Richesse et complexité du théâtre de George Sand. Comment concevoir une édition complète ?
p. 305-314
Remerciements
Je tiens à remercier très chaleureusement Olivier Bara qui, avec sa grande compétence et sa générosité, a bien voulu travailler à la révision de ma communication en vue de sa publication. Mes remerciements vont, bien évidemment, aussi et en premier lieu, aux organisatrices du colloque de Santa Barbara, si riche et si stimulant.
Texte intégral
1Le théâtre tient une place essentielle dans la vie et dans l’œuvre de Sand. Le succès inégal, mais parfois très vif de son vivant, et le long désintérêt de la critique sandienne pour tout ce massif sont deux phénomènes de sociologie de la littérature qui, par eux-mêmes, sont révélateurs. D’une part de certains préjugés contre les femmes dramaturges – la sœur de Shakespeare n’a pas le droit à la parole –, d’autre part de la manie pédagogique des classements : un auteur est rangé dans la catégorie des romanciers, il ne peut pas l’être dans celle des dramaturges ! L’œuvre théâtrale de Balzac a longtemps été ignorée pour cette raison, comme écrasée par la masse de l’œuvre romanesque ; enfin, les études théâtrales ont longtemps eu une place médiocre dans l’institution universitaire, surtout française. Tous ces préjugés sont maintenant dépassés, le récent colloque de Santa Barbara en septembre 2008 (« Écriture, performance et théâtralité », 18e colloque international George Sand) le prouve, et l’on s’en réjouit. Il n’en demeure pas moins une question redoutable. Comment, dans cette vaste entreprise d’une publication des Œuvres complètes, qui a démarré aux éditions Champion et dont je suis responsable, va-t-on éditer le théâtre de George Sand ?
Les sources
2Elles sont abondantes et l’on s’en réjouit, encore apparaissent-elles souvent comme difficiles à gérer. Ce que l’édition Michel Lévy 1866-1867 appelle « Théâtre complet » est loin de l’être. Il y a deux recueils publiés du vivant de Sand : l’édition Michel-Lévy frères de 1860 en trois volumes (BNF, Yf. 11545-11547) ; et, chez le même éditeur, en 1866-1867, une édition en quatre volumes (Yf. 11548-11550, un volume manquant). Dans ces deux éditions, le contenu et le classement ne sont pas identiques. Il y a aussi un volume intitulé Théâtre de Nohant (Michel-Lévy, 1864, 395 pages, Yf. 1151), et sa réédition en 1865 (Yf. 11552). Des manques flagrants : ainsi, L’Autre est absent du Théâtre complet, et le Théâtre de Nohant ne retient qu’une infime partie du théâtre de société de Sand, réduit à Marielle, Le Pavé, Le Drac, La Nuit de Noël, Plutus. La Bibliothèque nationale de France possède aussi de nombreuses éditions des pièces séparées, selon la tradition éditoriale du xixe siècle : trois éditions de L’Autre ; deux des Beaux Messieurs de Bois-Doré (dont d’ailleurs Sand ne se reconnaît pas l’auteur). Mais la recension ne s’arrête pas là : les bibliothèques de province, les bibliothèques étrangères peuvent aussi nous apporter du nouveau. D’autre part, il faut aussi explorer les revues, car les pièces de Sand, comme ses romans, ont souvent connu une première édition sous cette forme. Ainsi Molière paraît d’abord dans Le Pays du 30 mai au 20 juin 1851, avant d’être publié en fascicule, puis dans les recueils. Ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
3Enfin et surtout, le théâtre est probablement de tous les domaines celui où la masse manuscrite est la plus importante et où l’on trouve le plus d’inédits. Odile Krakovitch a fait des découvertes passionnantes, qu’elle a eu l’amabilité de me communiquer. Aux fonds sandiens habituels – BNF, Bibliothèque historique de la Ville de Paris (BHVP), fonds Lovenjoul de l’Institut –, on doit ajouter le fonds de la Censure des théâtres aux Archives nationales. Comme toute pièce destinée à la représentation au xixe siècle, les œuvres théâtrales de Sand ont été déposées au Bureau de la censure préalable au ministère de l’Intérieur ; quand elles touchaient à des sujets politiques ou moraux frappés de tabous – l’ordre social, la répartition des richesses, la répression dont la mère célibataire était l’objet, l’enfant naturel, la liberté de la femme –, elles ont été censurées. Les pièces ont été jouées après cette mutilation par la censure, et – c’est surtout cela qui nous intéresse – les éditions n’ont pas rétabli les textes censurés qui demeurent donc en grande partie inédits : ce sont précisément ces passages censurés et inédits qui peuvent sembler le plus intéressants.
4D’autre part, les manuscrits que possède la BHVP sont inédits en grande partie (plus de la moitié), surtout lorsqu’il s’agit de canevas pour le théâtre de Nohant. La BHVP et la bibliothèque de l’Institut possèdent aussi des listes faites par Sand en vue de l’édition de ses œuvres complètes. Ces listes comportent une catégorie « Théâtre2 ». Ces listes de Sand sont intéressantes, mais pas du tout exhaustives. Sand ne retient pas, par exemple, Les Beaux Messieurs de Bois-Doré, attribué au seul Meurice, ni la version scénique du Drac, fruit d’une collaboration Meurice-Sand. S’agit-il d’un choix significatif ? Peut-être aussi y a-t-il des oublis dus au fait que George Sand – elle le dit elle-même – ne parvient pas à se rappeler tout ce qu’elle a écrit. Les trésors manuscrits ne s’arrêtent pas là. Odile Krakovitch a découvert aussi de nombreux manuscrits chez des libraires parisiens ; il y en a aussi probablement en province, à l’étranger, dans les bibliothèques américaines, souvent si riches. Il faudrait en faire un inventaire aussi complet que possible ; dans ce domaine, on n’est jamais exhaustif, et il peut toujours y avoir des découvertes les plus inattendues. Mais je serai infiniment reconnaissante à tous ceux et celles qui pourront nous donner des informations sur la localisation de manuscrits.
5Si neuf que soit le travail qui reste à faire, il nous faut, en terminant cet inventaire sommaire, ou plus exactement ces propositions pour un inventaire, féliciter les éditions Indigo & Côté-femmes d’avoir entrepris une publication du théâtre de George Sand qui parfois comporte des inédits, par exemple La Femme battue (qui date non de 1836 mais de 1856) ou Le Début de Colombine (1851), tome VII de cette édition, avec un fac-similé très intéressant où l’on voit nettement deux écritures différentes. J’ai rencontré Mme Miladro qui s’occupe de ces éditions : il ne s’agit évidemment pas de nous faire concurrence, mais plutôt de prévoir une collaboration. Les deux entreprises éditoriales sont très différentes : notre édition par rapport à celle d’Indigo paraîtra plus tard, sera plus complète et plus systématiquement érudite (relevé de variantes, notes, dossiers, etc.) ; les volumes Champion sont plus gros, plus chers ; nous ne visons pas le même public que les éditions Indigo. Mais nous nous réjouissons que cette maison d’édition contribue courageusement à alerter le public sur l’importance et la valeur du théâtre de Sand.
Méthode de travail
6Il n’y a guère qu’une équipe qui puisse réaliser le travail considérable que représente l’édition intégrale du théâtre de Sand. Dans ce vaste chantier de l’édition des Œuvres complètes chez Champion, alors que pour chaque roman un seul chercheur peut suffire, pour certains massifs il a fallu constituer de petites équipes, ainsi pour les œuvres autobiographiques. Pour le théâtre, nous avons dû distinguer plusieurs groupes d’œuvres : Annie Brudo, professeur à l’université de Palerme et déjà spécialiste du théâtre de Balzac, s’est chargée de l’édition du théâtre de Sand écrit avant 1852. Pour le théâtre après 1852, c’est Mariette Delamaire qui s’en occupe. De nouvelles recrues se manifestent et je m’en réjouis : je les adresse à Annie Brudo ou à S. Delamaire que j’ai chargées de l’organisation de l’ensemble du théâtre imprimé du vivant de Sand. Restait le plus délicat : le théâtre de Nohant, les scénarios, les fragments non achevés ; il fallait pour cela non seulement un spécialiste du théâtre de Sand, mais un chercheur qui puisse travailler longuement à la BHVP. Olivier Bara a accepté : il vient de soutenir une brillante habilitation à diriger des recherches (HDR) sur Sand et le théâtre3 ; il avait déjà accepté de publier Lucrezia Floriani et Le Château des Désertes, travail qu’il a presque achevé : le voilà donc prêt pour s’occuper du théâtre de Nohant et des pièces et scénarios manuscrits.
7Nous aurons donc trois gros volumes : I. Le Théâtre avant 1852 ; II. Le Théâtre après 1852 ; III. Le Théâtre de Nohant (et divers manuscrits). Cette grande répartition ayant été faite, en principe, restent cependant des questions : d’abord pourquoi cette division ? Elle m’a été proposée par Annie Brudo, elle est acceptable, compte tenu du fait que tout ne peut rentrer dans un seul volume. Où met-on les textes si importants sur le théâtre écrits par George Sand ? Georges Lubin en avait placé une partie dans le tome II des Œuvres autobiographiques à La Pléiade ; certains ont été réédités dans l’anthologie George Sand critique, sous la direction de Christine Planté. Comme beaucoup de ces textes ont été publiés dans la presse – « Le théâtre des marionnettes de Nohant » a paru dans Le Temps en mai 1876 –, il revient donc à Marie-Ève Thérenty qui s’est chargée de l’édition des contributions de Sand à la presse, de recueillir ces textes théoriques ; mais il est bien évident que de nombreuses références à ces pages seront faites dans les volumes Théâtre, et que l’on pourra aussi en lire des extraits en annexe. Sur ce point, comme dans toute notre entreprise, une collaboration entre les diverses équipes est nécessaire : échanges de courriers, rencontres, ainsi dans nos séminaires « Éditer George Sand » à l’École normale supérieure (rue d’Ulm).
8À l’intérieur de chaque volume, on observera un ordre chronologique qui est le principe d’ensemble de notre édition. Si on avait voulu l’appliquer rigoureusement, il aurait même fallu intercaler les pièces de théâtre entre des romans, des contributions à des journaux, des textes autobiographiques ; mais devant l’activité créatrice vertigineuse de Sand, on risquait de se perdre, c’est pourquoi nous avons décidé de regrouper certains secteurs, tout en conservant l’ordre chronologique à l’intérieur de chaque volume. Mais l’ordre chronologique d’une pièce de théâtre, quel est-il ? Ce n’est pas si simple. Pour les romans, nous les avons mis dans l’ordre de parution dès la première édition ; pour le théâtre, il semblerait plus logique de prendre la date de la première représentation ; et heureusement dans le cas de Sand, il n’y a pas beaucoup d’espace, en général, entre le moment de la rédaction et le moment de la représentation. Restera à trouver une solution pour les pièces non représentées, mais qui doivent figurer alors à la date de composition, quand on peut la connaître. De même pour les esquisses non achevées, les fragments et les scénarios dont se charge Olivier Bara.
9La délimitation même du corpus pose des problèmes qui ont un intérêt théorique et pratique. Qu’entend-on par « théâtre » ? Considère-t-on que la représentation, la présence d’un public sont essentielles ? Mais souvent à Nohant, comme dans les soirées du Château des Désertes, il n’y a pas d’autre public que les acteurs eux-mêmes. On peut considérer qu’ils forment un public, et le plus averti qui soit. Mais que fait-on d’un « théâtre dans le fauteuil » ? Forme solitaire, et que le romantisme, en particulier Musset, affectionne. Là, il s’agit de textes qui, dès le départ, ne sont pas prévus pour la représentation, par exemple Lupo Liverani d’après Tirso de Molina, pour d’évidentes raisons de censure religieuse, morale et politique. Il y a aussi le cas de textes qui n’ont pas été joués, mais auraient pu l’être : ainsi cette Conspiration en 1537, source de Lorenzaccio ; Sand illustre le genre des scènes historiques en vogue sous la Restauration, mais non destinées à être représentées4. Certaines œuvres ne peuvent figurer dans des volumes Théâtre, même si elles possèdent des aspects qui les rapprochent d’une pièce de théâtre. Les Sept Cordes de la lyre, dont se charge Liliane Lascoux, œuvre inclassable, va figurer à son ordre chronologique, 1840, avec Gabriel, préparé par Lucienne Frappier-Mazur ; ce regroupement n’a pas pour justification la seule chronologie : Sand a longtemps cherché à adapter Gabriel pour la scène. Je vois bien les objections que l’on peut faire et la distorsion qui existe entre classement par genres et classement chronologique : l’œuvre inépuisable de Sand remet en cause le concept de « genre littéraire ». C’est ce qu’illustrent les romans dialogués Le Diable aux champs, qui a paru par les soins de Jeanne Goldin (Champion, 2009), ou Cadio qui eut un devenir scénique grâce à la collaboration de Paul Meurice.
10Pour chaque volume Théâtre une présentation générale, et pour chaque pièce une présentation plus spécifique. Dans ces présentations seront étudiées diverses questions : le moment de la composition de l’œuvre par rapport à la vie de George Sand et, éventuellement, à la situation politique et économique de la France. La genèse du texte, car beaucoup de pièces de théâtre sont tirées d’un roman : quelles transformations le texte romanesque a-t-il dû subir ? Ainsi François le Champi, Le Marquis de Villemer, Le Lis du Japon (d’après Antonia), L’Autre (d’après La Confession d’une jeune fille). Si on peut le savoir, ces transformations sont-elles dues au travail de la seule George Sand et quelle place prirent certains collaborateurs, comme Dumas fils pour Le Marquis de Villemer ? Les répétitions seront évoquées, dans la mesure où la précieuse Correspondance, les Agendas nous apportent des renseignements, et aussi les archives des théâtres, quand on les possède encore, ainsi pour la Comédie-Française. La représentation, les décors, le jeu des acteurs seront également l’objet de recherches. La réception enfin : certaines pièces ont connu un grand succès, tel Le Marquis de Villemer à l’Odéon en 1864. D’autres sont tombées à plat : Cosima au Théâtre-français en 1840. Si possible, on donnera le nombre de représentations. La réception par la presse est peut-être plus facile à repérer : il y a eu des articles très intéressants de Janin, de Gautier et, après la mort de Sand, de Jules Lemaître ; mais l’opinion de critiques moins célèbres peut être significative. Enfin, il sera intéressant d’évoquer d’éventuelles reprises et mises en scène modernes, y compris des transformations cinématographiques – encore faut-il savoir si c’est la pièce ou le roman qui a inspiré une émission de télévision, et dans tous les cas se mettre en relation avec le collègue chargé de la publication du roman. On n’oubliera pas non plus la question de la réception à l’étranger : plusieurs pièces de George Sand ont été traduites et jouées hors de France ; ainsi une traduction espagnole du Marquis de Villemer, mais qui paraît en France (Ledoux, 1864), ou une adaptation portugaise des Beaux Messieurs de Bois-Doré (Lisbonne, 1884). Il n’est pas facile de mener à bien ces recherches, d’autant que souvent le titre de l’œuvre a changé. Voilà donc encore un domaine où notre édition devra faire du neuf. La bibliographie apportera toutes ces précisions, sans oublier de mentionner livres et articles critiques modernes qui ont analysé l’œuvre.
11Pour l’établissement du texte, en général, nous avons adopté le principe de mettre comme texte de base le dernier texte publié ou revu du vivant de l’auteur, vieux principe philologique dont nous savons bien qu’il a été contesté, et c’est pourquoi on peut admettre des entorses à ce principe, à condition qu’elles soient clairement exposées et justifiées. Comme dans l’ensemble de notre édition Champion, les variantes seront toutes relevées. Étant donné ce que nous a révélé Odile Krakovitch, et l’importance des coupures opérées par la censure des théâtres, il faut prévoir parfois dans l’apparat critique des paragraphes entiers, et des plus intéressants. On pourra alors se demander : faut-il prendre comme texte de base le texte imprimé et censuré ou le texte avant la censure ? Cette seconde solution semble plus intéressante. Restera toujours le fait qu’un manuscrit de théâtre ne se présente pas comme un manuscrit de roman. Nous avions organisé il y a quelques années, Jacques Neefs et moi-même, à l’École normale supérieure et à Paris VIII, un colloque qui s’était révélé très intéressant sur « Les manuscrits de théâtre » ; je prépare actuellement un numéro sur ce sujet pour la Revue d’histoire du théâtre. Le manuscrit de théâtre est riche de nombreuses annotations qui ne sont pas de la main de l’écrivain : notes de régie, remarques des acteurs, indications du souffleur. Elles me semblent très précieuses ; elles montrent la spécificité du texte de théâtre, fait pour être joué, et non simplement lu ; je pense qu’il faut reproduire toutes ces indications dans notre édition, en distinguant évidemment ce qui est de Sand et d’autres plumes.
12Le texte sera accompagné de notes explicatives, brèves, mais substantielles. Il n’est pas nécessaire de multiplier les suggestions impressionnistes, ni de se livrer à un dépistage obsessionnel des allusions biographiques. En revanche, des notes grammaticales, stylistiques, historiques me semblent du plus haut intérêt et nécessaires pour le lecteur même cultivé : certaines pièces sont truffées d’allusions à la politique ; d’autre part, les phénomènes de langage sont très intéressants à étudier. Là, comme dans les romans champêtres, il arrive que Sand mette en scène des paysans : François le Champi, Claudie, Le Pressoir, Les Don Juan de village. Elle veut donner une idée de leur langage, mais il ne peut s’agir de faire parler ses acteurs absolument comme les paysans ; ces acteurs ne sont pas des paysans, et le public parisien ne les comprendrait pas s’ils l’étaient. Se pose le problème que Sand a plus d’une fois évoqué dans les préfaces de ses romans dits champêtres ; mais pour le théâtre, il se pose différemment, et avec plus d’acuité : le public doit comprendre immédiatement ce qu’il entend, il ne peut y avoir de traductions en notes lors de la représentation.
13Enfin, il y aura un dossier à la fin de chaque volume qui réunira des documents variés suivant les cas : reproduction de textes analysés dans l’étude des sources ; reproduction d’articles de presse contemporains de la représentation. J’aimerais aussi – et je crois que les éditions Champion seraient prêtes à l’accepter – des reproductions photographiques de décors, de costumes, dans la mesure où nous pouvons les obtenir.
14Il faut tenir compte aussi de la musique, si importante pour George Sand, si importante aussi dans la vie théâtrale du xixe siècle. Certaines œuvres étaient accompagnées de couplets chantés, des ensembles, des finales, des ouvertures. On ne possède pas toujours ces airs ; quelquefois il s’agit de réutilisation d’airs connus ; mais cela mérite d’être signalé. Il existe des manuscrits de musiques de scène créées par les chefs d’orchestre des théâtres pour les pièces de Sand. Parfois, nous avons le texte musical, ainsi pour Les Vacances de Pandolfe, dans l’édition Giraud et Dagneau de 1852 (8 ° Yth. 18667). La Petite Fadette a connu plusieurs formes dramatiques différentes qui ne sont pas de Sand : « comédie-vaudeville » en 1850, « opéra-comique » en 1869, avec la musique de Théodore Semet. Comme on aimerait pouvoir entendre les improvisations de Chopin pour le théâtre de Nohant ! Mais là, hélas, il faut accepter le caractère fugace de l’improvisation et s’en tenir à ce que nous disent Sand ou divers témoins.
15Il y a enfin une question importante, celle des collaborations : on sait que Sand a beaucoup travaillé avec son fils Maurice, que l’acteur Bocage, que Paul Meurice et d’autres ont contribué à des adaptations de ses romans. Faut-il publier ces œuvres composites ? Presque tout le théâtre de Sand a été, d’une manière ou d’une autre, écrit en collaboration, selon les pratiques du xixe siècle. C’est la question qui s’est déjà posée pour notre premier volume des Œuvres complètes, George Sand avant Indiana (Champion, 2008) : Yves Chastagnaret et moi-même, grâce à la compréhension de notre éditeur, avons opté pour la solution maximale. Il ne faut certes pas attribuer à Sand des œuvres qui ne sont que partiellement d’elle, et nous signalons avec précision qu’il s’agit de collaboration, mais ces collaborations aussi font partie de l’œuvre de Sand qui a le sens du travail en équipe. À quoi s’ajoute une considération pratique : se raccrocher à la locomotive Sand, c’est la seule chance pour ces textes d’être réédités de nos jours, et ils ne sont pas dénués d’intérêt.
16S’il arrive que l’œuvre de Sand soit faite par d’autres, il arrive aussi que Sand ait travaillé à partir d’œuvres d’autres écrivains, et qu’il ne s’agisse pas de sources métamorphosées, mais vraiment d’arrangements. Ainsi cette version de Comme il vous plaira « tirée de Shakespeare et arrangée par George Sand », jouée à la Comédie-Française le 12 avril 1856 et éditée à Paris à la Librairie nouvelle (8 ° Yth. 3751). Le cas me semble bien différent du rapport à Goethe et à son Faust dans Les Sept Cordes de la lyre qui est une œuvre originale ; une place doit être faite aussi à ce travail de George Sand adaptatrice (comme si elle n’avait pas déjà suffisamment produit par elle-même)5 !
17Comme toujours, lorsque l’on s’occupe de Sand, on est entraîné dans le courant de ce « fleuve d’Amérique », qui charrie avec lui des troncs d’arbre ; mais tout y est intéressant, et le mouvement même où se croisent des apports multiples dans cet élan généreux. C’est parce que notre édition se veut, si fou que cela puisse paraître, exhaustive, qu’apparaît toute la fécondité de l’œuvre théâtrale de Sand. Son théâtre est le fruit d’une expérimentation et du travail d’une équipe. On ne saurait trop insister sur l’importance du théâtre de Nohant. Il peut s’agir de poursuivre la tradition du théâtre dans le château dont le xviiie siècle avait prouvé la fécondité ; mais il s’agit de bien autre chose encore, de Sand ouvrière, fabriquant des costumes, clouant des décors, peignant, jouant, se remettant au piano pour suppléer à Chopin absent. Cette pratique du théâtre est essentielle ; les idées que Sand développe n’ont rien d’abstrait : elles sont le fait d’un travail collectif organisé par une femme dont les talents sont multiples. Étonnante est aussi, jusque tard dans sa vie, sa capacité d’adaptation et de création.
18Écrivain, elle explore toutes sortes de genres dramatiques ; les sous-titres mêmes des éditions peuvent donner une idée de cette variété, encore faut-il se méfier de ce qu’ils ont d’approximatif ; et il y a des genres que Sand crée. Elle a exploité la comédie, l’opéra-comique, le drame, le drame fantastique, genre cher au romantisme et qui pose toujours des problèmes délicats de mise en scène, le drame historique aussi avec Cosima et déjà avec la Conspiration. Il me semble bien qu’elle a créé le « rurodrame », selon l’expression de Gautier, avec Claudie. Genre difficile, comme je l’ai signalé, en raison du langage paysan, mais ce n’est pas seulement une question de vocabulaire. Le paysan possède son caractère propre que le théâtre fait pour les bourgeois citadins a si peu réussi à mettre en scène avant Sand. Les Acteurs de bonne foi de Marivaux nous intéresse davantage, me semble-t-il, pour une réflexion sur la distanciation théâtrale et ses paradoxes, que pour la présence de ces paysans mis en scène.
19Le théâtre de Sand est un théâtre « engagé », et aussi un théâtre qui est, en tout cas qui se veut, populaire. Il est toujours difficile de savoir quel public a assisté à ces représentations. Le public du Gymnase ou du Vaudeville n’est pas le même que celui de la Comédie-Française, le public de Châteauroux n’est pas le même que celui de Paris – et c’est pourquoi il serait si intéressant d’avoir des informations sur les représentations en province. En tout cas, par ses intentions, par ses déclarations, par sa pratique, Sand fait plus penser à Jean Dasté créant le Théâtre de Saint-Étienne, qu’à une châtelaine de l’Ancien Régime.
Notes de bas de page
2 On se reportera au t. I des Œuvres complètes de l’édition Champion de 2008, et au dossier de ces listes constitué par Marie-Ève Thérenty et moi-même.
3 Essai paru sous le titre Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre.
4 Voir l’article de C. Grossir dans le présent ouvrage.
5 Catherine Masson me promet son aide. Voir sa contribution dans le présent ouvrage et son autre article, « George Sand et “l’auto-adaptation” de ses romans à la scène ».
Auteur
Professeure émérite à l’École normale supérieure (anciennement Sèvres), dont elle a été la directrice adjointe par intérim, Béatrice Didier y dirige un séminaire sur les rapports entre la littérature et la musique. Spécialiste de la littérature française des xviiie et xixe siècles, elle a écrit sur Senancour, Chateaubriand, Stendhal et George Sand, ainsi que sur les œuvres à caractère autobiographique. Elle a publié et dirigé plus d’une vingtaine d’ouvrages, dont L’Écriture-femme (PUF, 1981, 1997, 1999), et George Sand écrivain, « un grand fleuve d’Amérique » (PUF, 1998). Elle contribue à la revue Europe. Aux Presses universitaires de France, elle dirige les collections « Écrivains », « Écriture » et « Écrit ». Elle dirige actuellement la publication des Œuvres complètes de George Sand aux éditions Honoré Champion.
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