L’acteur et le performer. Échanges et dédoublements dans le roman théâtral sandien
p. 241-251
Texte intégral
Je dis surtout que le théâtre ne sera complet que lorsque deux professions n’en feront plus qu’une, c’est-à-dire quand l’homme capable de créer un beau rôle pourra le créer réellement, en s’inspirant de sa propre émotion et en trouvant en lui-même l’expression juste et soudaine de la situation dramatique1.
1Ce qui s’exprime là est un idéal du théâtre dont le xixe siècle n’offre pas vraiment d’exemple, si ce n’est le théâtre de marionnettes de Nohant, affranchi de fait des usages de son temps concernant le jeu d’acteur comme de ceux de la représentation, et, dans une moindre mesure, la recherche théâtrale pratiquée sur le « grand » théâtre de Nohant, bien qu’elle peine à se libérer totalement des cadres génériques du théâtre tel qu’il est. La critique sandienne, qui s’est évidemment beaucoup intéressée à ce texte, y voit la définition d’un théâtre d’improvisation d’un nouveau genre qui emprunterait tout à la fois au théâtre de société du xviiie siècle et à la tradition de la commedia dell’arte tout en préfigurant les techniques stanislavskiennes de construction du rôle par l’acteur. Cependant, peut-être ne s’est-on pas assez avisé que cette « définition » fait de l’acteur non plus un simple interprète, mais un créateur à part entière et qu’elle suppose un débordement des catégories du rôle et du jeu spécifiques à l’art théâtral, qu’en outre elle semble sous-entendre que le texte de l’acteur (étymologiquement le rôle) n’est plus un préalable, mais une création vive.
2En fait, si l’on compare la conception de l’acteur telle que Sand l’exprime ici avec celle moderne de performer (ou performeur), on est saisi de la parenté, qu’on en juge. Patrice Pavis dans sa définition du performer insiste sur deux aspects essentiels attachés à cette dénomination, utilisée « pour marquer la différence avec le terme d’acteur, jugé trop limité à l’interprète du théâtre parlé » :
Le performer, au contraire, est aussi le chanteur, le danseur ou le mime, bref tout ce que l’artiste, occidental ou oriental, est capable de réaliser (to perform) sur une scène de spectacle. Le performer réalise toujours un exploit (une performance [a performance]) vocal, gestuel ou instrumental, par opposition à l’interprétation et la représentation mimétique du rôle par l’acteur2.
3Plus loin, il ajoute :
Dans un sens plus spécifique, le performer est celui qui parle et agit en son nom propre (en tant qu’artiste et personne) et s’adresse ainsi au public, tandis que l’acteur représente son personnage et feint de ne pas savoir qu’il n’est qu’un acteur de théâtre. Le performer effectue une mise en scène de son propre moi, l’acteur joue le rôle d’un autre3.
4Cette dernière distinction paraît capitale car elle recoupe parfaitement l’idéal sandien de l’acteur. Quant à la nature transgressive de la performance au regard des frontières entre les genres, mais aussi entre l’art et la vie, l’espace de la représentation et son public, elle trouve un large écho dans les romans d’artistes de George Sand4.
5Évidemment, il y a toujours quelque facilité à opérer ce genre de rapprochement en usant d’une notion anachronique pour tenter de réfléchir sur les conceptions d’un auteur du passé. Mais on peut s’autoriser d’un rapprochement réalisé par Georges Lubin lui-même qui évoquait en note de cette citation du Théâtre et l’acteur, le travail du Living Theater, théâtre de performance s’il en est ! En réalité, les notions de « performance » et de « performer » ne manquent pas d’intérêt dès lors qu’il s’agit d’éclairer certains aspects de l’imaginaire sandien de l’acteur tel qu’il s’exprime dans nombre de ses romans. En effet, dans le roman sandien, les acteurs professionnels ne sont en définitive qu’assez peu représentés dans l’exercice convenu de leur profession5, et parce qu’ils font de leur art une quête existentielle, ils sont plutôt saisis dans une situation de rupture et d’errance. Chez Sand, le roman de l’acteur se déroule essentiellement hors des théâtres, ce qui favorise les échanges entre les acteurs et des personnages de rencontre aptes à se transformer en véritables performers. Ces performers sont les relais privilégiés d’une interrogation sur l’art de l’acteur dont ils soulignent les limites, mais aussi sur le rapport de l’art et de la vie. Au reste, les acteurs professionnels tendent eux aussi à se faire performers et trouvent souvent dans la performance, action éphémère et risquée qui brouille la frontière entre l’art et la vie, le moyen d’une expérience existentielle.
Le performer, un horizon pour l’acteur ?
6Si l’on cherche dans le roman sandien un modèle de performer au sens défini plus haut, le personnage de Teverino s’impose de lui-même. Artiste naturel s’il en est, il apparaît à Léonce dans la proximité d’un « lac microscopique » perdu au fond d’« une gorge sauvage6 ». Le paysage qui l’entoure forme décor sur cette scène naturelle et sa personne convoque immédiatement pour ce « spectateur » étonné le double imaginaire de la peinture et du théâtre en composant un tableau que le narrateur évoque en ces termes :
Les flots de la lumière coupée des fortes ombres du rocher, le reflet que l’eau projetait sur ce corps humide d’un ton titianesque, tout se réunissait pour donner à Léonce une des plus complètes jouissances d’art et un des plus vifs sentiments poétiques qu’il eût jamais éprouvés. (p. 609)
7Puis ce « vagabond » anime le tableau de son chant, chant inconnu qui emprunte sa mélodie à un héritage populaire obscur et ses paroles à l’inspiration du moment, comme il l’affirme lui-même :
Le chant est de quelque dieu égaré sur les cimes de l’Apennin, qui l’aura confié aux échos, lesquels l’auront murmuré à l’oreille des pâtres et des pêcheurs ; mais les paroles sont de moi, Signor, car avec votre permission, je suis improvisateur quand il me plaît de l’être. (p. 611)
8On est bien face ici à la représentation romanesque d’une performance. Le performer Teverino croise consciemment7 l’art pictural, l’art lyrique et l’art théâtral dans une action offerte au regard de Léonce constitué en spectateur de cette performance où communient tous les arts. Si Teverino se qualifie d’« improvisateur », il ne suit pas un canevas qui lui serait fourni, mais bien un désir, une nécessité intérieure – « j’ai une envie folle de chanter », dit-il (p. 610) –, ce qui ne le rend pas moins conscient de l’effet qu’il produit sur son public avec lequel il y a une interaction qui détermine partiellement l’évolution de la performance.
9Par ailleurs, Teverino soulève la question, qui n’est pas sans intérêt, de la formation de l’improvisateur. Sa qualité d’improvisateur n’a rien d’instinctif, de « naturel8 », pour reprendre un terme cher à Sand et qu’elle applique volontiers aux jeunes acteurs du théâtre de Nohant. Elle est le fruit d’apprentissages et d’expériences divers à partir desquels le génie particulier de Teverino parvient à se faire créateur. Celui-ci peut d’ailleurs être rapproché du personnage de Zdenko dans Consuelo, dont Amélie dit qu’il est « un improvisateur inépuisable ou un rapsode bien savant9 ». Comme Teverino incapable de répéter – quand Consuelo demande à Zdenko de lui chanter la chanson qu’elle a entendue la veille, il refuse affirmant qu’il ne sait plus la chanson « d’hier » et ne peut que chanter « celle d’aujourd’hui10 », rattachant à l’instant présent sa performance chantée –, son aptitude à improviser prend également sa source dans l’apprentissage de la musique populaire de son pays.
10En effet, le performer a cela de particulier que, s’il n’est pas sans art, sa prestation s’inscrit dans l’instant et ne saurait se répéter à l’identique ; elle est fruit d’une intériorité vécue à un moment donné et dans des circonstances particulières, en cela elle relève de la dynamique de la vie plus que de celle de l’art, elle en a la plasticité et le caractère éphémère. À cet égard, la définition de l’improvisation proposée par Jean-François de Raymond est très éclairante :
L’improvisation est une technique de formation de l’acteur et une visée dont l’objectif est l’aptitude à vivre libéré. L’acteur doit, en effet, conquérir ce qu’il donne à voir : son corps, sa voix, par des techniques psycho-organiques, dans le but d’élargir son champ d’action – ainsi J.-L. Barrault parle-t-il de « l’athlète affectif ». Apprendre à improviser signifie ici : apprendre à vivre avec les autres, à l’optimum du développement de ses aptitudes11.
11Il apparaît donc que George Sand, en un temps où la seule « école » d’improvisation est celle de la commedia dell’arte, qui privilégie le corps sur la psychologie de l’acteur, touche de façon intuitive à ce qui deviendra au cours du xxe siècle l’une des composantes essentielles de la formation de l’acteur et débouchera sur le performance art des années soixante.
12On remarquera cependant que si Boccaferri dans Le Château des Désertes enseigne un art de l’improvisation en prônant le naturel et en offrant comme modèle la vie, il attribue aux conventions et aux défauts d’écriture des pièces le manque de vérité dans le jeu. Que ceux-ci soient rectifiés et on peut compter sur l’« intelligence » de l’acteur pour atteindre un jeu naturel au moyen de l’improvisation. Il faut bien l’admettre, cette approche, qui n’évoque en rien les moyens intérieurs qui doivent être mis en œuvre par l’acteur pour atteindre au naturel recherché, demeure plus proche de celle d’un dramaturge que d’un directeur d’acteur. Quoi qu’il en soit, on constate que dans l’imaginaire sandien, les différences entre l’acteur de métier et celui que nous qualifierions d’amateur se brouillent, les romans véhiculant une sorte d’idéal de la performance vers lequel chacun tend.
13Ainsi, est-ce avec une grande facilité que M. Gœfle se transforme pour une représentation en operante de burattini dans L’Homme de neige, que, dans Le Château des Désertes, Salentini campe sans préparation d’aucune sorte une statue du commandeur si convaincante qu’elle fait peur – « j’étais mort de peur12 », affirme Boccaferri –, les seules qualités requises paraissant l’intelligence et la volonté d’être vrai.
14Dès lors, dans l’univers romanesque sandien, c’est le performer qui se trouve valorisé plus que l’acteur de métier, et Celio, Cécilia ou même Consuelo, arrachés à l’espace convenu des théâtres par l’intrigue, doivent pour s’élever dans leur art faire l’expérience de la performance. Consuelo en est consciente qui voit dans « Zdenko, l’artiste vagabond », « un égal », un « confrère13 » qu’elle presse de lui enseigner les arcanes des chants étranges qui constituent le fond de ses improvisations. Quant à Christian Waldo, il n’a de cesse de convaincre M. Gœfle qui s’inquiète de ses aptitudes à s’improviser operante, que « rien n’est […] plus facile14 ». Tout se passe, à l’échelle du roman, comme si l’acteur devait désapprendre ce qu’il sait, découvrir en lui la singularité identitaire susceptible de faire de lui un improvisateur, un performer, c’est-à-dire selon Sand un artiste abouti. La performance, si naturelle au libre Teverino, fonctionne comme épreuve de soi pour les personnages d’acteur professionnel parce qu’elle est expérimentation de la perte absolue des repères extérieurs.
Performance et « création » de soi
15Si l’on resserre notre propos autour du Château des Désertes, de Consuelo et de L’Homme de neige, trois romans qui offrent structurellement une confrontation de l’acteur de métier avec l’exigence de la performance, on observe, au-delà de la variété des intrigues, un schéma récurrent. Dans les trois cas, les protagonistes font l’expérience de l’apprentissage du métier d’acteur dans un état de méconnaissance d’eux-mêmes et de leur histoire personnelle, bref de leur personnalité, qui va jusqu’à l’absence d’identité pour le protagoniste du roman le plus tardif. En effet, Célio, véritable héros du Château des Désertes, est le fils de Lucrezia Floriani, cette grande artiste qui a quitté le théâtre dans l’aura de sa plus grande gloire pour élever ses enfants et qui est morte d’amour avant de pouvoir leur transmettre sa conception du théâtre. Pour Consuelo, la musique et son apprentissage se sont substitués à la mère, trop tôt disparue, dont le passé lui est resté obscur tout en lui conférant un père de substitution en la personne de Porpora. Quant à Christian Waldo, la manipulation des marionnettes lui a permis de mettre à distance en la difractant l’angoisse d’une identité creuse du fait de sa filiation mystérieuse. Dans cette perspective, l’apprentissage artistique a été comme un cadre structurant de l’extérieur leur identité problématique.
16Mais Sand ne croit pas que l’on puisse faire œuvre sans s’être saisi de soi, sa propre expérience en témoigne. Elle imagine donc pour ces personnages une crise dans leur rapport avec le monde, elle les arrache au confort de leur identité sociale, qui se confond au début du roman avec leur identité d’artiste, pour les livrer à l’errance, au désert. Désormais coupés de leurs repères, aussi fragiles soient-ils, ils devront se mettre en quête de leur identité véritable, celle-là même qui permet d’improviser, de se faire performers affranchis des frontières entre les arts, les genres et même de la sexuation.
17Dans cette perspective, la confrontation du personnage avec une situation de performance ou avec ce que l’on pourrait appeler un improvisateur naturel est déterminante. D’ailleurs, Jean-François de Raymond affirme :
L’improvisation est le mouvement par lequel l’être tend vers ce qu’il voudrait être pour devenir contemporain de ce personnage qu’il n’est pas encore tout à fait, par des essais, des tentatives où il hasarde gestes et paroles jusque-là étrangers à lui, mais avec lequel il a quelques affinités – moments de grâce où il vient en tangence avec celui qu’il voudrait être15.
18Dans Le Château de Désertes, la communauté des jeunes artistes réunie autour de Boccaferri est entièrement dévolue à la performance. Le Dom Juan improbable et composite qui se joue là, devant des fauteuils vides, tient lieu de canevas à ce qui ressortit nettement de l’expérimentation. Dans le cadre du récit, c’est l’intrusion du narrateur et sa transformation en performer qui fonctionne comme révélateur des identités et des affections. Salentini est félicité de sa prestation alors que Boccaferri critique le jeu de Célio qui a été « trop leste et pas assez hypocrite16 », le performer l’emporte momentanément sur l’acteur de métier, il devient une sorte d’horizon vers lequel tendre. Il n’en reste pas moins qu’à la fin de la représentation où Salentini et Célio partagent le plateau du théâtre pour cette performance, dont le seul réel spectateur est le lecteur, Célio peut affirmer, évoquant, au nom de la communauté des enfants de la Floriani, le désir de sa mère de « renouveler l’art » et de faire de sa progéniture de « grands artistes » : « Nous comprenons aujourd’hui, grâce à toi, ce qu’elle voulait dire17 ». Célio devient dès lors apte à assumer sa filiation, jusque-là problématique en tant qu’artiste, et à répondre au vœu de sa mère disparue trop tôt.
19Dans Consuelo, la rencontre avec Zdenko et sa musique font ressurgir dans la mémoire de la Porporina le souvenir perdu des paysages de Bohême traversés avec sa mère dans l’enfance. Il lui semble soudain n’être pas aussi étrangère au château des Géants qu’elle le pensait. Albert lui confirmera en effet plus tard avoir reconnu en elle la fille de la zingarella qu’il avait secourue quand il avait quinze ans. Ainsi, le performer révèle-t-il à la jeune femme une part essentielle de son identité, cette filiation profonde avec la chanteuse vagabonde que fut sa mère et avec la Bohême. Par ailleurs, et même si elle l’ignore encore et le lecteur aussi, il lui révèle également une part de sa destinée. Un peu plus tard dans le roman, l’improvisation d’Albert dans la grotte provoquera chez elle une hallucination qui transformera à ses yeux celui pour lequel elle n’éprouvait que pitié, en un archange infernal, fascinant et, contre toute attente, désirable. La performance du comte dont elle est l’unique spectatrice fonctionne également comme révélateur des sentiments de l’héroïne même si elle en refuse l’évidence et le vit comme une commotion. Il reste que, quand Consuelo quittera le château, elle aura pris conscience de son incomplétude identitaire même si elle aura franchi le premier pas pour construire son identité en tant que femme et artiste.
20Quant à Christian Waldo, on se souvient que M. Gœfle lui propose comme canevas de leur performance commune de jouer quelques parties de sa « propre histoire » et que cette improvisation autour du thème de « l’enfant mystère » suscite, sur le modèle de la mise en abyme de l’Hamlet de Shakespeare, une réaction chez le baron qui va être le point de départ de la révélation progressive de l’identité du montreur de marionnettes18. Il s’agit là encore de renouer avec sa filiation. On remarquera au passage que dans l’imaginaire sandien, la filiation fondatrice de l’identité de l’artiste est maternelle plus que paternelle : c’est à la mère qu’est associée la liberté d’être, mais cela n’étonnera évidemment personne.
21Quoi qu’il en soit, la performance apparaît bien chez George Sand comme un espace de la découverte identitaire, elle est la forme non conventionnelle qui seule laisse à l’artiste la possibilité de tendre vers ce qu’il « voudrait être », pour reprendre les termes de Raymond. Mais, dès lors, à quel type de théâtralité a-t-on affaire dans le roman sandien, à supposer que l’on puisse parler de théâtralité ?
Vers une théâtralité de la performance ?
22Assurément, au regard de la réflexion que j’ai pu mener dans le passé sur la théâtralité romanesque, le roman sandien pose problème. En effet, mes recherches m’avaient conduite à définir la notion de théâtralité du récit en ces termes :
Il y aura théâtralité du récit dès lors que, par un déplacement sensible du code de lecture, et donc de perception du récit, celui-ci se donne à lire comme une représentation du réel spectaculaire, se déroulant dans un espace textuel métamorphosé en espace scénique, sur lequel des personnages, conçus comme des acteurs, jouent un rôle, justifié sur un plan intradiégétique ou métadiégétique, et participent d’une mise en scène globale du récit intéressant tous les niveaux de sa composition et de son écriture19.
23Or, rien de tel dans le roman sandien. L’acteur y refuse les conventions de la société comme celles du théâtre, il se marginalise en faisant de l’art théâtral le moyen d’une révélation de la vérité de soi. Il est un vagabond qui cherche résolument à se libérer des entraves. Il refuse tous les rôles et, même sur les plateaux des théâtres, veut être vrai.
24Au resserrement de l’espace du roman en espace scénique, s’oppose chez Sand une ouverture qui va jusqu’à faire de l’espace naturel extérieur l’espace privilégié du jeu : c’est le cas pour Teverino ou pour Zdenko. Même les représentations données par Consuelo ou par Christian Waldo tendent à faire éclater le cadre du plateau : Consuelo par le haut, pourrait-on dire, parce que son chant élève l’assistance vers Dieu au point qu’elle fait figure de prodige et efface positivement l’espace du théâtre San Samuel ; Waldo parce que le décor de la scène se confond avec celui de l’extérieur (le Stollborg) et que la représentation ouvre une brèche temporelle où les actions jouées et les actions réelles se confondent. Quant à la petite communauté du Château des Désertes, elle joue dans un théâtre vide et Olivier Bara note avec justesse : « La performance, au sens anglais du terme, remplace la représentation : la création collective d’un théâtre en acte supplante la soumission passive au spectacle imposé20. »
25En outre, loin de proposer le théâtre comme modèle du jeu de rôle et du faux-semblant social comme peut le faire Balzac, l’univers artiste du théâtre chez Sand s’offre comme un espace de la vérité et de la liberté, un modèle de sincérité. Cela apparaît clairement dans cette harangue de Porpora à son élève :
Va ! le monde est renversé ; ils se sentent bien, eux qui le dominent, et s’ils ne s’en rendent pas tout à fait compte, s’ils ne l’avouent pas, il est aisé de voir, au dédain qu’ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu’ils éprouvent une jalousie d’instinct pour notre supériorité réelle. Oh ! quand je suis au théâtre, je vois clair, moi ! L’esprit de la musique me dessille les yeux, et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des inspirations de bon aloi ; tandis que ce sont de véritables histrions et de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu’il y a de certain, et voilà pourquoi je te disais tout à l’heure : Traversons gravement, ma noble fille, cette méchante mascarade qui s’appelle le monde21.
26Ainsi, l’art théâtral est-il curieusement associé à l’expérience de la sincérité et à la vraie vie, par opposition à la société peuplée de mauvais comédiens pour lesquels l’art véritable ne saurait constituer un modèle.
27Quoi qu’il en soit, si l’on tente d’aborder la question de la théâtralité du récit sandien non plus en se donnant comme référent le théâtre tel qu’il existe au xixe siècle et se conserve jusqu’à nos jours, mais la performance au sens moderne, on peut sans doute admettre une forme de théâtralité du récit. En effet, si dans le roman sandien le lecteur peut se faire quelque peu spectateur du récit, c’est en adoptant une perspective, un code de lecture qui n’est pas celui du théâtre traditionnel, mais bien plutôt celui de la performance. Celle-ci abolit par nature la dichotomie entre l’art et la vie, parce que « le performer effectue une mise en scène de son propre moi ».
28Pour le héros sandien, l’existence est la véritable performance et elle ne saurait compter avec le jeu, ni le rôle22. Elle apparaît au contraire comme une recherche éperdue de la vérité de soi qui ne se peut trouver ni sur les plateaux des théâtres, ni même dans la vie sociale. Tel est l’horizon de l’artiste, du performer, même si le prix à payer est le renoncement au monde. Telle est la destinée romanesque de Teverino, Consuelo, Zdenko et même de Célio auquel la romancière n’offre pas de retour sur les théâtres du monde à l’échelle du roman.
29Dès lors, l’idéal du risque et la quête d’une identité réconciliée dans une communauté humaine enfin harmonieuse sont au cœur de ces romans de l’acteur comme ils le sont de la plupart des romans de Sand. L’art est un moyen d’exister plus fort, plus libre, et n’a donc besoin que d’un public restreint, privé, où les spectateurs au statut fragilisé par la dimension interactive de la performance communient à une expérience existentielle. L’art chez George Sand n’est pas un divertissement à distance de regard, il est une école pour être et éduquer, et il se déploie sur un espace où la mémoire et le sentiment, le cœur, se conjuguent pour donner accès à l’Universel.
Notes de bas de page
1 Le Théâtre et l’Acteur (1858), dans OA, t. II, p. 1243.
2 P. Pavis, article « Performer », dans Dictionnaire du Théâtre, 1996, p. 247.
3 Ibid.
4 Voir les articles de la quatrième partie du présent ouvrage, ainsi que l’introduction générale et les introductions de partie.
5 Sans doute les choses sont-elles un tant soit peu différentes dans un roman comme Pierre qui roule, mais outre qu’il s’agit d’un roman tardif (1870), sa visée est très particulière. Sorte de « roman comique », il propose sur un ton souvent proche de l’ironie, une galerie de « types » au sens théâtral de ce mot, qui sont essentiellement approchés du point de vue de leur emploi, même si celui-ci est rénové au regard du répertoire classique et en cela conforme à la « fantaisie » du chef de troupe Bellamare qui cherche à « découvrir » et « perfectionner des types » (Pierre qui roule, Morsang-sur-Orge, Safrat, 1990, p. 85). Voir aussi l’édition de ce roman par Olivier Bara aux éditions Paradigme en 2007, en particulier sa préface, p. vii-xl.
6 Teverino (1846), dans Vies d’artistes, p. 606. Nous ne donnerons désormais que la pagination de cette édition pour les citations de ce roman au long de l’article.
7 Il admet qu’il a été modèle pour les peintres et n’ignore rien du charme qu’il exerce sur son spectateur : « Mais puisque je ne puis plus charmer vos yeux, je veux au moins charmer vos oreilles. Si vous êtes Apollon, ne me traitez pas comme Marsyas ; mais fussiez-vous un maestro renommé, vous conviendrez que la voix est belle. » (p. 610)
8 George Sand commentant le jeu des enfants à Nohant affirme : « Là ce n’était pas de l’art, puisque la convention disparaissait. Il n’y avait pas ce qu’en langage d’art théâtral, on appellerait du naturel. Le naturel est une imitation de la nature. Nos jeunes improvisateurs étaient plus que naturels, ils étaient la nature même. » (Le Théâtre et l’Acteur, dans OA, t. II, p. 1241)
9 Consuelo, édition de R. Strick, p. 281.
10 Ibid., p. 309.
11 J.-F. de Raymond, L’Improvisation, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 1980, p. 55.
12 Le Château des Désertes (1847), dans Vies d’artistes.
13 Consuelo, édition de R. Strick, p. 289.
14 L’Homme de neige (1859), édition de J.-M. Bailbé, t. I, p. 228.
15 J.-F. de Raymond, L’Improvisation, ouvr. cité, p. 136.
16 Le Château des Désertes, dans Vies d’artistes, p. 925.
17 Ibid., p. 921.
18 À ce propos, voir l’article de P. Auraix-Jonchière dans le présent ouvrage.
19 I. Michelot, Récit romanesque et théâtralité dans les « Scènes de la vie parisienne » et le « cycle de Vautrin » d’Honoré de Balzac, p. 97.
20 O. Bara : « Représentations sandiennes du public de théâtre : la communauté impossible ? », dans É. Bordas (dir.), George Sand, écritures et représentations, p. 198 ; Le Sanctuaire des illusions. George Sand et le théâtre, p. 120-136.
21 Consuelo, édition de R. Strick, p. 712.
22 À cet égard, dans La Marquise, nouvelle écrite du point de vue du spectateur et non de l’acteur, l’amour éprouvé par la spectatrice pour le comédien – ou plutôt pour les héros qu’il incarne sur scène – suscite chez lui une passion sincère, mais tandis qu’à ses pieds il n’est plus qu’un amoureux timide, c’est encore à Rodrigue et à Don Juan, ces rôles dans lesquels elle l’a désiré, qu’elle songe. Elle refuse l’amour réel qu’il lui offre au nom d’un idéal rêvé qu’elle préfère ne pas confronter à la réalité. Par son refus, la spectatrice tue l’homme et en même temps que l’acteur, pour n’avoir pas compris qu’il n’existait pas l’un sans l’autre, du moins pas dans l’univers sandien, au reste elle se détruit aussi elle-même. Ainsi, peut-on lire à la fin de la nouvelle : « La marquise fit une pause ; puis, avec un sourire sombre et en se décomposant elle-même comme une ruine qui s’écroule, elle reprit : / – Depuis ce moment je n’ai pas entendu parler de lui. » (La Marquise [1832], dans Vies d’artistes, p. 34)
Auteur
Docteur en Littérature et Civilisation françaises de l’université de Paris IV, diplômée de l’Institut d’études théâtrales de Paris III, Isabelle Michelot a soutenu sa thèse intitulée Récit romanesque et théâtralité dans « Scènes de la vie parisienne » d’Honoré de Balzac (2002). Elle poursuit ses recherches sur les rapports entre les romanciers du xixe siècle et le théâtre du point de vue de l’imaginaire et de la génétique de l’écriture ; et sur le théâtre du xixe siècle, qu’il soit le fait de romancier ou non, du point de vue de la dramaturgie et de la réception. Comédienne et dramaturge, elle a créé au festival d’Avignon 2008 sa première pièce, Ra-Corps, sous le nom d’Émilie Sandre ; elle dirige également la compagnie La Traverse, compagnie professionnelle dédiée au spectacle vivant. Théoricienne et praticienne de théâtre, elle a publié de nombreux articles, dont les plus récents sur Tadeusz Kantor et sur Yeats, Shaw et Beckett.
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