Lettre XIV
p. 105-107
Texte intégral
1Dans la quatrième salle de la mosquée d’El-Azhar1, celle où sont les Indiens, je rêve d’aller m’asseoir à l’école de la sagesse musulmane. Sous le ciel le plus indulgent, habillé de quazab et de bouqualémoun2, à l’ombre fraîche du mihrab centenaire, j’écouterai la voix du Cheikh vénérable psalmodier les versets du livre de la Lecture par excellence, du Koran. Mon cerveau reposé des préoccupations ordinaires voguera doucement entraîné sur le lac de la divine mélopée. J’imaginerai à l’aise tourné vers les montagnes où le kata cache son nid la terre ouverte de l’Islam, les larges plaines de l’Arabie songeuse sous le soleil levant.
2Je ne serai, sans doute, plus ici, à vous écrire, Pargas, mâchonnant mon cigare éteint, sous la lampe fumeuse, hôte oublié de cette nouvelle maison Usher. J’aurai perdu cette grande voix amie de la mer qui m’a bercé depuis que je suis né. Dans les jardins du Kaire où chante l’abou-béchir, à l’heure de midi, près d’une pièce d’eau, je voudrais m’allonger. Car je désire tant, délivré d’un travail qui me pèse, suivre des yeux, sans but, l’oiseau du Nil tourner sur les vieilles mosquées. La courbe de la vie a passé dans ses ailes y mettant le frisson qui ne finit jamais. Et il faut ce ciel pur, ce soleil dont tout relève pour que l’oiseau soit une fleur offerte au minaret. Ah ! Le Kaire endormi dans le repli du fleuve, ville à la citadelle sur ton beau front posée ! J’y retournerai Pargas, dès cette année nouvelle, revoir Ibn-Touloun3, une grise journée. Sa forme me rappelle la Kaaba de La Mecque et je trouve ma joie à son isolement. À la porte le gardien m’a salué. Il ne s’inquiète plus de l’ombre que je suis. J’ai marché dans les cours ainsi qu’un revenant. Que mon manteau pesait à mes épaules maigres. J’ai salué les pierres et j’ai touché les murs et si j’avais osé, je les eusse embrassés. Car c’est ici, véritablement, un des lieux sacrés de la terre, de la terre d’Égypte, de la patrie des morts.
3Toute bâtie de briques recouvertes d’enduit et l’une des plus anciennes lagamia du Sultan Ibn-Touloun et de son fils Khomaroujeh n’a rien su retenir des trésors inestimables qui l’enrichissaient. Depuis onze cents ans qu’elle se dressa sur la colline d’Yachkour qui sait que de bandits pillèrent ses niches géminées. Où pleure la fontaine à la vasque d’albâtre ? Le jour étonné pénètre aujourd’hui librement sans verrière par les arcades des nefs. Au bout des chaînes de fer les lampes aux émaux éclatants ne sont plus. On a volé les mosaïques, descendu les caissons des plafonds sculptés, emporté les grilles d’or, dépouillé le minbar merveilleux. La frise du Koran a disparu presque tout entière. Les dalles mêmes du sol ont été enlevées. Mais dans ton déchirement, mosquée d’Ibn-Touloun, que tu me sembles plus chère. J’y veux revenir rassasier mes yeux de la beauté de ton minaret de pierres et gravissant ses marches jusqu’à son sommet dans le cadre du plus large horizon décoré de la noble forteresse saladine me réjouir avec toi de la splendeur ancienne sans m’attrister outre mesure de ton abaissement. Que servent nos récriminations inutiles contre le temps passé ? Il faut dans toute vie donner une part au hasard. Ton enceinte, au cœur de la ville habitée, s’ouvre maintenant au silence et au recueillement. Le corbeau du désert peut nicher dans tes tours.
4Voulez-vous, Pargas, une prochaine fois m’y accompagner pour que l’écho de nos entretiens y porte l’hommage d’un amour désintéressé et d’une race étrangère ?
5Nous prendrons ensuite le chemin des tombeaux. J’y fus, ce même jour de l’année et longtemps me souviendrai de ce matin, quand emporté par ce trot de mulet de l’enfer, au milieu du tourbillon des sables, vers les tombes des Mamelouks je courrais. C’étaient bien là les rues sans nombre de la cité des morts par ce temps gris de la fin de l’hiver sans soleil, squelettes anciens et nouveaux au-delà de la lumière, de l’espace et des jours, dont les yeux à chaque porte me fixaient4.
6Je n’ai rien rapporté sur moi que la poussière que soulevait l’élan de mon âme endiablé. Que vous en dirai-je, Pargas, sinon que la fatigue que cette course en ce noir paysage me causait. Une pluie fine lentement, lentement, se mit à laver ces images. De ce monde d’outre-tombe, je retournai plus harassé que je n’étais venu.
7Ami, j’ai trop fumé le caporal amer.
8Eux aussi, mes pas ont soulevé trop de cendre dans la prison des Morts. J’en ai assez des cimetières. J’ai besoin de l’été et qu’il ne pleuve pas. Oui, vous avez raison. La vie est belle sur l’Ezbékieh, à travers les arbres de ce jardin oriental. Il souffle du Mokattam une molle tiédeur5. Laissons-nous vivre quelque fois. N’avons-nous pas trop accordé à la mort ? L’important ce n’est peut-être que jouir du parfum d’une fleur, de la couleur des eaux ou d’une pensée douce.
9Quand viendra le moment du suprême départ et qu’il faudra larguer les boulines du vent, amenant tristement le dernier de nos rêves, ah ! Pargas, que ce soit le pavillon d’un jour heureux !
Notes de bas de page
1 Fondée en 970, el-Azhar est l’une des principales mosquées du Caire, doublée d’une université de renom, que l’on considère, encore de nos jours, comme la plus haute autorité de l’Islam sunnite.
2 Étoffes précieuses provenant des provinces indiennes.
3 La mosquée Ibn Touloun, qui doit son nom au fondateur de la dynastie des Toulounides, est l’une des plus anciennes du Caire. L’édifice bâti en 876, aujourd’hui d’une grande austérité, se caractérise par son minaret doté d’un escalier extérieur en spirale, évoqué par Henri Thuile dans la suite de sa lettre.
4 La célèbre « cité des morts » du Caire, où se trouve la nécropole délabrée des premiers Mamelouks, s’étend au sud-est de la ville. Le spectacle décrit par Thuile fait écho à une description similaire, que donne Gérard de Nerval dans son Voyage en Orient (II, 1) : « Je monte quelquefois sur la terrasse de la maison que j’habite dans le quartier cophte, pour voir les premiers rayons qui embrasent au loin la plaine d’Héliopolis et les versants du Mokattam, où s’étend la Ville des Morts, entre le Caire et Matarée. C’est d’ordinaire un beau spectacle, quand l’aube colore peu à peu les coupoles et les arceaux grêles des tombeaux consacrés aux trois dynasties de califes, de soudans et de sultans qui, depuis l’an 1000, ont gouverné l’Égypte. »
5 Les jardins et les places de l’Ezbékieh – immortalisés par le peintre Prosper Marilhat, dont les tableaux fascinèrent Théophile Gautier – étaient l’un des premiers lieux de promenade de la bourgeoisie du Caire. Quant à la colline du Mokattam, célèbre pour la victoire ottomane de 1517 sur les Mamelouks, elle domine le sud de la ville.
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