-il pas dans ce moment si fier le noble frère d’Axël, de cet Axël qui pense : « Vivre ? les domestiques feront cela pour nous7. » De ces héros quelque peu romantiques je rapproche Floris, le Grand Duc Floris, des Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent d’Élémir Bourges8. Celui-là, seul, drapé dans son manteau flottant, debout dans le désert et le simoun, au tombeau d’Ève, insulte la tempête et se jette à la mort9. « Esprit de Mort ! Loin de te craindre, c’est à toi seul que je veux devoir ma délivrance… Malédiction sur toute vie ! La souffrance en est l’unique salaire… Malédiction sur le soleil puisqu’il sert de miroir aux vivants ! Trombes, piliers du ciel, croulez ! Caverne géante de l’éther, écrase-moi de ta chute immense10 ! » La nuée étincelante passe et emporte le Grand Duc abattu au pied du tombeau. Ni le souvenir attachant d’Isabelle, ni celui des gorges écumeuses de la Jagodna, ni « la sérénité des flots marins autour des îles » n’ont pu retenir sur la terre cette âme d’élite qui la fuit. Serait-ce donc, Pargas, que la vie est mauvaise ?
6Je songe à Élémir Bourges, retiré dans sa maison du Ranelagh, aux portes de Paris, solitaire. Pauvre Bourges ! Entouré de quelques vieux meubles et des toiles que pour lui Monticelli a peintes, il vit isolé des vivants, dans la méditation des pensées supérieures11. On l’a appelé avec raison le Saint de la littérature. Depuis la mort récente de sa fille son cœur s’est réellement brisé. Il a pu voir les journaux annoncer, par méprise, sa propre disparition sans que son chagrin en soit accru. Il ne descend jamais de son étage ; on ne le rencontre qu’à quelque enterrement ou à ces réunions de l’Académie Goncourt dont il est, cette année, le Président.
7Pourtant nulle figure, plus que la sienne, ne serait digne d’être honorée par la foule. En outre de Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent il a écrit ce resplendissant Crépuscule des Dieux, Sous la hache et cette Nef prestigieuse, d’inspiration eschylienne, toute soulevée par les vents. On lui doit aussi L’Enfant qui revient, un conte de jeunesse12. Chacun de ses livres lui a demandé plus de dix ans de labeur. Quand donc nous donnera-t-il la suite de cette Nef fabuleuse qui, parue en 1904, est restée inachevée ? Car voici qu’il est tard et plus âprement les années tirent vers la terre le front de celui qui n’est plus jeune et qui souffre. Nous qui l’aimons nous ne voudrions pas qu’il meure. N’est-ce pas lui qui parle à travers l’Ouranos, quand par la bouche de son fier Prométhée nous l’entendons qui dit : « Quelle souffrance aiguë me mord ? Ah ! hélas ! hélas ! elle se rouvre la plaie hideuse et vorace qui, pendant des siècles sans nombre, a saigné sous le bec du vautour.
8« Pourquoi me regarder ainsi, vous tous qui m’environnez, et rester comme stupéfaits ?
9« Zeus triomphe. Voyez ! voyez ! Mon sang coule, il ruisselle à torrents ; il rougit ma robe étoilée…
10« Je te bénis, vautour hideux, toi le sombre démon cimmérien, le compagnon de ma longue veille… Le dieu qui siège dans mon sein ne peut pas être vaincu… Ramassant, au bord des eaux, le grand flambeau d’or qui fume, je l’agite au-dessus de mon front en poussant des clameurs triomphales… Et l’abîme entier fut ébranlé, et pareil aux cordes d’une lyre il vibrait d’étoile en étoile13. »
11Tel est le ton de cet ouvrage d’une portée grandiose, à la hauteur des plus beaux cris. À la fin de cette large fresque la foule des hommes reproche au Titan son action impie. « Ravivant mon lugubre flambeau, fouillant les bois et les plaines, dit-elle, j’y vais chercher, Tueur des dieux, ce qu’ils ont laissé sur terre… Toi, siège ici, seul, sur ce roc ! Le flanc percé, les mains, les pieds saignants, offre-toi pour dieu à tes esclaves ! Mon cœur reste avec les morts14. » Et la toile tombe sur la vision des noirs Kabires, dispersant au pied des monts, sur un signe du Titan, les cendres du bûcher d’un monde mort.
12Sans doute d’aucuns trouveront cette philosophie bien amère et privée du sourire du prochain printemps. Elle est en tout cas appropriée à l’amertume des jours qu’il nous faut traverser.
13L’Académie Goncourt que j’ai nommée tout à l’heure et qui nous a révélé de si nombreux talents vient de couronner, cette année, La Flamme au poing d’Henry Malherbe15 (Henri Croisilles). On me dit que l’auteur, un tout jeune homme, a été tué à la guerre. Je ne vois, en effet, aucune autre raison à son couronnement.
14La première moitié du livre est composée de trois dialogues de l’auteur avec le Souvenir, l’Amour et la Mort qui viennent l’entretenir au fond de la tranchée. Tous ces personnages témoignent dans leur conversation d’une juvénile inexpérience et de préoccupations qui contrastent avec le sérieux de leur caractère. Dans la seconde partie de l’ouvrage j’ai relevé quelques notes intéressantes : « Comme la nuit paraissait blanche ! Le monde était, ce soir-là, une vaste et pâle terrasse qui écrasait les hommes et surplombait les sommets ». « Les autres vivent leur vie et nous commençons de vivre notre mort… Nous avons accompli trop vite notre cruelle besogne de vivants. Ici tout nous paraîtra, plus tard, gris et sans flamme. Il nous faut un monde… » Il y a aussi une histoire de tombe qui justifierait seule cette dernière réflexion. « Une première fois le cadavre a été déterré… On l’a enseveli de nouveau. Une seconde marmite l’a découvert. Nouvel ensevelissement pieux, par des hommes tristes et dévoués. Mais un troisième obus a encore lancé en l’air l’affreuse dépouille… Les hommes l’appellent à présent : « Le clown ». Quand une marmite arrive près de la tombe et qu’ils disent sans s’émouvoir : « – Tiens, v’là Gugusse qui saute encore !… Par quelle malédiction cet inconnu est-il poursuivi16 ? »
15Par la même, je suppose, que celle qui a lancé les vivants les uns contre les autres et les a changés en bourreaux.
16Je ne veux plus considérer que la ligne de montagnes où l’Orient se tient appuyé à son arc de lumière. Voici le délicat moment où midi se cache sous une toile d’araignée. Quand des plaines égyptiennes montent au-dessus des palmeraies ces lourds nuages blancs que forme et déforme le vent du désert que ne puis-je, transfuge à d’aussi proches détresses, ne plus entendre que le muezzin de la mosquée !
Notes de bas de page
1 Citation de L’Otage (1911), acte I, scène ii.
2 Shakespeare, Le Roi Lear, acte III, scène ii.
3 Le Sedjarat malayou, ou « arbre malais », est une version asiatique de la chronique du Selalat-es-Selatin, « la descendance des sultans ». Édouard Dulaurier, puis Louis Marcel Devic, ont donné dans la seconde moitié du XIXe siècle une version de cette chronique des rois fabuleuse, qui met en scène, entre autres souverains, le roi Iskender, avatar oriental d’Alexandre le Grand.
4 Cf. L. Marcel Devic, Légendes et traditions historiques de l’archipel indien, Paris, Ernest Leroux, 1878, p. 16.
5 Ibidem, p. 6.
6 Ibidem, respectivement p. 122 (arbre de Malaka), p. 96 (vêtement des princesses), p. 60 (fondation de Singapoura), p. 112 (paroles de Sidi Ali Asmaï-ed-din).
7 Allusion à une réplique célèbre d’Axël (1890) de Villiers de l’Isle-Adam, considérée comme l’une des devises du dandysme fin-de-siècle.
8 Ce roman foisonnant d’Élémir Bourges (1852-1925) relate les aventures rocambolesques du noble Floris, entre la guerre franco-prussienne, les épisodes de la Commune, une retraite au Monténégro, un séjour en Amérique du nord, un naufrage dans l’océan Indien et un dernier épisode sur les rives de la mer Rouge.
9 Dans la dernière partie du roman, intitulée « Todo es nada », Floris se retrouve devant la tombe légendaire d’Ève, en Arabie Saoudite. Le roman relate sa mort, assortie de sombres méditations philosophiques.
10 Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, ouvr. cité, p. 460.
11 Cette vision ténébreuse d’Élémir Bourges – dépeint tel un ermite retranché dans sa demeure de la rue du Ranelagh – rend bien compte des dernières années de la vie du romancier, telle que la racontent ses biographes. Rappelons à ce propos que Jean-Léon Thuile, en contact avec Bourges depuis 1910, l’a fréquenté avec assiduité lors de son retour en France, entre l’automne 1914 et le printemps 1916 : le portrait brossé par Henri Thuile s’inspire probablement de ce que lui en a dit son frère Jean-Léon.
12 Cf., outre Les Oiseaux s’envolent (1893) et La Nef (1904), déjà cités par Henri Thuile, Le Crépuscule des Dieux (Paris, Giraud, 1884), Sous la hache (Paris, Giraud, 1883) et L’Enfant qui revient (Paris, Romagnal, 1905).
13 Tirade de Prométhée dans La Nef, ouvr. cité, scène vi, « Le cœur et le flambeau ».
14 Ibidem, scène xv, « Le bûcher divin ».
15 Le romancier Henry Malherbe (1886-1952) reste en effet associé au prix Goncourt reçu en 1917 pour La Flamme au poing, récit allégorique de la vie dans les tranchées. Contrairement à ce que suppose l’auteur, Malherbe n’est pas décédé au front : il poursuivra une carrière littéraire en demi-teinte pendant plusieurs décennies.
16 Cf. H. Malherbe, La Flamme au poing, Paris, Albin Michel, 1917, respectivement p. 125 et p. 99.
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