Lettre XV
p. 109-113
Texte intégral
1Quelle est, Pargas, la plus belle route de la terre ? Pour moi, c’est celle qui mène de la pointe du Mex à la maison où je suis né. Maison ensevelie dans les brumes du rêve, du premier rêve matinal d’où je ne suis jamais sorti. Je me souviens d’une autre route bordée de peupliers, par une fée d’Île-de-France, où tous les toits étaient mouillés. Je suivais les chemins du pays de Sylvie et le souvenir de Gérard de Nerval m’attendrissait le cœur. Depuis, je fus à l’aventure et au gré des sentiers. J’observais si peu les routes que je n’en ai pas gardé de souvenir. Pourtant il y a celle de Fiesole à Florence qui, chaque année, voit Gide revenir. Il y a celle qui vient de Pau et qui va à Orthez. Beaucoup d’autres encore dont d’illustres voyageurs ont parlé. Chacun les a suivies tour à tour et les a tour à tour préférées. On peut voir Virgile debout sur la Voie Appienne et Chateaubriand frappé d’admiration devant Athènes bleue ; Moréas s’en aller du côté de Sceaux, sous les arbres de Robinson, Guillaume Apollinaire au Luxembourg. J’ai vu, à l’aube, Paul Fort redescendre le large boulevard Saint-Michel.
2Mais toutes ces routes, je les donne pour le chemin de Monsireigne1 ; les tombeaux de la Voie Appienne et les églogues de Virgile. « Les églogues en sabots grognant dans le verger, dit Rimbaud. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps2. » Je cherche de tous les côtés le printemps dans le monde et Eucharis l’a rêvé. Pourquoi dit-elle qu’il est venu ? Tant que je n’aurai pas été à Monsireigne, Pargas, il n’y aura plus de printemps ni d’été.
3Aimez-vous Rimbaud ? Les Illuminations ? Ça vous passionne. Je comprends ça. Quand il parle de Nabuchodonosor, de Jeanne d’Arc et du grand Mongol, ça me ravit. Je suis tout à fait devenu comme une amie intelligente que je voyais autrefois. Elle était orientale et ne savait pas très bien le français, mais elle raffolait de Rimbaud et de Claudel et des Amours Jaunes de Tristan Corbière.
4Claudel ! C’est notre dernier prophète et notre premier Consul. Un homme qui nous donne deux versions de la plupart de ses drames dont l’une à Fou-Tchéou3 ! Hé qui pourrait ne pas l’aimer ?
5N’empêche qu’il écrit d’une plume qu’il a trempée dans l’eau du Gange, et vous savez la place qu’il occupe dans ma bibliothèque. Sa Connaissance de l’Est est l’un des trois ou quatre chefs-d’œuvre que notre génération a produits. Je l’ai posé près de La Nef et des Oiseaux s’envolent d’Élémir Bourges4, comme on met deux timons à un large vaisseau.
6Quoique je n’aie plus le goût de revenir à grand-chose, et que mes livres dorment sur leurs rayons sans que je les dérange souvent je retourne encore à ces pages d’où montent de plus fins paysages que ceux dessinés à la main sur des tasses de thé. Je me suis attaché plus que de raison à ce sol lacunaire, cette masse en rumeur d’affluents et de forêts, « l’Asie en marche qui débouche5 ». On est ici au Centre même de la terre devant l’enfantement d’un monde tourmenté, au pied des Bouddhas monstrueux.
7Plus loin que les tombeaux et dépassant le cercle des montagnes fumantes, « j’ai vu, dit Claudel, la sombre côte avec énormité, barrée au bas par le trait fulgurant du fleuve, se dresser toute ruisselante de lait dans le clair de midi6 ».
8Il me semble le voir marcher le long d’une allée éternelle aux funérailles du Cadavre humanité, « C’est le trône de la Mort même, l’exhaussement régalien du sépulcre7. »
9La procession traverse la lumière entre les bambous bleus. Les fleuves équatoriaux charrient des trains d’herbages. Une poussée volumineuse, l’immensité céréale, la fécondation énorme de la vie. On entend le bruissement de myriades de mondes : il est un quart passé midi. Et puis tout à coup le silence : c’est le soir couleur de goyave.
10Je ne sais, Pargas, si je réussis à vous donner une idée de ce livre étonnamment prodigieux, car il ne s’agit point ici d’un ouvrage ordinaire mais de je ne sais quoi de supérieur et savoureux. On y entend le cri de la trompette chinoise, on y respire la fleur jaune du Chandelier-de-l’An-Neuf. Les buissons d’azalée se redressent en vain au vent de l’Océan qui les couche contre les pins herculéens de la vieille route du Tokkaido, « j’ai vu les géants et les princes, cambrés sur leurs reins musculeux, maintenir d’un côté et de l’autre l’ennemi tumultueux qui les bat8. » Un cocotier se penche sur une mer d’étoiles. « Je me souviendrai de cette nuit, dit Claudel, alors que m’en allant, je me retournai. Je me souviendrai de toi Ceylan ! de tes feuillages et de tes fruits, et de tes gens aux yeux doux qui s’en vont nus par tes chemins couleur de chair de mangue, et de ces longues fleurs roses que l’homme qui me traînait mit enfin sur mes genoux quand, les larmes aux yeux, accablé d’un mal, je roulais sous ton ciel pluvieux, mâchant une feuille de cinnamome9. » Le poète, pénétrant par l’entrée de la Terre jusqu’au cœur d’une insatiable plénitude, goûte les derniers fruits d’une saison damnée. Sur l’hyacinthe des plaines il voit à travers la verdure, ô moisson merveilleuse ! chaque vergette se détacher. « Voici l’eau peinte comme du reflet des cierges, voici l’ambre, voici le vert le plus doux, voici la couleur de l’or10. » Et à la plus haute branche du vieil arbre le vent le secoue « enfant balancé parmi les pommes11 ».
11Ainsi tout tremble dans son livre et tout y grouille d’une vie multipliée, « tout tremble d’une rive à l’autre de sampans et de bateaux, tout est lumière et tambour. » Tout y est à relire et à considérer. Mais la dernière page, je veux entière vous la citer ; il n’est pas une ligne que j’en puisse distraire : « Et je suis de nouveau reporté sur la mer indifférente et liquide. Quand je serai mort, on ne me fera plus souffrir. Quand je serai enterré entre mon père et ma mère, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce cœur trop aimant. Dans l’intérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon âme pareille au cri le plus perçant, reposera dans le sein d’Abraham. Maintenant tout est dissous, et d’un œil appesanti je cherche en vain autour de moi et le pays habituel à la route ferme sous mon pas et ce visage cruel. Le ciel n’est plus que de la brume et l’espace de l’eau. Tu le vois, tout est dissous et je chercherais en vain autour de moi trait ou forme. Rien, pour horizon, que la cessation de la couleur la plus foncée. La matière de tout est rassemblée en une seule eau, pareille à celle de ces larmes que je sens qui coulent sur ma joue. Sa voix, pareille à celle du sommeil quand il souffle de ce qu’il y a de plus sourd à l’espoir en nous. J’aurais beau chercher, je ne trouve plus rien hors de moi, ni ce pays qui fut mon séjour, ni ce visage beaucoup aimé12. »
12Claudel, quelle est la mère indienne qui vous a porté ? Sous quel ciel baigné de quelle étoile avez-vous donc dormi ? Où les cueillîtes-vous ces fruits du myrobolant, cette fleur de lotus ?
13Malgré sa diversité et une même division en chapitres l’ouvrage forme un tout cohérent, comme un arbre une seule couleur, en dépit des mille tons des feuilles dont il est constitué. Cette éblouissante peinture émerge de l’ombre à vaste pans. Elle flotte au sommet des îles sur les mers du Soleil-Levant.
14L’éditeur Georges Crès en a donné en 1914, enveloppée en étui de toile bleu de Chine, une édition agréable, d’un format allongé, sur un papier extrême oriental décoré de majuscules onciales13. Ce n’est pas sans plaisir que je manie ces feuilles d’une pelure délicate comme une aube sur le ciel cependant qu’au hasard des pages je vois devant moi, dans une large coupure, le « Fleuve de la Vie » aux flots d’argent fumer, ou le Fugi, aux pentes roses « comme un colosse et comme une vierge trôner, ce soir, dans les clartés de l’Infini14 ». « Que le chant de ce petit oiseau me paraît frais et risible ! et que le cri là-bas de ces grolles m’agrée15 ! »
15Si forte est l’impression que me donne ce livre que Claudel m’apparaît comme un astre de première grandeur parmi le ciel aux trente millions d’étoiles et aux douze mille voies lactées. Ce n’est pourtant pas que j’éprouve beaucoup de sympathie pour sa philosophie enfantine de laquelle je préfère ne pas parler. Je l’ai suivi de page en page et je l’ai vu, avec tristesse, de jour en jour, évoluer, cet homme, le plus grand d’aujourd’hui. Il est actuellement la plus forte voix d’un intransigeant catholicisme qui a voué aux feux de l’Enfer éternel Victor Hugo, Voltaire, Michelet, Renan et « tous les autres infâmes16 ». C’est ainsi que pour un Être dont il n’a aucune idée, dont personne n’a aucune idée, pour un Être jaloux que ses élus ne reconnaissent qu’à ce caprice la grâce, Claudel, loin des hommes libres a renié ses premiers Dieux. Je ne cache pas le regret que cette erreur me donne et dont ses drames d’aujourd’hui sont les fruits. Un jour, de sa prison ayant poussé la porte, sur la large route humaine ne le verrons-nous pas revenir ?
16Auprès des malédictions dont il a chargé la mémoire des écrivains de génie que j’ai nommés tout à l’heure, laissons-nous aller, Pargas, à la fraîche caresse apaisante de la musique de Jammes, son ami :
Hugo, je ne sais pas… je ne sais pas chanter
Comme il faudrait pour te chanter, pour que l’éclat
Des foudres, de la mer, du vent qui fut ta voix,
Ne couvrît point ma voix quelconque et mesurée…
Il ne convenait pas que, pour te célébrer,
Puisque tu es un Dieu de ceux qu’aiment les hommes,
Il ne convenait pas que moi, le pauvre faune,
J’enflasse cette voix faite pour les guérets17.
17Cette voix cependant nous atteint et nous touche davantage « Plus loin que la Palestine et plus loin que les pays de l’émeraude et de la rose,
18« Plus loin que la Nouvelle-Zélande et l’anneau là-bas de la lune australe dans l’eau rose18 ».
Notes de bas de page
1 Ce village de Vendée, où Jean-Léon Thuile s’est installé pendant la Première Guerre mondiale, se situe non loin de Bressuire, son lieu de naissance.
2 Phrase tirée du poème « Après le déluge », en première place des Illuminations (1re éd. 1886).
3 Allusion aux vicissitudes biographiques qui donnèrent naissance au Partage de midi : la pièce de Paul Claudel est liée à une aventure sentimentale complexe et orageuse, commencée à Fou Tchéou et achevée en France en 1905.
4 Cf. respectivement Paul Claudel, Connaissance de l’est (Paris, Mercure de France, 1907), Élémir Bourges, La Nef (Paris, Stock, 1904) et Les Oiseaux s’envolent et les fleurs tombent, (Paris, Plon, 1893).
5 P. Claudel, Connaissance de l’est, ouvr. cité, « Le fleuve ». Il ne fait pas de doute que les proses poétiques librement rassemblées par Paul Claudel dans Connaissance de l’est sont l’un des modèles idéaux des « lettres à Pargas » de Thuile, aux côtés des Lettres à Angèle de Gide et des Promenades littéraires de Gourmont.
6 Ibidem, « Salutation ».
7 Ibidem, « La tombe ».
8 Ibidem, « Le pin ».
9 Ibidem, « Le cocotier ».
10 Ibidem, « La dérivation ».
11 Ibidem, « Rêves ».
12 Ibidem, « Dissolution ».
13 Henri Thuile fait allusion à la luxueuse édition de Connaissance de l’est réalisée en 1914 par Georges Crès : le texte était imprimé sur des doubles pages cousues « à la chinoise » et relié en deux volumes de grand format. Ceux-ci étaient enfermés dans une chemise couverte de soie bleue retenue par deux fermoirs en os.
14 Connaissance de l’est, ouvr. cité, « Le pin ».
15 Ibidem, « Le promeneur ».
16 Allusion à un passage du « Magnificat » de Claudel, publié dans la NRF n° 17, en mai 1910 : « Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infâmes ! »
17 Ces vers sont tirés du poème « À Victor Hugo », publié par Francis Jammes dans la revue La Plume, n° 309, en février 1902 (p. 273-274).
18 Poème de Paul Claudel dédié à sainte Thérèse, composé en 1915 et inclus dans Feuilles de saints (Paris, Gallimard, 1925).
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